vendredi 5 juillet 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre VIII: Information

— Les remerciements du Bureau pour avoir repéré ce type, Jimmy.
— Je pense sincèrement que nous n’avons pas besoin de ce genre de touriste, Dan, répondit Owens.
Un citoyen de Floride qui avait détourné trois millions de dollars d’une banque d’Orlando avait commis l’erreur de passer par la Grande-Bretagne, en route vers un autre pays aux lois bancaires légèrement différentes.
— Mais je crois que la prochaine fois nous le laisserons taire un peu de shopping à Bond Street avant de l’arrêter. Vous pourrez appeler ça des honoraires. Des honoraires pour l’arrestation.
— Ha !
Le représentant du FBI ferma le dernier dossier. Il était 18 heures, heure locale. Dan Murray se carra dans son fauteuil. Derrière lui, de l’autre côté de la rue, les immeubles en briques de style Georgien pâlissaient au crépuscule. Des hommes patrouillaient discrètement sur les toits, comme sur tous les bâtiments de Grosvenor Square. Mais l’ambassade américaine était moins gardée que fortifiée, tant il y avait eu d’alertes à la bombe depuis six ans. Des agents en tenue étaient en faction sur le devant de l’édifice, là où North Audley Street était barrée à la circulation. Le trottoir était décoré de « pots de fleurs » en béton qu’un char n’aurait pu surmonter qu’avec difficulté et le reste de l’immeuble était protégé par un glacis de béton en pente pour repousser les voitures piégées. À l’intérieur, derrière les vitres à l’épreuve des balles, un caporal des marines montait la garde à côté d’un coffre-fort mural contenant un revolver Smith & Wesson Magnum 357. Quelle époque ! pensait Murray. Le monde merveilleux du terrorisme international ! Il avait horreur de travailler dans un bâtiment qui avait l’air d’un bunker de la ligne Maginot, horreur d’imaginer qu’il y avait peut-être dans un des immeubles d’en face un Iranien, un Palestinien, un Libyen ou une autre espèce de fou terroriste armé d’un lance-roquettes RPG-7. Murray ne craignait pas pour sa vie. Il l’avait risquée plus d’une fois. Il avait horreur de l’injustice, de l’injure à son métier, que représentaient ces individus capables de tuer leur prochain pour des motifs politiques. Mais ils ne sont pas fous, n’est-ce pas ? Les spécialistes du comportement disent qu’ils ne le sont pas. Ce sont des romantiques, des croyants, des gens qui se sont engagés pour un idéal et sont prêts à commettre n’importe quel crime pour l’imposer. Des romantiques ! je vous demande un peu !
— Jimmy, vous vous rappelez le bon vieux temps où nous traquions les voleurs de banque qui ne commettaient des hold-up que pour de l’argent ?
— Je ne me suis jamais occupé d’eux. Je m’intéressais surtout aux cambriolages ordinaires avant qu’on m’envoie enquêter sur des meurtres. Mais c’est vrai que le terrorisme fait regretter le temps du simple gangster.
Owens se resservit du porto. Un des problèmes croissants de la police londonienne, la Metropolitan Police, c’était que l’usage criminel des armes à feu se répandait depuis que cet instrument était rendu populaire par les journaux télévisés du soir. Et si les rues et les parcs de Londres étaient infiniment plus sûrs que ceux d’Amérique, ils l’étaient bien de moins en moins. Les temps changeaient à Londres aussi, et cela ne plaisait pas du tout à Owens.
Le téléphone sonna. La secrétaire de Murray venait de partir, sa journée finie, et ce fut lui qui décrocha.
— Murray. Salut, Bob. Ouais, il est là. Bob Highland pour vous, Jimmy.
— Owens, dit le policier puis il posa brusquement son verre de porto et demanda par gestes un stylo et un bloc-notes. Où ça, exactement ? Et vous avez déjà... Très bien, excellent, j’arrive tout de suite.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda vivement Murray.
— Nous venons de recevoir un tuyau sur Dwyer. Une fabrique de bombes dans un appartement de Tooley Street.
— Est-ce que ce n’est pas juste en face de la Tour, sur l’autre rive de la Tamise ?
— Précisément. Je me sauve.
Owens se leva et prit son manteau.
— Vous permettez que je vous accompagne ?
— Dan, vous devez vous rappeler...
— De ne pas vous encombrer, oui.
Murray était déjà debout. Il porta involontairement la main à sa hanche gauche, où se serait trouvé son revolver d’ordonnance s’il n’avait pas été dans un pays étranger. Owens n’était jamais armé. Murray se demanda comment l’on pouvait être un policier et rester sans arme. Ensemble, ils sortirent du bureau et se hâtèrent dans le couloir, vers l’ascenseur. Deux minutes plus tard, ils étaient dans le parking souterrain de l’ambassade. Les deux agents de la voiture de poursuite d’Owens étaient déjà dans leur véhicule.
Dès que la voiture déboucha dans la rue, avec Murray à l’arrière, Owens prit sa radio.
— Vous avez du monde en route ? demanda Murray.
— Oui. Bob sera là-bas avec une équipe dans quelques minutes. Dwyer, bon Dieu ! Le signalement concorde parfaitement.
Malgré ses efforts pour le cacher, Owens était aussi surexcité qu’un enfant au matin de Noël.
— Qui vous a prévenus ?
— Anonyme. Une voix masculine, qui prétendait avoir vu des fils électriques, des trucs enveloppés dans de petits paquets, en regardant par la fenêtre.
— J’adore ça. Le voyeur au secours des flics, probablement effrayé que sa femme découvre ses manies. Enfin, on prend ce qu’on peut.
Murray riait. Il avait vu des affaires se résoudre pour moins que cela.
C’était l’heure des embouteillages et les sirènes de police n’y changeaient rien. Il leur fallut vingt minutes exaspérantes pour couvrir les huit kilomètres jusqu’à Tooley Street. Enfin la voiture s’élança sur le pont, Tower Bridge, et tourna à droite. Le chauffeur la gara sur le trottoir le long des deux autres véhicules de police.
C’était un petit immeuble de deux étages en briques noirâtres, dans un quartier ouvrier. À côté, il y avait un pub avec son menu griffonné sur une ardoise. Plusieurs clients se tenaient sur le seuil, chope de bière au poing, pour observer la police, et il y avait d’autres badauds de l’autre côté de la rue. Owens courut à la porte. Un inspecteur en civil l’attendait.
— Tout est calme, chef. Nous avons arrêté le suspect. Dernier étage, sur le derrière.
Le chef monta, Murray sur ses talons. Un autre inspecteur l’accueillit sur le dernier palier. Owens arborait un sourire cruel, satisfait.
— Tout est fini, chef, annonça Highland. Voici le suspect.
Maureen Dwyer était entièrement nue, étalée sur le plancher, les bras en croix, dans une mare d’eau, avec autour d’elle des empreintes de pas mouillées venant de la salle de bains adjacente.
— Elle prenait un bain, expliqua Highland. Et elle avait laissé son pistolet sur la table de la cuisine. Sans problème.
— Est-ce que vous avez appelé une auxiliaire de police ?
— Oui, chef. Je m’étonne qu’elle ne soit pas encore là.
— La circulation, nota Owens. Aucune trace d’un compagnon ?
— Non, chef. Pas la moindre, répondit Highland. Rien que ceci.
Le tiroir du bas de l’unique commode de cet appartement misérable était par terre. Il contenait plusieurs pains de plastic, quelques détonateurs et, semblait-il, des minuteurs électriques. Un inspecteur rédigeait déjà un inventaire alors qu’un technicien photographiait toute la pièce avec un Nikkon à flash électronique. Un troisième ouvrait une trousse. Tout serait étiqueté, rangé dans un sac en plastique transparent et mis de côté pour servir de pièces à conviction. On ne voyait que des sourires de satisfaction, sauf sur la figure de Maureen Dwyer pressée contre le plancher. Deux inspecteurs la surveillaient sans la moindre compassion, le revolver à la hanche.
Murray resta sur le seuil pour ne gêner personne ; il observait attentivement la procédure des agents d’Owens. Il n’y avait pas grand-chose à critiquer. La suspecte était neutralisée, l’immeuble bien gardé et les pièces à conviction rassemblées ; tout se passait selon le manuel. Une auxiliaire de police procéderait à la fouille des cavités pour assurer qu’elles ne cachaient rien de dangereux. C’était un peu dur pour la pudeur de Miss Dwyer mais Murray ne pensait pas qu’un juge s’en formaliserait. Maureen Dwyer était une terroriste connue, avec au moins trois ans de fabrication de bombes derrière elle. Neuf mois plus tôt, elle avait été vue quittant le lieu d’un attentat à Belfast quelques minutes avant que l’explosion d’une bombe tue quatre personnes et en mutile trois autres. Non, il n’y aurait guère de pitié pour elle. Un des inspecteurs prit un drap du lit et le lui jeta pour l’en recouvrir des genoux aux épaules. La suspecte ne bougeait absolument pas et si elle respirait rapidement, elle ne faisait aucun bruit.
— Voilà qui est intéressant, dit un des hommes.
Il tira de sous le lit une valise. Après s’être assuré qu’elle n’était pas piégée, il l’ouvrit et en retira une trousse de maquillage complète et quatre perruques.
— Très chic, j’aimerais bien en avoir une comme ça, dit l’auxiliaire de police en se glissant à côté de Murray pour s’approcher d’Owens. Je suis venu aussi vite que j’ai pu, chef.
— Allez-y.
L’auxiliaire enfila un gant de caoutchouc pour sa fouille. Murray ne regarda pas. C’était une chose qui l’avait toujours un peu dégoûté. Quelques secondes plus tard, le gant fut ôté avec un claquement. Un inspecteur jeta des vêtements à Dwyer. Elle s’habilla aussi tranquillement que si elle avait été seule. Non, pensa Murray, seule elle aurait montré plus d’émotion. Dès qu’elle fut habillée, un agent lui mit les menottes. Il l’informa de ses droits, à peu près de la même façon qu’on le faisait en Amérique. Elle ne répondit pas. Elle toisa les policiers sans la moindre expression, pas même de la colère, et fut emmenée sans avoir prononcé un seul mot.
Voilà du sang-froid, ou je ne m’y connais pas, se dit Murray. Même avec ses cheveux mouillés, sans maquillage, elle était assez jolie. Un beau teint. Elle avait quatre à cinq kilos à perdre, mais avec des vêtements bien coupés cela ne devait pas se remarquer. On pourrait la croiser dans la rue ou s’asseoir à côté d’elle dans un bar et lui offrir un verre sans jamais soupçonner qu’elle transporte un kilo d’explosifs dans son sac à main, pensa Murray. Dieu soit hué, nous n’avons rien de pareil chez nous... Il se demanda comment le Bureau se défendrait contre ce genre de menace, même avec toutes ses ressources, ses experts scientifiques, ses légistes et ses agents spéciaux ; ce n’était pas facile de traiter ce genre de crime. Pour toutes les polices, la règle du jeu consistait à attendre que l’adversaire commette une erreur. Le problème, c’était que celui-ci devenait de plus en plus habile, tirait profit de ses fautes. Comme dans toutes les compétitions. La police aussi. Mais les criminels avaient toujours l’initiative. Et les flics leur couraient derrière.
— Alors, Dan, pas de critiques ? Est-ce que nous sommes à la hauteur du FBI ? demanda Owens avec un brin de contentement.
— Ne vous fichez pas de moi, Jimmy !
Les choses étaient à peu près réglées. Les inspecteurs allaient s’appliquer à cataloguer les pièces à conviction, certains que leur affaire était maintenant dans le sac.
— Il me semble que vous la tenez bien. Vous ne pouvez pas savoir quelle chance vous avez de ne pas être handicapés par nos lois contre les fouilles et les arrestations illégales.
Sans parler de certains de nos juges !
— Fini, annonça le photographe.
— Excellent, répliqua le sergent Bob Highland qui dirigeait l’enquête sur les lieux.
— Comment êtes-vous arrivés si vite, Bob ? demanda Murray. Vous avez pris le métro ou quoi ?
— Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? s’exclama Highland en riant. Nous avons dû avoir tous les feux verts. Nous étions là en onze minutes. Vous n’étiez pas si loin derrière nous. Nous avons enfoncé la porte et arrêté Dwyer en cinq secondes. C’est ahurissant, comme c’est facile quand on a les renseignements qu’il faut !
— Je peux entrer ?
— Certainement.
Murray alla directement au tiroir de commode contenant les explosifs. C’était un expert. Owens et lui s’accroupirent devant la collection.
— On dirait que c’est tchèque, ça, murmura l’agent du FBI.
— En effet, confirma un des inspecteurs. Des usines Skoda, ça se voit à l’emballage. Mais ça, c’est américain. California Pyronetics, détonateur électronique modèle trente et un.
Il en lança un – dans un sac en plastique – à Murray.
— Bon dieu, on les retrouve partout ! Une livraison en a disparu il y a un an et demi. Ils étaient destinés à une exploitation pétrolière du Venezuela et ils ont été volés près de Caracas, expliqua Murray tout en examinant de plus près le petit système noir. Les pétroliers les adorent. Sans danger, dignes de confiance, tout ce qu’il y a de sûr. C’est aussi bon que ce qu’utilise l’armée. À la pointe du progrès.
— Où en a-t-on encore retrouvé ? demanda Owens.
— Nous sommes sûrs de trois ou quatre endroits. Le problème, c’est qu’ils sont si petits qu’il n’est pas toujours facile d’identifier les restes. Une banque de Porto Rico, un poste de police au Pérou, ça c’était politique. L’autre, peut-être deux autres, avaient un rapport avec la drogue. Jusqu’à présent, c’était toujours de l’autre côté de l’Atlantique. À ma connaissance, c’est la première fois qu’ils ressurgissent par ici. Ces détonateurs ont des tas de numéros. Vous pouvez peut-être les comparer avec ceux du matériel volé. Je vais envoyer un télex ce soir, vous aurez une réponse dans l’heure suivante.
— Merci, Dan.
Murray compta cinq pains de plastic d’un kilo. Le tchèque avait une bonne réputation de qualité. C’était un explosif aussi puissant que ce que fabriquait Du Pont pour l’armée américaine. Un bloc, correctement placé, pouvait abattre un immeuble. Avec les minuteurs Pyronetics, Miss Dwyer aurait pu poser cinq bombes en différents endroits, les régler pour une explosion à retardement – jusqu’à un mois – et se trouver à mille kilomètres quand tout sauterait.
— Vous avez sauvé quelques vies ce soir, messieurs. Bravo.
Murray se redressa. L’appartement avait une seule fenêtre donnant sur le derrière. Elle avait un store, tiré jusqu’en bas, et des rideaux sales, bon marché. Il se demanda à combien se montait le loyer d’un tel logement. Pas grand-chose, il en était sûr. Le chauffage marchait au maximum et on commençait à étouffer.
— Ça gênerait quelqu’un si on laissait entrer un peu d’air ici ?
— Excellente idée, Dan, approuva Owens.
— Permettez, chef.
Un inspecteur ganté releva le store et ouvrit la fenêtre à guillotine. Les empreintes seraient relevées partout, mais l’ouverture de la fenêtre ne dérangerait rien. Un vent léger rafraîchit l’appartement en un instant.
— Ah, ça va mieux !
Le représentant du FBI respira profondément, remarquant à peine les vapeurs de diesel des taxis de Londres...
Quelque chose n’allait pas.
Ce fut une surprise pour Murray. Quelque chose n’allait pas, mais quoi ? Il regarda par la fenêtre. Sur la gauche il y avait... probablement un entrepôt, un mur nu de quatre étages. Sur la droite, il distingua la silhouette de la Tour de Londres dominant la Tamise. C’était tout. Il tourna la tête et vit qu’Owens regardait dehors aussi. Le chef du C-13 se tourna vers Murray, l’air tout aussi perplexe.
— Oui, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il a dit au juste, ce type au téléphone ? marmonna Murray, et Owens hocha la tête.
— Sergent Highland ?
— Oui, chef ?
— La voix au téléphone. Comment était-elle et qu’est-ce qu’on a dit exactement ? demanda-t-il en continuant de regarder dehors.
— Elle avait... l’accent des Midlands, il me semble. Une voix d’homme. Il a dit qu’il regardait par la fenêtre et qu’il a vu des explosifs et des fils. Nous avons tout enregistré, naturellement.
Murray allongea le bras et passa un doigt sur le rebord de la fenêtre, à l’extérieur. L’index revint noir.
— Ce n’est sûrement pas un laveur de carreaux qui a appelé.
Il se pencha. Il n’y avait pas d’escalier d’incendie.
— Quelqu’un sur le toit de l’entrepôt ? Non, dit Owens. L’angle n’est pas favorable, à moins qu’elle ait tout étalé par terre. C’est assez bizarre.
— Une effraction ? Quelqu’un qui aurait pénétré ici, vu tout le matériel et décidé de téléphoner, en bon citoyen ? hasarda Murray. Ça ne paraît guère vraisemblable.
— Allez savoir. Un amoureux éconduit ? Je crois que pour le moment, nous devons simplement remercier notre chance, Dan. Il y a là cinq bombes qui ne feront de mal à personne. Dégageons et envoyez ce télex à Washington. Sergent, messieurs, toutes mes félicitations pour un superbe travail de police. Continuez comme ça.
Owens et Murray sortirent discrètement de l’immeuble. Ils trouvèrent dehors une petite foule, tenue à l’écart par une dizaine de constables en uniforme. Une équipe du journal télévisé était sur place, avec ses projecteurs. Leur lumière vive empêchait de voir l’autre côté de la rue. Il y avait trois petits pubs, dans ce pâté de maisons. Sur le seuil de l’un d’eux se tenait un homme à la mine anodine, une pinte de bitter à la main. Sa mémoire enregistrait tous les visages. Il s’appelait Dennis Cooley.
Murray et Owens se rendirent à New Scotland Yard, d’où l’agent du FBI expédia son télex. Ils ne parlèrent pas de la seule anomalie de l’affaire, découverte par hasard, et Murray laissa Owens faire son travail. Le C-13 avait paré à un danger terroriste, de la meilleure façon, sans la moindre perte. Cela signifiait qu’Owens et ses hommes passeraient une nuit d’insomnie à rédiger des rapports pour les fonctionnaires du Home Office et des communiqués de presse pour Fleet Street, mais ils acceptaient volontiers cette corvée.
Le retour au travail de Ryan fut plus facile qu’il ne s’y attendait. Son absence prolongée avait obligé le département d’histoire à le remplacer pour ses cours et, ailleurs, c’était presque les vacances de Noël et les midships songeaient surtout au retour dans leur famille pour les fêtes. La routine se relâchait un peu et même les bizuths avaient droit à un répit à la suite de leur victoire en football contre l’armée. Pour Ryan ce premier jour se réduisit à une pile de lettres et de documents sur son bureau et quelques heures de tranquillité pour s’en occuper. Il était arrivé à 7 h 30 et à 16 h 45 son travail d’écritures presque terminé, il avait l’impression de n’avoir pas perdu sa journée. Il achevait la rédaction des questions de l’examen qu’il allait faire passer en fin de trimestre quand il flaira une odeur de cigare bon marché et entendit une voix familière.
— Est-ce que tu as bien profité de tes vacances, mon vieux ? demanda le capitaine de corvette Robert Jefferson Jackson, accoté contre l’encadrement de la porte.
— Il y a eu quelques moments intéressants, Robby. Mais c’est l’heure, il me semble ?
— Tu as bougrement raison !
Jackson posa sa casquette blanche sur le classeur et se laissa tomber sans cérémonie dans le fauteuil de cuir en face de son ami.
Ryan ferma la chemise sur le brouillon de ses questions d’examen et la rangea dans un tiroir. Un des agréments de son bureau était un petit réfrigérateur. Il l’ouvrit et y prit un magnum de Seven-Up ainsi qu’une bouteille vide de Canada Dry, puis une bouteille de whisky irlandais dans son bureau. Robby alla chercher deux verres sur la table près de la porte et les donna à Jack, qui procéda à un mélange de la couleur approximative du ginger ale. En principe, l’Académie interdisait de détenir de l’alcool dans son bureau, mais le « ginger ale » était un subterfuge sur lequel on fermait les yeux. D’ailleurs, tout le monde reconnaissait que le club des officiers n’était qu’à une minute de marche. Jack offrit un verre à Jackson et rangea tous les ingrédients, ne laissant que la bouteille vide de ginger ale.
— A ton heureux retour, mon vieux ! dit Robby en levant son verre.
— C’est bon d’être rentré.
Tous deux trinquèrent.
— Je suis bien content que tu t’en sois tiré, Jack. Tu nous as un peu inquiétés, tu sais. Comment va ton bras ?
— Bien mieux. Tu aurais dû voir le plâtre que j’avais ! On me l’a ôté à Hopkins, vendredi dernier. J’ai appris une chose. C’est rudement difficile de se déplacer dans Annapolis avec un seul bras.
— Je veux bien te croire. Tu sais que tu es complètement cinglé ?
Ryan le reconnut. Il avait fait la connaissance de Jackson en mars, à un thé de l’Académie. Robby portait les ailes dorées de l’aéronavale. Il avait été affecté au centre d’essais en vol de la Marine à Patuxent River, dans le Maryland, comme instructeur à l’école des pilotes d’essai jusqu’à ce qu’un relais défectueux l’éjecte à l’improviste de son Buckeye d’entraînement, par un beau matin ensoleillé. Comme il n’y était pas préparé, il s’était cassé une jambe. La fracture avait été assez grave pour l’interdire de vol pendant six mois et la Marine lui avait trouvé une affectation temporaire d’instructeur à Annapolis, où il était actuellement dans le département d’ingénierie. Une mission que Jackson considérait presque comme un travail de galérien.
Il était plus petit que Ryan et beaucoup plus foncé, quatrième fils d’un pasteur baptiste du sud de l’Alabama. Quand ils avaient fait connaissance, Jackson portait encore un plâtre et il avait demandé à Ryan s’il aimerait s’essayer au kendo. Jack n’avait jamais pratiqué ce sport japonais, une escrime où des pieux de bambou remplacent les sabres de samouraïs, mais il avait déjà fait du bâton dans les marines et pensait que ce ne serait pas très différent. Il avait accepté le défi en s’imaginant que sa portée plus longue serait un net avantage, compte tenu, en plus, de la mobilité réduite de Jackson. Mais il avait vite appris que Robby était d’une rapidité stupéfiante. Le temps que les bleus disparaissent, ils étaient amis intimes.
De son côté, Ryan avait fait connaître au pilote la saveur fumée du whisky irlandais et c’était devenu pour eux une tradition de se retrouver l’après-midi dans l’intimité du bureau de Jack pour boire un verre ou deux.
— Quoi de neuf sur le campus ? demanda Ryan.
— On fait toujours la leçon aux garçons et aux filles.
— Et ça commence à te plaire ?
— Pas précisément. Mais ma jambe est enfin remise en état. Je passe mes week-ends à Pax River, pour prouver que je sais encore piloter. Tu sais, tu as causé un sacré remue-ménage, par ici.
— Quand j’ai été blessé ?
— Ouais, j’étais avec le superintendant quand il a reçu l’appel. Il a branché le haut-parleur et nous avons entendu un type du FBI qui demandait si nous connaissions un prof fou à lier qui jouait aux gendarmes et aux voleurs à Londres. J’ai dit bien sûr, je connais l’idiot, mais ils voulaient quelqu’un du département d’histoire pour confirmer ce que je disais et, surtout, ils voulaient le nom de ton agent de voyage. Mais tout le monde était parti déjeuner et j’ai dû aller récupérer le professeur Billings au Club-O. Le super a dû cavaler aussi. Tu as failli gâcher le dernier jour de golf du patron avec le gouverneur.
— Figure-toi que ça à bien failli gâcher ma journée aussi.
— Est-ce que ça s’est passé comme ils l’ont dit dans les journaux ?
— Probablement. La presse brit n’a pas trop brodé.
Jackson hocha la tête, en tapotant son cigare sur le bord du cendrier.
— Tu as de la chance de ne pas être revenu en colis postal, mon vieux.
— Ne commence pas, Robby Encore un gars qui me traite de héros et je te l’aplatis...
— De héros ? Merde, non ! Si tous les Moldo-Valaques comme toi étaient aussi stupides, mes ancêtres auraient importé les tiens. Personne ne t’a jamais dit que ce close-combat à mains nues, c’était dangereux ?
— Si tu avais été là, je te parie que tu aurais fait la même...
— Pas question ! Dieu de dieu, est-ce qu’il existe quelque chose au monde de plus con qu’un marine ? Le close-combat, ça tache de sang les habits, ça ternit le brillant des souliers. Jamais de la vie, petit ! Quand je tuerai, moi, ce sera avec des obus et des missiles, tu sais, à la manière civilisée... La manière sûre ! conclut Jackson en riant.
— Comme de piloter un avion qui décide tout à coup de vous éjecter sans préavis, railla Jack.
— D’accord, je me suis amoché la jambe, mais quand j’ai mon Tomcat sanglé contre mon dos, je file peinard à plus de six cents noeuds. Celui qui voudra me coller une balle dedans, mon bonhomme, il pourra, mais faudra qu’il se donne du mal.
Ryan secoua la tête. Il subissait un sermon sur la sécurité, de la part d’un homme qui exerçait le métier le plus dangereux du monde, aviateur de carrière et pilote d’essai par-dessus le marché !
— Comment vont Cathy et Sally ? demanda Robby plus sérieusement. Nous voulions faire un saut dimanche, mais nous avons dû monter à Philadelphie à l’improviste.
— C’était un peu dur pour elles, mais elles s’en sont bien remises.
— Tu as une famille dont tu dois te soucier, Jack. Laisse les opérations de sauvetage aux professionnels.
Le plus curieux chez Robby, pensa Jack, c’était sa prudence. En dépit de toutes les histoires et les plaisanteries sur sa vie de pilote de chasse, il ne prenait jamais de risques inutiles. Il avait connu des pilotes qui en prenaient. Beaucoup étaient morts. Il n’y avait pas un homme portant ces ailes dorées qui n’avait pas perdu un ami et Jack se demanda comment Robby le ressentait, depuis le temps. Une chose était certaine, il exerçait un métier dangereux, mais il réfléchissait à fond avant de placer ses jetons. Partout où allait son corps, son esprit y était déjà passé.
— C’est passé, Rob. Tout ça, c’est derrière moi et il n’y aura pas de prochaine fois.
— Mettons un cachet là-dessus. Avec qui est-ce que je boirais ? À part ça, est-ce que le pays t’a plu ?
— Je n’en ai pas vu grand-chose, mais Cathy s’en est donné à coeur joie, tout bien considéré. Je crois qu’elle a visité tous les châteaux... et ne parlons pas des nouveaux amis que nous nous sommes faits.
— Ça devait être vraiment intéressant, ça.
Robby rit tout bas. Il éteignit son cigare. Ils étaient toujours bon marché, noirâtres, tordus, horriblement nauséabonds et Jack pensait que Jackson ne les fumait que pour parfaire son image de pilote de chasse.
— Pas difficile de comprendre pourquoi ils se sont pris d’amitié pour toi.
— Ils se sont pris d’une grande amitié pour Sally, aussi. Ils ont commencé à lui apprendre à monter à cheval, dit aigrement Jack.
— Ah oui ? À part ça, comment sont-ils ?
— Ils te plairaient, assura Ryan.
Jackson sourit.
— Ouais. Je m’en doute. Le prince pilotait des Phantoms, alors ce doit être un type bien, et son papa en connaît aussi un bout sur le manche à balai, paraît-il. On m’a dit que tu es revenu en Concorde. Tu as aimé ?
— Je voulais justement te demander. Comment se fait-il que ce soit si bruyant ? Si on dépasse mach-2, pourquoi est-ce qu’on ne laisse pas tout le bruit derrière soi ?
Jackson secoua tristement la tête.
— En quoi c’est fait, un avion ?
— En aluminium, je suppose ?
— Tu supposes que la vitesse du son est plus grande dans du métal que dans l’air, peut-être ?
— Ah ! Le son voyage à travers la cabine de l’avion.
— Bien sûr, les bruits de moteurs, des pompes à carburant, de divers autres appareils.
— D’accord, dit Ryan, et il classa cette information dans sa mémoire.
— Tu n’as pas apprécié, hein ?
Robby était amusé par l’attitude de son ami à l’égard des avions.
— Mais pourquoi est-ce qu’on me harcèle toujours avec ça ? protesta Ryan en s’adressant au plafond.
— Parce que c’est comique, Jack. Tu es la dernière personne restant au monde qui a peur de voler.
— Écoute, Rob, j’y vais bien, non ? Je monte à bord, je boucle ma ceinture, j’y vais, quoi !
— Je sais. Pardonne-moi. Mais c’est si facile de te taquiner à cause de ça... Tu as été très bien, Jack. Nous sommes fiers de toi. Mais pour l’amour du ciel, sois prudent, d’accord ? Ces conneries de héros peuvent faire tuer des gens.
— Je t’entends.
— C’est vrai ce qu’on m’a dit de Cathy ? demanda Jackson.
— Ouaip. Le médecin l’a confirmé le jour où on m’a enlevé le plâtre.
— Bravo, papa ! Je crois que ça s’arrose... mais léger, cette fois dit Robby en tendant son verre, et Jack le servit. Il me semble que la bouteille rend l’âme.
— C’est mon tour d’acheter la prochaine, je crois.
— Il y a si longtemps, je ne m’en souviens pas. Mais je veux bien te croire sur parole.
— Alors, comme ça, on te recolle dans des avions ?
— Lundi prochain ils me laisseront remonter dans un Tomcat. Et l’été prochain, je referai le métier pour lequel je suis payé.
— Tu as tes ordres ?
— Ouais, tu as devant toi le prochain XO de VF-41, annonça Robby en levant son verre très haut.
— Officier exécutif de l’escadrille de chasse 41, traduisit Ryan. C’est épatant, ça, Rob.
— Oui, pas mal du tout, si l’on considère que je suis un rampant depuis sept mois.
— Et tout de suite sur les porte-avions ?
— Non, nous serons un moment sur la plage, à Oceana, en Virginie. L’escadrille est déployée en ce moment sur le Nimitz. Quand le bâtiment revient pour le radoub, les chasseurs restent à terre pour les cours de perfectionnement. Ensuite, nous nous redéploierons peut-être à bord du Kennedy. Ils redistribuent les affectations de l’escadrille. Tu sais, Jack, ça va être rudement bon de réendosser ce chasseur ! Ça fait trop longtemps que je suis ici.
— Vous allez nous manquer, Sissy et toi.
— Allez donc ! Nous ne partons pas avant l’été. On me fait terminer l’année scolaire. Et puis Virginia Beach n’est pas si loin. Vous n’avez qu’à descendre nous rendre visite, Bon Dieu. Tu n’auras pas besoin de voler, Jack. Tu peux conduire, assura Jackson.
— Alors vous serez probablement là pour le nouveau bébé.
— Tant mieux.
— Est-ce que vous allez quelque part pour Noël, Sissy et toi ?
— Pas que je sache. Je ne peux pas, d’ailleurs. Pendant presque toutes les vacances, je vais piloter à Pax.
— Alors venez partager notre repas de Noël, vers les trois heures.
— La famille de Cathy ne...
— Non, dit Ryan en rangeant ses affaires.
Robby secoua la tête.
— Il y a des gens qui ne comprennent rien.
— Oh, tu sais ce que c’est. Je refuse d’adorer le Tout-Puissant Dollar !
— Tiens, ça me fait penser. Il y a une petite boîte près de Boston qui va monter en flèche.
Jack dressa l’oreille.
— Oui ?
— Ça s’appelle Holoware, Ltd., je crois. Ils ont découvert une nouvelle puce pour les ordinateurs des chasseurs, quelque chose de vraiment chouette, ça supprime un tiers du temps de traitement, ça vous sort des solutions d’interception comme par magie. C’est installé sur le simulateur, à Pax, et la Marine va en acheter bientôt.
— Qui est au courant ?
Jackson éclata de rire.
— La compagnie ne le sait pas encore. Le capitaine Stevens à Pax vient juste de recevoir la nouvelle des types de l’état-major. Bill May là-bas – j’ai volé avec lui, dans le temps  – a fait marcher ce truc-là pour la première fois il y a un mois et ça lui a tellement plu qu’il a presque obtenu des gars du Pentagone qu’ils passent outre à toute la paperasserie et aux conneries et qu’ils achètent ça. Ça a traîné, bien sûr, mais maintenant le DCNO-Air est sur le coup et il paraît que l’amiral Rendall est vraiment enthousiasmé. Encore trente jours et cette petite compagnie va avoir un cadeau de Noël. Un peu à retardement, mais ça remplira un gros soulier. Histoire de rire, tiens, ce matin j’ai regardé dans le journal et ils sont là, cotés en bourse, sur la liste de l’American Exchange. Tu veux peut-être vérifier ?
— Et toi ?
— Je ne joue jamais à la bourse, mais toi, ça t’arrive encore de t’amuser un peu à ça, non ?
— Un peu. Ce n’est pas secret ni rien ? demanda Jack.
— Pas à ma connaissance. La partie classée secret, c’est la programmation de la puce, et ils ont un très bon système de classification pour ça, personne n’y comprend rien. Skip Tyler pourrait peut-être piger, mais pas moi. Il faut avoir une tête à penser en uns et en zéros. Faut que je me sauve. Sissy a un récital, ce soir.
— Bonne nuit, Rob.
— Basse altitude, vitesse réduite, Jack.
Robby rit et referma la porte derrière lui. Jack se renversa en arrière dans son fauteuil, pendant un moment. Il souriait tout seul. Enfin il se leva et rangea quelques papiers dans sa serviette.
— Ouais, se dit-il à haute voix. Rien que pour lui montrer que je sais encore.
Il prit son manteau, sortit du bâtiment, pour descendre en passant devant le Preble Mémorial. Sa voiture, une VW Rabbit de cinq ans, était garée dans Decatur Road. Elle était très pratique pour les rues étroites d’Annapolis et il refusait d’avoir une Porsche comme celle dont sa femme se servait pour faire la navette avec Baltimore. C’était idiot, il l’avait dit cent fois à Cathy, d’avoir trois voitures pour deux personnes. Une Rabbit pour lui, une 911 pour elle et un break pour la famille. Stupide. La suggestion de Cathy, qu’il vende la Rabbit et se serve du break était inacceptable, naturellement. Le petit moteur à essence démarra au quart de tour. Jack le trouva trop bruyant et se dit qu’il lui faudrait vérifier le pot d’échappement. Il se dégagea de son créneau, tourna à droite comme toujours dans Maryland Avenue en passant par le portail trois du vilain mur sombre qui entourait le périmètre de l’Académie. Un marine en faction le salua au passage. Ryan s’étonna ; c’était la première fois.
Ce n’était pas facile de conduire. Quand il changeait de vitesse, il devait tourner la main gauche à l’intérieur de l’écharpe pour tenir le volant pendant qu’il manipulait le levier de vitesse. L’heure de pointe n’arrangeait rien. Plusieurs milliers de fonctionnaires se ruaient hors des divers bâtiments officiels et les rues embouteillées donnaient à Ryan trop d’occasions de s’arrêter pour repartir en première. Sa Rabbit avait cinq vitesses, plus la marche arrière et quand il arriva au feu tricolore de Central Avenue, il se demandait pourquoi il n’avait pas acheté une voiture automatique. La réponse était simple : économie de carburant, mais est-ce que quelques litres de moins aux cent valaient le tracas ? Il rit en se moquant de lui-même, alors qu’il roulait vers l’est en direction de la baie de Chesapeake et tournait à droite dans Falcon’s Nest Road.
Il y avait rarement de la circulation, par là. Falcon’s Nest Road se terminait en impasse pas très loin de chez les Ryan et, de l’autre côté de la route, il n’y avait que quelques fermes, sans trace d’activité en ce début d’hiver. Les courtes tiges sèches du maïs s’alignaient dans la terre brune durcie. Il tourna à gauche dans son allée. Les Ryan possédaient quinze hectares, au sommet de Peregrine Cliff. Leur plus proche voisin, un ingénieur nommé Art Palmer, se trouvait à huit cents mètres, au-delà de pentes boisées et d’un ruisseau boueux. Les falaises avaient plus de quinze mètres de haut à l’endroit ou habitait Jack, sur la côte occidentale de la baie – au sud elles étaient à peine plus hautes – et elles étaient en grès friable, le rêve d’un paléontologue. De temps en temps, une équipe arrivait d’une université ou d’un muséum local pour gratter et découvrir une dent de requin fossile, qui aurait appartenu à une créature aussi grande qu’un sous-marin de poche, ou des vestiges d’ossements d’animaux encore plus invraisemblables qui rôdaient dans ces parages il y a cent millions d’années.
L’ennui, c’était que les falaises étaient soumises à l’érosion. La maison des Ryan était construite à une trentaine de mètres du bord et leur fille avait des ordres stricts – deux fois renforcés par une fessée – de ne pas s’en approcher. Pour tenter de protéger la paroi rocheuse, les services écologiques de l’État avaient persuadé Ryan et ses voisins de planter du kudzu, une herbe prolifique du sud de l’Amérique qui avait complètement stabilisé la falaise. Mais elle s’attaquait maintenant aux arbres poussant près du bord et Jack devait constamment désherber pour leur éviter l’asphyxie. Bien sûr, en cette saison ce n’était pas un problème.
Le terrain de Ryan était à moitié découvert, à moitié boisé. La partie la plus proche de la route avait été cultivée autrefois, mais difficilement à cause de la pente qui entravait la bonne marche d’un tracteur. Il y avait maintenant des arbres, de vieux chênes rabougris et d’autres espèces caduques, dont les branches dépouillées, se tendaient comme des bras squelettiques vers le ciel. En arrivant près du garage-abri, il vit que Cathy était déjà rentrée ; sa Porche était garée à côté avec le break familial. Il dut laisser la Rabbit dehors.
— Papa !
Sally ouvrit la porte et courut, sans veste, à la rencontre de son père.
— Il fait trop froid ! lui cria-t-il.
— Mais non !
Elle s’empara de la serviette de Jack et la porta à deux mains, en soufflant, sur les trois marches du perron.
Ryan ôta son manteau et l’accrocha dans la penderie du vestibule. Comme tout le reste, c’était difficile, d’une seule main. Il trichait un peu, à présent. Comme pour conduire la voiture, il commençait à se servir de sa main gauche, en prenant soin quand même de ne pas fatiguer son épaule. La douleur avait complètement disparu, mais Ryan était certain qu’elle reviendrait au galop s’il ne faisait pas attention. Et Cathy le traiterait de tous les noms. Il la trouva dans la cuisine. Elle fouillait dans une armoire en fronçant les sourcils.
— Bonsoir, ma chérie.
— Bonsoir, Jack. Tu es en retard.
— Toi aussi.
Il l’embrassa. Cathy renifla son haleine. Elle fronça le nez.
— Comment va Robby ?
— Très bien... et je n’en ai bu que deux petits, très légers.
— Mmm-mmm, marmonna-t-elle en se retournant vers l’armoire. Qu’est-ce que tu veux, pour dîner ?
— Fais-moi la surprise !
— Tu es d’un grand secours ! Je devrais te laisser le préparer.
— Ce n’est pas mon tour !
— Je savais bien que j’aurais dû passer au Giant, maugréa-t-elle.
— Comment allait le travail, aujourd’hui ?
— Une seule opération. J’ai assisté Bernie pour une transplantation de cornée et puis j’ai dû emmener les résidents pour les rondes. Une journée terne. Demain, ce sera mieux. Bernie te salue bien, au fait. Ça te dit quelque chose, des francforts et des haricots ?
Cela fit rire Jack. Depuis leur retour, ils se nourrissaient presque exclusivement de denrées bien américaines, et il était un peu tard pour se mettre à faire de la grande cuisine.
— D’accord. Je monte me changer et taper deux trois trucs sur l’ordinateur.
— Attention à ton bras, Jack.
Elle me le répète cinq fois par jour, pensa-t-il en soupirant. N’épousez jamais un médecin !
La maison des Ryan était construite comme un bateau. Le living-room avait un plafond en carène dont le faîte était à cinq mètres cinquante du sol, soutenu par une énorme poutre apparente. Un mur de fenêtres en verre triple donnait sur la baie, avec une grande terrasse de bois au-delà des portes coulissantes. Le mur opposé était occupé par une cheminée monumentale en briques. La chambre de maître était au-dessus du living-room, en mezzanine avec une fenêtre donnant dans la grande pièce. Ryan monta les quelques marches. L’architecte avait ménagé de nombreux placards et de grandes penderies encastrées. Ryan choisit une tenue décontractée et accomplit la corvée du changement de costume d’une seule main. Il faisait encore des expériences, en cherchant les meilleures façons de s’y prendre.
Cela fait, il redescendit jusqu’au niveau le plus bas où il avait sa bibliothèque. Elle était vaste. Jack lisait beaucoup et il achetait aussi des livres qu’il n’avait pas le temps de lire, mais qu’il mettait de côté pour le jour où il en aurait le loisir. Il avait un grand bureau, contre les fenêtres donnant sur la baie, avec son ordinateur personnel, un Apple, et tout son matériel accessoire. Ryan l’alluma et tapa ses instructions. Ensuite il mit son modem en ligne et appela CompuServe. L’heure garantissait un accès facile et il sélectionna Micro-Quote II sur la liste des services.
Quelques instants plus tard, il avait sous les yeux le profil des actions en bourse de Holoware Ltd. depuis trois ans. Elles étaient agréablement discrètes, entre deux et six dollars, mais cette dernière cote remontait à deux ans ; c’était une compagnie qui avait paru très prometteuse ; seulement, à un moment donné, les investisseurs avaient perdu confiance. Jack prit une note, élimina le programme et en introduisit un autre, Disclosure II, pour jeter un coup d’oeil au dossier des opérations de bourse de la compagnie et à son dernier rapport annuel. O.K., se dit-il. La société gagnait de l’argent, mais pas beaucoup. Un des problèmes, dans les affaires high-tech, c’était que la majorité des investisseurs voulaient des rapports immédiats sinon ils passaient à autre chose, en oubliant que tout ne progresse pas si vite. Cette compagnie avait trouvé un petit créneau, quelque peu précaire, et elle était prête à tenter un coup d’audace. Ryan calcula de tête, au jugé, ce que vaudrait le contrat de la Marine et le compara avec le total des revenus...
Bien, se dit-il avant de refermer son ordinateur. Il téléphona ensuite à son agent de change. Ryan s’adressait à un cabinet de courtage discount qui avait des employés en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il traitait toujours avec le même.
— Salut, Mort, c’est Jack. Comment va la famille ?
— Ah, monsieur Ryan. Tout va bien chez nous, merci. Que pouvons-nous faire pour vous ce soir ?
— Une boîte appelée Holoware, une de la bande high-tech de la Route 128 près de Boston. Elle est à l’AMEX.
— O.K.
Jack entendit taper sur un clavier. Tout le monde se servait d’ordinateurs.
— La voilà. Elle part à quatre et sept-huitièmes, pas très active... jusqu’à ces derniers temps. Depuis un mois, il y a une modeste activité.
— De quel genre ? demanda Ryan, car c’était un autre signe à guetter.
— Ah oui, je vois. La compagnie se rachète un peu. Rien de formidable, mais elle rachète ses propres actions.
Bingo ! se dit Jack en souriant. Merci, Robby, tu m’as donné un sacré tuyau !
— Combien pensez-vous pouvoir m’en prendre ?
— Ce n’est pas une action bien impressionnante.
— Combien de fois me suis-je trompé, Mort ?
— Combien en voulez-vous ?
— Au moins vingt-K et s’il y en a plus, je veux tout ce que vous pourrez trouver.
Il n’avait aucun moyen de mettre la main sur plus de cinquante mille actions, mais Ryan prit sur-le-champ la décision de saisir tout ce qu’il pourrait. S’il perdait, ce n’était jamais que de l’argent, et il y avait plus d’un an qu’il n’avait pas eu d’intuition comme celle-là. Si la compagnie obtenait le contrat de la Marine, la valeur des actions décuplerait. Ils avaient dû avoir le tuyau, eux aussi. Si Ryan avait deviné juste, en rachetant ses propres actions avec ses minces ressources la compagnie augmenterait son capital de façon spectaculaire, permettant une rapide expansion des opérations. Holoware misait sur l’avenir, et misait gros.
Il y eut cinq secondes de silence au téléphone.
— Qu’est-ce que vous savez, Jack ? demanda finalement le courtier.
— Ce n’est qu’une simple intuition.
— D’accord... vingt-K plus... Je vous rappelle demain matin à 10 heures. Vous pensez que je devrais... ?
— C’est un coup de dés, mais je crois que c’est un bon coup.
— Merci. Ce sera tout ?
— Oui. Il faut que j’aille dîner. Bonsoir, Mort.
— À bientôt.
Les deux hommes raccrochèrent. À l’autre bout du fil, le courtier se dit qu’il pourrait bien y aller de mille actions, aussi. Ryan se trompait parfois, mais quand il avait raison, il avait raison sur une grande échelle.
— Le jour de Noël, murmura O’Donnell. Parfait.
— C’est ce jour-là qu’ils vont déplacer Sean ? demanda McKenney.
— Il quitte Londres par camion à 4 heures du matin. Voilà une sacrée bonne nouvelle. J’avais peur qu’ils se servent d’un hélicoptère. Pas un mot sur la route qu’ils prendront..., dit le chef en poursuivant sa lecture, mais ils vont le faire passer par le ferry de Lymington à 8 h 30. Excellent moment, quand on y pense. Trop tôt pour les embouteillages. Tout le monde sera en train d’ouvrir ses cadeaux et de s’habiller pour aller à la messe. Le camion aura aussi bien le bac pour lui tout seul. Qui s’attendrait à un transfert de prisonnier le jour de Noël ?
— Alors, comme ça, nous allons faire évader Sean ?
— Michael, nos hommes ne nous servent à rien quand ils sont dans le trou, n’est-ce pas ? Alors toi et moi allons prendre l’avion demain matin. Je pense que nous ferons une petite promenade en voiture pour aller à Lymington voir un peu ce ferry-boat.

                                                                                                  TOM Clancy

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