— Il ne faut pas vous en vouloir, Jimmy, dit Murray. Et Bob va s’en tirer. C’est quelque chose, ça.
— Certainement, répliqua ironiquement Owens. Il y a même cinquante pour cent de chances pour qu’il puisse remarcher. Mais les autres, Dan ? Cinq hommes de valeur disparus et quatre civils avec eux.
— Et peut-être aussi les terroristes.
— Vous n’y croyez pas plus que moi.
Cela avait été un coup de chance fortuit. Un dragueur de mines de la Royal Navy qui effectuait un sondage de la Manche au sonar avait découvert un nouvel objet sur le fond et immédiatement envoyé une caméra en plongée pour l’identifier. La bande vidéo révélait les restes d’un canot pneumatique, un Zodiac de dix mètres avec deux moteurs hors-bord de cent chevaux. Il avait manifestement coulé à la suite d’une explosion près des réservoirs, mais il n’y avait aucune trace des hommes qui s’étaient trouvés à bord, ni de leurs armes. Le capitaine du dragueur avait immédiatement compris l’importance de la découverte et alerté ses supérieurs. Une équipe de récupération s’apprêtait à plonger pour renflouer l’épave.
— C’est une possibilité. Un d’eux a pu faire une fausse manoeuvre, le bateau a explosé, les salauds ont bu le bouillon...
— Et les cadavres ?
— Ils ont nourri les poissons, dit Murray avec un petit sourire. Ça fait une belle image, non ?
— Vous qui êtes tellement joueur... quelle somme iriez-vous parier sur cette hypothèse ?
Owens n’était pas d’humeur à plaisanter. Murray voyait bien que le chef du C-13 considérait toujours l’affaire comme une défaite personnelle.
— Pas grand-chose, reconnut le représentant du FBI. Alors vous pensez qu’un navire les a repêchés ?
— C’est la seule solution raisonnable. Neuf navires marchands étaient assez près pour avoir été mêlés à l’affaire. Nous en avons la liste.
Murray l’avait aussi. Elle avait déjà été envoyée à Washington, où le FBI et la CIA l’étudieraient.
— Mais pourquoi ne pas repêcher le bateau aussi ?
— Évident, il me semble. Et si un des hélicoptères les avait vus faire ? Ou bien c’était trop difficile étant donné les conditions atmosphériques. Ou ils n’ont pas voulu se donner ce mal. Ils doivent avoir d’importantes ressources financières, vous ne croyez pas ?
— Quand est-ce que la Marine va renflouer l’épave ?
— Si le temps le permet, après-demain, dit Owens.
C’était le seul sujet de satisfaction. Ils auraient ainsi un indice concret. Tout ce qui était fabriqué dans le monde portait une marque de fabrique et un numéro de série. Il y aurait, quelque part, une trace de la vente. C’était ainsi que commençaient beaucoup d’enquêtes réussies, par une petite facture, dans un magasin, qui aboutissait souvent à l’arrestation et à la condamnation des plus dangereux criminels. D’après la bande vidéo, les moteurs avaient l’air de hors-bord américain Mercury. Le FBI avait déjà été alerté, pour suivre cette piste dès que l’on aurait les numéros de série. Murray avait déjà appris que c’étaient les moteurs les plus vendus dans le monde entier. Cela rendrait les recherches plus difficiles, mais c’était quand même quelque chose, et cela valait mieux que rien.
— Pas de nouvelles du côté de la fuite ? demanda Murray, touchant le point le plus sensible.
— Celui-là ferait bien de prier que nous ne le trouvions pas, gronda Owens.
Pour le moment, cela ne risquait pas d’arriver. Trente et une personnes au total étaient au courant de l’heure et de l’itinéraire de transfert du prisonnier et cinq d’entre elles étaient mortes ; même le conducteur de la fourgonnette n’avait été mis au courant qu’au dernier moment. Cela laissait vingt-six suspects, des membres du C-13, deux personnages haut placés de la police métropolitaine, dix du Home Office et divers autres en passant par quelques hommes du MI-5 et du service de sécurité. Chacun avait une position d’habilitation au secret, de haut niveau. Mais une habilitation ne veut rien dire, pensait Owens. Par définition, la fuite ne pouvait venir que d’un salaud qui serait jugé absolument digne de confiance.
Et cette fois, c’était différent. C’était de la trahison, pis que de la trahison – à vrai dire, Owens n’aurait jamais cru cela possible avant la dernière semaine. Le responsable de la fuite devait aussi avoir participé à l’attaque contre la famille royale. Trahir les secrets de la sécurité nationale était un crime épouvantable. Mais mettre en danger la famille royale, c’était un crime si incompréhensible qu’Owens ne parvenait pas à le croire possible. Il ne s’agissait pas d’une personne à l’état mental douteux. C’était quelqu’un de très intelligent, possédant une considérable faculté de dissimulation, quelqu’un qui avait trahi une confiance à la fois personnelle et nationale. Il y avait eu un temps, dans ce pays* où ces gens-là mouraient sous la torture. Owens n’en était pas fier, mais à présent il comprenait pourquoi c’était arrivé, avec quelle facilité on pouvait envisager un tel châtiment. La famille royale était adorée par le peuple. Et quelqu’un, probablement un de ses proches, l’avait trahie, livrée à une petite bande de terroristes. Owens voulait cette personne. Il voulait la voir morte, la regarder mourir. Il ne pouvait y avoir d’autre châtiment pour ce genre de crime.
Son professionnalisme reprit pourtant le dessus. Nous ne trouverons pas le salaud en souhaitant sa mort. Pour le retrouver, il faut un travail de police, appliqué, laborieux, une enquête approfondie. Owens s’y entendait. Ni lui ni les hommes d’élite chargés de l’enquête n’auraient de repos tant qu’ils n’auraient pas réussi. Et aucun ne doutait de la réussite finale.
— Vous avez quand même deux atouts, Jimmy, dit Murray qui devinait les pensées d’Owens.
Ce n’était pas difficile. Tous deux avaient eu à résoudre des affaires ardues et les polices diffèrent peu, tout autour du monde.
— Sûrement, reconnut Owens en souriant presque. Ils n’auraient pas dû révéler leur jeu. Ils auraient dû tout faire pour protéger leur source. Nous pouvons comparer les listes de ceux qui savaient que Son Altesse venait au palais cet après-midi-là, avec ceux qui savaient quand le jeune M. Miller était conduit à Lymington.
— Sans oublier les standardistes qui ont fait passer les communications téléphoniques, lui rappela Murray. Et les secrétaires et collègues qui ont pu entendre quelque chose, et les amants ou maîtresses qui auraient pu l’apprendre, au cours de conversations horizontales.
— Merci de tout mon coeur, Dan ! On a besoin d’encouragements dans un moment pareil.
L’Anglais alla ouvrir l’armoire de Murray et y trouva une bouteille de whisky, un cadeau de Noël, pas encore débouchée en cette veille de Jour de l’An.
— Vous avez raison, ils auraient dû protéger leur source de renseignements. Je sais que vous l’attraperez, Jimmy. Je suis prêt à parier là-dessus.
Owens remplit les verres. Il était heureux de voir que l’Américain avait finalement appris à boire son whisky décemment. En un an, Owens avait fait perdre à Murray l’habitude de mettre de la glace dans tout. C’était une honte de gâcher un bon malt écossais. Il fronça les sourcils, saisi d’une autre pensée.
— Qu’est-ce que cela nous dit de Sean Miller ?
Murray écarta les bras.
— Il est plus important que vous le pensiez, peut-être ? Ils avaient peur que vous le brisiez, lui soutiriez des informations ? Ou ils voulaient peut-être simplement garder leur record intact. Ou autre chose encore ?
Owens hocha la tête. En plus des étroites relations que leur travail à Scotland Yard et au FBI avait nouées entre eux, il appréciait à sa juste valeur l’opinion de son collègue. Tous deux étaient des policiers expérimentés, mais on pouvait faire confiance à Murray pour voir les choses sous des angles un peu différents. Deux ans plus tôt, Owens avait été surpris deconstater à quel point c’était précieux. De même, en plusieurs occasions et sans en avoir pleinement conscience, Murray s’était servi de l’esprit de déduction de son ami.
— Mais alors, quel serait son rôle ? se demanda Owens à haute voix.
— Allez savoir. Chef des opérations ?
— Bien jeune pour ça.
— Jimmy, le gars qui a lâché une bombe atomique sur Hiroshima était colonel de l’Air Force et il n’avait que vingt-neuf ans. Et quel âge a cet O’Donnel ?
— Bob Highland est de votre avis.
Owens contempla son verre pendant un moment, le front rembruni.
— Bob est un malin, aussi. J’espère que vous pourrez le remettre dans la rue.
— Sinon, nous pourrons toujours l’utiliser dans un bureau. Il a un trop bon cerveau pour le laisser perdre. En attendant, il faut que je file. Veille de Jour de l’An, Dan. À quoi buvons-nous ?
— C’est évident. À une enquête réussie. Vous allez mettre la main sur cette source, Jimmy, et ce type va vous donner tous les renseignements qu’il vous faut, dit Murray en levant son verre. À une affaire classée.
— Oui.
Tous deux vidèrent leur verre.
— Jimmy, faites-vous plaisir et accordez-vous une soirée de congé. Videz cette vieille tête et repartez d’un bon pied demain matin.
Owens sourit.
— Je vais essayer. Mais un dernier mot. Ça m’a frappé sur la route, en venant. Ces types de l’ULA ont transgressé toutes les règles, n’est-ce pas ?
— C’est assez vrai, reconnut Murray en rangeant ses dossiers sous clef.
— Ils n’y en a qu’une qu’ils ont toujours respectée.
Murray se retourna.
— Ah oui ? Laquelle ?
— Ils n’ont jamais rien tenté en Amérique.
— Aucun terroriste ne s’y hasarde, répliqua Murray en écartant cela d’un geste indifférent.
— Aucun n’avait de raison de le faire.
— Et alors ?
— Écoutez, Dan, l’ULA a des raisons, maintenant, et ils n’ont jamais beaucoup hésité à transgresser les règles. Ce n’est qu’une intuition, pas davantage. Enfin... Bonne nuit et bonne et heureuse année, agent spécial Murray.
Owens reprit son manteau. Ils se serrèrent solennellement la main.
— Chef Owens, toutes mes amitiés à Emily.
Dan le raccompagna à la porte et retourna dans son bureau pour s’assurer que tous ses dossiers secrets étaient bien à l’abri. Il faisait nuit noire, dehors, et il n’était que 17 h 45.
— Jimmy... pourquoi avez-vous dit ça ? demanda-t-il à l’obscurité.
Il se rassit dans son fauteuil à pivot.
Jamais aucun groupe terroriste n’avait opéré aux États-Unis. Bien sûr, ils récoltaient de l’argent, là-bas, dans les quartiers et les saloons irlandais de Boston et de New York, ils faisaient quelques discours sur leur vision d’avenir d’une Irlande libre et unifiée, sans jamais se donner la peine de préciser qu’avec leur engagement dans le marxisme-léninisme, leur vision de l’Irlande était un nouveau Cuba. Ils avaient toujours été assez avisés pour comprendre que les Irlando-Américains n’apprécieraient pas beaucoup ce petit détail. Et puis il y avait le trafic d’armes. C’était en grande partie du passé. La PIRA et l’INLA se procuraient actuellement la majorité de leurs armes sur le marché mondial ouvert. Selon certains rapports, aussi, une partie de leurs partisans avaient été entraînés dans des camps militaires soviétiques, mais on ne pouvait pas reconnaître la nationalité d’un homme d’après une photo par satellite, pas plus qu’on ne pouvait reconnaître un visage. Ces rapports-là n’avaient jamais été suffisamment confirmés pour être publiés dans la presse.
Le fond de l’histoire était quand même que la PIRA et l’INLA n’avaient jamais commis de crime violent en Amérique. Jamais. Pas une seule fois.
Mais Jimmy a raison, se dit-il. L’ULA n’a jamais hésité à transgresser une règle. La famille royale était intouchable pour tout le monde, mais pas pour l’ULA. Il secoua la tête. Rien ne suggérait qu’ils transgresseraient cette règle-là. Ce n’était pas là-dessus qu’on pouvait faire démarrer une enquête.
— Mais qu’est-ce qu’ils manigancent ? se demanda-t-il tout haut.
Personne n’en savait rien. Même leur nom était une anomalie. Pourquoi s’appelaient-ils « armée de libération de L’Ulster » ? C’était un mouvement nationaliste irlandais, mais « Ulster » était le préfixe des groupes réactionnaires protestants. Ce que faisaient les terroristes n’était pas toujours sensé, mais cela au moins devait avoir un sens. Tout ce qui concernait l’ULA était anormal. Ils faisaient des choses que personne d’autre ne ferait, ils se donnaient un nom que personne n’adopterait.
Ils faisaient des choses que personne d’autre ne ferait. C’était ce qui rongeait Jimmy, Murray en était sûr. Pourquoi opéraient-ils de cette façon ? Il devait y avoir une raison. En dépit de la folie de leurs actes, les terroristes étaient raisonnables, selon leurs normes. Quelque énigmatique qu’apparût leur raisonnement pour d’autres, il avait sa propre logique interne. La PIRA et l’INLA agissaient selon cette logique. Ces mouvements annonçaient même leur dessein et leurs actions concordaient avec ce qu’ils disaient vouloir : rendre l’Irlande du Nord ingouvernable. S’ils y réussissaient, les Britanniques finiraient par en avoir assez et s’en iraient. Leur objectif, par conséquent, était d’entretenir indéfiniment le conflit et d’attendre que l’autre côté plie bagage. C’était conceptuellement logique.
Mais l’ULA n’avait jamais dit ce qu’elle voulait. Pourquoi ? Pourquoi gardait-elle ses objectifs secrets ? Et d’ailleurs, pourquoi l’existence d’un groupe terroriste devrait-elle rester secrète, s’il procédait à des opérations ? Alors pourquoi n’avaient-ils jamais proclamé leur existence, sauf au sein de la communauté PIRA/INLA elle-même ?
Ça ne peut pas être complètement irraisonné, se dit Murray. Il est impossible qu’ils agissent totalement sans raison aucune, tout en étant aussi efficaces qu’ils l'ont été.
Murray jura. La réponse était là, il la sentait flotter au bord de son esprit, mais il n’arrivait pas à la saisir. Il quitta enfin son bureau. Deux marines patrouillaient déjà dans les couloirs, s’assurant que les portes étaient bien fermées à clef. Dan les salua en marchant vers l’ascenseur tout en cherchant encore à assembler les pièces du puzzle. Il regrettait qu’Owens soit parti si tôt. Il avait besoin de lui parler de tout cela. À eux deux, peut-être pourraient-ils y découvrir un sens. Non, se dit-il, pas peut-être. Ils trouveraient. Il y avait une raison.
Il était prêt à parier que Miller la connaissait.
— Quel endroit abominable ! dit Sean Miller.
Le coucher de soleil était magnifique, presque aussi beau qu’en mer. Le ciel était dégagé de toute pollution urbaine et les dunes lointaines se profilaient en créneaux irréguliers derrière lesquels le soleil se cachait. Le plus curieux, c’était la gamme des températures, bien sûr. À midi, le thermomètre avait atteint 33° — et les autochtones trouvaient que c’était un temps frais ! —, mais à présent, le soleil couché, un vent froid se levait et bientôt la température tomberait au-dessous de zéro. Le sable ne conservait pas la chaleur et, dans l’air pur et sec, elle s’évaporait et montait vers les étoiles.
Miller était fatigué. La journée avait été dure : entraînement. Depuis près de deux mois, il n’avait pas touché une arme. Ses réactions s’en ressentaient, son tir était abominable et sa forme physique ne valait guère mieux. Il avait même pris quelques kilos, avec la nourriture de prison, ce qui l’avait bien étonné. Il lui faudrait les perdre en une semaine. Le désert était bon pour ça. Comme la plupart des hommes nés sous de plus hautes latitudes, Miller avait du mal à supporter ce genre de climat. Son activité physique lui donnait soif, mais il n’avait pas faim quand il faisait si chaud. Alors il buvait de l’eau et laissait son corps se nourrir sur lui-même. Il perdrait du poids et s’endurcirait plus vite là que partout ailleurs. Mais cela ne lui faisait pas apprécier le pays.
Quatre autres de leurs hommes étaient restés avec lui, mais le reste du commando de sauvetage était immédiatement reparti, via Rome et Bruxelles, une nouvelle série de tampons ajoutée sur leurs passeports de « touristes ».
— Ce n’est pas l’Irlande, reconnut O’Donnell.
Son nez se fronçait à l’odeur de la poussière et de sa propre sueur.
Pas la même que chez lui. Aucune senteur de brume et de tourbe, de feu de coke dans un âtre, rien de l’ambiance alcoolisée du pub local.
C’était encore un autre inconvénient irritant : pas d’alcool. Les gens du cru avaient piqué une nouvelle crise d’Allah et décidé que même leurs camarades de la communauté terroriste internationale s’abstiendraient de transgresser la loi du Coran. Exaspérant.
Le camp était rudimentaire. Six baraquements, dont un garage. Une base d’hélicoptère inutilisée, une route à demi recouverte de sable par la dernière tempête. Un puits profond pour l’eau. Un polygone de tir. Rien d’autre. Par le passé, jusqu’à cinquante personnes s’y étaient relayées. Plus maintenant. C’était le propre camp de l’ULA, bien séparé de ceux qu’utilisaient d’autres groupes. Sur un tableau noir, dans le baraquement numéro un, il y avait un horaire donnant les heures de passage des satellites de reconnaissance américains ; tout le monde savait quand il fallait se cacher et tous les véhicules du camp étaient à l’abri.
Deux phares apparurent à l’horizon, au sud, roulant vers le camp. O’Donnell nota leur arrivée, mais n’en dit rien. L’horizon était loin. Il enfila son blouson pour se protéger du froid qui tombait, en regardant les lumières glisser de gauche à droite, leurs faisceaux coniques suivant le contour des dunes. Il constata que le conducteur prenait son temps. Dans ce climat, c’était difficile de se donner du mal. Les choses se feraient demain, si Dieu le voulait.
Le véhicule était une Land Cruiser Toyota, la voiture à quatre roues motrices qui avait remplacé presque partout la Land Rover. Le conducteur la mena tout droit dans le garage avant d’en descendre. O’Donnell regarda l’heure. Le prochain passage de satellite était dans trente minutes. Plutôt juste. Il se leva et entra dans le baraquement n° 3. Miller le suivit, en saluant de la main l’homme qui venait d’arriver. Un soldat en uniforme, du personnel permanent du camp, ferma la porte du garage.
— Heureux de te voir sorti, Sean, dit le visiteur qui portait une petite sacoche.
— Merci, Shamus.
O’Donnell leur ouvrit, sans façon.
— Merci, Kevin.
— Tu arrives juste à temps pour dîner,
— Ma foi, on ne peut pas avoir de la chance à tous les coups, répliqua Shamus Padraig Connolly, en regardant autour de lui. Pas de biques dans le coin ?
— Pas ici, assura O’Donnell.
— Tant mieux.
Connolly ouvrit sa sacoche et en retira deux bouteilles.
— J’ai pensé qu’une petite goutte de pur ne vous déplairait pas.
— Comment est-ce que tu as passé ça sous le nez des salopards ? demanda Miller.
— Je leur ai dit que j’apportais un pistolet, naturellement.
Tout le monde rit pendant que Miller allait chercher des verres et de la glace. Dans ce pays, on se servait toujours de glace.
— Quand es-tu censé arriver au camp ? demanda O’Donnell, faisant allusion à celui de la PIRA, à quatre-vingts kilomètres.
— J’ai des ennuis de voiture, je passe la nuit avec nos amis en uniforme. L’ennui, c’est qu’ils ont confisqué mon whisky.
— Foutus païens ! s’exclama Miller en riant.
Les trois hommes trinquèrent.
— Comment c’était, dans le trou, Sean ? demanda Connolly une fois la première tournée avalée.
— Ç’aurait pu être pire. Une semaine avant que Kevin vienne me chercher, j’ai passé un sale moment avec des truands, les flics les avaient incités bien sûr, et ils s’en sont payés. Foutus pédés ! À part ça, bof, c’est très amusant de rester assis là et de les regarder parler et parler et parler comme une bande de vieilles peaux.
— Tu ne pensais tout de même pas que Sean parlerait, dis ? demanda O’Donnell.
Son sourire déguisa ses sentiments ; bien sûr qu’ils s’en étaient tous inquiétés ; ils s’étaient surtout inquiétés de ce qui arriverait quand les gars de la PIRA et de l’INLA, à la prison de Parkhurst, lui mettraient la main dessus.
— Alors, quelles nouvelles de Belfast ? demanda le chef de l’ULA.
— Johnny Doyle n’est pas très content d’avoir perdu Maureen. Les hommes s’agitent, pas trop, note bien, mais ça cause. Ton opération de Londres, Sean, au cas où on ne te l’aurait pas dit, a fait lever les verres dans les Six Comtés.
Peu importait à Connolly que la majorité des habitants d’Irlande du Nord, protestants et catholiques, aient été dégoûtés par l’attentat. Sa petite communauté de révolutionnaires représentait pour lui le monde entier.
— On ne se soûle pas pour un échec, dit aigrement Miller en pensant : « Ce salaud de Ryan ! »
— Mais c’était une tentative superbe. Il est évident que vous avez joué de malchance, mais c’est tout, et nous sommes tous esclaves de la fortune.
O’Donnell fronça les sourcils. Son visiteur était trop poétique à son goût bien que, comme se plaisait à le faire observer Connolly, Mao lui-même ait écrit des poèmes.
— Est-ce qu’ils vont essayer de faire évader Maureen ?
Cela fit rire Connolly.
— Après ce que tu as fait avec Sean ? Risque pas ! Comment diable est-ce que tu as réussi ce coup-là, Kevin ?
— Il y a des moyens.
O’Donnell n’en dit pas plus. Sa source de renseignements avait l’ordre formel de ne rien faire du tout pendant deux mois. La librairie de Dennis était fermée, en ce qui le concernait. La décision de se servir de lui pour obtenir des renseignements en vue de l’opération de sauvetage n’avait pas été facile à prendre. C’était le problème, ses professeurs le lui avaient bien enfoncé dans la tête, il y avait des années. Paradoxalement, le renseignement le plus utile est souvent trop dangereux pour la source pour qu’on s’en serve.
— Enfin, vous avez attiré l’attention de tout le monde. Si je suis ici, c’est pour mettre nos gars au courant de votre opération.
Kevin s’esclaffa.
— Sans blague ! Et qu’est-ce que M. Doyle pense de nous ?
Connolly pointa sur lui un doigt comiquement accusateur.
— Vous avez une influence contre-révolutionnaire dont l’objectif est de briser le mouvement. L’opération du Mall a eu de graves répercussions de l’autre côté de l’Atlantique. Nous allons... pardon, ils vont envoyer quelques-uns des leurs à Boston, dans un mois, pour remettre les pendules à l’heure, pour dire aux Yanks qu’ils n’ont rien à voir avec ça.
— L’argent, nous n’avons pas besoin de leur sale argent ! s’écria Miller. Et ils peuvent se mettre leur foutu soutien moral au...
— Faut pas offenser les Américains, dit sentencieusement Connolly.
O’Donnell leva son verre pour un toast.
— Au diable les putains d’Américains !
Alors qu’il vidait son deuxième verre de whisky, les yeux de Miller s’ouvrirent tout à coup en grand.
— Kevin, nous n’allons pas faire grand-chose dans le Royaume — Uni avant un moment...
— Ni dans les Six Comtés, dit O’Donnell. C’est le moment de nous terrer, je pense. Nous allons nous concentrer sur l’entraînement, et attendre notre prochaine occasion.
— Dis-moi, Shamus, quelle est l’efficacité des types de Doyle, à Boston ?
Connolly haussa les épaules.
— Colle-leur assez d’alcool dans le ventre et ils croiront tout ce qu’on leur dira, et ils jetteront leurs dollars dans le chapeau, comme toujours.
Miller sourit, pendant quelques secondes. Il remplit lui-même son verre, cette fois, tandis que les autres continuaient de causer. Il commença à élaborer un plan dans sa tête.
Murray avait effectué diverses missions pour le Bureau, au cours de ses nombreuses années de service, de la chasse aux voleurs de banques, à ses débuts, à la fonction de professeur de procédures d’enquête à l’Académie du FBI à Quantico, en Virginie. Une des choses qu’il répétait toujours à ses jeunes élèves, c’était l’importance de l’intuition. La police était un art autant qu’une science. Le Bureau avait d’immenses ressources scientifiques pour traiter et évaluer les pièces à conviction, mais tout bien considéré rien ne remplaçait le cerveau d’un agent expérimenté. L’expérience, c’était ce qui comptait, Murray le savait, la façon de rassembler et de raccorder les indices, de pénétrer dans l’esprit de son objectif pour tenter de prévoir sa prochaine manoeuvre. Mais plus encore que l’expérience, il y avait l’intuition. Ces deux qualités devaient se compléter. C’était le plus dur, pensait Murray en rentrant en voiture de l’ambassade jusque chez lui. Parce que l’intuition risquait de trop vagabonder s’il n’y avait pas assez de faits concrets à quoi se cramponner.
— Vous apprendrez à vous fier à votre instinct, dit Murray en s’adressant à la circulation et en citant ses propres notes de cours. L’instinct ne remplace jamais les indices et la procédure, mais il peut être un instrument très utile pour adapter les uns à l’autre... Ah, Dan, tu aurais fait un sacré jésuite !
Il rit tout seul, sans remarquer le regard surpris venant de la voiture à sa droite.
Si c’est tellement comique, pourquoi est-ce que ça t’inquiète ?
L’instinct de Murray tirait avec insistance une petite sonnette d’alarme. Pourquoi Jimmy avait-il dit ça ? Manifestement, cela l’inquiétait aussi, mais., quoi ? De quoi s’agissait-il ?
Merde !
Ses mains se crispèrent sur le volant et sa bonne humeur fit place à un renouveau de frustration. Il pourrait en parler à Owens le lendemain ou le surlendemain, mais la petite sonnerie lui disait que c’était plus urgent que cela.
Pourquoi était-ce tellement urgent ? Il n’y avait rien, aucune raison précise de s’énerver à ce point.
Murray se rappela la première affaire qu’il avait résolue, plus ou moins seul, dix mois après avoir été lâché sur le terrain comme agent spécial. Tout avait commencé par un sentiment comme celui qu’il éprouvait maintenant. Une espèce de migraine intellectuelle, rien de plus. Et puis, il avait trouvé le bon angle de vision, celui auquel personne d’autre n’avait pensé.
Fait avéré numéro un : l’ULA transgressait toutes les règles. Fait avéré numéro deux : aucune organisation terroriste irlandaise n’avait jamais effectué une opération aux États-Unis. Point final. S’ils organisaient une op en Amérique... eh bien, ils étaient indiscutablement furieux contre Ryan, mais ils n’avaient rien tenté contre lui en Angleterre, pas davantage aux USA. Et si Miller était en réalité leur chef des opérations... Non, se dit Murray, les terroristes ne prennent pas les choses à coeur, personnellement. Ces salauds-là sont de vrais professionnels. Ils devraient donc avoir une meilleure raison que la vengeance.
Ce n’est pas parce que nous ne connaissons pas leurs raisons qu’ils n’en ont pas, Danny. Murray se demanda tout à coup si son intuition ne se transformait pas en paranoïa, en vieillissant. Il eut l’impression qu’il allait devenir fou, à raisonner de la sorte.
Il tourna à gauche dans Kensington Road, le quartier élégant où se trouvait son domicile officiel. Le problème, comme toujours, était de se garer. Même quand il avait été affecté à la section du contre-espionnage du bureau de New York, il n’avait pas eu autant de difficultés. Il trouva un créneau d’à peine cinquante centimètres plus long que sa voiture et passa cinq minutes à manoeuvrer pour l’y glisser.
Une fois chez lui, Murray accrocha son manteau à la patère près de la porte et se rendit directement dans le living-room. Sa femme le trouva au téléphone, avec une expression féroce. Elle se demanda ce qui lui arrivait.
Il fallut quelques secondes à la communication transatlantique pour aboutir dans le bureau voulu.
— Bill, ici Dan Murray... Oui, oui, nous allons bien. Je voudrais que vous fassiez quelque chose. Ce type, Jack Ryan, vous savez ?... Oui. Dites-lui... Ah, zut, comment est-ce que je vais dire ça ? Dites-lui qu’il devrait peut-être surveiller ses arrières... Je le sais bien, Bill... Je ne peux pas vous dire, quelque chose me tracasse, mais je ne peux pas... Quelque chose comme ça, oui... Je sais qu’ils n’ont encore jamais fait ça, Bill, mais ça me tracasse quand même... Non, rien de particulier, je suis incapable de mettre le doigt dessus, mais Jimmy Owens a évoqué cette possibilité et maintenant ça me turlupine... Ah, vous avez déjà le rapport ? Bon, alors vous voyez ce que je veux dire.
Murray renversa la tête en arrière et considéra un instant le plafond.
— Appelez ça une intuition, un instinct, ce que vous voudrez, mais ça m’inquiète. Je veux qu’on agisse en ce sens... Comment va la famille ?... Ah oui ? Formidable ! Eh bien, ce sera une heureuse année pour vous. O.K., salut et merci, dit-il, et il raccrocha. Eh bien, je me sens un peu mieux.
— La soirée est à 21 heures, lui dit sa femme.
Elle avait l’habitude de le voir rapporter du travail à la maison et se chargeait de lui rappeler ses obligations mondaines.
— Je ferais bien d’aller me changer, alors.
Il se leva et alla embrasser sa femme. Il se sentait réellement mieux. Il avait au moins fait quelque chose, probablement rien d’utile, sinon que le Bureau allait penser qu’il perdait un peu son sang-froid, mais cela lui était égal.
— L’aînée de Bill est fiancée. Elle va épouser un jeune agent du bureau de D.C.
— Quelqu’un qu’on connaît ?
— Un petit nouveau.
— Nous devons bientôt partir.
— D’accord, d’accord.
Il passa dans la chambre et se dépêcha de se changer pour la grande réception de l'ambassade.
TOM Clancy
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