— Dieu que ce sera plaisant d’avoir de nouveau deux bras ! s’exclama Ryan.
— Plus que deux semaines, trois au plus, lui rappela Cathy. Et garde ta main dans ton écharpe, s’il te plaît !
— Oui, ma chérie.
Il était 2 heures du matin et tout allait mal... et bien. La tradition Ryan voulait – une tradition qui ne remontait qu’à trois ans, mais tradition quand même – qu’une fois Sally couchée et endormie ses parents descendent à pas de loup au sous-sol, dans le débarras – une petite pièce cadenassée — pour rapporter les jouets et les assembler. Les années précédentes, cette cérémonie s’était accompagnée de deux bouteilles de Champagne. Le montage des jouets était un exercice tout à fait différent quand les monteurs étaient à moitié ivres. C’était leur façon de se détendre, pour entrer dans l’état d’esprit de Noël.
Jusqu’à présent, tout s’était bien passé. Jack avait emmené sa fille à la messe des enfants de 19 heures à St Mary, et l’avait mise au lit vers 21 heures. Elle n’était venu pointer son nez que deux fois, au coin du mur de la cheminée, avant qu’un ordre péremptoire la renvoie une fois pour toutes dans sa chambre, son ours dans les bras. À minuit, elle fut jugée suffisamment endormie pour que ses parents fassent un peu de bruit. Ainsi commença le rallye jouets, comme disait Cathy. Tous deux ôtèrent leurs chaussures pour faire moins de bruit sur les marches de bois et descendirent. Naturellement, Jack avait oublié la clef du cadenas et il dut remonter la chercher dans la chambre. Cinq minutes plus tard, la porte fut ouverte et tous deux firent quatre voyages, les bras chargés, pour déposer au pied de l’arbre une pile de boîtes multicolores, à côté du coffret à outils de Jack.
— Tu sais quels sont les mots les plus obscènes de notre langue, Cathy ? demanda Ryan près de deux heures plus tard.
— À monter soi-même, répliqua-t-elle en pouffant. L’année dernière, c’est moi qui ai dit ça.
— Un petit Phillips.
Jack tendit la main. Cathy y plaqua le tournevis, comme un instrument chirurgical. Tous deux étaient assis sur la moquette, près de l’arbre de deux mètres cinquante, entourés d’un croissant de jouets, certains dans des cartons, d’autres déjà assemblés par le père exaspéré d’une petite fille.
— Tu devrais me laisser faire ça.
— C’est un travail d’homme, déclara Jack et il posa le tournevis pour boire un peu de champagne.
— Espèce de sale sexiste ! Si je te laissais faire ça tout seul, ça ne serait pas fini avant Pâques !
Elle a raison, se dit Jack. Quand on était à moitié ivre, l’assemblage n’était pas tellement difficile. Ce n’était pas exagérément difficile non plus de n’avoir qu’une main pour travailler. Mais manchot et à moitié bourré... Les sacrées vis ne voulaient pas rester dans le plastique et les instructions pour monter un moteur V-8 étaient sûrement plus claires que ça !
— Pourquoi diable une poupée a-t-elle besoin d’une maison ? demanda Jack d’une voix plaintive. Enfin quoi, elle a déjà une maison, non ?
— Vous ne comprenez rien à rien, dit Cathy d’un air compatissant. Il faut croire que les hommes n’ont jamais dépassé le stade des battes de base-ball, des jouets simples, tout d’une pièce.
Jack tourna lentement la tête.
— Ma foi, le moins que tu pourrais faire, ce serait de boire encore un peu de vin.
— Un seul, c’est ma limite hebdomadaire. Et j’en ai bu un grand verre.
— En me forçant à boire le reste.
— C’est toi qui as acheté la bouteille, accusa-t-elle en la soulevant. Et un magnum, par-dessus le marché.
Ryan ramena son attention sur la maison de Barbie. Il croyait se rappeler le temps où la poupée Barbie avait été inventée, une poupée très simple, avec des rondeurs. L’idée ne lui était jamais venue, alors, qu’il aurait un jour une petite fille à lui. Les choses qu’on fait pour ses gosses ! se dit-il en soupirant puis il rit tout seul. Bien sûr et nous sommes ravis. Demain tout ceci sera un souvenir comique, comme la nuit de Noël de l’année dernière quand j’ai failli me passer le tournevis à travers la main. Il savait bien que s’il n’avait pas recruté sa femme pour l’aider, le père Noël serait en train de préparer sa tournée suivante avant qu’il ait fini. Il respira profondément et serra les dents.
— Au secours.
Cathy regarda l’heure.
— Il t’a fallu quarante minutes de plus que je m’y attendais.
— Je dois baisser.
— Pauvre bébé, forcé de boire tout ce Champagne tout seul ! dit-elle en venant l’embrasser sur le front. Tournevis !
Il le lui donna. Elle jeta un coup d’oeil au plan et au mode d’emploi.
— Pas étonnant ! Tu as pris une vis courte alors qu’il en faut une longue.
— J’oublie toujours que je suis le mari d’un mécano hors de prix.
— Voilà le bon esprit de Noël, Jack !
— Un mécano hors de prix ravissant, très intelligent et adorable.
— Comme ça, c’est mieux.
— Qui sait bien mieux manier les outils que moi, d’une main.
Elle tourna la tête pour révéler le genre de sourire qu’une femme réserve uniquement au mari qu’elle aime.
— Donne-moi encore une vis, Jack, et je te pardonnerai.
Cathy acheva de visser le toit en plastique orangé et prit un peu de recul.
— Voilà, ça y est. C’est le dernier, je crois ?
— Le dernier. Merci de tes bons offices, mon trésor.
— Est-ce que je t’ai jamais raconté... non, je ne crois pas. C’était une des dames d’honneur. Je n’ai jamais compris quel était leur honneur. Enfin bref cette comtesse... elle sortait tout droit d’Autant en emporte le vent.
Cathy pouffa. C’était son qualificatif préféré pour désigner les femmes inutiles.
— Elle m’a demandé si je faisais des travaux d’aiguille.
Pas une chose à dire à ma femme, pensa Jack en réprimant un large sourire.
— Et tu as répondu...
— Seulement sur les globes oculaires, dit-elle avec un sourire mielleux.
— Aïe ! J’espère que ce n’était pas à table !
— Jack ! Tu me connais mieux que ça ! Elle était assez gentille, quand même, et elle jouait bien du piano.
— Aussi bien que toi ?
— Non.
Elle sourit. Jack allongea le bras et pinça le bout du nez de sa femme.
— Cathy Ryan, docteur en médecine, femme libérée, professeur de chirurgie ophtalmologiste, pianiste classique internationalement renommée, épouse et mère, ne se laisse marcher sur les pieds par personne.
— Excepté son mari.
— Veux-tu me dire quand j’ai gagné une bataille de mots contre toi ?
— Nous ne faisons pas la guerre, Jack, mais l’amour.
— Je ne discuterai pas sur ce point, dit-il avant d’embrasser les lèvres offertes de sa femme. Combien de gens sont encore amoureux, à ton avis, après avoir été mariés aussi longtemps que nous ?
— Rien que les gros veinards, vieux ronchon. Aussi longtemps que nous ! Vraiment ?
Jack l’embrassa encore et se leva. Il contourna avec précaution la mer de jouets pour aller prendre sous l’arbre une petite boîte enveloppée de papier de Noël vert. Il s’assit à côté de sa femme, épaule contre épaule, et laissa tomber la boîte sur ses genoux.
— Joyeux Noël, Cathy.
Elle ouvrit le paquet aussi avidement qu’une enfant, mais proprement, en coupant le papier avec ses ongles. Elle découvrit une boîte en carton glacé blanc et, à l’intérieur, une autre recouverte de feutre. Elle l’ouvrit lentement.
C’était un collier en or massif, large de plus d’un centimètre, conçu pour être porté à ras du cou. Le prix se devinait au travail d’orfèvrerie et au poids. Cathy Ryan respira profondément. Son mari retint son souffle. La mode et ce qui plaisait aux femmes n’étaient pas son fort. Il s’était fait conseiller par Sissy Jackson et par une très patiente vendeuse dans la bijouterie. Le collier plaisait-il ?
— Je ferai bien de ne pas nager avec ça au cou.
— Mais tu n’auras pas à l’enlever pour opérer, dit Jack. Attends.
Il prit le bijou dans l’écrin et le mit autour du cou de Cathy. Il réussit à fermer d’une seule main le fermoir, du premier coup.
— Tu t’es entraîné ! Tu t’es entraîné, rien que pour pouvoir me le mettre toi-même, n’est-ce pas ?
Elle caressait le collier d’une main, tout en regardant son mari au fond des yeux.
— Pendant une semaine, au bureau, avoua-t-il. Et ç’a été la croix et la bannière aussi, pour faire le paquet.
— Il est merveilleux ! Ah, Jack !
Elle lui noua les bras autour du cou et il l’embrassa, au creux de sa gorge.
— Merci, bébé. Merci d’être ma femme. Merci de me donner des enfants. Merci de me permettre de t’aimer.
Cathy battit des paupières sur une larme ou deux. Cela donnait à ses yeux un éclat qui fit de Jack l’homme le plus heureux de la terre.
— C’est juste quelque chose que j’ai vu comme ça, en passant, dit-il négligemment alors qu’il avait cherché en fait pendant neuf heures, dans sept joailleries de trois centres commerciaux. Et ça m’a dit : « J’ai été fait pour elle. »
— Mon chéri, je ne t’ai rien acheté qui puisse se comparer...
— Tais-toi. Tous les matins quand je me réveille, quand je te vois à côté de moi, je reçois le plus beau cadeau du monde.
— Tu n’es qu’un petit crétin sentimental sorti tout droit d’un roman... mais ça ne me gêne pas.
— Il te plaît ? demanda-t-il avec un reste d’inquiétude.
— Idiot ! Je l’adore !
Ils s’embrassèrent encore. Jack avait perdu ses parents depuis longtemps. Sa soeur vivait à Seattle et le reste de sa famille, des cousins éloignés, habitait Chicago. Tout ce qu’il aimait était dans cette maison ; une femme, un enfant et le tiers d’un autre. Il avait fait sourire sa femme dans la nuit de Noël et cette année pouvait figurer dans les registres comme une réussite.
À peu près au moment où Ryan commençait à assembler la maison de poupée, quatre camionnettes bleues identiques quittaient la prison de Brixton, à cinq minutes d’intervalle. Pendant les trente premières minutes, elles errèrent chacune de leur côté par le dédale de petites rues de la banlieue de Londres. Dans chacune, deux officiers de police regardaient par les petites fenêtres de la porte arrière si aucune voiture ne suivait le parcours sans but apparent.
On avait choisi un bon jour. C’était un petit matin typique de l’hiver anglais. Les véhicules traversaient des nappes de brouillard ou de pluie froide. Une tempête modérée soufflait de la Manche et, mieux que tout, il faisait très noir. La haute latitude de l’île garantissait que le soleil ne se lèverait pas avant quelques heures et les camionnettes bleu foncé étaient invisibles dans la nuit.
La sécurité était tellement stricte que le sergent Bob Highland ne savait même pas qu’il était dans le troisième véhicule à sortir de la prison. Il savait seulement qu’il était assis à un mètre ou deux de Sean Miller et que leur destination était le petit port de Lymington. On avait eu le choix entre trois ports, pour les conduire dans l’île de Wight, et trois différents modes de transport : le bac ordinaire, l’aéroglisseur ou l’hydrofoil. On aurait également pu choisir un hélicoptère de la Royal Navy à Gosport, mais Highland n’eut besoin que d’un coup d’oeil au ciel sans étoiles pour écarter ce dernier moyen. D’ailleurs, la sécurité était en béton. Trente personnes seulement savaient que Miller était transféré ce matin. Miller lui-même n’en savait rien, deux heures plus tôt, et il ne savait toujours pas où il allait. Il ne l’apprendrait qu’une fois dans l’île.
Depuis des années, le système des prisons britanniques accumulait les déconvenues. Les vieilles bâtisses à l’aspect redoutable, construites dans des endroits aussi désolés que Dartmoor ou la Cornouaille s’étaient révélées des passoires dont il était incroyablement facile de s’évader ; en conséquence, de nouvelles centrales à sécurité maximum, Albany et Parkhurst, avaient été construites dans 111e de Wight. Cela présentait de nombreux avantages. Par définition, une île est plus facile à garder et celle-ci n’avait que quatre points d’entrée normaux. Et, ce qui était plus important, il y régnait un esprit de clan, plus encore qu’en Angleterre, qui faisait que tout étranger ou inconnu lâché dans la nature serait immédiatement remarqué et fort probablement signalé. Les nouvelles prisons étaient un peu plus confortables que celles du siècle passé. Mais en plus des meilleures conditions de vie pour les prisonniers, elles étaient équipées d’une multitude de systèmes pour rendre toute évasion très difficile. Des caméras de télévision couvraient chaque centimètre carré de mur, des signaux d’alarme électroniques étaient installés dans les endroits les plus invraisemblables et des gardes équipés d’armes automatiques patrouillaient sans arrêt.
Highland s’étira et bâilla. Avec un peu de chance, il serait rentré chez lui en début d’après-midi et sauverait au moins une partie de son Noël en famille.
— Je ne vois rien du tout qui nous concerne, dit l’autre policier, le nez contre le petit rectangle de verre à la porte. Rien qu’une poignée de véhicules et personne qui nous suit.
— Plains-toi, marmonna Highland.
Il se retourna pour regarder Miller. Le prisonnier était assis tout à l’avant sur le banc de gauche. Il avait des menottes aux poignets reliées par une chaîne aux fers qu’il avait aux pieds. Ainsi entravé, il ne distancerait jamais un enfant de deux ans. Miller était assis, la tête renversée en arrière contre la paroi de la fourgonnette, les yeux fermés tandis que le véhicule cahotait. Il paraissait endormi, mais Highland ne se laissait pas abuser. Miller s’était de nouveau replié sur lui-même, perdu dans une espèce de contemplation.
À quoi pensez-vous, monsieur Miller ? avait-il envie de demander. Il n’avait d’ailleurs pas manqué de poser des questions. Presque tous les jours depuis l’incident du Mall, Highland et plusieurs autres inspecteurs s’étaient assis à une table de bois bancale en face de ce jeune homme, pour essayer d’engager la conversation. Il était fort, celui-là, Highland le reconnaissait. Il n’avait prononcé qu’un seul mot inutile, il y avait neuf jours à peine. Un gardien avait pris le prétexte d’un problème de plomberie dans la cellule de Miller pour le transférer temporairement dans une autre. Elle était occupée par deux « droits communs ». L’un attendait d’être jugé pour une série de sanglantes attaques à main armée, l’autre pour le meurtre d’un commerçant de Kensington. Ils savaient tous deux qui était Miller et le détestaient assez pour traiter le jeune homme d’une façon qui, dans leur idée, les absoudrait de leurs crimes, qu’ils ne regrettaient guère, dans le fond. Quand Highland était arrivé pour un nouvel interrogatoire infructueux, il avait trouvé Miller par terre, à plat ventre, sans pantalon et le voleur le sodomisait avec une telle brutalité que le policier avait eu presque pitié du terroriste.
Le « droit commun » s’était retiré sur l’ordre de Highland et, une fois la porte ouverte, c’était Highland lui-même qui avait aidé Miller à se relever et qui l’avait soutenu pour le conduire à l’infirmerie. Et là Miller lui avait adressé la parole, l’avait regardé comme un être humain. Un simple petit mot, articulé par des lèvres meurtries, fendues :
— Merci.
Le flic au secours du terroriste, Highland imaginait les manchettes à la une. Le gardien avait protesté de son innocence, naturellement. Il y avait bien une tuyauterie défectueuse dans la cellule de Miller — la fiche d’ordre des travaux avait été égarée, vous comprenez – et le gardien avait été appelé pour calmer une perturbation ailleurs. Il n’avait pas entendu le moindre bruit venant de ce bloc de cellules. Pas le moindre. La figure de Miller était en bouillie et il n’aurait certainement pas de problèmes de selles pendant quelques jours. Mais la compassion de Highland pour lui avait été de courte durée. Il était seulement encore furieux contre le gardien. Il avait été choqué dans son professionnalisme. Ce que le gardien avait fait était tout simplement un premier pas possible vers un retour au chevalet et aux brodequins. La loi n’était pas seulement destinée à protéger la société des criminels, mais à protéger la société d’elle-même. C’était une vérité que la plupart des policiers eux-mêmes ne comprenaient pas bien, mais c’était l’unique leçon que Highland avait apprise en cinq ans passés à la brigade antiterroriste, même si elle était dure à accepter.
La figure de Miller portait encore des traces, mais il était jeune et cicatrisait vite. Pour quelques brèves minutes seulement, il avait été une victime, une victime humaine. Maintenant, il était redevenu un animal.
Le policier se retourna vers la petite fenêtre arrière. Le trajet était ennuyeux puisqu’il ne devait y avoir ni radio ni conversation, pour éviter toute distraction. Il regretta de n’avoir pas mis du café au lieu de thé dans son Thermos. La fourgonnette traversa Woking, passa ensuite par Aldershot et Farnham. Ils étaient maintenant dans la région des gentilhommières de l’Angleterre méridionale. Tout autour d’eux s’étendaient des domaines aux demeures majestueuses, appartenant à l’aristocratie du cheval, et des demeures infiniment moins majestueuses pour ceux qui étaient à leur service. Dommage qu’il fasse nuit, pensait Highland, on pourrait faire une belle promenade. En réalité, le brouillard stagnait au fond des nombreuses vallées, la pluie crépitait sur le toit de la camionnette et le chauffeur devait être extrêmement prudent pour négocier les virages de ces étroites routes sinueuses caractérisant la campagne anglaise. Le seul avantage était l’absence totale de circulation. De temps en temps, Highland apercevait une lumière solitaire, au-dessus d’une porte lointaine, mais c’était tout.
Une heure plus tard, le véhicule utilisa l’autoroute M-27 pour contourner Southampton puis bifurqua vers le sud par une route secondaire de « classe A » en direction de Lymington. Tous les quelques kilomètres, ils traversaient un petit village. Çà et là, ils s’animaient. Des voitures étaient garées devant des boulangeries et leurs conducteurs allaient acheter du pain encore chaud pour le repas de Noël. Les premières messes commençaient, mais il n’y aurait pas de véritable circulation avant le lever du soleil, et ce ne serait pas avant deux heures encore. Le mauvais temps empirait. Ils n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de la côte et le vent soufflait par rafales à plus de trente noeuds. Il dissipait le brouillard, mais amenait des nappes de pluie glaciale et secouait la camionnette.
— Sale jour pour faire une balade en mer, grogna le second policier à l’arrière.
— Il n’y en a que pour une demi-heure, lui dit Highland, l’estomac déjà un peu révulsé à cette perspective.
Né dans un pays de marins, Bob Highland avait horreur de voyager sur l’eau.
— Par un temps pareil ? Une heure, oui !
L’homme se mit à fredonner une chanson de marins et Highland commença à regretter l’énorme petit déjeuner qu’il s’était préparé avant de partir.
Une fois que nous aurons livré le jeune M. Miller, se répéta-t-il, à la maison pour Noël et deux jours de congé. J’aurai salement mérité ça ! Une demi-heure plus tard, ils arrivèrent à Lymington.
Highland y était venu une fois, il s’en souvenait, mais ne voyait rien. Le vent soufflait maintenant de la mer à près de soixante-dix kilomètres à l’heure, avec de fortes rafales du sud-ouest. D’après la carte, il se souvenait que la plus grande partie de la traversée vers l’île de Wight se faisait sur des eaux abritées, un terme relatif, mais sur lequel on pouvait néanmoins compter un peu. Le ferry-boat Cenlac les attendait à quai. Le capitaine avait été averti une heure plus tôt à peine qu’un passager spécial était en route. Cela expliquait la présence de quatre policiers armés placés en divers endroits du bateau. Une opération discrète, certainement. Elle ne gênait pas les autres passagers dont beaucoup étaient chargés de paquets au contenu évident.
Le bac largua ses amarres à 8 h 30 précises. Highland et l’autre policier restèrent dans la fourgonnette pendant que le chauffeur et l’agent assis à l’avant en descendaient. Plus qu’une heure, se dit Highland, et ensuite quelques minutes pour amener Miller à la prison avant de rentrer tranquillement à Londres. Je pourrai même m’allonger et dormir un moment. Le repas de Noël était prévu pour 16 heures.
Le Cenlac entra dans le Soient, le chenal entre l’Angleterre et l’île de Wight. Si ces eaux-là étaient abritées, Highland préférait ne pas penser à ce que devait être le large. Le Cenlac n’était pas tellement grand et manquait un peu de stabilité. La tempête du chenal le prenait par le travers, comme la mer, et il accusait déjà une gîte de quinze degrés.
Le sergent jura et regarda Miller. L’attitude du terroriste n’avait pas du tout changé. Il était assis comme une statue, la tête toujours appuyée contre la paroi, les yeux fermés, les mains sur ses genoux. Highland essaya de l’imiter. Il n’y avait rien à gagner à regarder par le petit carreau. Il n’était plus besoin de s’inquiéter de la circulation. Il s’adossa et cala ses pieds sous le banc de gauche. Il avait lu une fois qu’en fermant les yeux on se défendait contre le mal de mer. Il n’avait rien à craindre de Miller. Il n’était pas armé lui-même et les clefs des menottes étaient dans la poche du chauffeur. Alors il ferma les yeux et laissa son oreille interne s’accommoder du roulis sans la troubler par la vision de l’intérieur immobile de la camionnette. Cela alla un peu mieux. Son estomac commençait à l’informer de son insatisfaction, mais ce n’était pas trop grave. Highland espéra qu’en mauvaise mer, plus au large, ça n’empirerait pas.
Quelques minutes plus tard, un crépitement d’armes automatiques le fit sursauter. Des cris suivirent, des cris de femmes et d’enfants, suivis de clameurs masculines. Quelque part, un avertisseur se mit à fonctionner, sans s’arrêter. D’autres coups de feu claquèrent. Highland reconnut l’aboiement bref de l’automatique d’ordonnance d’un policier, auquel riposta instantanément le staccato d’une mitraillette. Cela ne dura pas plus d’une minute. La corne de brume du Cenlac se mit à lancer des appels réguliers et lugubres et se tut au bout de quelques secondes tandis que l’avertisseur continuait de hurler. Les cris diminuèrent. Ce n’était plus des cris d’alarme aigus, mais des hurlements de terreur. Encore quelques salves de pistolets-mitrailleurs et puis un silence qui fit encore plus peur à Highland que le bruit. Il regarda par la vitre et ne vit rien qu’une voiture et la mer noire au-delà. Il y avait sûrement autre chose à voir et il savait quoi. Vainement, sa main se glissa sous sa veste, pour le pistolet qui n’y était pas.
Comment ont-ils su... comment est-ce que ces salauds ont su que nous étions ici ?
De nouveaux cris retentirent, des ordres auxquels personne ne désobéirait, si les interpellés voulaient survivre à cette journée de Noël. Highland crispa les poings. Il se retourna vers Miller. Le terroriste le dévisageait, à présent. Le sergent aurait préféré un sourire cruel à l’expression flegmatique de ce jeune visage impitoyable.
Une main secoua la porte de métal.
— Ouvrez cette Bon Dieu de porte ou nous tirons dedans !
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’autre policier.
— On ouvre la porte.
— Mais...
— Mais quoi ? On attend qu’ils collent un revolver sur la tête d’un bébé ? Ils ont gagné.
Highland tourna la poignée. Les deux battants s’ouvrirent à la volée.
Il y avait trois hommes, là, la figure couverte par des passe-montagnes. Ils avaient des armes automatiques.
— Voyons un peu vos pistolets, dit le plus grand.
Highland remarqua l’accent irlandais, mais n’en fut pas étonné.
— Nous ne sommes armés ni l’un ni l’autre, répondit-il en levant les deux mains.
— Dehors. Un à la fois et à plat sur le pont.
Highland sauta de la fourgonnette et se mit à genoux ; un coup de pied le jeta à plat ventre. Il sentit son collègue tomber à côté de lui.
— Salut, Sean, dit une autre voix. Tu ne croyais pas qu’on t’avait oublié, dis ?
Sean Miller garda le silence. Highland fut surpris. Il écouta le tintement des chaînes quand le prisonnier descendit. Il vit les souliers d’un homme qui s’approchait du véhicule, probablement pour l’aider.
Le chauffeur doit être mort, pensa Highland. Le tueur avait ses clefs. Il entendit tomber les menottes. Miller se frottait les poignets, en manifestant enfin un peu d’émotion. Il sourit au pont avant de regarder le sergent.
Il ne servait à rien de l’observer. Autour d’eux, il y avait au moins trois morts. Un des hommes en cagoule souleva une tête affaissée sur le volant d’une voiture et l’avertisseur se tut. À cinq ou six mètres, un homme avait les mains crispées sur son ventre en sang et gémissait tandis qu’une femme, probablement la sienne, essayait de le soigner. D’autres passagers étaient couchés sur le pont par petits groupes, tous surveillés par un terroriste armé ; ils avaient les mains croisées sur la nuque. Highland remarqua que les terroristes n’échangeaient aucune parole inutile. C’était des hommes entraînés. Tout le bruit venait des civils. Des enfants pleuraient, et leurs parents se comportaient mieux que les adultes sans enfants : ils devaient avoir du courage pour protéger leurs petits alors que les autres ne craignaient que pour leur propre vie. Plusieurs geignaient.
— Vous êtes Robert Highland, dit calmement le plus grand. Le sergent Highland du célèbre C-13 ?
— C’est ça.
Il savait qu’il allait mourir. Il lui parut terrible de mourir un jour de Noël. Mais s’il devait mourir, il n’avait plus rien à perdre. Il n’implorerait pas, il ne supplierait pas.
— Et qui est-ce que vous seriez, vous ?
— Des amis de Sean, bien sûr. Vous vous figuriez vraiment que nous l’abandonnerions à votre engeance ? Vous n’avez rien à dire ?
La voix était cultivée, en dépit de la familiarité du son. Highland aurait eu quelque chose à dire, mais il savait que cela ne servirait à rien. Il n’allait pas les distraire en les maudissant. Il comprenait un peu mieux Miller, tout à coup. Cette idée le choqua au point d’en oublier sa terreur. Maintenant il savait pourquoi Miller n’avait pas parlé. C’est fou les idioties qui vous passent par la tête dans un moment pareil, pensa-t-il. C’était presque comique, mais, plus que tout, c’était écoeurant.
— Finissez-en et tirez-vous.
Il ne voyait que les yeux de l’homme grand et cela le privait de la satisfaction de voir ses réactions. Cela le mit en colère. Maintenant que la mort était certaine, il était furieux, il rageait contre ce qui n’avait pas d’importance. L’homme tira de sa ceinture un pistolet automatique et le tendit à Miller.
— Celui-là est à toi, Sean.
Sean prit l’arme de la main gauche et regarda une dernière fois Highland.
Pour ce petit salaud, je pourrais aussi bien être un lapin !
— J’aurais dû te laisser dans ta cellule, gronda-t-il d’une voix désormais dépourvue d’émotion.
Miller le considéra un moment, attendant qu’une réplique appropriée lui vienne à l’esprit. Une citation de Joseph Staline lui revint à la mémoire. Il leva son arme.
— La gratitude, monsieur Highland... est une maladie de chiens.
Il tira deux balles, d’une distance de cinq mètres.
— Viens, dit O’Donnell sous son passe-montagne.
Un autre homme en noir apparut sur le pont des voitures. Il courut vers son chef.
— Les deux moteurs sont hors d’état.
O’Donnell consulta sa montre. Tout s’était passé presque à la perfection. Un bon plan, à part le sale temps. La visibilité était de moins d’un mille et...
— Le voilà, il arrive sur l’arrière, cria un homme.
— Patience, les gars.
— Qui êtes-vous, Bon Dieu ? demanda le flic à leurs pieds.
Pour toute réponse, O’Donnell tira une courte salve. Un autre choeur de hurlements s’éleva, rapidement couvert par ceux du vent. Le chef tira un sifflet de son chandail et souffla dedans. Le groupe d’assaut se forma autour de lui. Ils étaient sept, plus Sean. Leur entraînement sautait aux yeux, pensa O’Donnell avec satisfaction. Chaque homme était tourné vers l’extérieur, son arme prête au cas où l’un de ces civils terrifiés tenterait quelque chose. Le capitaine du ferry-boat était sur une échelle, à une vingtaine de mètres, visiblement déjà inquiet d’avoir à piloter son bateau sans moteurs, dans une tempête. O’Donnell avait envisagé de tuer tout le monde à bord et de couler le bac, mais il avait rejeté cette idée en la jugeant contre-productive. Mieux valait laisser des survivants pour raconter l’histoire, autrement les Brits ne sauraient peut-être rien de sa victoire.
— Prêts ! annonça l’homme à l’arrière.
Un par un, les hommes armés s’avancèrent. Il y avait des creux de près de trois mètres et la mer serait encore plus mauvaise au-delà de l’abri de la pointe de Soient. C’était un risque qu’O’Donnell acceptait plus facilement que le capitaine du Cenlac.
— Allez ! ordonna-t-il.
Le premier de ses hommes sauta dans le Zodiac de dix mètres. L’homme aux commandes de l’embarcation se plaça à l’abri du bac et utilisa la puissance de ses moteurs hors-bord jumeaux pour rester contre la coque. Les hommes s’étaient tous entraînés dans une mer aux creux d’un mètre et, malgré les vagues plus violentes, la manoeuvre se fit aisément. À mesure que chaque homme sautait dans l’embarcation, il roulait sur tribord pour faire de la place au suivant. Le transbordement dura à peine plus d’une minute. O’Donnell et Miller sautèrent les derniers et dès qu’ils tombèrent sur le pont de caoutchouc, le canot s’écarta avec les moteurs à pleine puissance. Le Zodiac longea rapidement le flanc du bac, déboucha hors de son ombre dans le vent et vira au sud-ouest vers la Manche. O’Donnell se retourna vers le ferry-boat. Six ou sept personnes les regardaient s’éloigner. Il les salua du bras.
— Bon retour parmi nous, Sean ! cria-t-il à son camarade.
— Je ne leur ai pas dit un foutu mot, répondit Miller.
— Je le sais bien.
O’Donnell tendit au jeune homme un flacon de whisky. Miller le prit et avala deux bonnes gorgées. Il avait oublié que c’était si bon.
Le Zodiac ricochait à la surface des vagues, presque comme un aéroglisseur, propulsé par une paire de moteurs de cent chevaux. L’homme de barre était à son poste, au centre, les genoux fléchis pour absorber les secousses alors qu’il pilotait l’embarcation vers le point de rendez-vous. La flotte de chalutiers d’O’Donnell lui offrait un vaste choix de marins et ce n’était pas la première fois qu’il s’en servait pour une opération. Un de ses hommes fit le tour en rampant pour distribuer des brassières de sauvetage. Au cas fort peu probable où quelqu’un les verrait, ils auraient l’air d’une bordée du Spécial Boat Service des Royal Marines exécutant un exercice le matin de Noël. Les opérations de O’Donnell couvraient toujours toutes les éventualités et elles étaient toujours préparées dans les moindres détails. Miller était le seul de ses hommes à n’avoir jamais été capturé et maintenant ce record était réparé. Les terroristes rangèrent leurs armes dans des sacs en plastique, pour éviter les dégâts de la corrosion. Quelques-uns causaient entre eux, mais il était impossible de les entendre dans le vacarme du vent et des hors-bords.
Miller était tombé assez lourdement. Il se frottait l’arrière-train.
— Foutus pédés, gronda-t-il, heureux de pouvoir de nouveau parler.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda O’Donnell dans le tumulte.
Miller le lui expliqua, pendant une minute. Il était sûr que c’était une idée de Highland, quelque chose pour l’amollir, pour qu’il soit reconnaissant au flic. C’était pour cela que ses deux balles avaient visé le ventre du sergent. Inutile qu’il meure trop vite. Mais Miller ne dit pas cela à son chef. Kevin n’aurait pas approuvé.
— Où est ce fumier de Ryan ? demanda Sean.
— Rentré en Amérique, répondit O’Donnell en regardant sa montre et en soustrayant six heures. Bien au chaud et endormi dans son lit, je parie.
— Il nous a retardés d’un an, Kevin. Une année entière !
— Je pensais bien que tu dirais ça. Plus tard, Sean.
Le jeune homme hocha la tête et but encore un peu de whisky.
— Où allons-nous ?
— Là où il fera plus chaud qu’ici.
Le Cenlac dérivait devant le vent. Dès que le dernier terroriste avait quitté le bord, le capitaine avait envoyé son équipe vérifier s’il n’y avait pas de bombes. On n’en avait pas trouvé, mais cela signifiait peut-être qu’elles étaient bien dissimulées et un bateau était idéal pour cacher tout ce qu’on voulait. Son mécanicien et un autre matelot essayaient de réparer un des moteurs diesel pendant que deux hommes de pont lançaient une ancre flottante qui traînait maintenant à l’arrière pour stabiliser le bateau sur la mer houleuse. Le vent les chassait plus près de la côte. Cela leur donnait une mer plus modérée, mais toucher la côte par ce temps, ce serait la mort pour tout le monde à bord. Il songea à mettre à l’eau un de ses canots de sauvetage, mais même cela supposait des dangers qu’il voulait éviter.
Seul dans le poste de pilotage, il contemplait ses radios... Avec elles il aurait pu lancer un appel de détresse ; un remorqueur, un navire marchand, n’importe quoi, serait accouru pour le haler jusqu’au port. Mais ses trois émetteurs étaient détruits, sans espoir de réparation, par tout un chargeur de balles de mitraillette.
Tremblant de rage impuissante, il se demandait pourquoi ces salauds les avaient laissés en vie. Son mécanicien apparut à la porte.
— Peux pas réparer. Nous n’avons pas les outils nécessaires. Les fumiers savaient exactement ce qu’ils devaient casser.
— Ils savaient bien ce qu’ils faisaient, c’est sûr, gronda le capitaine.
— Nous aurons du retard à Yarmouth. Peut-être...
— Ils accuseront le temps. Nous serons sur les récifs avant qu’ils lèvent le petit doigt.
Le capitaine se retourna, ouvrit un tiroir et y prit un pistolet lance-fusées et une boîte en plastique de fusées étoiles.
— Deux minutes d’intervalle, dit-il. Je vais descendre voir comment vont les passagers. Si rien ne se passe avant... quarante minutes, nous mettrons les embarcations à la mer.
— Mais nous tuerons les blessés en les...
— Si nous ne le faisons pas, nous tuerons tout le monde !
Le capitaine descendit. Un des passagers était vétérinaire. Il y avait cinq blessés et il s’efforçait de les soigner, aidé par un des membres de l’équipage. Le pont des véhicules était mouillé et bruyant. Le roulis atteignait vingt degrés et un paquet de mer avait brisé une fenêtre. Un matelot se débattait pour boucher le trou avec de la toile. Voyant qu’il allait probablement y arriver, le capitaine alla se pencher sur les blessés.
— Comment vont-ils ?
Le vétérinaire leva des yeux angoissés. Un de ses patients allait mourir, les quatre autres...
— Il se peut que nous soyons obligés de les transporter dans les canots de sauvetage, bientôt...
— Ça les tuera. Je...
— Radio, dit entre ses dents un des blessés.
— Ne bougez pas, conseilla vivement le vétérinaire.
— Radio.
L’homme serrait des pansements contre son abdomen et il se retenait tout juste de hurler sa souffrance.
— Les salopards les ont détruites, répondit le capitaine. Je suis navré... nous n’en avons pas.
— Camion... radio dans la camionnette !
— Quoi ?
— Police, gémit Highland. Camionnette de police... transfert de prisonnier... radio !
— Dieu de Dieu !
Le capitaine se tourna vers la fourgonnette. La radio risquait de ne pas marcher, de l’entrepont du bac. Il remonta quatre à quatre au poste de pilotage et donna un ordre à son mécanicien.
Ce fut assez facile. Le mécanicien utilisa ses outils pour retirer la radio VHP de la camionnette. Il parvint à la brancher sur une des antennes du ferry-boat et en quelques minutes le capitaine put s’en servir.
— Qui appelle ? demanda le dispatcheur de la police.
— Le Cenlac, bougre d’abruti ! Nos radios de marine sont kaput. Nous dérivons, moteurs détruits, à trois milles au sud de Lisle Court, et nous avons besoin de secours immédiat !
— Ah, d’accord. Bougez pas.
Le sergent de service à Lymington connaissait bien la mer. Il décrocha son téléphone et fit courir son doigt le long de sa liste de numéros d’urgence, jusqu’à ce qu’il trouve le bon. Deux minutes plus tard, il reprenait la communication avec le bac.
— Nous avons un remorqueur qui fait route vers vous, en ce moment. Vous confirmez votre position à trois milles au sud de Lisle Court ?
— Parfaitement. Mais nous dérivons au nord-est. Notre radar fonctionne toujours. Nous pouvons guider le remorqueur à son approche. Mais bon dieu, dites-lui de se grouiller ! Nous avons des blessés à bord.
Le sergent sursauta et se redressa tout droit sur sa chaise.
— Répétez ça... Répétez la dernière phrase !
Le capitaine expliqua l’affaire, le plus brièvement possible maintenant que des secours étaient en chemin. À terre, le sergent téléphona à son supérieur, puis au commissaire local. Un autre appel fut lancé vers Londres. Un quart d’heure après, un équipage de la Royal Navy faisait chauffer les moteurs d’un hélicoptère Sea King de sauvetage, à Grosport. Ils volèrent d’abord jusqu’à l’hôpital naval de Portsmouth pour embarquer un médecin et un infirmier, puis ils changèrent de cap, dans les dents de la tempête. Il fallut vingt terribles minutes pour trouver le ferry ; le pilote se débattait aux commandes contre les sautes de vent brutales et le copilote restait penché sur l’écran du radar pour distinguer le profil du bac. Cela, c’était le plus facile.
Le pilote dut imprimer à son appareil une vitesse de quarante noeuds rien que pour rester au-dessus du bateau et le vent ne cessait de changer toutes les quelques secondes, en se déplaçant de quelques degrés dans une direction ou une autre, en modifiant sa vitesse de dix noeuds d’un côté ou de l’autre et le malheureux devait lutter avec ses instruments pour demeurer tant soit peu en vol plané. À l’avant, le chef d’équipage enroula d’abord la chaise d’hélitreuil autour du médecin, en le retenant à la porte ouverte. Par l’interphone, le pilote ordonna au chef de larguer. On avait au moins une cible assez grande. Deux hommes d’équipage attendaient sur le pont supérieur du ferry-boat pour recevoir le médecin. Ils ne l’avaient encore jamais fait, mais l’équipage de l’hélicoptère était bien entraîné ; ils laissèrent descendre l’homme, d’abord rapidement, puis beaucoup plus lentement pour les deux derniers mètres. Un matelot le saisit et le libéra. L’infirmier suivit en maudissant le sort et la nature, du départ à l’arrivée. Lui aussi atterrit sans encombre et l’hélicoptère remonta d’un bond pour s’écarter de la surface dangereuse.
— Lieutenant-médecin Dilk, docteur.
— Vous êtes le bienvenu, répondit aussitôt le vétérinaire. Je suis plus habitué à soigner des chevaux et des chiens, vous savez. Un poumon perforé, les trois autres sont des blessures au ventre. Un est mort. J’ai fait de mon mieux, mais... Fumiers d’assassins !
Une corne de brume annonça l’arrivée du remorqueur. Le lieutenant Dilk ne prit pas la peine de regarder quand le capitaine et son équipage attrapèrent l’avant-câble et halèrent la remorque. Le vétérinaire et le médecin administraient de la morphine et s’efforçaient de stabiliser les blessés.
L’hélicoptère avait déjà disparu vers le sud-ouest pour sa seconde mission dangereuse de la journée. Un autre appareil, des marines armés à bord, décollait au même instant de Grosport, pendant que le premier cherchait à la surface, à l’oeil nu et au radar, un canot pneumatique noir de dix mètres de type Zodiac. Des ordres étaient arrivés du Home Office à une vitesse record et, pour une fois, c’était des ordres que des hommes en uniforme connaissaient bien et pour lesquels ils étaient équipés : Localiser et détruire.
— Le radar n’offre aucun espoir, annonça le copilote à l’interphone.
Le pilote acquiesça. Par temps calme, ils auraient eu une bonne chance de repérer l’embarcation, mais le renvoi d’une mer démontée et de panaches d’écume rendait impossible toute détection radar.
— Ils ne peuvent pas être allés bien loin et la visibilité n’est pas tellement mauvaise pour nous. Nous allons quadriller et repérer ces salopards à l’oeil nu.
— Par où allons-nous commencer ?
— Au large des Needles, et puis vers l’intérieur jusqu’à la baie de Christchurch, ensuite nous chercherons vers l’ouest s’il le faut. Nous attraperons les salauds avant qu’ils touchent la côte et les marsouins les attendront sur la plage. Tu as entendu les ordres.
— Ouais.
Le copilote activa son écran de navigation tactique pour créer un schéma de recherche. Quatre-vingt-dix minutes plus tard, il fut évident qu’ils n’avaient pas cherché où il fallait. Surpris, déconcertés, les hélicoptères rentrèrent à Grosport les mains vides. Le premier pilote entra dans le baraquement et y trouva deux officiers de police supérieurs.
— Eh bien ?
— Nous avons tout fouillé des Needles à la baie de Poole, rien n’a pu nous échapper, déclara le pilote en indiquant son plan de vol sur la carte. Ce type d’embarcation est capable de filer vingt noeuds dans ces conditions de mer, tout au plus et avec un équipage expérimenté, expert. Nous n’aurions pas dû les manquer.
Le pilote but quelques gorgées de thé chaud, en considérant la carte d’un air stupéfait. Il secoua la tête.
— Non, nous n’avons pas pu les manquer, pas possible ! Pas avec deux appareils en l’air !
— Et s’ils ont mis cap au large ? S’ils sont allés vers le sud ?
— Mais où ? Même s’ils avaient assez de carburant pour traverser la Manche, ce dont je doute, seul un fou tenterait ça. Il y avait des creux de sept mètres, là-bas, et le vent fraîchissait encore. Du suicide, conclut le pilote.
— Ma foi, nous savons qu’ils ne sont pas fous, ils sont bien trop malins pour ça. Ils n’auraient pas pu vous échapper, accoster avant que vous les rattrapiez ?
— Aucune chance. Aucune, déclara catégoriquement le pilote.
— Alors où diable sont-ils, Bon Dieu ?
— Je regrette, mais je n’en sais rien du tout. Ils ont peut-être sombré.
— Vous croyez ça, vous ? demanda le policier.
— Non.
James Owens fit demi-tour et alla regarder par la fenêtre. Le pilote avait raison, la tempête s’aggravait. Le téléphone sonna.
— Pour vous, monsieur, annonça le sous-officier qui décrocha.
— Owens. Oui ? marmonna-t-il et son expression changea, passant de la tristesse à la rage noire. Merci. Tenez-nous au courant... C’était l’hôpital. Un autre blessé est mort. Le sergent Highland est en salle d’opération en ce moment. Une des balles a touché la colonne vertébrale. Ça fait un total de neuf morts, je crois. Messieurs, y a-t-il quelque chose que vous puissiez nous suggérer ? En ce moment, je ne demanderais pas mieux que d’embaucher une diseuse de bonne aventure !
— Ils ont peut-être mis cap au sud, des Needles, et puis viré vers l’est et accosté à l’île de Wight ?
Owens secoua la tête.
— Nous avons du monde là-bas. Rien.
— Alors ils ont pu avoir rendez-vous avec un navire.
— Il y a un moyen de vérifier ça ?
— Non. Il y a bien un radar de contrôle de circulation des navires, à Douvres, mais pas ici. Nous ne pouvons pas aborder tous les bateaux, n’est-ce pas ?
— D’accord. Merci de vos efforts, messieurs, et plus particulièrement d’avoir envoyé aussi rapidement votre médecin. On me dit que cela a permis de sauver de nombreuses vies.
Le chef Owens sortit du baraquement. Ceux qui restèrent s’émerveillèrent de son sang-froid. Une fois dehors, le policier contempla le ciel plombé et pesta contre la malchance, mais il était trop consumé de rage pour extérioriser ses sentiments. Owens avait l’habitude de dissimuler ce qu’il pensait et ressentait. L’émotion, avait-il coutume de répéter à ses hommes, n’avait pas place dans le travail de la police. C’était faux, naturellement, et comme beaucoup de policiers Owens ne réussissait qu’à retourner sa colère contre lui. Cela expliquait la boîte de comprimés qu’il avait toujours dans sa poche et les périodes de silence que sa femme avait appris à supporter. Il porta machinalement la main à la poche de sa chemise pour prendre une cigarette qui n’y était pas et grommela contre lui-même, en son for intérieur... Il s’attarda un moment, seul dans le parking, comme si la pluie froide pourrait calmer sa fureur. Mais cela ne servait qu’à lui faire prendre froid et il ne pouvait se le permettre. Il aurait à répondre de cette affaire, à en répondre au préfet de police de Londres, au Home Office. Quelqu'un – pas moi, grâce à Dieu – aurait aussi à en répondre à la Couronne.
Cette pensée le frappa durement. Il avait manqué à sa mission envers eux. Deux fois. Il n’avait pas su détecter ni empêcher l’assaut initial sur le Mall et seule une chance incroyable, l’intervention de l’Américain, avait sauvé la situation. Ensuite, alors que tout avait bien marché, cet échec. Jamais rien de semblable ne s’était produit. Owens en était responsable. Tout s’était passé pendant son service. Il avait personnellement organisé le transfert. Il avait choisi la méthode, établi la procédure de sécurité. Choisi le jour. Choisi la route, désigné les hommes, tous morts à présent à l’exception de Highland.
Comment ont-ils su ? se demanda-t-il encore une fois. Ils savaient quand. Ils savaient où. Comment ? Voilà par où il faut commencer. Le nombre de personnes détenant ces informations était connu d’Owens.
Il y avait eu une fuite. Il se rappela le rapport qu’Ashley lui avait ramené de Dublin. « Si bonne que vous ne le croiriez pas », avait dit ce salaud de la PIRA de la source de renseignements d’O’Donnell. Murphy se trompait, pensait maintenant le policier. Tout le monde le croirait, à pré— On rentre à Londres, dit-il à son chauffeur.
— Excellente journée, Jack, dit Robby, du canapé où il était assis.
— Pas mauvaise du tout, reconnut Ryan.
Devant eux, Sally jouait avec ses nouveaux jouets. Elle aimait particulièrement la maison de poupée, ce qui faisait plaisir à Jack. Elle avait tiré ses parents du lit à 7 heures du matin. Jack et Cathy commençaient à être fatigués ; ils n’avaient eu que cinq heures de sommeil. C’était un peu dur pour une femme enceinte, avait-il pensé une heure plus tôt alors que Robby et lui desservaient la table et mettaient en marche le lave-vaisselle à la cuisine. Maintenant, leurs femmes étaient sur l’autre canapé et bavardaient en laissant leurs hommes boire du cognac.
— Tu ne voles pas demain ?
Jackson secoua la tête.
— L’oiseau est tombé en panne, il faudra un jour ou deux pour réparer. D’ailleurs, que serait Noël sans un bon cognac ? Je serai de retour demain dans le simulateur et les règlements ne m’empêchent pas de boire avant. Je ne me harnache pas avant 3 heures de l’après-midi, alors je devrais être bien dégrisé.
Robby n’avait bu qu’un verre de vin à table et s’était limité à un seul petit verre de Hennessy.
— J’ai besoin de m’étirer un peu, annonça Jack en se levant, et il entraîna son ami vers l’escalier.
— Tu t’es couché à quelle heure, hier soir, vieux ?
— Nous avons dû veiller jusqu’à 2 heures, et même un peu plus.
Robby se retourna pour s’assurer que Sally n’était pas à portée de voix.
C’est la plaie de jouer au père Noël, non ? Si tu as été capable d’assembler tous ces jouets toi-même, je devrais peut-être te mettre au travail sur mon appareil défaillant.
— Attends que j’aie retrouvé mes deux bras.
Jack retira le gauche de l’écharpe et l’allongea alors qu’ils descendaient à la bibliothèque.
— Qu’est-ce que Cathy dit de ça ?
— Ce que les médecins disent toujours. Tu sais, quoi, si on guérit trop vite, ils perdent de l’argent ! dit Jack en faisant tourner son poignet. Ce truc-là s’ankylose, tu ne t’imagines pas.
— Quelle est ton impression ?
— Assez bonne. Je crois que je retrouverai totalement l’usage de ma main. Elle ne m’a pas encore laissé tomber. Tu veux voir les informations ? demanda Jack après avoir consulté sa montre,
— Bien sûr.
Il alluma sa petite télévision. Le câble était enfin arrivé dans sa région et il était déjà branché sur CNN. C’était très agréable de capter les nouvelles nationales et internationales quand on le voulait. Jack se laissa tomber dans son fauteuil à pivot tandis que Robby en prenait un autre, dans le coin. Ce n’était pas encore tout à fait l’heure. Jack laissa le son en sourdine.
— Comment marche le livre ?
— Ça avance. J’ai toute l’information. Plus que quatre chapitres à écrire et deux que je dois un peu modifier, et ce sera fini.
— Qu’est-ce que tu as dû changer ?
— Je me suis aperçu que j’avais de mauvais renseignements. Tu avais raison à propos de ce problème de repérage des porte-avions japonais.
— Oui, ça ne me paraissait pas correct. Ils étaient bons, mais pas à ce point-là. Parce que, après tout, nous les avons bien eus, à Midway.
— Et aujourd’hui ?
— Ha ! Je te jure, Jack, si jamais quelqu’un essaie de s’amuser avec moi et mon Tomcat il ferait bien de rédiger son testament. On ne me paie pas pour perdre, petit ! déclara Jackson avec un sourire de fauve.
— Une telle confiance fait plaisir.
— Il y a de meilleurs pilotes que moi, reconnut Robby. Trois, en fait. Pose-moi encore la question dans un an, quand j’aurai repris le collier.
Jack éclata de rire, mais son rire s’arrêta net quand il vit l’image sur le petit écran.
— C’est lui... je me demande pourquoi...
Il monta le volume du son.
— ... tués, dont cinq officiers de police. Des recherches intensives sont en cours sur terre, en mer et dans les airs, pour retrouver les terroristes qui ont fait évader leur camarade alors qu’on le transférait d’une prison britannique dans l’île de Wight. Sean Miller avait été condamné il y a trois semaines à peine, à la suite de son audacieuse attaque contre le prince et la princesse de Galles à deux pas du palais de Buckingham. Deux policiers et un terroriste avaient été tués avant que l’assaut soit interrompu par un touriste américain, John Ryan d’Annapolis, dans le Maryland.
L’image changea pour montrer un hélicoptère de la Royal Navy, survolant la Manche en pleine tempête et cherchant visiblement quelque chose. Puis fut rediffusé le reportage sur Miller sortant d’Old Bailey. Juste avant d’être embarqué dans le car de police, Miller s’était tourné face à la caméra et maintenant, plusieurs semaines après, ses yeux plongeaient de nouveau dans ceux de John Patrick Ryan.
— Oh, mon Dieu..., murmura Jack.
TOM Clancy
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