lundi 15 juillet 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre XI: Avertissements

— Comme vous le voyez, la décision qu’a prise alors Nelson a eu à long terme pour effet l’abandon des tactiques officielles paralysantes de la Royal Navy, dit Ryan en refermant son dossier. Rien ne vaut une victoire décisive pour donner une leçon aux gens. Il y a des questions ?
Jack venait de reprendre ses cours. Il y avait quarante élèves dans la salle, tous de troisième année, qui suivaient son cours d’introduction à l’histoire navale. Personne n’avait de question à poser et il en fut surpris : il ne se savait pas si bon professeur. Au bout d’un moment, un des étudiants se leva. C’était George Winton, un joueur de football de Pittsburgh.
— Professeur Ryan, dit-il gravement, j’ai été prié de vous présenter ceci, au nom de la classe.
Winton s’avança et lui offrit une petite boîte qu’il tenait derrière son dos. Il y avait un feuillet dactylographié, dessus. Le jeune homme se mit au garde-à-vous.
— Citation à l’ordre de la nation : Pour services rendus dépassant l’exercice du devoir d’un touriste – même d’un marine sans cervelle – la classe confère au professeur John Ryan le ruban de l’ordre de la Cible violette, dans l’espoir que la prochaine fois il restera à couvert, de peur d’entrer dans l’histoire au lieu de l’enseigner.
Winton ouvrit la boîte et en souleva un large ruban violet portant en lettres d’or le mot FEU ! Au ruban était suspendue une cible en cuivre de même largeur. Le midship l’épingla à l’épaule de Ryan de telle façon que la cible recouvrait presque l’endroit où il avait reçu la balle. La classe se leva et applaudit tandis que Ryan serrait la main du porte-parole.
Il toucha sa « décoration », la regarda et leva les yeux vers ses élèves. Ils convergèrent sur lui pour le féliciter.
— En avant toute ! cria un aspirant sous-marinier.
— Semper fi ! s’exclama un futur marine.
Ryan leva les mains. Il avait encore à s’habituer à l’usage de son bras gauche. Maintenant qu’il pouvait s’en servir, son épaule redevenait douloureuse, mais le médecin de Hopkins lui avait assuré que la raideur s’atténuerait progressivement et qu’il ne conserverait qu’un très léger handicap.
— Merci, mes amis, merci, mais vous aurez quand même à passer l’examen la semaine prochaine !
Tout le monde rit et les garçons et filles sortirent de la salle pour se rendre à leur cours suivant. Pour Ryan, c’était le dernier dé la journée. Il rassembla ses livres et ses notes et remonta à son bureau de Leahy Hall.
Le sol était couvert de neige en cette froide journée de janvier. Jack dut faire attention aux plaques de verglas sur l’allée de briques. Le campus de l’Académie navale était magnifique. L’immense quadrilatère bordé par la chapelle, au sud, Bancroft Hall à l’est et les bâtiments des classes sur les autres côtés, étincelait comme un tapis blanc quadrillé par les allées dégagées allant d’un endroit à un autre. Les étudiants – les gosses comme les appelait Ryan à part lui – allaient et venaient comme toujours, un peu trop sérieux à son goût. Ils avaient tous les souliers parfaitement cirés, marchaient le dos bien droit et portaient leurs livres sous le bras gauche, la main droite restant libre pour saluer. Car on saluait beaucoup. Au sommet de la colline, à la porte numéro 3, un marine de première classe montait la garde avec le « Jimmy legs » civil. Une journée normale au bureau, se dit Ryan. C’était agréable de travailler là. Les midships étaient égaux aux étudiants des plus grandes universités, toujours empressés à poser des questions et, une fois qu’on avait gagné leur confiance, capables des blagues et des canulars les plus ahurissants. C’était une chose qu’un visiteur à l’Académie ne soupçonnerait jamais, tant était grave leur maintien.
Jack entra dans la chaleur de Leahy Hall et monta rapidement à son bureau, en riant de la décoration absurde sautillant sur son épaule. Il trouva Robby assis dans le fauteuil.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le pilote.
Tout en posant ses livres, Jack le lui expliqua et Robby se mit à rire.
— Ça fait plaisir de voir que les gosses savent se détendre un peu, même en période d’examens. Et toi, quoi de neuf ? demanda-t-il ensuite.
— Ça va très bien, je pilote de nouveau un Tomcat. Quatre heures pendant le week-end. Ah, mon vieux ! Je te jure, Jack, ce bébé me parlait. Je l’ai emmené au large, je l’ai fait monter à Mach — 1,4, j’ai fait un ravitaillement en vol et je suis revenu pour des atterrissages simulés sur porte-avions et... Ah, c’était bon, Jack ! Plus que deux mois et j’aurai repris ma vraie place !
— Si longtemps, Rob ?
— Piloter cet avion, c’est censé ne pas être si facile que ça, sans quoi ils n’auraient pas besoin d’un type de ma classe pour le faire, dit gravement Robby.
— Ce doit être dur d’être aussi humble.
Avant que Robby trouve une riposte on frappa à la porte ouverte et un homme passa sa tête à l’intérieur.
— Professeur Ryan ?
— Oui. Entrez donc.
— Je suis Bill Shaw, du FBI.
Le visiteur entra et présenta sa carte d’identité. À peu près de la même taille que Robby, il était mince et devait avoir dans les quarante-cinq ans. Ses yeux étaient si enfoncés qu’ils lui donnaient presque l’air d’un raton laveur, le genre d’yeux qu’on a après des journées de travail de seize heures. Élégant, il donnait une impression de grand sérieux.
— Dan Murray m’a demandé de passer vous voir.
Ryan se leva pour serrer la main tendue.
— Voici le capitaine de corvette Jackson.
— Enchanté, dit Robby.
— J’espère que je n’interromps rien ?
— Pas du tout. Nous avons tous deux fini d’enseigner pour la journée. Asseyez-vous donc. Que puis-je pour vous ?
Shaw regarda Jackson, mais ne dit rien.
— Bon, eh bien, si vous avez à causer tous les deux, je peux aller faire un tour...
— Ça va, Rob. Nous sommes entre amis, monsieur Shaw. Puis-je vous offrir quelque chose ?
— Non, merci.
L’homme du FBI tira une chaise de la porte vers le bureau.
— Je travaille dans l’unité du contre-terrorisme au siège du FBI. Dan m’a demandé de... eh bien, vous savez que l’ULA a fait évader son gars, Miller...
— Oui, j’ai vu ça à la télé. Est-ce qu’on sait où ils l’ont emmené ? demanda Jack qui avait repris tout son sérieux.
Shaw secoua la tête.
— Ils ont complètement disparu.
— Une sacrée opération, remarqua Robby. Ils ont fui vers le large, hein ? Un bateau les a repêchés, peut-être ? hasarda-t-il, et cela lui valut un regard aigu. Vous avez vu mon uniforme, monsieur Shaw ? Je gagne ma vie là-bas au-dessus de l’eau.
— Nous n’en sommes pas sûrs, mais c’est une possibilité.
— Quels bateaux y avait-il dans les parages ? insista Jackson.
Pour lui, ce n’était pas un problème de police. C’était une affaire navale.
— On se renseigne.
Jackson et Ryan échangèrent un coup d’oeil. Robby prit un de ses cigares et l’alluma.
— J’ai reçu un coup de fil de Dan, la semaine dernière, reprit Shaw. Il est un peu, et je tiens à bien souligner un peu, un peu inquiet à la pensée que l’ULA pourrait... eh bien, ces gens-là n’ont guère de raisons de vous aimer, professeur Ryan.
— Dan affirme qu’aucun de ces groupes n’a jamais opéré par ici — C’est parfaitement exact. Ce n’est jamais arrivé. Je suppose que Dan vous a expliqué pourquoi. L’IRA provisoire continue de recevoir de l’argent d’ici, malheureusement. Pas beaucoup, mais tout de même un peu. Et des armes. Il y a même des raisons de croire qu’ils ont des missiles sol-air...
— Quoi ! s’exclama Jackson.
— Il y a eu plusieurs vols de missiles Redeye, le portatif que l’armée déploie en ce moment. Ils ont été volés dans deux arsenaux de la Garde nationale. Ce n’est pas nouveau. Le RUC a capturé des mitrailleuses M-60 qui sont arrivées en Ulster par la même voie. Ces armes ont été volées ou achetées à des sergents-fourriers qui oubliaient pour qui ils travaillaient. Nous en avons condamné plusieurs, l’année dernière, et l’armée est en train d’instaurer un nouveau système de contrôle. Un seul missile a refait surface. Il y a quelques mois, ils – la PIRA – ont essayé d’abattre un hélicoptère de l’armée britannique. Rien n’a été publié dans la presse d’ici, surtout parce qu’ils ont raté leur coup et aussi parce que les Brits ont pu étouffer l’affaire. Enfin bref, s’ils se mettaient à effectuer des opérations de terrorisme par ici, il est probable que la source d’argent et d’armes serait vite tarie. La PIRA le sait et il est logique que l’ULA le sache aussi.
— D’accord, dit Jack. Ils n’ont jamais opéré ici. Mais Murray vous a demandé de venir ici pour m’avertir. Pourquoi ?
— Il n’y a aucune raison particulière. Si c’était venu d’un autre que Dan, je ne me serais pas dérangé, mais Dan est un agent très expérimenté et il se faisait un peu de souci en pensant que vous devriez être mis au courant de ce... ce n’est même pas un soupçon. Appelez ça une précaution, comme on vérifie l’état des pneus avant de prendre la route.
— Alors, qu’est-ce que vous me voulez, au juste ? demanda Jack avec une légère irritation.
— L’ULA s’est évaporée. Cela ne veut pas dire grand-chose, bien sûr. C’est surtout sa façon de disparaître. Ils ont réussi une opération assez audacieuse et ils ont disparu comme ça, dit Shaw en claquant des doigts.
— Info, murmura Jack.
— Pardon ?
— Ça a recommencé. L’affaire de Londres, que j’ai interrompue, résultait d’une excellente information. Cette opération-là aussi, n’est-ce pas ? On transférait Miller secrètement. Mais ils ont pénétré la sécurité brit, on dirait.
— Je ne connais pas les détails, mais vous avez fort probablement raison, reconnut Shaw.
Jack prit un crayon de la main gauche et le roula entre ses doigts.
— Est-ce que nous avons une idée de ce que nous aurions à affronter ici ?
— Ces hommes sont des professionnels. C’est mauvais pour les Brits et la RUC mais bon pour vous.
— Comment ça ? demanda Robby.
— Leur ressentiment contre le professeur Ryan est plus ou moins une affaire personnelle. Agir contre lui n’aurait rien de professionnel.
— Autrement dit, quand vous racontez à Jack qu’il n’a pas trop à s’en faire, vous misez sur le comportement professionnel des terroristes.
— Dans un sens, oui, commandant. On peut dire aussi que nous avons une longue expérience de ce genre d’individus.
— Mmm, ouais. En mathématique, on appelle ça un raisonnement inducteur : c’est une conclusion induite, plus que déduite d’un indice particulier. Comme pour la plupart des rapports opérationnels de renseignement, dit Jackson en regardant l’homme du FBI dans les yeux, on ne peut pas distinguer les bons des mauvais avant qu’il soit trop tard. Excusez-moi, monsieur Shaw, mais je dois vous avouer que nous, sur le terrain, ne sommes pas toujours impressionnés par ce que nous recevons des services de renseignement.
— Je savais que c’était une erreur de venir ici, dit Shaw. Écoutez, Dan m’a dit au téléphone qu’il n’avait pas le moindre commencement de preuve qu’il risque d’arriver quelque chose d’inhabituel. Je viens de passer deux jours à repasser tout ce que nous savons de ce groupe et il n’y a vraiment aucun indice. Il réagit à son instinct.
Robby approuva de la tête, cette fois. Les pilotes aussi se fient à leur instinct. Et le sien lui disait en ce moment quelque chose.
— Alors, demanda calmement Jack, qu’est-ce que je dois faire ?
— La meilleure défense contre les terroristes, c’est d’éviter la régularité. Passez tous les jours par un chemin un peu différent, pour venir à votre travail. Changez un peu vos heures de départ. Quand vous roulez, gardez un oeil sur le rétroviseur. Si vous voyez le même véhicule, trois ou quatre jours de suite, relevez le numéro et téléphonez-moi. Je me ferai un plaisir de le faire passer par l’ordinateur, ce n’est pas compliqué. Il n’y a probablement aucune raison de s’inquiéter, mais soyez simplement un peu plus vigilant. La chance aidant, dans quelques jours ou quelques semaines nous serons à même de vous appeler et de vous dire d’oublier tout ça. Je suis presque certain de vous alarmer inutilement, mais vous savez ce qu’on dit : Prudence est mère de sûreté, n’est-ce pas ?
— Et si vous obtenez des renseignements ?
— Je vous téléphonerai cinq minutes plus tard. Le Bureau n’aime pas envisager que des terroristes puissent opérer chez nous. Nous nous donnons beaucoup de mal pour l’éviter et, jusqu’à présent, nous y avons bien réussi.
— Quel est le pourcentage de chance, là-dedans ? demanda Robby.
— Moins que vous ne le pensez. Eh bien voilà, professeur Ryan. Je suis vraiment navré de vous avoir inquiété, sûrement pour rien. Voici ma carte. Si jamais je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas à m’appeler.
— Merci, monsieur Shaw.
Jack prit la carte et regarda partir son visiteur. Il garda le silence pendant quelques secondes. Puis il feuilleta son carnet d’adresses et forma un numéro, 011-44-1-499-9000. Il dut attendre quelques instants avant la première sonnerie.
— Ambassade américaine, répondit la standardiste.
— L’attaché juridique, s’il vous plaît.
— Ne quittez pas.
Jack attendit. Quinze secondes plus tard, la standardiste revint au bout du fil.
— Le bureau ne répond pas. M. Murray est rentré chez lui pour... Non, excusez-moi. Il est en voyage et sera absent pour le reste de la semaine. Y a-t-il un message ?
Jack réfléchit un instant.
Non, merci. Je rappellerai la semaine prochaine.
Robby regarda son ami raccrocher. Jack pianota du bout des doigts sur l’appareil en se rappelant l’expression de Sean Miller. Il est à cinq mille kilomètres d’ici, Jack, se rappela-t-il.
— Peut-être, souffla-t-il.
— Hein ?
— Je ne t’ai jamais parlé de celui que j’ai... capturé, je crois.
— Celui qu’ils ont fait évader ? Celui que nous avons vu à la télévision ?
— Rob, est-ce que tu as jamais vu... comment dire ? Est-ce que tu as jamais vu quelqu’un qui t’a fait automatiquement peur ?
— Je crois savoir ce que tu veux dire, dit Robby en éludant la question.
Il ne savait trop comment répondre. Comme pilote, il avait assez souvent connu la peur, mais il y avait toujours eu l’entraînement et l’expérience pour la vaincre. Jamais il n’avait eu peur d’un homme.
— Au procès, je l’ai regardé et j’ai compris que...
— C’est un terroriste, il tue des gens. Moi aussi, ça m’inquiéterait, dit Jackson, et il se leva pour aller regarder par la fenêtre. Bon Dieu ! Et ils les appellent des professionnels ! Moi, je suis un professionnel. J’ai un code de conduite, je m’entraîne, je m’exerce, j’obéis à des normes et à des règlements.
— Ils sont vraiment forts, dit Jack. C’est ce qui les rend dangereux. Et cette ULA est imprévisible. C’est ce que Dan Murray m’a dit.
Jackson revint vers Ryan.
— Nous allons voir quelqu’un.
— Qui ?
— Ne demande rien et viens.
Jackson avait la voix autoritaire, quand il le voulait. Il se coiffa de sa casquette blanche d’officier.
Tous deux descendirent et sortirent, en passant devant la chapelle et la masse impressionnante de Bancroft Hall. Ryan aimait le campus de l’Académie, à l’exception de ce bâtiment. Il reconnaissait qu’il était nécessaire que les midships aient un avant-goût de la vie militaire, mais il n’aurait pas aimé, étudiant, vivre de cette façon. Les quelques midships qu’ils croisèrent saluèrent Robby, qui leur répondit avec panache alors qu’ils marchaient dans un silence total. Ryan croyait presque entendre les pensées qui se bousculaient dans la tête de l’aviateur. Il leur fallut cinq minutes pour arriver à la nouvelle annexe Lejeune, en face de la caserne Halsey.
Le grand édifice de marbre et de verre contrastait avec la pierre grise de Bancroft. L’Académie navale des États-Unis était un complexe gouvernemental et, par conséquent, exempté des canons du bon goût architectural. Les deux hommes passèrent au rez-de-chaussée devant un groupe de midships en survêtement de sport et Robby précéda son ami dans l’escalier du sous-sol. Jack n’y était encore jamais venu. Ils suivirent un couloir mal éclairé se terminant en cul-de-sac. Ryan crut entendre claquer des coups de pistolet de petit calibre. Effectivement, Jackson ouvrit une lourde porte d’acier et pénétra dans la nouvelle salle de tir de l’Académie. Ils aperçurent une silhouette solitaire debout dans l’allée centrale, le bras droit tendu armé d’un automatique 22.
Le sergent-major Noah Breckenridge était le prototype du sous-officier des marines. Un mètre quatre-vingt-sept, quatre-vingt-dix kilos et pas d’autre graisse que celle des hot-dogs de son déjeuner. Il portait une chemise kaki à manches courtes. Ryan l’avait aperçu, mais ne lui avait jamais parlé, bien que la réputation de Breckenridge fût bien connue. Depuis vingt-huit ans dans les marines, il était allé partout où peut aller un marine, il avait fait tout ce que peut faire un marine et ses décorations s’alignaient sur cinq rangs, parmi lesquelles la Navy Cross qu’il avait gagnée comme tireur d’élite au Viêtnam, dans la première Force de reconnaissance. Il était renommé pour sa maîtrise des armes. Tous les ans, il participait aux championnats nationaux à Camp Perry, dans l’Ohio, et les cinq dernières années il avait remporté la coupe du président pour son tir au Colt 45 automatique. Ses souliers étaient si brillants qu’on avait du mal à déterminer si le cuir était noir. Ses boutons de cuivre étincelaient et ses cheveux étaient coupés si court que s’il y avait du gris, on ne le voyait pas. Il avait débuté dans la carrière comme simple fusilier, il avait été un marine d’ambassade et un marine en mer. Il avait enseigné à l’école des tireurs d’élite, il avait été moniteur à Parris Island et instructeur d’officiers à Quantico.
Ryan et Jackson le regardèrent prendre un nouveau pistolet dans un carton et y introduire un chargeur. Il tira deux balles, puis il examina la cible au moyen d’une petite longue-vue. Les sourcils froncés, il tira de la poche de sa chemise un minuscule tournevis et modifia la mire. Deux nouvelles balles, vérification, nouveau réglage. Encore deux coups. Le pistolet était maintenant parfaitement réglé et retourna dans la boîte du fabricant.
— Comment ça va, Gunny ? demanda Robby.
— Bonjour, commandant, dit aimablement Breckenridge avec son accent traînant du Mississippi. Et comment ça va pour vous aujourd’hui ?
— Je n’ai pas à me plaindre. J’ai là quelqu’un que je veux vous faire connaître. Jack Ryan.
Ils se serrèrent la main. Contrairement à Skip Tyler, Breckenridge connaissait sa force et la disciplinait.
— Salut. C’est vous le gars qui était dans les journaux.
— En effet.
— Enchanté de vous connaître, monsieur. Je connais le type qui vous a instruit à Quantico.
Cela fit rire Jack.
— Comment va ce vieux Fils de Kong ?
— Willie a pris sa retraite, maintenant. Il a un magasin d’articles de sports à Roanoke. Il se souvient de vous. Paraît que vous étiez un rapide et j’imagine que vous n’avez rien oublié de ce qu’il vous a appris.
Breckenridge toisa Jack avec une sorte de satisfaction bienveillante, comme si l’action de Ryan à Londres était une nouvelle preuve que tout ce que faisait ou disait le corps des marines, tout ce à quoi il avait consacré sa vie, avait vraiment une signification. Il n’aurait d’ailleurs jamais cru le contraire, mais des incidents comme celui-là renforçaient sa foi dans l’image du corps.
— Si les journaux n’ont pas menti, vous avez drôlement bien travaillé, lieutenant.
— Pas si bien que ça, sergent-major.
— Gunny. Tout le monde m’appelle Gunny.
— Quand tout a été fini, avoua Ryan, j’étais plutôt secoué.
Cela amusa Breckenridge.
— Pensez donc, ça nous arrive à tous, allez. Ce qui compte, c’est de faire le boulot. Ce qui vient après, on s’en fout. Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous, messieurs ? Vous voulez vous entraîner un peu aux petits calibres ?
Jackson lui expliqua ce qu’avait dit l’agent du FBI. La figure du sergent-major s’assombrit et il serra les dents. Au bout d’un moment, il secoua la tête.
— Ça vous flanque un peu la trouille, hein ? Je ne peux pas trop vous le reprocher, lieutenant. Les terroristes, bah ! Un terroriste n’est jamais qu’un voyou avec un fusil-mitrailleur. C’est tout, un voyou bien armé. Pas besoin d’en avoir beaucoup dans le ventre pour tirer dans le dos de quelqu’un ou arroser la salle d’embarquement d’un aéroport.
Bon. Alors, comme ça, vous allez penser à trimbaler de quoi vous protéger, hein ? À la maison aussi ?
— Je ne sais pas... mais je suppose que vous êtes l’homme à voir.
Ryan n’y avait pas encore réfléchi, mais il était évident que Robby l’avait fait pour lui.
— Comment vous étiez, à Quantico ?
— Je me suis qualifié au 45 automatique et au M-16. Rien de spectaculaire, mais je me suis qualifié.
— Est-ce que vous faites encore du tir ? demanda Breckenridge.
Être simplement qualifié, ce n’était pas très prometteur, pour un tireur d’élite.
— Je ne chasse pas trop mal le canard et l’oie sauvage. Mais j’ai manqué cette saison. Je n’ai eu que deux bons après-midi à la palombe, en septembre. Je ne suis pas mauvais tireur pour la plume, Gunny. Je me sers d’un Remington 1100 automatique, calibre 12.
Breckenridge approuva.
— Bon pour un début. Voilà votre arme pour la maison. Rien ne vaut un fusil de chasse à courte portée, à part un lance-flammes. Vous avez un canon à gros plomb ? Non ? Faut en faire monter un. À part ça, la plupart des gens vous conseilleront d’utiliser de la chevrotine double-zéro, mais j’aime mieux le numéro quatre. Plus de plombs et vous ne cédez pas de portée. Vous pouvez quand même frapper à quatre-vingt-dix mètres et c’est tout ce qu’il vous faut. L’important, c’est que tout ce que vous touchez avec de la chevrotine s’écroule, un point c’est tout... Tenez, je pourrais même vous procurer des balles fléchettes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est un truc expérimental qu’ils essaient à Quantico pour l’usage militaire, et peut-être dans les ambassades. Au lieu des plombs, vous tirez une soixantaine de fléchettes, d’un diamètre de calibre trois environ, et faut voir ce que font ces petites garces pour le croire. Vilain, vilain. Bon, alors voilà pour la maison. Mais il vous faut une arme de poing sur vous, pas vrai ?
Ryan réfléchit. Il lui faudrait demander un permis. Il pensa qu’il pourrait en demander un à la police de l’État... ou peut-être à un certain bureau fédéral. Cette question-là tournait déjà dans sa tête.
— Peut-être, dit-il enfin.
— Bon. Nous allons faire une petite expérience.
Breckenridge alla dans son bureau et revint avec une boîte en carton.
— Lieutenant, voici un pistolet d’entraînement High-Standard, un 22 monté sur une crosse de 45.
Ryan le prit, éjecta le chargeur et ramena la culasse pour s’assurer que le pistolet n’était pas chargé. Breckenridge le regarda faire et approuva de la tête. Le père de Jack lui avait appris la sécurité sur le stand de tir, il y avait plus de vingt ans. Il soupesa ensuite l’arme, la prit bien en main et visa pour se faire au poids. Chaque arme est un peu différente. Celle-ci était un pistolet de tire à la cible, avec un excellent équilibre et une bonne mire.
— Ça m’a l’air d’aller, dit-il. Un peu plus léger qu’un Colt, pourtant.
— Voilà qui va l’alourdir, dit Breckenridge en tendant un chargeur. Il y a cinq balles. Introduisez le chargeur, mais ne mettez pas de balle dans le canon avant que je vous le dise, monsieur. Placez-vous à l’allée quatre. Détendez-vous. C’est une belle journée dans le parc, aujourd’hui, pas vrai ?
— Ouais, et c’est comme ça que tout ce bordel a commencé, grommela Ryan.
Gunny s’approcha d’un tableau électrique et éteignit presque toutes les lumières de la salle.
— C’est bon, lieutenant, nous allons garder l’arme braquée face à la cible et vers le sol, d’accord ? Faites passer votre première balle dans le canon et détendez-vous.
Jack ramena la culasse de la main gauche et la laissa claquer en avant. Il ne se retourna pas, se dit de se détendre et de jouer le jeu. Il entendit le déclic d’un briquet. Robby allumait sans doute un de ses cigares.
— J’ai vu une photo de votre petite fille dans les journaux, lieutenant. Une bien jolie petite personne.
— Merci, Gunny. J’ai vu une des vôtres sur le campus. Mignonne, mais pas toute petite. Il paraît qu’elle est fiancée à un midship ?
— Oui, monsieur. C’est ma petite dernière, dit Breckenridge, la dernière de mes trois. Elle doit se marier...
Ryan faillit sauter au plafond quand tout un chapelet de pétards explosa à ses pieds. Il allait se retourner quand Breckenridge lui hurla :
— Là, là, là, c’est votre cible !
Une lumière s’alluma, éclairant une silhouette-objectif à quinze mètres. Une petite partie de l’esprit de Ryan savait que ce n’était qu’un exercice, mais le reste ne pensait même pas. Le 22 se redressa et parut se braquer de lui-même sur la cible de carton. Il tira les cinq balles en moins de trois secondes. Le bruit des détonations se répercutait encore quand il posa l’automatique sur la table d’une main tremblante.
— Dieu de Dieu, sergent !
La salle se ralluma. Elle sentait la poudre et le sol de ciment était jonché des débris de papier des pétards. Jack vit que Robby se tenait à l’abri, sur le seuil du bureau, et que Breckenridge était juste derrière lui, prêt à lui saisir la main droite s’il faisait un geste inconsidéré.
— Une des autres choses que je fais, en dehors de mon service, c’est instruire la police d’Annapolis. Vous savez, c’est vraiment la plaie d’essayer de trouver un bon moyen de simuler les conditions de combat. Ça, c’est ce que j’ai trouvé. Bon, allons jeter un coup d’oeil à la cible.
Breckenridge appuya sur un bouton et un moteur électrique dissimulé actionna la poulie de l’allée quatre.
— Merde, gronda Ryan en examinant la cible.
— Pas si mauvais, jugea Breckenridge. Nous avons quatre balles dans le carton. Deux dans le blanc, deux dans le noir, toutes les deux dans la poitrine. Votre objectif est au sol, lieutenant, et il est plutôt salement blessé.
— Deux balles sur cinq... Ce doit être les deux dernières. Je me suis un peu ressaisi et j’ai mis plus de temps.
— J’ai remarqué, oui. Votre première balle s’est perdue en haut sur la gauche, en manquant le carton. Les deux suivantes ont frappé là, et là. Les deux dernières ont assez bien fait mouche. Ce n’est pas trop mal, lieutenant.
— J’ai fait bien mieux que ça à Londres.
Ryan n’était pas convaincu. Les deux trous à l’extérieur de la cible noire se moquaient de lui et une balle n’avait même pas trouvé l’objectif...
— À Londres, si la télé a bien dit comment ça s’est passé, vous avez eu une seconde ou deux pour réfléchir à ce que vous alliez faire.
— Oui, c’est à peu près ça, reconnut Ryan.
— Vous voyez, lieutenant, c’est ça le plus important. Cette seconde ou deux, c’est ce qui fait toute la différence, parce que vous avez un peu de temps pour réfléchir. Si tant de flics se font tuer, c’est qu’ils n’ont pas ce petit bout de temps de réflexion alors que les malfrats ont déjà tout réfléchi. Cette petite seconde vous permet de vous faire une idée de ce qui se passe, de choisir votre objectif et de décider de ce que vous allez faire. Là, tout de suite, je vous ai fait passer par les trois à la fois. Votre première balle s’est perdue. La deuxième et la troisième ont été meilleures et les deux dernières assez bonnes pour mettre l’adversaire à terre. Ce n’est pas mauvais du tout, jeune homme. C’est à peu près aussi bien que pour un flic entraîné... mais il vous faudra être meilleur que ça.
— Que voulez-vous dire ?
— La mission d’un flic est de maintenir l’ordre. La vôtre est de rester en vie. C’est un peu plus facile. Ça, c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que ces salopards ne vont pas vous accorder deux secondes de réflexion à moins que vous les y forciez ou que vous ayez beaucoup de chance.
Breckenridge fit signe aux deux hommes de le suivre dans son bureau. Il se laissa lourdement tomber dans un vieux fauteuil à pivot. Comme Jackson, c’était un fumeur de cigares. Il en alluma un d’une qualité supérieure à ce que fumait Robby mais qui empestait quand même.
— Deux choses, que vous avez à faire. La première, je veux vous voir ici tous les jours pour un carton de 22 ; tous les jours pendant un mois, lieutenant. Vous devez apprendre à mieux tirer. Le tir, c’est comme le golf. Pour être bon, faut faire ça tous les jours. Faut y travailler, et vous avez besoin de quelqu’un pour vous apprendre ça comme il faut. Pas de problème, je suis là. Deuxièmement, vous devez vous arranger pour gagner un peu de temps pour vous, si les malfrats viennent vous chercher.
— Le FBI lui a conseillé de conduire comme le font les types des ambassades, dit Jackson.
— Ouais, c’est bien pour commencer. Pareil qu’en Indo, pas de routine régulière. Et s’ils tentent de vous attaquer chez vous ?
— La maison est assez isolée, Gunny, répondit Robby.
— Vous avez un système d’alarme ?
— Non, mais c’est facile à installer, assura Ryan.
— Ce serait une bonne idée. Je sais pas comment est construite votre maison, mais si vous pouvez vous gagner quelques secondes, et avec votre fusil de chasse, lieutenant, vous serez capable de leur faire regretter d’être venus ou tout au moins de tenir le coup jusqu’à l’arrivée de la police. Comme je disais, l’essentiel c’est de rester en vie. Et votre famille ?
— Ma femme est médecin et elle est enceinte. Ma petite fille... eh bien vous avez dû la voir à la télévision.
— Est-ce que votre femme sait tirer ?
— Je crois bien qu’elle n’a jamais touché une arme de sa vie.
— J’ai une classe féminine de tir d’autodéfense, ça fait partie de mon travail pour la police locale.
Ryan se demanda quelle serait la réaction de Cathy à une telle suggestion. Mais il écarta cette question pour le moment.
— Quel genre de pistolet pensez-vous que je devrais me procurer ?
— Si vous passez demain, je vous en ferai essayer deux ou trois. Vous voulez surtout quelque chose qui vous mette à l’aise ? N’allez pas acheter un 44 Magnum, d’accord ? Moi, j’aime les automatiques. Il vous faut quelque chose qui est agréable à manier, pas un truc qui vous esquinte la main et le poignet. J’aime bien le Colt 45, mais ça fait vingt et quelques années que je tire avec ce petit bébé-là.
Breckenridge saisit la main droite de Ryan et la manipula en tous sens.
— Je crois que je vais vous faire débuter avec un Browning 9 millimètres. Votre main me paraît assez grande pour bien le tenir. Le Browning a un chargeur de treize balles, il faut avoir une main assez forte pour bien le contrôler. Il a un bon cran de sûreté, aussi. Si vous avez un gosse à la maison, lieutenant, il faut penser à la sécurité, hein ?
— Pas de problème. Je peux le ranger là où elle ne pourra pas l’attraper. Nous avons une grande penderie et je peux les mettre tout en haut, à plus de deux mètres. Est-ce que je peux m’entraîner avec un gros calibre, ici ?
Le sergent-major rit.
— Le fond de cible que nous avons là était une plaque du blindage d’un croiseur. Nous utilisons principalement des 22, mais mes gardes s’entraînent tout le temps au 45. J’ai l’impression que vous tirez assez bien au fusil de chasse. Quand vous serez aussi adroit au pistolet, vous le serez avec n’importe quelle arme à feu. Faites-moi confiance, monsieur, c’est mon métier.
— Quand voulez-vous que je vienne ici ?
— Disons vers quatre heures, tous les après-midi ?
— Entendu.
— Pour ce qui est de votre femme... Écoutez, amenez-la un samedi, peut-être. Je la ferai asseoir et je lui parlerai des armes. Des tas de femmes ont simplement peur du bruit, et puis il y a toutes ces conneries à la télé. S’il n’y a pas moyen de faire autre chose, nous l’entraînerons au fusil de chasse. Vous dites qu’elle est toubib, elle doit être intelligente. Allez savoir, ça lui plaira peut-être. Vous seriez étonné, le nombre de filles qui s’y mettent.
Ryan secoua la tête. Cathy n’avait jamais touché le fusil de chasse et chaque fois qu’il le nettoyait, elle gardait Sally hors de la pièce. Jack n’y avait jamais fait grande attention et il aimait autant ne pas être gêné par la petite fille. Les enfants et les armes à feu ne font pas bon ménage. Chez lui, son Remington était généralement démonté et enfermé avec les munitions au sous-sol. Que dirait Cathy à la pensée d’avoir un fusil chargé dans la maison ?
Et si tu te mets à te promener avec un pistolet ? Quelle va être sa réaction ? Et si les salopards s’intéressaient aussi à elles deux... f
— Je sais ce que vous pensez, lieutenant, dit Breckenridge. Mais le commandant me dit que le FBI ne pense pas vraiment que ça peut arriver, pas vrai ?
— Oui.
— Alors, disons que vous prenez une police d’assurance, d’accord ?
— C’est aussi ce qu’il a dit, reconnut Ryan.
— Écoutez, nous recevons ici des rapports des SR. Mais oui, c’est vrai. Depuis que ces petits cons de motards se sont introduits ici, nous recevons des rapports des flics et du FBI, et même des garde-côtes. Certains de leurs gars viennent s’entraîner ici, à cause de tout ce trafic de drogue qu’ils surveillent. Je garderai une oreille ouverte, aussi.
Les renseignements... Tout était une bataille de renseignements. Il fallait savoir ce qui se passait si on voulait se défendre. Jack se tourna vers Robby, tout en se disant qu’il était en train de prendre une décision qu’il cherchait à éviter depuis son retour d’Angleterre. Il avait encore le numéro dans son bureau.
— Eh bien, merci, Gunny. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps.
Breckenridge les raccompagna jusqu’à la porte.
— Demain 16 heures, lieutenant. Et vous, commandant Jackson ?
— Je m’en tiendrai aux missiles et aux canons, Gunny. C’est plus sûr. Bonsoir.
— Bonsoir, commandant.
Robby raccompagna Jack à son bureau. Ils durent faire l’impasse sur le whisky quotidien. Jackson avait des courses à faire en rentrant chez lui. Après le départ de son ami, Jack contempla le téléphone pendant quelques minutes. Depuis plusieurs semaines, il luttait contre son désir de se renseigner sur l’ULA. Mais ce n’était plus de la simple curiosité. Il ouvrit son répertoire téléphonique à la page des « G ». Il pouvait appeler directement Washington, mais son doigt hésita avant de taper chaque touche.
— Ici Mrs. Cummings, répondit une voix féminine à la première sonnerie.
Ryan respira profondément.
— Bonjour, Nancy. Ici le professeur Ryan. Le patron est là ?
— Je vais voir. Vous pouvez patienter une seconde ?
— Oui.
Ils n’avaient pas de ces systèmes d’attente musicale, rien que le silence et un vague bourdonnement électronique à écouter. Jack se demanda s’il avait raison et s’avoua, une fois de plus, qu’il n’en savait rien.
— Jack ? dit une voix bien connue.
— Bonsoir, amiral.
— Comment va la petite famille ?
— Très bien, merci, amiral.
— Elles se sont bien remises de toute l’aventure ?
— Oui, amiral.
— Et il paraît que votre femme attend un autre enfant ? Félicitations.
Comment diable peut-il le savoir ? se demanda Jack. Il ne fit pas de réflexion, c’était inutile. Le directeur adjoint des SR était censé tout savoir, et il avait pu l’apprendre d’un million de façons.
— Merci, amiral.
— Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Amiral... Je... J’aimerais me renseigner sur cette bande de l’ULA.
— Oui, je le pensais bien. J’ai là sur mon bureau un rapport sur eux, de l’unité antiterrorisme du FBI, et ces derniers temps nous coordonnons tout avec le SIS. Je serais ravi de vous revoir ici, Jack. Peut-être même d’une manière plus permanente. Avez-vous réfléchi à notre proposition, depuis la dernière fois ? demanda innocemment Greer.
— Oui, amiral, mais... eh bien, je suis pris jusqu’à la fin de l’année scolaire, répondit Jack pour gagner du temps.
Il n’avait aucune envie d’affronter maintenant cette question-là. Si on l’y forçait, il dirait non et cela lui ôterait toute chance d’aller à Langley.
— Je comprends. Prenez votre temps. Quand voulez-vous venir ?
Pourquoi me facilitez-vous tellement les choses ?
— Demain matin ? Mon premier cours n’est qu’à 2 heures de l’après-midi.
— Pas de problème. Soyez au portail principal à 8 heures. On vous y attendra. À demain.
— Au revoir, amiral.
Jack raccrocha, en se disant que cela avait été facile. Trop facile. Qu’est-ce qu’il manigance ? Il chassa cette pensée, car il avait réellement grande envie de voir ce que la CIA avait. Peut-être davantage d’éléments que le FBI. De toute façon il glanerait plus de renseignements qu’il n’en avait déjà.
Le retour en voiture fut un peu inquiétant. Jack surveilla son rétroviseur après s’être souvenu qu’il avait quitté l’Académie par la route habituelle. Le diable, c’est qu’il reconnaissait certaines voitures familières. C’était un problème, quand on faisait la navette aux mêmes heures, tous les jours. Il y avait au moins vingt voitures qu’il avait déjà vues. Une secrétaire de direction au volant d’une Camaro Z-28. C’était sûrement une secrétaire de direction, d’après son élégance. Et puis un jeune avocat dans sa BMW ; la marque faisait de lui un avocat, pensait Ryan, en se demandant comment il avait collé des étiquettes à ces habitués de son chemin. Et si une nouvelle voiture apparaît ? Comment pourras-tu savoir si c’est un terroriste ? Aucune chance, se dit-il. Miller, en dépit de toute la menace de son expression, aurait l’air tout à fait banal en costume et cravate, un jeune employé comme un autre se débattant dans les embouteillages d’Annapolis...
Paranoïaque, je suis paranoïaque, se répéta-t-il. Il en viendrait bientôt à examiner la banquette arrière de sa voiture avant d’y monter, pour voir si quelqu’un n’y serait pas caché, comme à la télévision, avec un pistolet ou un garrot ! Il se demanda si tout cela n’était pas une perte de temps stupide. Et si Murray se montrait trop prudent ? Le Bureau enseignait sans doute à ses hommes à prendre toutes les précautions dans ce genre d’affaires. Est-ce que je dois effrayer Cathy avec ça ? Et si c’est pour rien ?
Et si ça ne l’est pas ?
C’est pour ça que je vais à Langley demain, se dit-il.
Ils envoyèrent Sally au lit à 20 h 30, dans son petit pyjama de bébé en flanelle, qui lui gardait les pieds bien au chaud. Elle était un peu trop grande pour cela, maintenant, pensait Jack, mais sa femme y tenait, car leur fille avait l’habitude de rejeter toutes les couvertures pendant la nuit.
— Comment s’est passé le travail, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Les mids m’ont donné une médaille.
Jack raconta la scène et tira ensuite de sa serviette l’ordre de la Cible violette. Cathy trouva cela amusant. Le sourire disparut quand il lui parla de la visite de M. Shaw du FBI. Il répéta toute leur conversation, sans rien omettre des propos de l’agent.
— Alors il pense qu’il n’y aura pas vraiment de problème ?
— Nous ne pouvons pas le négliger.
Cathy se détourna un moment. Elle ne savait que penser de cette nouvelle information. Bien sûr, se dit son mari, et moi non plus.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ? demanda-t-elle enfin.
— D’abord, je vais téléphoner à une société de sécurité et faire installer un système d’alarme ici. Ensuite, j’ai déjà remonté mon fusil de chasse et il est chargé...
— Non, Jack, pas dans la maison, pas avec Sally ! protesta immédiatement Cathy.
— Il est sur la plus haute étagère dans ma penderie. Il est chargé, mais il n’y a pas de balle dans le canon. Elle ne peut absolument pas l’atteindre, même en montant sur un tabouret. Il restera chargé, Cathy. Je vais aussi m’entraîner au tir, avec le fusil, et acheter peut-être un pistolet. Et... eh bien, je veux que tu apprennes aussi à tirer.
— Non ! Je suis médecin ! Je n’emploie pas d’armes à feu.
— Elles ne mordent pas, dit-il patiemment. Je veux simplement te faire connaître un type qui apprend aux femmes à tirer. Accepte simplement de le voir.
— Non.
Cathy n’en démordait pas. Jack respira profondément. Il lui faudrait une heure pour la persuader, mais il n’avait pas du tout envie de perdre une heure sur ce sujet, maintenant.
— Alors tu vas téléphoner à la compagnie de sécurité demain matin ?
— Non, il faut que j’aille quelque part.
— Où ça ? Tu n’as pas de cours avant l’après-midi.
Jack soupira.
— Je dois aller à Langley.
— Qu’est-ce qu’il y a, à Langley ?
— La CIA.
— Quoi !
— Tu te souviens, l’été dernier ? Je recevais de la Mitre Corporation des honoraires de consultant ?
— Oui.
— Tout mon travail se faisait au siège de la CIA.
— Mais... mais tu as dit en Angleterre que tu n’avais jamais...
— C’était de Mitre que venaient les chèques. C’était pour eux que je travaillais. La CIA était l’endroit où je travaillais.
— Tu as menti ! s’exclama Cathy abasourdie. Tu as menti dans un tribunal !
— Non. J’ai dit que je n’avais jamais été employé par la CIA et je ne l’ai jamais été.
— Tu ne m’en as jamais rien dit.
— Tu n’avais pas besoin de le savoir, répliqua Jack en se disant que ce n’était pas une bonne réponse.
— Je suis ta femme, bon dieu ! Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?
— Je faisais partie d’une équipe d’universitaires. Tous les trois ou quatre ans, ils font venir des gens de l’extérieur pour examiner leurs dossiers, une espèce de vérification des personnes qui travaillent là régulièrement. Je n’étais pas un espion, ni rien. Je faisais tout mon travail assis à un petit bureau dans un cagibi du deuxième étage. J’ai rédigé un rapport et voilà tout.
Il était inutile de lui expliquer le reste.
— C’était sur quoi, ce rapport ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Jack !
Elle était vraiment en colère, maintenant.
— Écoute, bébé, j’ai signé un accord précisant que je ne parlerais jamais de ce travail à aucune personne non habilitée au secret. J’ai donné ma parole, Cathy.
Cela la calma un peu. Elle savait que son mari était extrêmement pointilleux sur la parole donnée. C’était même une de ses qualités. Cela l’agaçait qu’il s’en serve pour se défendre, mais elle savait que c’était un mur qu’elle ne pouvait franchir. Elle tenta de s’y prendre autrement.
— Alors pourquoi est-ce que tu y retournes ?
— Je veux consulter les renseignements qu’ils ont. Tu devrais comprendre de quels renseignements il s’agit.
— Sur ces gens de l’ULA ?
— Eh bien, disons simplement que pour le moment je ne m’inquiète pas trop du péril jaune.
— Mais tu te fais réellement du souci, à présent ?
Elle commençait à s’inquiéter aussi.
— Ma foi, je l’avoue.
— Mais pourquoi ? Tu me dis que le FBI t’a assuré qu’ils ne...
— Ah, je ne sais pas... Si, je le sais bien ! C’est ce salaud de Miller, celui qui était jugé. Il veut me tuer.
Ryan contempla le tapis. C’était la première fois qu’il disait cela à haute voix.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que je l’ai vu sur sa figure ! Je l’ai vu, Cathy, et j’ai peur... et pas seulement pour moi.
— Mais Sally et moi...
— Est-ce que tu crois sincèrement qu’il se préoccupe de ça ? répliqua Ryan avec colère. Ces fumiers tuent des gens qu’ils ne connaissent même pas. Ils le font presque histoire de rire. Ils veulent changer le monde, et ils se fichent éperdument de ceux qui se trouvent sur leur chemin. Ils s’en foutent !
— Mais pourquoi aller à la CIA ? Est-ce qu’elle peut te... nous protéger ? Je veux dire...
— Je tiens à savoir un peu ce qui motive ces gens.
— Mais le FBI le sait, n’est-ce pas ?
— Je veux voir le dossier de mes yeux. J’ai fait un assez bon travail, là-bas. Ils m’ont même demandé de... eh bien, d’y accepter un poste permanent. J’ai refusé.
— Tu ne m’en as jamais rien dit !
— Maintenant, tu le sais.
Jack parla encore quelques minutes, pour expliquer ce que Shaw lui avait dit. Cathy devrait être vigilante, en allant à l’hôpital et en en revenant. Cela la fit enfin retrouver le sourire. Sa Porsche 911 était une véritable bombe de six cylindres. Comment faisait-elle pour n’avoir jamais de contravention pour excès de vitesse, cela avait toujours été un mystère pour son mari. Sa beauté n’y était pas pour rien, certainement, et puis elle devait exhiber sa carte de Johns Hopkins et dire qu’elle était attendue pour une opération d’urgence. Quoi qu’il en soit, elle conduisait une voiture dont la vitesse de pointe était de plus de deux cents à l’heure et qui se manoeuvrait comme un charme. Elle conduisait des Porsche depuis l’âge de seize ans et Jack la savait capable de foncer avec cette petite voiture de sport verte par les chemins de campagne, à une vitesse qui l’obligeait, lui, à se cramponner et à serrer les dents. Il reconnut que c’était probablement une meilleure défense qu’un pistolet.
— Alors, tu le feras ?
— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?
— Excuse-moi de t’avoir entraînée dans cette histoire. Jamais... Je ne me serais jamais douté qu’une chose pareille pourrait arriver. J’aurais sans doute mieux fait de rester tranquille, grogna-t-il.
Cathy lui caressa la nuque.
— Tu ne peux rien y changer, maintenant. Ils se trompent peut-être. Tu le disais toi-même, ils sont simplement un peu paranoïaques.
— Ouais...


                                                                                                                  TOM Clancy

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