lundi 22 juillet 2013

JEUX DE GUERRE:Chapitre XII: Retour au foyer

Ryan partit de chez lui bien avant 7 heures. Il prit d’abord la route US 50 en direction de l’ouest, vers D.C. Il y avait des embouteillages, comme d’habitude : tous les travailleurs se rendaient vers les diverses agences fédérales qui avaient fait du pittoresque District de Columbia une pseudoville de passage. Il quitta l’autoroute pour l’I-495, le périphérique de Washington, en direction du nord, au milieu d’une circulation encore plus dense, dont les bouchons étaient signalés par radio d’un hélicoptère. C’était plaisant de savoir pourquoi on roulait à vingt-cinq à l’heure sur une route conçue pour faire du cent quinze.
Il se demanda si Cathy faisait ce qu’elle devait faire. Le problème, c’était qu’elle n’avait pas tellement de possibilités différentes, pour aller à Baltimore. Le jardin d’enfants où allait Sally se trouvait dans Ritchie Highway, ce qui interdisait d’emprunter l’autre chemin direct. D’un autre côté, Ritchie Road était une route toujours encombrée, mais rapide et il ne serait pas facile d’y intercepter Cathy. À Baltimore même, elle avait un plus grand choix d’itinéraires pour se rendre à Johns Hopkins et elle avait promis d’en changer constamment. Ryan regarda les voitures devant lui et marmonna un juron. En dépit de ce qu’il avait dit à Cathy, il ne s’inquiétait pas outre mesure pour sa famille. C’était lui qui avait fait échouer l’opération des terroristes et si leurs mobiles étaient vraiment personnels, il était leur unique objectif. Peut-être. Finalement, il traversa le Potomac et s’engagea sur l’autoroute George-Washington. Un quart d’heure plus tard, il prenait la bretelle de sortie de la CIA.
Il arrêta sa Rabbit devant le poste de garde. Un agent de sécurité en uniforme en sortit et lui demanda son nom, bien qu’il ait déjà vérifié le numéro minéralogique sur une liste d’ordinateur. Ryan lui remit son permis de conduire et le garde compara scrupuleusement la figure de Jack avec la photo avant de le lui rendre et de lui remettre un laissez-passer.
— Le parking des visiteurs est sur la gauche, et puis...
— Merci, je suis déjà venu.
— Bien, monsieur.
Le garde lui fit signe de passer.
Le siège de la CIA était construit derrière la première chaîne de collines dominant la vallée du Potomac, là où il y avait eu une forêt luxuriante. La plupart des arbres avaient été conservés pour dissimuler le bâtiment. Jack tourna à gauche et monta par un chemin sinueux. Le parking des visiteurs était gardé aussi, cette fois par une femme qui lui indiqua un emplacement et vérifia à son tour son identité avant de le diriger vers l’entrée principale. Sur sa droite, il y avait la Bulle, une construction en forme d’igloo contenant un amphithéâtre relié au bâtiment principal par un passage souterrain. Ryan y avait fait une conférence, une fois, sur la stratégie navale. Devant lui, l’immeuble de la CIA dressait ses sept étages de pierre blanche, ou peut-être de béton précontraint. Il n’était jamais allé y regarder de près. Dès qu’il entra, l’ambiance « barbouze » le frappa comme un coup de massue. Il vit huit agents de la sécurité, en civil ceux-là, mais la veste déboutonnée suggérant la présence d’un pistolet. En réalité, ils étaient équipés de radios, mais Jack était sûr que des hommes armés n’étaient pas loin. Des caméras sur les murs diffusaient leurs images dans une salle de surveillance centrale. Il ne savait pas où elle était. À vrai dire, la seule partie du bâtiment qu’il connaissait était sur le chemin conduisant à son ancien cagibi, et de là aux toilettes et à la cafétéria. Il était monté plusieurs fois au dernier étage, mais toujours accompagné puisque son laissez-passer de la sécurité ne l’habilitait pas à ce niveau.
— Professeur Ryan, dit un homme dont le visage disait quelque chose à Jack sans qu’il puisse y mettre un nom. Marty Cantor. Je travaille en haut.
Ryan se souvint de lui, alors qu’ils se serraient la main. Cantor était le principal assistant de l’amiral Greer, un ancien de Yale. Il donna à Jack un autre laissez-passer.
— Je n’ai pas besoin de passer par la salle des visiteurs ? demanda Jack en indiquant la gauche.
— On s’est occupé de tout. Vous pouvez me suivre.
Cantor le conduisit au premier poste de contrôle de sécurité. Il prit son propre laissez-passer pendu à son cou et le glissa dans la fente. Une petite barrière rayée d’orangé et de jaune, comme celles des parkings souterrains, se releva et se rabaissa quand Ryan mit sa carte dans la fente. Un ordinateur, dans une salle du sous-sol, vérifia le code électronique et jugea qu’il pouvait faire entrer Ryan dans l’immeuble. La barrière remonta. Jack était déjà mal à l’aise. Exactement comme avant, pensa-t-il, comme une prison... Non, la sécurité dans une prison n’est rien à côté de celle d’ici.
Il remit le laissez-passer à son cou, en y jetant un bref coup d’oeil. Une photo en couleur, prise l’année précédente, et un numéro, mais pas de nom. Aucun des laissez-passer de la CIA ne comportait de nom. Cantor partit d’un pas vif sur la droite puis tourna à gauche vers les ascenseurs. Ryan remarqua le kiosque où l’on pouvait acheter un Coca ou une bouchée Snickers. Il était tenu par des aveugles, ce qui était un autre aspect sinistre de la CIA. Les aveugles représentaient un moindre risque, supposait-il, mais il se demanda comment ils venaient à leur travail, tous les jours. Le bâtiment était étonnamment négligé, le carrelage jamais très brillant, les murs d’un jaune beige terne. Même les fresques étaient de second ordre. Beaucoup de gens étaient surpris que l’Agence dépense si peu pour son décor et son entretien. L’été précédent, Jack s’était aperçu que ceux qui travaillaient là tiraient une espèce de fierté perverse de l’aspect miteux de l’édifice.
Partout, les employés marchaient avec une espèce de hâte anonyme, si vite que la plupart des coins de couloir étaient garnis de miroirs ronds pour avertir d’une collision possible avec un collègue... ou pour prévenir que quelqu’un au-delà du coin tendait l’oreille.
Pourquoi es-tu venu ici ?
Jack chassa cette pensée et entra dans l’ascenseur. Cantor appuya sur le bouton du haut. Une minute plus tard, la porte s’ouvrait dans un autre corridor terne. Ryan se rappela vaguement le chemin. Cantor tourna à gauche, puis à droite. Ils croisaient des gens marchant à une vitesse qui aurait impressionné un recruteur pour l’épreuve de marche des Jeux olympiques. Cela fit sourire Jack, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que personne d’autre ne souriait. Un endroit sérieux, la Central Intelligence Agency.
La direction générale de la CIA avait son couloir privé – avec un tapis, celui-là – parallèle au principal et menant vers les bureaux à l’est. Comme toujours, il était surveillé. On examina Ryan et son laissez-passer, sans réaction. Cantor le mena à la bonne porte et l’ouvrit.
L’amiral James Greer était en civil, comme d’habitude, calé dans son fauteuil pivotant, étudiant un dossier en buvant son inévitable café. Ryan ne l’avait jamais vu autrement. Agé d’environ soixante-cinq ans, c’était un homme grand, à l’allure patricienne, dont la voix pouvait être à volonté dure ou courtoise. Il avait l’accent du Maine et, en dépit de toute son élégance, Ryan savait que c’était un fils de paysan qui avait travaillé pour se payer des études à l’Académie navale et qui avait passé ensuite quarante ans sous l’uniforme, d’abord comme officier sous-marinier puis comme spécialiste du renseignement. Greer était un des hommes les plus intelligents que Ryan eût connus. Et l’un des plus subtils. Jack était convaincu que ce vieux monsieur aux cheveux gris savait lire dans la pensée des autres. Cela faisait sûrement partie de ses qualifications au poste de directeur adjoint des SR, Deputy Director, Intelligence, ou DDI. Toute l’information recueillie par des espions, des satellites, ou Dieu savait quoi encore, atterrissait sur son bureau. Si Greer ignorait une chose, elle ne valait pas la peine d’être connue. Au bout d’un moment, il leva les yeux.
— Bonjour, Ryan, dit-il en se levant. Je vois que vous êtes ponctuel.
— Oui, amiral. Je me suis souvenu des difficultés sur la route, l’été dernier.
Sans en être prié, Marty Cantor servit du café à tout le monde. Ils s’assirent autour d’une table basse. Ce qu’il y a d’agréable, chez Greer, se rappela Jack, c’est qu’il a toujours de l’excellent café.
— Comment va ce bras, mon garçon ?
— Redevenu presque normal, amiral. Je peux vous dire quand il va pleuvoir, cependant. Il paraît que ça passera, mais c’est comme de l’arthrite.
— Et comment va votre famille ?
Il ne laisse rien passer, pensa Jack, mais il avait son mot à dire aussi.
— Un peu tendue pour le moment. J’ai annoncé la nouvelle à Cathy hier soir, avec ménagements. Ça ne lui fait guère plaisir, mais à moi non plus.
Venons-en au fait, amiral.
— Alors, qu’est-ce que nous pouvons faire pour vous, au juste ? demanda Greer en changeant d’attitude, redevenant l’agent de renseignements professionnel.
— Je sais que c’est beaucoup demander, mais j’aimerais voir ce qu’a l’Agence sur ces individus de l’ULA.
— Pas grand-chose, intervint Cantor. Ces types brouillent leurs pistes comme de vrais pros. Et ils sont extraordinairement bien financés. Ce n’est qu’une supposition, naturellement, mais c’est certainement vrai.
— D’où vient votre information ?
Cantor regarda Greer et reçut un signe de tête affirmatif.
— Avant que nous allions plus loin, professeur, nous devons parler de classification.
— Oui, murmura Jack, résigné. Qu’est-ce que je dois signer ?
— Nous nous en occuperons avant votre départ. Nous allons vous montrer à peu près tout ce que nous avons. Ce que vous devez savoir tout de suite, c’est que ces documents sont classés SI.
— Bon, ce n’est pas une surprise.
Ryan soupira. Spécial intelligence. Ce mot de code désignait un niveau de classification encore plus élevé que celui d’ultra-secret. Il fallait être individuellement approuvé pour avoir accès aux renseignements identifiés par un code particulier. Ryan n’avait encore vu que deux fois des informations d’une telle teneur. Et pourtant ils vont tout étaler sous mes yeux, pensa-t-il en regardant Cantor. Greer doit réellement vouloir que je revienne, pour m’ouvrir une telle porte.
— Bien, mais, comme je disais, d’où proviennent-ils ?
— En partie des Brits, ou plutôt de la PIRA via les Brits. En partie de nouveaux renseignements des Italiens...
— Des Italiens ? s’exclama Ryan avant de comprendre les implications. Ah oui ! Oui, bien sûr, ils ont beaucoup de monde par là, en bas dans les sables, non ?
— L’un d’eux a identifié votre ami Sean Miller la semaine dernière. Il descendait d’un navire qui se trouvait, assez miraculeusement, dans la Manche le jour de Noël, dit Greer.
— Mais nous ne savons pas où il est ?
— Un nombre inconnu de complices et lui se dirigeaient vers le sud, expliqua Cantor en souriant. Mais, bien sûr, tout le pays est au sud de la Méd, alors ce n’est pas d’un très grand secours.
— Le FBI a tout ce que nous avons, les Brits aussi, dit Greer. C’est peu de chose comme base d’enquête, mais nous avons une équipe qui passe tout ça au peigne fin.
— Merci de me laisser jeter un coup d’oeil, amiral.
— Nous ne faisons pas ça par pure bonté d’âme, fit observer l’amiral. J’espère que vous y trouverez quelque chose d’utile. Cette affaire a aussi son prix pour vous. Si vous voulez, vous serez un employé de l’Agence avant la fin de la journée. Nous pouvons même nous arranger pour vous faire octroyer un permis fédéral de port d’arme.
— Comment savez-vous...
— Mon métier est de savoir, mon garçon.
Le vieux monsieur riait. Ryan ne trouvait pas la situation drôle du tout, mais il reconnaissait que l’amiral n’avait pas tort.
— Quand pourrais-je commencer ?
— Quel est votre emploi du temps ?
— Ça peut s’arranger, dit Jack sans trop se compromettre. Je pourrais être ici mardi matin et peut-être travailler un jour plein par semaine, plus deux demi-journées, le matin. La plupart de mes cours sont dans l’après-midi. Les vacances semestrielles ne vont pas tarder et alors il me sera possible de vous consacrer une semaine entière.
— Très bien. Vous mettrez les détails au point avec Marty. Allez-vous occuper de la paperasse. Ça fait plaisir de vous revoir, Jack.
— Merci, amiral.
Greer regarda la porte se fermer avant de retourner s’asseoir à son bureau. Il attendit quelques secondes, pour laisser à Ryan et Cantor le temps de dégager le couloir, puis sortit à son tour et gagna le bureau de coin, celui du directeur de Central Intelligence.
— Alors ? demanda le juge Arthur Moore.
— Nous l’avons, annonça Greer.
— Où en est la procédure d’habilitation ?
— Impeccable. Il était un peu trop astucieux en effectuant des opérations boursières, dans le temps, mais quoi, son métier le voulait.
— Rien d’illégal ?
L’Agence n’avait pas besoin d’un homme qui risquerait de faire l’objet d’une enquête de la commission des opérations de bourse. Greer secoua la tête.
— Du tout. Simplement très astucieux.
— Parfait. Mais il ne verra rien de ce dossier des terroristes tant que la procédure d’habilitation ne sera pas achevée,
— D’accord, Arthur.
— Et ce ne sont pas les directeurs adjoints qui font notre recrutement, fit observer le DCI.
— Vous êtes vraiment dur ! Est-ce qu’une bouteille de bourbon va tellement écorner votre compte en banque ?
Le juge rit. Le lendemain de l’évasion de Miller, Greer avait fait un pari. Moore avait horreur de perdre — il avait été avocat d’assises avant de devenir magistrat –, mais c’était agréable de savoir que son DDI avait une bonne tête pour les pronostics.
— Et Cantor va lui obtenir un permis de port d’arme, aussi.
— Vous êtes sûr que c’est une bonne idée ?
— Je crois, oui.
— Ainsi, c’est décidé ? demanda Miller.
O’Donnell considéra le jeune homme. C’était un bon plan, il le reconnaissait, un plan efficace. Audacieux, et même brillant. Mais Sean avait permis à ses sentiments personnels d’influencer son jugement. Et cela, c’était moins bon.
Il se tourna vers la fenêtre. La campagne française était obscure, à trente mille pieds sous l’appareil de ligne. Tous ces paisibles habitants, dormant dans leurs maisons, et bien au chaud et à l’abri. L’avion était presque vide, c’était un vol Red-Eye. L’hôtesse somnolait à quelques rangées à l’avant et il n’y avait personne pour écouter leur conversation. Le bruit des réacteurs empêchait toute écoute électronique et ils avaient pris grand soin de brouiller leur piste. D’abord le vol à destination de Bucarest, puis de Prague et de là vers Paris ; et maintenant le vol de retour en Irlande, avec uniquement des tampons français sur leurs passeports. O’Donnell était un homme prudent, au point de transporter des notes concernant ses réunions d’affaires fictives en France. Ils passeraient la douane assez facilement, il en était sûr. Il était tard, et les employés du contrôle des passeports devaient rentrer chez eux tout de suite après l’arrivée de ce vol.
Sean avait un passeport flambant neuf, avec les visas nécessaires, naturellement. Ses yeux étaient devenus marron, grâce à des lentilles de contact, ses cheveux avaient changé de couleur et de coiffure, une barbe bien taillée modifiait la forme de son visage. Sean avait horreur de cette barbe qui le démangeait et cela fit sourire O’Donnell dans la pénombre. Il faudrait bien que le gamin s’y habitue.
Sean ne disait plus rien. Bien calé dans son fauteuil, il feignait de lire le magazine qu’il avait trouvé dans la poche du siège. Cette affectation de patience faisait plaisir à son chef. Le jeune homme avait suivi ses cours de perfectionnement avec passion, perdu ses kilos superflus, il s’était refamiliarisé avec les armes, s’était entretenu avec des agents de renseignements d’autres nations et il avait supporté leurs critiques de l’opération manquée de Londres. Ces « amis » n’avaient pas voulu reconnaître le facteur chance et avaient déclaré qu’une autre voiture pleine d’hommes aurait été indispensable pour assurer le succès. Sean avait écouté poliment, sans rien dire. Et maintenant il attendait patiemment la décision à propos de l’opération qu’il avait proposée. lia peut-être appris quelque chose dans cette prison anglaise, pensa Miller.
— Oui, répondit-il.

Ryan signa le formulaire en accusant réception du plein chariot de documents. Il était de retour dans le même cagibi où il avait travaillé l’été dernier, sans fenêtre, au deuxième étage du bâtiment principal de la CIA. Sa table de travail était ce qui se faisait de plus petit – dans les ateliers des prisons fédérales – et le fauteuil à pivot de moins cher. Le chic CIA.
Le messager empila les dossiers sur un coin du bureau de Ryan et poussa son chariot hors de la minuscule pièce. Jack se mit au travail. Il ôta le couvercle du gobelet en plastique, ajouta au café tout le contenu d’un petit carton de crème et deux enveloppes de sucre en poudre. Il tourna le café avec un crayon, comme il le faisait souvent, une habitude que sa femme détestait.
La pile avait plus de vingt centimètres d’épaisseur. Les dossiers étaient dans des enveloppes géantes, chacune portant un code alphanumérique au tampon noir. Les chemises qu’il retira de l’enveloppe du dessus étaient ornées de bolduc rouge afin de marquer leur importance. Ces dossiers-là devaient être mis sous clef dans des classeurs sûrs, tous les soirs, et ne jamais traîner sur un bureau où une personne non autorisée risquerait de leur jeter un coup d’oeil. À l’intérieur, les papiers étaient maintenus en place par des agrafes et tous numérotés. Le nom de code de la première chemise, dactylographié sur une étiquette collée, était : FIDELITY. Ryan savait que ces codes étaient choisis au hasard par ordinateur et il se demanda combien il y avait de dossiers et de noms. Il hésita un instant, avant d’ouvrir la chemise, comme si le geste l’engageait irrévocablement à devenir un employé de la CIA... comme si le premier pas dans cette voie n’avait pas été déjà fait.
Ça suffit, se dit-il et il ouvrit le dossier. C’était le premier rapport officiel de la CIA sur l’ULA et il remontait à un an à peine.
Ulster Liberation Army, c’était le titre. Le sous-titre : « Genèse d’une anomalie. »
« Anomalie ». C’était le mot que Murray avait employé. Le premier paragraphe du rapport révélait avec une franchise désarmante que les renseignements contenus dans les trente feuillets suivants, à simple interligne, relevaient davantage de la spéculation que de la réalité, basés principalement sur des informations obtenues de membres de la PIRA arrêtés et condamnés. Ryan fronça les sourcils. Pas précisément des preuves dignes de foi. Les deux rédacteurs du rapport, toutefois, avaient fait un remarquable travail de recoupement. L’histoire la plus invraisemblable, racontée par quatre sources différentes, prenait de l’intérêt. C’était particulièrement vrai du fait que l’IRA provisoire était, techniquement parlant, une unité professionnelle, magnifiquement organisée selon le classique système des cellules. Comme un service secret. À l’exception d’une poignée de gens au sommet, les détails de n’importe quelle opération n’étaient connus que de ceux qui avaient réellement besoin de savoir.
Par conséquent, disait le rapport, si les détails d’une opération sont largement connus, cela ne peut être que parce qu’il ne s’agit pas d’une opération de la PIRA. Tordu, pensa Jack, mais néanmoins assez convaincant. C’était d’ailleurs ainsi qu’avaient été souvent identifiées l’INLA, les opérations de la principale rivale de la PIRA l’armée irlandaise de libération nationale moins bien organisée, qui avait tué lord Mountbatten. La rivalité entre les deux groupes avait assez souvent tourné à l’aigre encore que la seconde, avec son manque d’unité intérieure et son organisation de style amateur, fût beaucoup moins efficace.
Il y avait un an à peine que l’ULA était sortie de l’ombre pour prendre vaguement forme. Pendant sa première année d’activités, les Britanniques l’avaient prise pour un groupe spécial d’action de la PIRA, une troupe de choc, hypothèse qui avait été infirmée quand un membre arrêté de la PIRA avait nié avec indignation toute complicité dans ce qui s’était révélé un attentat de l’ULA. Les auteurs de ce rapport avaient ensuite examiné plus attentivement les opérations attribuées à l’ULA, en cherchant les manières d’agir qui pouvaient la distinguer des autres organisations. Tout d’abord, l’ULA utilisait en moyenne plus d’hommes que la PIRA.
C’était intéressant... Ryan sortit de la pièce, alla acheter au kiosque au bout du couloir un paquet de cigarettes. Une minute plus tard, il était de retour à son bureau et tâtonnait sur la serrure à combinaison.
Plus de monde par opération. C’était contraire aux procédures ordinaires de sécurité. Plus il y avait de personnes mêlées à une opération, plus les risques étaient grands de la voir échouer. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ryan alluma une de ses cigarettes et examina trois opérations différentes, en cherchant lui-même, de son côté, des similitudes.

Au bout de dix minutes, ce fut clair. L’ULA était organisée plus militairement que la PIRA. Au lieu des petits groupes indépendants, caractéristiques du terrorisme urbain, elle offrait une structure militaire classique. La PIRA comptait fréquemment sur un seul assassin, un « tireur désigné » — un terme populaire à la CIA l’année précédente – qui avait sa propre arme et se mettait à l’affût comme un chasseur, parfois pendant des jours, pour tuer un objectif spécifique. Mais l’ULA était différente. D’abord, ses membres ne s’attaquaient pas à des objectifs individuels. Ils se fiaient, semblait-il, à une équipe de reconnaissance et un groupe d’assaut, travaillant en étroite collaboration ; le mot clef, là, étant « semblait-il » puisque tout cela était déduit de bien minces informations. Quand ils commettaient un attentat, ils n’avaient aucun mal à prendre la fuite. Planification et moyens financiers.
Structure militaire classique. Cela impliquait une très grande confiance de l’ULA en ses adhérents... et en sa sécurité. Jack commença à prendre des notes. Dans le rapport, les faits avérés étaient rares – il en compta six –, mais l’analyse intéressante. L’ULA révélait un très haut degré de professionnalisme. Au lieu d’un petit nombre d’agents spécialisés, il apparaissait qu’elle requérait de tous ses membres une parfaite connaissance des armes. Et cette uniformité de la compétence était intéressante.
Entraînement militaire ? nota Ryan. De quelle qualité ? Accompli où ? Il examina le rapport suivant, postérieur de quelques mois. La CIA s’était mise à considérer un peu plus attentivement l’ULA, depuis sept mois. Juste après son départ d’ici, constata Jack. Coïncidence ?
Ce rapport-là concernait surtout Kevin O’Donnell, chef supposé de l’ULA. La première chose que vit Ryan fut une photo prise par un groupe des SR britanniques. L’homme était assez grand, mais anonyme par ailleurs. La photo était datée de quelques années plus tôt et la légende précisait que l’homme aurait subi une opération de chirurgie plastique pour changer de visage. Jack examina quand même la photo. Elle avait été prise à l’enterrement d’un membre de la PIRA abattu par l’Ulster Defense Regiment. L’expression était assez solennelle, avec des yeux durs. Il se demanda ce que l’on pouvait déduire de la photo d’un homme assistant à l’enterrement d’un camarade, la posa de côté et lut la biographie de l’individu.
Un milieu ouvrier. Son père était conducteur de camions. Sa mère était morte quand il avait neuf ans. Écoles catholiques, naturellement. Plutôt bon élève. Il avait été diplômé de l’université avec mention, en sciences politiques. Il avait suivi tous les cours sur le marxisme que cet établissement proposait et avait un peu milité en marge des groupements pour la défense des droits de l’homme, à la fin des années 60 et au début des années 70. Cela lui avait valu d’attirer l’attention de la RUC et des services secrets britanniques. Et puis, ses études terminées, il avait disparu pendant un an pour reparaître en 1972 après le fiasco du Dimanche Sanglant au cours duquel des paras de l’armée britannique avaient perdu tout contrôle et tiré sur une foule de manifestants, tuant quatorze personnes dont aucune n’était armée.
— Il y a une coïncidence, se murmura Ryan.
Les paras continuaient d’affirmer que quelqu’un, dans la foule, leur avait tiré dessus et qu’ils n’avaient fait que riposter pour se défendre. Un rapport officiel britannique soutenait cette version... naturellement. Ryan haussa les épaules. C’était peut-être vrai, après tout. La plus grosse faute qu’avaient commise les Anglais avait été d’envoyer l’armée en Irlande du Nord. Ce qu’il fallait là-bas, c’était de bons flics pour rétablir l’ordre, pas une armée d’occupation. Mais il n’y avait pas eu de choix. Les soldats avaient donc été envoyés, plongés dans une situation à laquelle leur entraînement ne les avait pas préparés... et vulnérables à la provocation.
À cela, les antennes de Ryan frémirent.
Diplômé de sciences politiques, O’Donnell avait donc disparu et resurgi un an plus tard, immédiatement après le désastreux Dimanche Sanglant. Il était identifié bientôt après, par un indicateur, comme le chef de la sécurité intérieure de la PIRA. Il n’avait pas été affecté à ce poste sur la foi de ses études universitaires. Le terrorisme, comme toutes les professions, exige un apprentissage. Ce Kevin Joseph O’Donnell avait gagné ses éperons. Comment ? Était-il un des metteurs en scène de la provocation ? Dans ce cas, où en avait-il appris les méthodes ? Est-ce que cette année sur laquelle manquait toute information avait un rapport ? Avait-il été entraîné à la tactique de l’insurrection urbaine... en Crimée, peut-être ?
Trop grande coïncidence, se dit Jack. L’idée de l’entraînement, par les Soviétiques, du noyau dur de la PIRA et de l’INLA avait tellement été rabâchée qu’elle en avait perdu toute crédibilité. Et puis les militants irlandais avaient pu élaborer leurs propres tactiques eux-mêmes, ou les lire dans des livres. Les ouvrages ne manquaient pas, sur l’art et la manière d’être un guérillero urbain. Jack en avait lu plusieurs.
Il sauta quelques passages pour arriver à la seconde disparition d’O’Donnell. Là, les renseignements des sources britanniques semblaient plus complets. O’Donnell avait été un chef de la sécurité intérieure remarquable. Près de la moitié des personnes qu’il avait tuées étaient des indicateurs. À la fin du rapport, sur quelques pages nouvelles, Jack trouva les renseignements que David Ashley avait recueillis à Dublin, quelques mois auparavant... Il s’est laissé un peu emporter... O’Donnell s’était à la fin servi de sa position pour éliminer des militants dont la politique ne concordait pas exactement avec la sienne. Cela s’était su et il avait disparu pour la seconde fois. Comme toujours, les renseignements n’étaient pas concrets, mais ils confirmaient quand même ce que Murray lui avait dit à Londres.
O’Donnell avait certainement dû convaincre quelqu’un de fournir à son organisation au berceau un financement, un entraînement et un soutien. Son organisation, se répéta Ryan. D’où avait-elle surgi ? Il y avait un hiatus de deux ans entre la disparition d’O’Donnell de l’Ulster et la première opération identifiée de l’ULA. Deux années entières. Les renseignements des services secrets britanniques suggéraient la chirurgie plastique. Où ? Qui l’avait payée ? Il n’était pas allé se faire charcuter dans un vague dispensaire perdu d’un pays du tiers monde. Ryan décida de demander à Cathy de se renseigner auprès de ses confrères de Hopkins. Deux ans pour changer de figure, trouver un soutien financier, recruter des hommes, établir une base d’opérations et commencer à porter des coups... Pas mal, estima Jack.
Encore un an avant que le nom du groupement émerge...
Ryan se retourna en entendant le déclic de sa serrure. C’était Marty Cantor.
— Je croyais que vous aviez arrêté de fumer, dit-il en voyant la cigarette et Ryan l’éteignit aussitôt.
— Ma femme le croit aussi. Dites-moi, vous avez lu tous ces documents ?
— Ouais. Le patron m’a fait tout parcourir pendant le week-end. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense que cet O’Donnell est redoutable. Il a organisé et entraîné son groupement comme une véritable armée. Le mouvement est assez réduit pour qu’il connaisse tout le monde personnellement. Ses antécédents idéologiques indiquent qu’il recrute avec grand soin. Il a une très grande confiance en ses hommes. Et il est capable de réfléchir et de tracer des plans comme un soldat. Qui l’a entraîné ?
— Personne ne le sait. Mais je crois que vous surestimez ce facteur.
— Je sais, reconnut Ryan. Ce que je cherche c’est... je ne sais pas, une impression. J’essaie de deviner ce qu’il pense. Et ce serait bien, aussi, de savoir qui le finance... Quelles sont les chances qu’il ait des gens au sein de la PIRA ?
— Que voulez-vous dire ?
— Il prend ses jambes à son cou pour sauver sa peau quand il apprend que les dirigeants de la PIRA le cherchent. Deux ans plus tard, il reparaît avec sa propre organisation. D’où viennent ses troupes ?
— Des copains de la PIRA, manifestement, jugea Cantor.
— Bien sûr. Des gens à qui il savait pouvoir se fier. Mais nous savons aussi que c’est un type du contre-renseignement, pas vrai ?
Cantor n’avait pas encore parcouru ce chemin-là.
— Je ne comprends pas, dit-il.
— Qu’est-ce qui menace le plus O’Donnell ?
— Tout le monde le veut...
— Qui veut le tuer ? demanda Jack en reformulant la question. Les Brits ont aboli la peine capitale. Mais pas la PIRA.
— Alors ?
— Alors, si vous étiez O’Donnell et si vous recrutiez des gens au sein de la PIRA, et si vous saviez qu’elle aimerait avoir votre tête, vous laisseriez des gens à l’intérieur pour vous rencarder, non ?
— Logique, murmura Cantor.
— Ensuite, quel est l’objectif politique de l’ULA ?
— Nous n’en savons rien.

— Dites pas de conneries, Marty ! La plupart des renseignements contenus dans ces documents viennent de la PIRA, n’est-ce pas ? Comment diable est-ce que ces gens savent ce que manigance l’ULA ? D’où leur viennent leurs informations ?
— Vous poussez, Jack, avertit Cantor. Moi aussi, j’ai vu les documents. Dans l’ensemble, tout est négatif. Les membres de la PIRA à qui on a difficilement soutiré des renseignements ont surtout dit que certaines opérations n’étaient pas les leurs. Si on en déduit que l’ULA en est responsable, ce n’est qu’une simple conjecture. Je ne trouve pas que tout ça soit aussi clair que vous le pensez.
— Non, les deux types qui ont rédigé ce rapport ont bien mis l’empreinte de l’ULA sur ces opérations. Ce que l’ULA possède, c’est un style personnel, Marty !
— Vous venez de construire un argument circulaire. O’Donnell vient de la PIRA, donc il a dû recruter là-bas, donc il doit avoir des gens à l’intérieur, etc. Vos arguments sont logiques, mais essayez de vous souvenir qu’ils s’appuient sur des fondations très branlantes. Et si l’ULA était réellement un groupe spécial d’action de l’IRA provisoire ? Est-ce que ce ne serait pas dans l’intérêt de la PIRA d’avoir un tel groupe ?
Cantor était un superbe avocat du diable, une des raisons pour lesquelles il était le plus proche collaborateur de Greer.
— D’accord, il y a du vrai là-dedans, avoua Ryan. Quand même, ce que je dis est logique, en supposant que l’ULA existe bien.
— Je vous l’accorde, c’est logique. Mais pas prouvé.
— Mais c’est la première chose logique que nous ayons sur ces zigotos. Et qu’est-ce que ça nous dit d’autre ?
Cantor sourit ironiquement.
— Vous me le direz quand vous l’aurez trouvé.
— Est-ce que je peux parler de ça à quelqu’un ?
— Qui, par exemple ?
— L’attaché juridique à Londres, Dan Murray. Je crois qu’il est habilité au maximum à ce sujet.
— Oui, en effet, et il travaille aussi pour nous. D’accord, vous pouvez discuter de ça avec lui, ça ne sortira pas de la famille.
— Merci.
Cinq minutes plus tard, Cantor était assis de l’autre côté du bureau de l’amiral Greer.
— Il sait vraiment poser les bonnes questions.
— Ah oui ? Qu’est-ce qui l’a fait tiquer ? demanda l’amiral.
— Les mêmes points qu’Emil Jacobs et son équipe. Que veut O’Donnell ? Est-ce qu’il a infiltré la PIRA ? Si oui, pourquoi ?
— Et Jack dit... ?
— ... la même chose que Jacobs et le FBI. O’Donnell est, par entraînement, un espion du contre-renseignement. La PIRA veut sa peau et le meilleur moyen pour lui de la garder, c’est d’avoir des gens à lui dans la place pour l’avertir s’ils se rapprochent trop.
L’amiral acquiesça de la tête et réfléchit un moment, les yeux ailleurs. Ce n’était qu’une partie de la réponse. Il devait y avoir autre chose.
— C’est tout ?
— L’entraînement. Il n’a pas encore tout épluché. Je crois que nous devons lui laisser un peu de temps. Mais vous aviez raison, amiral. Il est vraiment intelligent.
Murray décrocha son téléphone et appuya sur le bouton voulu sans faire trop attention.
— Ouais ?
— Dan ? Jack Ryan.
— Comment ça va, prof ?
— Pas mal. Il y a quelque chose dont je veux vous parler.
— Balancez-moi ça.
— Je crois que l’ULA a infiltré la PIRA.
— Quoi ? s’écria Murray en se redressant. Holà, l’as ! Je ne peux pas...
Il regarda le téléphone. La ligne sur laquelle il parlait était...
— Nom de Dieu, qu’est-ce que vous foutez sur une ligne sûre ?
— Disons que je suis de nouveau au service du gouvernement, répondit modestement Ryan.
— Personne ne m’a prévenu !
— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense que c’est une possibilité. Jimmy a eu cette idée il y a trois mois. Le Bureau reconnaît que c’est assez logique. Il n’y a pas de preuve objective pour étayer l’hypothèse, mais tout le monde pense que ça se tient. Parce que, quoi, ce serait d’une bonne astuce de notre ami Kevin, s’il peut faire ça. Rappelez-vous que la PIRA a une très bonne sécurité intérieure, aussi, Jack.
— Vous m’avez dit que presque tout ce que vous savez de l’ULA vient de sources de la PIRA. Comment est-ce qu’ils obtiennent l’info ? demanda rapidement Ryan.
— Quoi ? Vous m’avez semé.
— Comment est-ce que la PIRA apprend ce que fait l’ULA ?
— Ah oui, d’accord. Ça, nous ne le savons pas.
C’était quelque chose qui troublait Murray, et aussi James Owens, mais les policiers ont l’habitude des sources anonymes.
— Pourquoi est-ce qu’ils feraient ça ?
— Dire à la PIRA ce qu’ils mijotent ? Nous n’en avons aucune idée. Si vous avez une suggestion, je suis tout ouïe.
— Pour recruter de nouveaux membres pour son équipe ? hasarda Ryan.
— Si vous réfléchissiez à ça pendant quelques secondes ? riposta immédiatement Murray.
Ryan venait de redécouvrir la théorie de la terre plate. Il y eut un moment de silence.
— Ah oui... alors il risquerait d’être infiltré.
— Bravo, l’as. Si O’Donnell les infiltre par mesure de sécurité pour se protéger, pourquoi faire venir dans sa bergerie des membres du groupe qui veut sa peau ? Si on veut se suicider, il y a des moyens plus simples, Jack.
Murray ne put s’empêcher de rire. Il croyait entendre Jack retomber à plat au bout du fil.
— D’accord, je suppose que je méritais ça. Merci.
— Désolé de pleuvoir sur votre cavalcade, mais il y a deux ou trois mois que nous avons enterré cette idée.
— Il a bien dû recruter ses gens à la PIRA, pour commencer ! protesta Ryan à retardement.
Il se maudissait d’être aussi lent, mais il se souvint que Murray était un expert sur ce sujet, depuis des années.
— D’accord, ça je veux bien, mais il en a gardé un nombre extrêmement réduit, dit Murray. Plus l’organisation prend de l’expansion, plus grand devient le risque que la PIRA l’infiltré, et le tue. Ils veulent réellement sa peau, Jack !
Murray se retint tout juste de révéler le marché que David Ashley avait conclu avec la PIRA. La CIA n’en savait encore rien.
— Comment va la famille ? demanda-t-il pour changer de conversation.
— Très bien.
— Bill Shaw dit qu’il est passé vous voir la semaine dernière ?
— Oui, c’est pour ça que je suis ici en ce moment. Vous m’avez amené à regarder par-dessus mon épaule, Dan. Rien d’autre que vous auriez découvert ?
Ce fut au tour de Dan d’être penaud.
— Plus j’y pense, plus on dirait que je me suis inquiété pour rien. Pas la moindre ombre de preuve, Jack. Ce n’était que de l’instinct, vous savez, un instinct de vieille femme. Navré. Je crois avoir réagi exagérément à quelque chose que Jimmy avait dit. J’espère que je ne vous ai pas fait trop peur.
— Ne vous en faites pas, dit Jack. Allons, il faut que je me tire d’ici. À un de ces jours.
— C’est ça. Au revoir, Jack.
Murray raccrocha et se remit à ses écritures.
Ryan en fit autant pendant quelques minutes. Il devait partir à midi afin d’arriver à l’heure pour son premier cours de la journée. Le messager revint avec son chariot et emporta les dossiers ainsi que les notes de Jack qui, naturellement, étaient classifiées aussi. Il partit aussitôt après, triant encore dans sa tête tout ce qu’il avait lu.
Ce que Jack ignorait, c’était que dans la nouvelle annexe du siège de la CIA se trouvait le quartier général du National Reconnaissance Office, une agence associant la CIA et l’Air Force responsable des renseignements donnés par satellites et dans une mesure moindre, par les avions de reconnaissance à haute altitude.
La nouvelle génération de satellites utilisait des caméras de repérage de type télévision, au lieu de la pellicule photographique. Un des avantages, c’était que les caméras pouvaient fonctionner en permanence au lieu d’économiser la pellicule pour couvrir uniquement l’Union soviétique et les pays de l’Est. Cela permettait au NRO de recueillir une bien meilleure information de base et avait engendré des dizaines de nouveaux projets pour des centaines d’analystes, ce qui expliquait le bâtiment nouvellement construit derrière le siège de la CIA.
Le rapport d’un jeune analyste concernait la couverture des camps soupçonnés de servir à l’entraînement de terroristes. Le projet n’avait pas encore été approfondi ; des photos et des données avaient quand même été passées à la Task Force on Combating Terrorism, la force de choc contre le terrorisme. La TFCT était habituée aux photos par satellites, les plus courantes dans les milieux du gouvernement. On y poussa des « oh » et des « ah », on s’extasia sur la clarté des clichés, on apprit l’existence des nouveaux gadgets permettant aux caméras de prendre des images en dépit de mauvaises conditions atmosphériques, on constata qu’on pouvait réellement lire les numéros sur une plaque d’automobile... et on les oublia promptement en les jugeant sans importance, rien de plus que des photos de camps où des terroristes s’entraînaient peut-être. L’interprétation des photos de reconnaissance a toujours été un domaine restreint réservé aux seuls experts. Le travail d’analyse est tout simplement trop technique.
Et, comme c’est si souvent le cas, c’était le hic. Le jeune analyste était plutôt un technicien. Il rassemblait et collationnait les données, mais ne les analysait pas réellement. Cela, ce serait le travail de quelqu’un d’autre, pour le jour où le projet serait accepté. Les camps qu’il examinait quotidiennement – il y en avait plus de deux cents – étaient surtout situés dans des déserts, ce qui était un remarquable coup de chance. Alors que tout le monde sait que dans la journée il règne dans les déserts une chaleur insoutenable, on sait moins qu’il y fait grand froid la nuit, la température tombant au-dessous de zéro dans bien des cas. Le technicien essayait donc de déterminer l’occupation des camps en se basant sur le nombre de bâtiments chauffés durant les nuits froides. Cela se voyait très bien à l’infrarouge ; des taches blanches brillantes sur le fond noir.
Un ordinateur emmagasinait les signaux numériques du satellite. Le technicien donnait un numéro de code aux camps, notait le nombre de bâtiments chauffés pour chacun et transférait ces données dans un second dossier-programme. Le camp 11-5-18, situé à 28° 32’47 » de latitude nord et 19° 07’52 » de longitude est, comportait six bâtiments dont un garage. Ce dernier contenait au moins deux véhicules ; bien que le baraquement ne soit pas chauffé, la signature thermique de deux moteurs à combustion interne s’irradiait nettement à travers le toit de tôle ondulée. Sur les cinq autres bâtiments, un seul était chauffé. La semaine précédente – le technicien vérifia – il y en avait trois. D’après l’imprimante, celui qui était chauffé maintenant abritait un petit groupe de garde et de maintenance, cinq hommes, croyait-on. Il y avait évidemment une cuisine, car une partie du baraquement était toujours un peu plus chaude que le reste. Un autre de ces bâtiments était un grand réfectoire. Celui-là et les dortoirs étaient vides, à présent. Le technicien nota les renseignements appropriés et l’ordinateur les transposa sur un graphique linéaire. Le technicien n’avait pas le temps de vérifier les indications du graphique, mais il supposait, à tort, que quelqu’un d’autre le faisait.
— Vous vous rappelez, lieutenant, dit Breckenridge. Inspirez profondément, expirez à moitié et pressez doucement la détente.
L’automatique Browning 9 mm avait une excellente mire. Ryan la braqua sur la cible ronde et fit ce que lui disait Gunny. Il le fit à la perfection. L’éclair et la détonation faillirent le surprendre. L’automatique éjecta la douille, fut prêt à tirer de nouveau tandis que Jack corrigeait le recul. Il tira de même quatre fois encore. Le pistolet se bloqua en s’ouvrant sur le chargeur vide et Ryan le posa sur la table. Il ôta ensuite ses protège-oreilles. Ils étaient moites de sueur.
— Deux neuf, trois dix et deux dans l’anneau X, annonça Breckenridge en s’écartant du scope. Pas si bien que la dernière fois.
— Mon bras est fatigué, expliqua Ryan.
Le pistolet pesait un peu plus d’un kilo. Ce n’était pas un bien grand poids, mais il fallait le tenir à bout de bras, absolument sans trembler, pendant une heure.
— Vous pourriez vous procurer des haltères de poignet, vous savez, comme ceux que les joggers emploient. Ça vous renforcera les muscles de l’avant-bras et du poignet.
Breckenridge glissa cinq balles dans le chargeur de Ryan et se plaça sur la ligne pour viser une cible neuve.
Le sergent-major tira les cinq balles en moins de trois secondes. Ryan regarda au petit télescope. Il y avait cinq trous dans l’anneau X, serrés comme les pétales d’une fleur.
— Ah merde, j’avais oublié à quel point un bon Browning pouvait être amusant ! s’exclama Breckenridge en éjectant le chargeur pour le recharger. Et la mire est au poil, aussi.
— J’ai remarqué, marmonna Ryan, tout penaud.
— Faut pas vous en vouloir, lieutenant. Je faisais ça quand vous étiez encore en barboteuse.
Cinq autres balles firent toutes mouche, à quinze mètres.
— Pourquoi tirons-nous sur des cibles rondes, au fait ? demanda Jack.
— Je veux vous habituer à placer vos balles exactement là où vous le voulez. Nous travaillerons la fantaisie plus tard. Pour le moment, nous faisons des gammes. Vous avez l’air un peu plus détendu aujourd’hui, lieutenant.
— Oui, j’ai parlé au type du FBI qui est à l’origine de l’avertissement. Il pense maintenant qu’il a eu une réaction exagérée. Moi aussi, peut-être.
— Vous n’avez jamais été au combat, lieutenant. Moi si. Voici ce que j’y ai appris : le premier petit pincement que vous avez est généralement le bon. N’oubliez pas ça.
Jack acquiesça, sans y croire. Il avait bien travaillé dans la journée. Son examen des dossiers de l’ULA lui avait beaucoup appris sur l’organisation et absolument rien ne permettait de soupçonner qu’ils aient jamais opéré en Amérique. L’IRA provisoire avait beaucoup de relations américaines, mais pas l’ULA, apparemment. Or, s’ils avaient l’intention de commettre quelque chose aux États-Unis, pensait Ryan, ils auraient besoin de contacts. Il était possible qu’O’Donnell fasse appel à quelques-uns de ses anciens camarades de la PIRA, mais cela semblait tout à fait improbable. C’était un homme dangereux, mais uniquement sur son propre territoire. Et l’Amérique n’était pas son territoire. C’était ce que disaient les renseignements. Jack savait qu’il avait tort de tirer une conclusion aussi définitive après une journée de travail seulement, bien sûr. Il continuerait de chercher, d’étudier. Dans l’ensemble et au train où elle allait, son enquête durerait deux à trois semaines. Faute de mieux, Jack voulait examiner les relations entre O’Donnell et la PIRA. Il avait bien l’impression qu’il se passait quelque chose de bizarre, Murray avait bien l’air de le penser aussi, et il voulait parcourir l’information avec soin, dans sa totalité, en espérant découvrir une hypothèse plausible. Il devait quelque chose à la CIA, pour son amabilité.
La tempête était magnifique. Miller et O’Donnell regardaient par les petits carreaux plombés le vent de l’Atlantique soulever la mer en lames énormes couronnées d’écume, qui venaient s’écraser contre la falaise au sommet de laquelle se dressait la maison. Les brisants sur les rochers formaient les notes basses tandis que le vent hurlait et sifflait dans les arbres et que les gouttes de pluie jouaient en pizzicati sur le toit et les carreaux.
— Pas un temps pour faire de la voile, dit O’Donnell avant de boire une gorgée de whisky.
— Quand est-ce que nos collègues vont en Amérique ?
— Dans trois semaines. Il n’y a guère de temps. Tu veux toujours faire ça ?
— C’est une occasion à ne pas rater, Kevin, répondit posément Miller.
— Est-ce que tu as un autre mobile ? demanda O’Donnell en pensant qu’il valait mieux tout mettre au clair.
— Pense aux ramifications. Les provisoires vont là-bas proclamer leur innocence et...
— Oui, je sais, c’est une belle occasion. Très bien. Quand veux-tu partir ?
— Mercredi matin. Nous devons agir vite. Même avec nos contacts, ce ne sera pas facile.


                                                                                                                                                                                                                                                                                           TOM Clancy


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