lundi 1 juillet 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre VII: Retour supersonique

Le Speedway Lounge, au terminal 4 de l’aéroport de Heathrow était assez apaisant, ou l’aurait été si Jack n’avait pas eu peur de l’avion en général. Derrière les immenses vitres, il apercevait le Concorde qu’il allait prendre dans quelques minutes pour rentrer chez lui. Les ingénieurs avaient donné à leur appareil l’aspect d’une créature vivante, d’un immense oiseau de proie d’une redoutable beauté. Il attendait là en bout de piste, perché sur son train d’atterrissage curieusement élevé, et toisait impassiblement Ryan du haut de son nez pointu.
— J’aimerais bien que le Bureau me laisse faire la navette à bord de ce bébé-là, dit Murray.
— Il est joli, reconnut la jeune Sally.
Ce n’est qu’un foutu avion, se dit Jack. On ne voit pas ce qui le fait tenir en l’air. Il ne se souvenait pas si c’était le principe de Bernouilli ou l’effet Venturi, mais il savait que quelque chose d’induit, sinon vu, permettait à l’appareil de voler. Il se souvenait que ledit principe ou effet avait cessé de fonctionner au-dessus de la Crète et qu’il avait failli être tué ; et que dix-neuf mois plus tard, à la suite du même phénomène, ses parents étaient morts à quinze cents mètres de la piste d’atterrissage de l’aéroport international d’O’Hare à Chicago. Intellectuellement, il savait que son hélicoptère avait été victime d’une panne mécanique et que les avions de ligne étaient plus simples et plus faciles à maîtriser que les CH-46. Il savait aussi que le mauvais temps avait été responsable de l’accident de ses parents – et aujourd’hui le temps était clair –, mais pour lui le vol avait quelque chose de monstrueux, d’anormal.
D’accord, Jack. Pourquoi ne pas en revenir à l’âge des cavernes et à chasser l’ours avec un pieu ? Qu’est-ce qu’il y a de normal à enseigner l’histoire, à regarder la télévision ou à conduire une voiture ? Idiot. Mais j’ai horreur de prendre l’avion, se rappela-t-il.
— Il n’y a jamais eu d’accident de Concorde, lui répéta Murray. Et les hommes de Jimmy Owens ont consciencieusement vérifié l’appareil.
La possibilité d’une bombe dans ce bel oiseau blanc n’était pas à écarter. Les experts en explosifs du C-13 avaient passé plus d’une heure, dans la matinée, à s’assurer que personne n’avait eu une telle idée et maintenant des policiers déguisés en « rampants » des British Airways entouraient l’avion. Mais Jack ne s’inquiétait pas d’une bombe. Des chiens savaient détecter les bombes.
— Je sais, répondit-il avec un faible sourire. Ce n’est qu’un manque de courage de ma part.
— Ce serait un manque de courage si vous n’y alliez pas quand même, fit observer Murray.
Il était surpris malgré lui que Ryan soit aussi nerveux. L’agent du FBI adorait voler. Un recruteur de l’armée de l’Air l’avait presque persuadé de devenir pilote, quand il était encore à l’université.
Non, c’est un manque d’intelligence si j’y vais, pensa Jack et une autre partie de son cerveau lui dit : tu n’es qu’une lavette. Tu fais un sacré marine !
— C’est quand le lancement, papa ? demanda Sally.
— Dans une heure, lui dit sa mère. Et n’ennuie pas ton papa.
Le lancement, se dit Jack avec un sourire. Enfin quoi, il n’y a pas de quoi avoir peur et tu le sais bien ! Il secoua la tête et but une gorgée de son verre, offert gracieusement par le bar. Il compta quatre agents de la sécurité dans la salle, qui cherchaient tous à ne pas se faire remarquer. Owens ne prenait pas de risques, en ce dernier jour de Ryan en Angleterre. Le reste était l’affaire des British Airways.
Une voix féminine désincarnée annonça le vol. Jack vida son verre et se leva.
— Merci pour tout, Dan.
— On peut partir, maintenant, papa ? demanda gaiement Sally et Cathy la prit par la main.
— Une minute ! protesta Murray en se penchant vers la petite fille. Je n’ai pas droit à un gros bisou d’adieu ?
— O.K., dit-elle et elle l’embrassa avec enthousiasme. Au revoir, monsieur Murray.
— Prenez bien soin de notre héros, dit-il à Cathy.
— Ne vous inquiétez pas.
Murray broya la main de Jack.
— Profitez du football, l’as. C’est ce qui me manque le plus !
— Je vous enverrai des cassettes.
— Ce n’est pas la même chose. Ainsi, vous retournez enseigner l’histoire, hein ?
— C’est mon métier.
— Nous verrons, dit énigmatiquement Murray. Comment diable allez-vous marcher avec ce truc-là ?
— Mal, avoua Jack en riant. J’ai l’impression que le toubib l’a lesté de plomb, à moins qu’il ait laissé des instruments dedans. Eh bien, nous y voilà.
Ils étaient arrivés à la porte d’embarquement. Murray leur dit au revoir et les quitta.
— Bienvenue à bord, sir John, dit une hôtesse. Vous êtes au 1-D. Avez-vous déjà volé en Concorde ?
— Non.
Ce fut tout ce qu’il put dire. Devant lui, Cathy se retourna en riant. Le couloir télescopique lui faisait l’effet de l’entrée d’un tombeau.
— Eh bien, attendez-vous à la plus grande sensation de votre vie, lui déclara l’hôtesse.
Merci bien ! Ryan faillit l’étrangler et puis il se souvint qu’il ne pouvait le faire d’une seule main. Il rit. Il n’y avait pas autre chose à faire.
Il dut se baisser pour ne pas se cogner la tête en haut de la porte. La cabine était petite, pas plus de deux mètres cinquante à trois mètres de large. Il se tourna vivement vers l’avant et vit l’équipage s’installer tant bien que mal dans l’étroit poste de pilotage, comme avec un chausse-pied. Une autre hôtesse rangeait des manteaux. Il dut attendre qu’elle l’aperçoive et s’avança en crabe, précédé par son plâtre.
— C’est ici, lui dit son guide personnel.
Jack se glissa à sa place, contre un hublot au premier rang. Cathy et Sally étaient déjà assises de l’autre côté de la travée. Le plâtre de Jack débordait largement au-dessus du fauteuil voisin. Personne n’aurait pu s’y asseoir. Heureusement, la British Airways ne lui ferait pas payer de supplément. Il essaya tout de suite de boucler sa ceinture, mais ce n’était pas facile, d’une main. L’hôtesse l’y aida.
— Vous êtes bien installé ?
— Oui, mentit Jack, qui était terrifié.
— Parfait. Vous avez là une brochure d’information sur le Concorde, dit-elle en lui montrant un petit dossier de plastique gris. Voulez-vous un magazine ?
— Merci, j’ai un livre dans ma poche.
— Très bien. Je reviendrai après le décollage, mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’aurez qu’à sonner.
Jack resserra sa ceinture et regarda vers l’avant, la porte ouverte à gauche. Il pouvait encore s’échapper. Non, il savait bien qu’il ne le pouvait pas. Il s’adossa. Le siège était gris aussi, un peu étroit, mais confortable. Sa place dans la première rangée lui offrait bien assez d’espace pour ses jambes. La paroi intérieure était blanche, d’un blanc cassé, et il pouvait regarder par le hublot. Il était petit, pas plus gros que deux livres de poche, mais cela valait mieux que pas de hublot du tout. Il regarda autour de lui. La cabine était au trois quarts occupée. Des voyageurs expérimentés, et riches, hommes d’affaires pour la plupart, presque tous plongés dans la lecture du Financial Times. Et aucun n’avait peur de voler. Cela se voyait à leur figure impassible. L’idée ne vint pas à Jack que la sienne était tout aussi impassible.
— Mesdames et messieurs, le capitaine Nigel Higgins, votre commandant de bord, vous souhaite la bienvenue à bord du vol 189 de la British Airways, le service de Concorde à destination de Washington et de Miami. Nous commencerons à rouler sur la piste dans cinq minutes environ. Le temps à notre premier arrêt, l’aéroport international Dulles à Washington, est excellent, clair, avec une température de 13°. Nous resterons en vol pendant trois heures et vingt-cinq minutes. Vous êtes priés de respecter l’interdiction de fumer quand le voyant sera allumé et nous vous demandons de garder votre ceinture attachée. Merci, conclut la voix à l’accent britannique.
La porte s’était refermée pendant cette allocution, remarqua aigrement Ryan. Une distraction habile, tandis qu’on éliminait l’unique voie d’évasion. Il ferma les yeux en se résignant à son sort. Ce qu’il y avait de bien, à l’avant, c’était que personne ne pouvait le voir, à l’exception de Cathy — Sally avait pris la place contre le hublot – et elle comprenait, ou du moins faisait semblant. Le personnel de cabine fit la démonstration des brassières de sauvetage, qui étaient rangées sous les sièges. Jack observa sans intérêt. La réputation de parfaite sécurité du Concorde signifiait que personne n’avait la moindre idée du moyen d’amerrir sans danger et sa propre position bien à l’avant de l’aile delta assurait que s’ils frappaient l’eau il serait dans la partie du fuselage qui se détacherait et coulerait à pic comme un bloc de ciment. Mais c’était sans importance. L’impact en soi serait fatal.
Imbécile, si cet oiseau était dangereux, ils en auraient au moins perdu un, depuis le temps.
Le hurlement des réacteurs déclencha un afflux d’acide dans l’estomac de Jack. Il referma les yeux. Tu ne peux plus t’échapper. Il se força à contrôler sa respiration et à se détendre. Ce fut singulièrement facile. Jack n’avait jamais été un voyageur crispé. Il avait plutôt tendance à devenir inerte.
Une voiture-remorque invisible poussa l’appareil à reculons. Ryan regarda par le hublot et vit défiler lentement le paysage. Heathrow était un complexe très étendu. Des appareils d’une dizaine de compagnies aériennes étaient visibles, stationnés devant des terminaux comme des paquebots le long d’un quai. J’aurais préféré rentrer en bateau, pensa-t-il, oubliant qu’il avait eu le mal de mer quand il était marine à bord du Guam. Le Concorde s’arrêta pendant quelques secondes puis se mit à rouler de lui-même. Ryan ne savait pas pourquoi le train d’atterrissage était si haut, mais ce facteur provoquait un curieux balancement. Le commandant de bord parla de nouveau à l’interphone et dit quelque chose à propos de rétro-fusées que Ryan ne comprit pas ; il regardait décoller un 747 de la Pan Am. Le Concorde était indiscutablement plus joli. Il lui rappelait les modèles réduits de chasseurs qu’il assemblait quand il était enfant.
L’appareil exécuta un demi-tour en bout de piste et s’arrêta, en se balançant un peu sur son train avant.
— Position de départ, annonça l’interphone.
Quelque part à l’avant, le personnel de cabine s’attacha sur ses strapontins. Jack se carra dans son siège comme un condamné attendant son électrocution, les yeux tournés vers le hublot.
Les réacteurs devinrent assourdissants et l’appareil s’ébranla. Quelques secondes plus tard, le bruit augmenta encore et Ryan se sentit collé contre son dossier. L’accélération était impressionnante, le double de ce qu’il avait pu connaître. Il n’avait aucun moyen de la mesurer, mais avait l’impression qu’une main invisible le poussait à la renverse alors qu’une autre pesait contre son plâtre et cherchait à le tourner de côté. L’hôtesse avait raison, c’était une sensation incroyable. L’herbe défilait à toute vitesse derrière le hublot et finalement le nez se souleva. Une dernière petite secousse annonça que le train quittait le sol. Jack guetta le bruit de sa rétractation dans le fuselage, mais le tonnerre du décollage couvrait tout. Ils étaient déjà à trois cents mètres d’altitude et continuaient de monter à un angle apparemment impossible. Il se tourna vers sa femme. « Ouh là là » articula Cathy en souriant. Sally avait son nez collé au hublot.
L’angle de l’ascension diminua légèrement. Déjà, le personnel de la cabine était au travail, avec un chariot de boissons. Jack prit un verre de Champagne. Il n’avait pas l’esprit à la fête, mais les vins pétillants lui montaient vite à la tête. Cathy lui avait proposé une fois du valium, pour calmer sa peur de l’avion, mais il n’aimait pas prendre de médicaments. L’alcool, c’était différent, pensait-il. L’appareil montait toujours, sans à-coups, sans plus de secousses que s’il roulait sur une chaussée bien lisse.
Jack tira son livre de sa poche. C’était son seul calmant efficace, en vol. Il se carra sur sa droite, la tête bien calée au coin de son dossier et de la paroi, en reposant son bras plâtré sur le siège voisin, ce qui le soulageait un peu. Le coude droit planté sur l’accoudoir, il se força à se concentrer sur sa lecture. Il l’avait choisie avec soin, pour le vol, un des ouvrages d’Alistair Horne sur les conflits franco-allemands. Mais il découvrit bientôt une nouvelle raison de détester son plâtre. C’était difficile de lire en tournant les pages d’une seule main. Il devait à chaque fois poser le livre sur ses genoux.
Une nouvelle accélération annonça que deux autres paires de rétrofusées avaient été actionnées, dans les moteurs Olympus. L’avion recommença à prendre de l’altitude en franchissant mach-1. Jack jeta un coup d’oeil par le hublot. Ils étaient maintenant au-dessus de la mer. Il consulta sa montre. Moins de trois heures avant l’atterrissage à Dulles. Tu peux quand même supporter n’importe quoi pendant trois petites heures, n’est-ce pas ?
Comme si j’avais le choix ! Un voyant lumineux attira son attention et il fut surpris de ne pas l’avoir encore remarqué. Sur la paroi devant lui, un peu au-dessus de sa tête, il y avait un compteur de vitesse, en milles, qui indiquait 1024, le dernier chiffre changeant rapidement.
Bon Dieu ! Je vole à plus de mille milles à l’heure ! Qu’est-ce que Robby dirait de ça ? Je me demande comment va Robby... Il était hypnotisé par ces chiffres. Bientôt, ils dépassèrent les 1300 et s’arrêtèrent un moment sur 1351. Deux mille cent soixante-quinze kilomètres à l’heure. Il fit rapidement un calcul de tête. Plus de six cents mètres à la seconde, presque aussi vite qu’une balle de fusil. Mais pourquoi y avait-il encore tant de bruit ? Si nous sommes supersoniques, maintenant, comment se fait-il que nous ne laissons pas le son derrière nous ? Il faudra que je demande à Robby, il saura.
Les petits nuages blancs étaient à des kilomètres sous les ailes et glissaient hors de vue à une allure perceptible. Le soleil étincelait sur les vagues qui ressortaient nettement comme des sillons bleus brillants. Une des choses qui agaçait le plus Jack, c’était cette dichotomie entre sa terreur du vol et sa fascination pour le monde vu du ciel. Il se replongea dans son livre, dans une époque où la locomotive à vapeur était le summum de la technologie humaine, où l’on voyageait au trentième de sa vitesse actuelle.
Le déjeuner fut servi quelques minutes plus tard. Ryan s’aperçut que le Champagne lui avait ouvert l’appétit. Il avait rarement faim, à bord d’un avion, alors cela l’étonna. Le menu était fidèle à l’habitude exaspérante et déroutante des Britanniques de donner le nom de leurs plats en français, comme si la langue pouvait avoir un effet sur le goût. Jack s’aperçut vite que le goût n’avait nul besoin de fioritures linguistiques. Le saumon fit place à un steak étonnamment bon – en considérant que c’est un domaine dans lequel les Britanniques ne sont pas forts – suivi d’une salade acceptable, de fraises à la crème et d’un petit plateau de fromages. Un bon porto remplaça le champagne et Ryan s’aperçut que quarante nouvelles minutes s’étaient écoulées. Dans moins de trois heures, il serait chez lui.
— Mesdames et messieurs, ici votre commandant de bord. Nous volons en ce moment à une altitude de croisière de cinquante-trois mille pieds et à une vitesse au sol de mille trois cent trente-cinq milles à l’heure. À mesure que nous consommons du carburant, l’appareil s’allégera et atteindra une altitude de pointe d’environ cinquante-neuf mille pieds. La température extérieure est de soixante degrés Celsius au-dessous de zéro et la température extérieure du fuselage d’environ cent degrés Celsius à cause de la friction de son passage dans l’air. Un des effets annexes de ce phénomène est que l’appareil se dilate et s’allonge en plein vol d’environ vingt-huit centimètres...
La fatigue du métal, pensa sombrement Ryan. Il avait bien besoin de me dire ça ! Il toucha le hublot, qui lui parut chaud et il comprit que l’on pourrait faire bouillir de l’eau, sur l’enveloppe du fuselage. Il se demanda si cela avait un effet sur le reste de la charpente. Retournons au xixe siècle, se commanda-t-il. De l’autre côté de la travée, sa fille dormait et Cathy était plongée dans un magazine.
Lorsque Jack regarda de nouveau sa montre, il restait moins d’une heure de vol. Le commandant parla de Halifax, en Nouvelle-Écosse, sur leur droite. Jack regarda, mais ne vit qu’une vague ligne foncée sur l’horizon du nord. L’Amérique... bonne nouvelle. Comme toujours, sa nervosité et le siège de l’appareil conspiraient pour lui rendre le dos raide et son plâtre n’arrangeait rien. Il éprouvait le besoin de se lever, de se dégourdir les jambes, mais c’était une chose qu’il essayait de ne jamais faire à bord d’un avion. Le steward vint remplir son verre de porto et il remarqua que l’angle du soleil, à son hublot, n’avait pas changé depuis le départ de Londres. L’appareil volait vers l’ouest à l’allure de la rotation de la Terre. Ils arriveraient à Dulles vers midi, leur apprit le pilote. Jack regarda de nouveau l’heure : quarante minutes. Il allongea les jambes et reprit son livre.
Il fut dérangé de nouveau par la distribution des formulaires de douane et d’immigration. Tout en rangeant son livre, Jack regarda sa femme dresser la liste de tous les vêtements qu’elle avait achetés. Sally dormait toujours, avec un visage presque angéliquement paisible. Une minute plus tard, ils arrivèrent au-dessus de la terre en franchissant la côte du New Jersey et mirent cap à l’ouest jusqu’en Pennsylvanie avant de virer au sud. L’avion avait perdu de l’altitude. Jack n’avait pas senti la décélération transsonique, mais les cumulus étaient beaucoup plus rapprochés qu’au-dessus de l’océan. C’est bon, commandant Higgins, tâchez de poser cet oiseau par terre sans casse. Il vit qu’on lui avait remis une étiquette de bagages en argent qu’il devait probablement garder en souvenir. Il décida de garder aussi son certificat de passager du Concorde, un vétéran aguerri, pensa-t-il ironiquement. J’ai survécu au Concorde de la British Airways.
Crétin, si tu avais pris le 747, tu serais encore au-dessus de l’océan.
Ils étaient maintenant assez bas pour voir les routes. La majorité des accidents d’avion ont lieu à l’atterrissage, mais Ryan ne voyait pas les choses de cette façon. Ils étaient presque chez eux. C’était la fin de la peur, et il regardait avec plaisir le Potomac par le hublot. Finalement, le Concorde redressa de nouveau son nez, à une vitesse terrible, pensa Jack, en descendant sans secousse vers le sol. Une seconde plus tard, il distingua la barrière d’enceinte de l’aéroport. Le choc lourd du train principal suivit aussitôt. Ils étaient au sol. Ils étaient sains et saufs. Tout ce qui se passerait maintenant s’apparenterait à un accident de la circulation, pas à une catastrophe aérienne, se dit-il. Ryan se sentait en sécurité dans une voiture parce qu’il était aux commandes. Il se souvint pourtant qu’aujourd’hui Cathy devrait conduire.
Le voyant des ceintures s’éteignit quelques instants après l’arrêt total de l’appareil et la porte avant s’ouvrit. Arrivés à bon port. Ryan se leva et s’étira. C’était bon d’être stable. Cathy tenait leur fille sur ses genoux et lui brossait les cheveux pendant que Sally se frottait les yeux.
— Ça va, Jack ?
— On est déjà arrivé ? demanda Sally.
Son père lui assura qu’ils étaient chez eux. Il alla vers l’avant. L’hôtesse qui l’avait accueilli lui demanda s’il avait apprécié le vol et Jack répondit oui, sans mentir. Maintenant que c’était fini ! Il trouva à s’asseoir dans le car et sa famille le rejoignit.
— La prochaine fois que nous ferons la traversée, c’est comme ça que nous irons, déclara-t-il.
— Pourquoi ? demanda Cathy, étonnée. Tu as aimé le vol ?
— Je te crois ! On ne reste en l’air que la moitié du temps !
Jack rit, en se moquant surtout de lui-même. Comme à chaque fois, le retour sur terre, bien en vie, lui causait une vive émotion. Il avait survécu et sa joie d’être vivant, d’être chez lui, faisait battre son coeur. Le pas des passagers descendant d’un avion est toujours plus léger que lorsqu’ils s’embarquent. Le car démarra. Le Concorde était réellement très beau, pensa-t-il alors qu’ils s’en éloignaient pour gagner l’aérogare.
— Combien as-tu dépensé en vêtements ? demanda Jack quand le véhicule s’arrêta à la porte d’arrivée, et Cathy lui tendit le formulaire. Tant que ça !
— Et alors ? Pourquoi pas ? Je peux payer ça avec mon argent à moi, non ?
— Bien sûr, bébé.
— Et il y a aussi trois costumes pour toi.
— Quoi ? Mais comment...
— Quand le tailleur a pris tes mesures, pour ce smoking, je lui ai commandé trois costumes. Tes bras sont de la même longueur, Jack. Ils t’iront dès que nous t’aurons débarrassé de ce maudit plâtre.
Ce qu’il y avait encore de bien, avec le Concorde, c’est qu’il transportait si peu de passagers que la récupération des bagages se passait comme un charme. Cathy trouva un chariot – que Sally tint à pousser – pendant que Jack prenait leurs valises. Le dernier obstacle était la douane, où ils durent payer plus de trois cents dollars pour les achats de Cathy. Mais moins d’une demi-heure après leur descente d’avion, Jack sortait de l’aérogare, en aidant Sally à pousser le chariot.
— Jack !
Un colosse venait vers eux, plus grand que le mètre quatre-vingt-cinq de Jack, et plus large d’épaules. Il marchait mal, à cause d’une prothèse de la jambe qui remontait au-dessus de l’emplacement de son genou gauche, cadeau d’un chauffard ivre. Il avait préféré pour pied artificiel une plaque d’aluminium, plutôt qu’un modelage d’apparence humaine : Oliver Wendell Tyler trouvait cela plus commode pour marcher. Mais sa main était tout à fait normale, bien que plutôt grande. Il saisit celle de Ryan et la serra.
— Heureux retour au bercail, mon petit vieux !
— Comment ça va, Skip ?
Jack dégagea sa main et compta mentalement ses doigts. Skip Tyler était un excellent ami, mais il ne connaissait pas sa force.
— Ça va. Salut, Cathy. Et comment va Sally ?
— Très bien.
Sally leva les bras et fut soulevée comme elle le souhaitait. Mais un instant seulement ; elle gigota pour être posée par terre et retourner au chariot.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda Jack, puis il pensa que Cathy avait dû téléphoner.
— Ne vous en faites pas pour la voiture, dit Tyler. Jean et moi l’avons récupérée et l’avons ramenée chez vous. Nous avons préféré venir vous chercher avec la nôtre, il y a plus de place. Elle est allée la chercher.
— Tu as pris une journée de congé, alors ?
— Quelque chose comme ça. Billings a repris tes cours pendant quinze jours. Pourquoi est-ce que je n’aurais pas le droit de prendre un après-midi ?
Un porteur s’approcha, mais Tyler l’écarta d’un geste.
— Comment va Jean ? demanda Cathy.
— Encore six semaines.
— Ce sera un peu plus long pour nous.
— Vraiment ? s’écria Tyler, la figure illuminée. Super !
Il faisait frais, avec un beau soleil d’automne. Jean Tyler arriva au volant du grand break Chevrolet. Brune, grande et mince, Jean était enceinte de leurs troisième et quatrième enfants. L’échographie avait confirmé les jumeaux juste avant le départ des Ryan. Svelte comme elle l’était, le ventre énorme aurait pu la rendre grotesque si elle n’avait été aussi rayonnante. Cathy se précipita vers elle dès qu’elle descendit de voiture et lui chuchota quelque chose, que Jack devina. Les deux jeunes femmes s’embrassèrent chaleureusement. Skip ouvrit le hayon et jeta les bagages à l’intérieur comme si ce n’était que des feuilles de papier.
— Faut que j’admire ton à-propos, Jack. Tu reviens presque à temps pour les vacances de Noël, dit-il alors que tout le monde montait dans la voiture.
— Je n’avais pas prévu ça comme ça, tu sais.
— Comment va l’épaule ?
— Mieux, mon vieux, mieux.
— Je te crois aisément. Je m’étonne qu’ils aient réussi à te faire monter dans un Concorde. Ça t’a plu ?
— C’est plus vite fini.
— Ouais, c’est ce que tout le monde dit.
— Comment ça va, à l’école ?
— Bah, rien ne change jamais. T’as appris, pour le match ?
— Tiens, au fait, non.
Comment ai-je pu oublier ça ?
— Absolument formidable ! s’écria Tyler en tournant la tête et il entreprit de donner en différé tout le reportage de la partie. Vingt et un à dix-neuf ! Quelle façon de terminer la saison !
Skip Tyler était sorti d’Annapolis et avait été pilier dans l’équipe de la Marine nationale avant de devenir sous-marinier. Trois ans plus tôt, alors qu’il allait recevoir son premier commandement, il avait eu son accident. À la stupéfaction générale, Skip n’avait rien regretté. Après avoir passé son doctorat d’ingénieur au MIT, il était entré à l’université d’Annapolis où il était encore capable de repérer des talents et de jouer un peu les entraîneurs. Jack se demandait si Jean n’en était pas plus heureuse. C’était une fille ravissante, qui avait été secrétaire d’un cabinet d’avocats, et elle avait dû souffrir des absences forcées de Skip à bord de son sous-marin. Maintenant elle l’avait à la maison – il ne cavalait certainement pas bien loin, car Jean était perpétuellement enceinte – et ils étaient rarement séparés. Même quand ils faisaient des courses dans un centre commercial, ils se tenaient par la main. Si jamais quelqu’un trouvait cela drôle, il se gardait bien de faire une réflexion.
— Qu’est-ce que tu vas faire, pour ton arbre de Noël, Jack ?
— Je n’y ai pas encore pensé, avoua Ryan.
— Je connais un endroit où nous pouvons en couper un tout vert. J’y vais demain. Tu veux venir ?
— Bien sûr. Nous avons aussi des achats à faire.
— Ah, dis donc, tu n’es vraiment pas dans le coup ! Cathy a téléphoné la semaine dernière. Jean et moi avons... nous avons terminé le plus important. Elle ne t’a rien dit ?
— Non. Merci, Skip.
En se retournant, Jack vit le petit sourire satisfait de sa femme.
— Bah, penses-tu ! Nous allons monter pour Noël chez les parents de Jean. Sa dernière occasion de voyager avant l’arrivée des jumeaux. Le professeur Billings dit que tu as un peu de travail qui t’attend.
Un peu ! pensa Ryan. Au moins deux mois de travail !
— Il faudra que cela attende qu’on ait ôté le plâtre, répondit Cathy pour lui. Je vais conduire Jack à Baltimore demain, nous demanderons au professeur Hawley de l’examiner.
— Faut pas se précipiter, avec ce genre de blessure, reconnut Skip qui avait malheureusement de l’expérience. Robby vous salue bien. Il n’a pas pu venir, il est à Pax River, aujourd’hui, dans un simulateur de vol. Rob et Sissy vont bien, ils étaient à la maison avant-hier. Tu as choisi un beau temps pour ton retour, aussi. Il a plu presque toute la semaine.
Retour au bercail, pensa Jack en écoutant son ami. Retour à toutes les conneries terre-à-terre routinières qui sont tellement irritantes... jusqu’à ce qu’on vous en prive. C’était bon que la pluie soit le seul sujet d’exaspération, de retrouver une journée marquée par le lever, le travail, les repas, le coucher. Se remettre au courant des programmes de télé, du football. Lire ses bandes dessinées dans son quotidien. Aider sa femme à la vaisselle. S’installer dans un bon fauteuil avec un livre et un verre de vin après avoir couché Sally. Jack se jura qu’il ne trouverait plus cette existence terne. Il venait de passer un mois dans la voie rapide et il était reconnaissant de l’avoir laissée à cinq mille kilomètres derrière lui.
— Bonsoir, monsieur Cooley, dit Kevin O’Donnell en levant les yeux de son menu.
— Bonsoir, monsieur Jameson. Quel plaisir de vous revoir, répondit le libraire en feignant parfaitement la surprise.
— Voulez-vous me tenir compagnie ?
— Bien volontiers. Merci.
— Qu’est-ce qui vous amène ici en ville ?
— Les affaires. Je passe la nuit chez des amis, à Cork.
C’était vrai, mais c’était aussi une manière de dire à O’Donnell — localement connu sous le nom de Michael Jameson — qu’il apportait un message.
— Voulez-vous jeter un coup d’oeil au menu ? proposa-t-il en le tendant à son vis-à-vis.
Cooley le prit, le parcourut rapidement et le rendit, en le refermant. Le geste avait été si discret que personne n’avait rien pu voir. « Jameson » à son tour fit glisser la petite enveloppe du menu sur ses genoux. La conversation qui suivit, pendant une heure, aborda un peu tous les sujets et fut agréable. Il y avait quatre Gardai à la table voisine, mais, de toute façon, M. Cooley ne s’occupait pas d’affaires opérationnelles. Il n’était qu’un contact. Un faible, pensait O’ Donnell mais il ne l’avait jamais dit à personne. Cooley ne possédait pas les qualités voulues pour les véritables opérations ; il était meilleur dans le rôle d’agent de renseignements. Il n’avait d’ailleurs jamais rien demandé. L’important était que Cooley, malgré ses idées politiques, ne fût connu dans aucun poste de police. Jamais il n’avait lancé un pavé ni un cocktail Molotov à un « Sarrasin ». Il préférait observer et laisser sa haine s’envenimer sans le moindre défoulement émotionnel. Calme, discret, Dennis était parfait pour sa mission. Et O’Donnell savait que s’il était incapable de verser du sang, il était aussi peu capable de verser des larmes. Un petit individu anodin, pensa O’Donnell. Tu peux organiser une superbe opération de renseignement tant que tu n’as pas à te mouiller... Tu as déjà causé la mort de... combien ? Dix, douze personnes ? L’homme était-il capable d’émotions ? Probablement pas, jugeait le chef. Parfait. Il avait son propre petit Himmler ou son propre Dzerjinski, se disait-il. Cooley avait un avenir dans l’Organisation. Le moment venu, on en aurait besoin.
Ils terminèrent leur conversation au café. Cooley insista pour se charger de l’addition : les affaires étaient excellentes. O’Donnell empocha l’enveloppe et ils quittèrent le restaurant. Il résista à la tentation de lire le rapport. Kevin était un homme sans aucune patience, aussi devait-il s’y forcer. L’impatience avait gâché plus d’opérations que l’armée britannique, il le savait. C’était encore une leçon de ses premiers jours dans la PIRA. Il conduisit sa BMW par les vieilles rues en respectant soigneusement la limitation de vitesse, sortit de la ville et s’engagea sur d’étroites routes de campagne pour regagner sa demeure sur la côte. Il fit quelques détours en gardant l’oeil sur son rétroviseur. O’Donnell se savait en sécurité. Mais il savait aussi que c’était grâce à une vigilance constante qu’il le resterait. Sa voiture de luxe était au nom et à l’adresse du siège de sa société à Dundalk. C’était une véritable compagnie, avec neuf petits chalutiers et un excellent gestionnaire, un homme qui n’avait jamais été mêlé aux Troubles et dont les talents permettaient à O’Donnell de mener la vie d’un gentleman campagnard loin dans le sud.
Il lui fallut un peu moins d’une heure pour rejoindre l’allée privée flanquée d’une paire de piliers de pierre et encore cinq minutes pour atteindre sa maison surplombant la mer. Laissant sa voiture à l’extérieur – l’ancienne remise avait été transformée en bureaux par un entrepreneur local –, il alla directement à sa bibliothèque. McKenney l’y attendait en lisant une récente édition des poèmes de Yeats. Un autre amateur de livres, pensa Kevin, mais qui ne partageait pas l’aversion de Cooley pour le sang. Son allure calme, disciplinée, dissimulait une capacité d’action explosive. Un homme qui lui ressemblait beaucoup, ce Michael. Comme celle de Kevin dix à douze ans auparavant, sa jeunesse avait besoin d’être tempérée, d’où sa mission de chef du service de renseignement où il aurait l’occasion d’apprendre la valeur de la réflexion, la nécessité de réunir tous les renseignements possibles avant de passer à l’action. Encore une erreur de la PIRA : ils utilisaient des renseignements tactiques, mais négligeaient les renseignements stratégiques... C’était une des raisons qui les lui avaient fait quitter... mais il retournerait au bercail. Ou, plus probablement, le bercail reviendrait à lui. Et il aurait alors son armée. Kevin avait déjà un plan, même si ses plus proches collaborateurs l’ignoraient, ou n’en connaissaient qu’une partie.
O’Donnell s’assit dans le fauteuil de cuir derrière son bureau et prit l’enveloppe qu’il avait glissée dans sa poche. McKenney alla discrètement au bar, dans le coin, pour servir à son supérieur un verre de whisky. Avec de la glace, un goût que Kevin avait acquis sous des climats plus chauds, quelques années plus tôt. Il posa le verre à côté d’O’Donnell qui le prit et en but une toute petite gorgée, sans un mot.
Le document comportait six feuillets et il en lut le texte tapé à simple interligne, lentement et posément. En dépit de sa réputation de combattant téméraire, le chef de l’ULA donnait souvent l’impression qu’il était fait de pierre, à voir comment il rassemblait, enregistrait et traitait l’information. Comme un ordinateur. Il mit vingt bonnes minutes à lire les six feuillets.
— Eh bien, notre ami Ryan est de retour en Amérique. Il est rentré par Concorde et sa femme s’était arrangée pour qu’un ami vienne les attendre à l’aéroport. Lundi prochain, je suppose qu’il reprendra ses cours devant ces intéressants jeunes gens et jeunes filles de l’Académie navale, dit O’Donnell en souriant. Son Altesse et sa ravissante jeune femme rentreront avec deux jours de retard. Il paraît que leur avion a eu des problèmes techniques, du moins c’est ce qu’apprendra le grand public. En réalité, ils aimeraient tant la Nouvelle-Zélande qu’ils veulent profiter un peu plus longtemps de leur intimité. À leur arrivée, la sécurité sera impressionnante. Tout bien considéré, d’ailleurs, leur sécurité va probablement être inviolable, au moins dans les prochains mois.
McKenney renifla avec mépris.
— Aucune sécurité n’est inviolable. Nous l’avons prouvé nous-mêmes.
— Nous ne voulons pas les tuer, Michael. N’importe quel imbécile peut faire ça, dit patiemment Kevin. Notre objectif est de les prendre vivants.
— Mais...
Ils n’apprendraient donc jamais !
— Il n’y a pas de, mais, Michael. Si je voulais les tuer, ils seraient déjà morts et ce salaud de Ryan avec eux. C’est facile de tuer, mais ce n’est pas ce que nous souhaitons.
— Oui, chef, marmonna McKenney. Et Sean ?
— Ils vont le cuisiner dans la prison de Brixton pendant encore une quinzaine de jours. Nos amis du C-13 ne veulent pas l’avoir hors de leur portée pour le moment.
— Est-ce que ça veut dire que Sean...
— Tout à fait invraisemblable, interrompit O’Donnell. Malgré tout, je crois l’Organisation plus forte avec lui que sans lui, pas toi ?
— Mais comment le saurons-nous ?
— On s’intéresse beaucoup à notre camarade, en haut lieu, répondit le chef en guise d’explication.
McKenney hocha la tête, l’air songeur, dissimulant son irritation que le commandant ne partage pas sa source de renseignement avec son propre chef des SR. Cette source restait le plus profond de tous les secrets de l’ULA. Il préféra ne pas approfondir. McKenney avait ses propres sources et son adresse à se servir de ses informations augmentait de jour en jour. Il était agacé d’avoir toujours à attendre si longtemps avant d’agir, mais il reconnaissait à part lui – d’abord de mauvaise grâce puis avec plus de conviction – qu’une bonne préparation avait permis la parfaite réussite de plusieurs opérations épineuses. Et une mauvaise l’avait envoyé dans les Blocs-H de la prison de Kesh. La leçon qu’il avait tirée de cet échec, c’était que la révolution avait besoin de davantage de compétences. Il en venait à haïr plus encore que l’armée britannique l’inefficacité des dirigeants de la PIRA. Le révolutionnaire avait souvent plus à craindre ses amis que ses ennemis.
— Rien de nouveau avec nos collègues ? demanda O’Donnell.
— Si, justement, répondit McKenney avec vivacité, nos collègues désignant entre eux l’aile provisoire de PIRA. Une des cellules de la brigade de Belfast va attaquer un pub après-demain. Depuis quelque temps, des types de l’UVF s’y retrouvent... Pas très malin de leur part, hein ?
— Je crois que nous pouvons laisser passer ce coup-là, jugea O’Donnell.
Ce serait une bombe, naturellement, et elle tuerait plusieurs personnes dont certaines seraient peut-être membres de l’Ulster Volunteer Force, qu’il considérait comme les forces réactionnaires de la bourgeoisie régnante, ni plus ni moins que des brutes, puisqu’ils n’avaient aucune idéologie. Tant mieux si des UVF étaient tués, mais n’importe quel parpaillot aurait aussi bien convenu, vraiment, car en représailles, d’autres UVF se glisseraient dans un quartier catholique et tueraient une ou deux personnes au hasard, dans la rue. Les inspecteurs de la brigade criminelle de la RUC enquêteraient et, comme d’habitude, personne n’aurait rien vu et les quartiers catholiques conserveraient leur instabilité révolutionnaire. La haine était très utile. Encore plus que la peur, c’était la haine qui soutenait la Cause.
— C’est tout ?
— L’artificier, Dwyer, a encore disparu.
— La dernière fois que c’est arrivé... oui, l’Angleterre, n’est-ce pas ? Une nouvelle campagne ?
— Notre homme ne sait pas. Il y travaille, mais je lui ai dit d’être prudent.
— Très bien.
O’Donnell se dit qu’il fallait y réfléchir ; Dwyer était un des meilleurs artificiers de la PIRA, un génie des détonateurs à retardement, une personne que la branche C-13 de Scotland Yard recherchait activement, car sa capture porterait un coup sévère à la direction de l’IRA provisoire...
— Oui, il faut que notre homme soit extrêmement prudent, mais il serait utile de savoir où se trouve Dwyer.
McKenney reçut le message cinq sur cinq. Dommage pour Dwyer, mais ce collègue-là avait choisi le mauvais côté.
— Et le brigadier de Belfast ?
— Non, dit catégoriquement le chef.
— Mais il va encore s’échapper. Nous avons eu besoin d’un mois pour...
— Non, Michael. Le bon moment, rappelez-vous l’importance du bon moment. L’opération est un tout intégré, pas une simple collection d’événements.
Le commandant de la brigade — Brigade ! pensa amèrement O’Donnell, moins de deux cents hommes – de Belfast de la PIRA était l’homme le plus recherché de l’Ulster. Pas seulement par les Britanniques, mais pour le moment O’Donnell devait le leur abandonner. Dommage ! J’aurais vraiment voulu te faire payer personnellement, et cher, de m’avoir rejeté, Johnny Doyle, d’avoir mis ma tête à prix. Mais là encore, je dois être patient. Après tout, je veux plus que ta tête...
— N’oublie pas non plus qu’il faut ménager nos gars. Si le moment choisi est si important, c’est que notre plan ne peut réussir qu’une fois. Nous devons être patients. Nous devons attendre le moment exact.
Mais quel moment exact ? Quel plan ? se demandait McKenney. Quelques semaines plus tôt, O’Donnell avait annoncé que le « moment » était proche, et puis il avait tout annulé sur un coup de téléphone de Londres, à la dernière minute. Sean Miller savait, ainsi qu’un ou deux autres, mais McKenney ne savait même pas qui étaient ces privilégiés. S’il y avait une chose à laquelle le chef tenait, c’était bien à la sécurité. L’agent de renseignement reconnaissait qu’elle était importante, mais sa jeunesse rongeait son frein, dans la frustration de savoir que c’était important, mais non de quoi il s’agissait.
— Difficile, n’est-ce pas, Mike ?
— Oui, chef, en effet, reconnut McKenney avec un sourire.
— Garde simplement en mémoire ce que l’impatience nous a valu, conseilla le chef.

                                                                                                                 TOM Clancy

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