Ryan partit de chez lui bien avant 7 heures. Il prit d’abord la route US 50 en direction de l’ouest, vers D.C. Il y avait des embouteillages, comme d’habitude : tous les travailleurs se rendaient vers les diverses agences fédérales qui avaient fait du pittoresque District de Columbia une pseudoville de passage. Il quitta l’autoroute pour l’I-495, le périphérique de Washington, en direction du nord, au milieu d’une circulation encore plus dense, dont les bouchons étaient signalés par radio d’un hélicoptère. C’était plaisant de savoir pourquoi on roulait à vingt-cinq à l’heure sur une route conçue pour faire du cent quinze.
Il se demanda si Cathy faisait ce qu’elle devait faire. Le problème, c’était qu’elle n’avait pas tellement de possibilités différentes, pour aller à Baltimore. Le jardin d’enfants où allait Sally se trouvait dans Ritchie Highway, ce qui interdisait d’emprunter l’autre chemin direct. D’un autre côté, Ritchie Road était une route toujours encombrée, mais rapide et il ne serait pas facile d’y intercepter Cathy. À Baltimore même, elle avait un plus grand choix d’itinéraires pour se rendre à Johns Hopkins et elle avait promis d’en changer constamment. Ryan regarda les voitures devant lui et marmonna un juron. En dépit de ce qu’il avait dit à Cathy, il ne s’inquiétait pas outre mesure pour sa famille. C’était lui qui avait fait échouer l’opération des terroristes et si leurs mobiles étaient vraiment personnels, il était leur unique objectif. Peut-être. Finalement, il traversa le Potomac et s’engagea sur l’autoroute George-Washington. Un quart d’heure plus tard, il prenait la bretelle de sortie de la CIA.
Il arrêta sa Rabbit devant le poste de garde. Un agent de sécurité en uniforme en sortit et lui demanda son nom, bien qu’il ait déjà vérifié le numéro minéralogique sur une liste d’ordinateur. Ryan lui remit son permis de conduire et le garde compara scrupuleusement la figure de Jack avec la photo avant de le lui rendre et de lui remettre un laissez-passer.
— Le parking des visiteurs est sur la gauche, et puis...
— Merci, je suis déjà venu.
— Bien, monsieur.
Le garde lui fit signe de passer.
Le siège de la CIA était construit derrière la première chaîne de collines dominant la vallée du Potomac, là où il y avait eu une forêt luxuriante. La plupart des arbres avaient été conservés pour dissimuler le bâtiment. Jack tourna à gauche et monta par un chemin sinueux. Le parking des visiteurs était gardé aussi, cette fois par une femme qui lui indiqua un emplacement et vérifia à son tour son identité avant de le diriger vers l’entrée principale. Sur sa droite, il y avait la Bulle, une construction en forme d’igloo contenant un amphithéâtre relié au bâtiment principal par un passage souterrain. Ryan y avait fait une conférence, une fois, sur la stratégie navale. Devant lui, l’immeuble de la CIA dressait ses sept étages de pierre blanche, ou peut-être de béton précontraint. Il n’était jamais allé y regarder de près. Dès qu’il entra, l’ambiance « barbouze » le frappa comme un coup de massue. Il vit huit agents de la sécurité, en civil ceux-là, mais la veste déboutonnée suggérant la présence d’un pistolet. En réalité, ils étaient équipés de radios, mais Jack était sûr que des hommes armés n’étaient pas loin. Des caméras sur les murs diffusaient leurs images dans une salle de surveillance centrale. Il ne savait pas où elle était. À vrai dire, la seule partie du bâtiment qu’il connaissait était sur le chemin conduisant à son ancien cagibi, et de là aux toilettes et à la cafétéria. Il était monté plusieurs fois au dernier étage, mais toujours accompagné puisque son laissez-passer de la sécurité ne l’habilitait pas à ce niveau.
— Professeur Ryan, dit un homme dont le visage disait quelque chose à Jack sans qu’il puisse y mettre un nom. Marty Cantor. Je travaille en haut.
Ryan se souvint de lui, alors qu’ils se serraient la main. Cantor était le principal assistant de l’amiral Greer, un ancien de Yale. Il donna à Jack un autre laissez-passer.
— Je n’ai pas besoin de passer par la salle des visiteurs ? demanda Jack en indiquant la gauche.
— On s’est occupé de tout. Vous pouvez me suivre.
Cantor le conduisit au premier poste de contrôle de sécurité. Il prit son propre laissez-passer pendu à son cou et le glissa dans la fente. Une petite barrière rayée d’orangé et de jaune, comme celles des parkings souterrains, se releva et se rabaissa quand Ryan mit sa carte dans la fente. Un ordinateur, dans une salle du sous-sol, vérifia le code électronique et jugea qu’il pouvait faire entrer Ryan dans l’immeuble. La barrière remonta. Jack était déjà mal à l’aise. Exactement comme avant, pensa-t-il, comme une prison... Non, la sécurité dans une prison n’est rien à côté de celle d’ici.
Il remit le laissez-passer à son cou, en y jetant un bref coup d’oeil. Une photo en couleur, prise l’année précédente, et un numéro, mais pas de nom. Aucun des laissez-passer de la CIA ne comportait de nom. Cantor partit d’un pas vif sur la droite puis tourna à gauche vers les ascenseurs. Ryan remarqua le kiosque où l’on pouvait acheter un Coca ou une bouchée Snickers. Il était tenu par des aveugles, ce qui était un autre aspect sinistre de la CIA. Les aveugles représentaient un moindre risque, supposait-il, mais il se demanda comment ils venaient à leur travail, tous les jours. Le bâtiment était étonnamment négligé, le carrelage jamais très brillant, les murs d’un jaune beige terne. Même les fresques étaient de second ordre. Beaucoup de gens étaient surpris que l’Agence dépense si peu pour son décor et son entretien. L’été précédent, Jack s’était aperçu que ceux qui travaillaient là tiraient une espèce de fierté perverse de l’aspect miteux de l’édifice.
Partout, les employés marchaient avec une espèce de hâte anonyme, si vite que la plupart des coins de couloir étaient garnis de miroirs ronds pour avertir d’une collision possible avec un collègue... ou pour prévenir que quelqu’un au-delà du coin tendait l’oreille.
Pourquoi es-tu venu ici ?
Jack chassa cette pensée et entra dans l’ascenseur. Cantor appuya sur le bouton du haut. Une minute plus tard, la porte s’ouvrait dans un autre corridor terne. Ryan se rappela vaguement le chemin. Cantor tourna à gauche, puis à droite. Ils croisaient des gens marchant à une vitesse qui aurait impressionné un recruteur pour l’épreuve de marche des Jeux olympiques. Cela fit sourire Jack, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que personne d’autre ne souriait. Un endroit sérieux, la Central Intelligence Agency.
La direction générale de la CIA avait son couloir privé – avec un tapis, celui-là – parallèle au principal et menant vers les bureaux à l’est. Comme toujours, il était surveillé. On examina Ryan et son laissez-passer, sans réaction. Cantor le mena à la bonne porte et l’ouvrit.
L’amiral James Greer était en civil, comme d’habitude, calé dans son fauteuil pivotant, étudiant un dossier en buvant son inévitable café. Ryan ne l’avait jamais vu autrement. Agé d’environ soixante-cinq ans, c’était un homme grand, à l’allure patricienne, dont la voix pouvait être à volonté dure ou courtoise. Il avait l’accent du Maine et, en dépit de toute son élégance, Ryan savait que c’était un fils de paysan qui avait travaillé pour se payer des études à l’Académie navale et qui avait passé ensuite quarante ans sous l’uniforme, d’abord comme officier sous-marinier puis comme spécialiste du renseignement. Greer était un des hommes les plus intelligents que Ryan eût connus. Et l’un des plus subtils. Jack était convaincu que ce vieux monsieur aux cheveux gris savait lire dans la pensée des autres. Cela faisait sûrement partie de ses qualifications au poste de directeur adjoint des SR, Deputy Director, Intelligence, ou DDI. Toute l’information recueillie par des espions, des satellites, ou Dieu savait quoi encore, atterrissait sur son bureau. Si Greer ignorait une chose, elle ne valait pas la peine d’être connue. Au bout d’un moment, il leva les yeux.
— Bonjour, Ryan, dit-il en se levant. Je vois que vous êtes ponctuel.
— Oui, amiral. Je me suis souvenu des difficultés sur la route, l’été dernier.
Sans en être prié, Marty Cantor servit du café à tout le monde. Ils s’assirent autour d’une table basse. Ce qu’il y a d’agréable, chez Greer, se rappela Jack, c’est qu’il a toujours de l’excellent café.
— Comment va ce bras, mon garçon ?
— Redevenu presque normal, amiral. Je peux vous dire quand il va pleuvoir, cependant. Il paraît que ça passera, mais c’est comme de l’arthrite.
— Et comment va votre famille ?
Il ne laisse rien passer, pensa Jack, mais il avait son mot à dire aussi.
— Un peu tendue pour le moment. J’ai annoncé la nouvelle à Cathy hier soir, avec ménagements. Ça ne lui fait guère plaisir, mais à moi non plus.
Venons-en au fait, amiral.
— Alors, qu’est-ce que nous pouvons faire pour vous, au juste ? demanda Greer en changeant d’attitude, redevenant l’agent de renseignements professionnel.
— Je sais que c’est beaucoup demander, mais j’aimerais voir ce qu’a l’Agence sur ces individus de l’ULA.
— Pas grand-chose, intervint Cantor. Ces types brouillent leurs pistes comme de vrais pros. Et ils sont extraordinairement bien financés. Ce n’est qu’une supposition, naturellement, mais c’est certainement vrai.
— D’où vient votre information ?
Cantor regarda Greer et reçut un signe de tête affirmatif.
— Avant que nous allions plus loin, professeur, nous devons parler de classification.
— Oui, murmura Jack, résigné. Qu’est-ce que je dois signer ?
— Nous nous en occuperons avant votre départ. Nous allons vous montrer à peu près tout ce que nous avons. Ce que vous devez savoir tout de suite, c’est que ces documents sont classés SI.
— Bon, ce n’est pas une surprise.
Ryan soupira. Spécial intelligence. Ce mot de code désignait un niveau de classification encore plus élevé que celui d’ultra-secret. Il fallait être individuellement approuvé pour avoir accès aux renseignements identifiés par un code particulier. Ryan n’avait encore vu que deux fois des informations d’une telle teneur. Et pourtant ils vont tout étaler sous mes yeux, pensa-t-il en regardant Cantor. Greer doit réellement vouloir que je revienne, pour m’ouvrir une telle porte.
— Bien, mais, comme je disais, d’où proviennent-ils ?
— En partie des Brits, ou plutôt de la PIRA via les Brits. En partie de nouveaux renseignements des Italiens...
— Des Italiens ? s’exclama Ryan avant de comprendre les implications. Ah oui ! Oui, bien sûr, ils ont beaucoup de monde par là, en bas dans les sables, non ?
— L’un d’eux a identifié votre ami Sean Miller la semaine dernière. Il descendait d’un navire qui se trouvait, assez miraculeusement, dans la Manche le jour de Noël, dit Greer.
— Mais nous ne savons pas où il est ?
— Un nombre inconnu de complices et lui se dirigeaient vers le sud, expliqua Cantor en souriant. Mais, bien sûr, tout le pays est au sud de la Méd, alors ce n’est pas d’un très grand secours.
— Le FBI a tout ce que nous avons, les Brits aussi, dit Greer. C’est peu de chose comme base d’enquête, mais nous avons une équipe qui passe tout ça au peigne fin.
— Merci de me laisser jeter un coup d’oeil, amiral.
— Nous ne faisons pas ça par pure bonté d’âme, fit observer l’amiral. J’espère que vous y trouverez quelque chose d’utile. Cette affaire a aussi son prix pour vous. Si vous voulez, vous serez un employé de l’Agence avant la fin de la journée. Nous pouvons même nous arranger pour vous faire octroyer un permis fédéral de port d’arme.
— Comment savez-vous...
— Mon métier est de savoir, mon garçon.
Le vieux monsieur riait. Ryan ne trouvait pas la situation drôle du tout, mais il reconnaissait que l’amiral n’avait pas tort.
— Quand pourrais-je commencer ?
— Quel est votre emploi du temps ?
— Ça peut s’arranger, dit Jack sans trop se compromettre. Je pourrais être ici mardi matin et peut-être travailler un jour plein par semaine, plus deux demi-journées, le matin. La plupart de mes cours sont dans l’après-midi. Les vacances semestrielles ne vont pas tarder et alors il me sera possible de vous consacrer une semaine entière.
— Très bien. Vous mettrez les détails au point avec Marty. Allez-vous occuper de la paperasse. Ça fait plaisir de vous revoir, Jack.
— Merci, amiral.
Greer regarda la porte se fermer avant de retourner s’asseoir à son bureau. Il attendit quelques secondes, pour laisser à Ryan et Cantor le temps de dégager le couloir, puis sortit à son tour et gagna le bureau de coin, celui du directeur de Central Intelligence.
— Alors ? demanda le juge Arthur Moore.
— Nous l’avons, annonça Greer.
— Où en est la procédure d’habilitation ?
— Impeccable. Il était un peu trop astucieux en effectuant des opérations boursières, dans le temps, mais quoi, son métier le voulait.
— Rien d’illégal ?
L’Agence n’avait pas besoin d’un homme qui risquerait de faire l’objet d’une enquête de la commission des opérations de bourse. Greer secoua la tête.
— Du tout. Simplement très astucieux.
— Parfait. Mais il ne verra rien de ce dossier des terroristes tant que la procédure d’habilitation ne sera pas achevée,
— D’accord, Arthur.
— Et ce ne sont pas les directeurs adjoints qui font notre recrutement, fit observer le DCI.
— Vous êtes vraiment dur ! Est-ce qu’une bouteille de bourbon va tellement écorner votre compte en banque ?
Le juge rit. Le lendemain de l’évasion de Miller, Greer avait fait un pari. Moore avait horreur de perdre — il avait été avocat d’assises avant de devenir magistrat –, mais c’était agréable de savoir que son DDI avait une bonne tête pour les pronostics.
— Et Cantor va lui obtenir un permis de port d’arme, aussi.
— Vous êtes sûr que c’est une bonne idée ?
— Je crois, oui.
— Ainsi, c’est décidé ? demanda Miller.
O’Donnell considéra le jeune homme. C’était un bon plan, il le reconnaissait, un plan efficace. Audacieux, et même brillant. Mais Sean avait permis à ses sentiments personnels d’influencer son jugement. Et cela, c’était moins bon.
Il se tourna vers la fenêtre. La campagne française était obscure, à trente mille pieds sous l’appareil de ligne. Tous ces paisibles habitants, dormant dans leurs maisons, et bien au chaud et à l’abri. L’avion était presque vide, c’était un vol Red-Eye. L’hôtesse somnolait à quelques rangées à l’avant et il n’y avait personne pour écouter leur conversation. Le bruit des réacteurs empêchait toute écoute électronique et ils avaient pris grand soin de brouiller leur piste. D’abord le vol à destination de Bucarest, puis de Prague et de là vers Paris ; et maintenant le vol de retour en Irlande, avec uniquement des tampons français sur leurs passeports. O’Donnell était un homme prudent, au point de transporter des notes concernant ses réunions d’affaires fictives en France. Ils passeraient la douane assez facilement, il en était sûr. Il était tard, et les employés du contrôle des passeports devaient rentrer chez eux tout de suite après l’arrivée de ce vol.
Sean avait un passeport flambant neuf, avec les visas nécessaires, naturellement. Ses yeux étaient devenus marron, grâce à des lentilles de contact, ses cheveux avaient changé de couleur et de coiffure, une barbe bien taillée modifiait la forme de son visage. Sean avait horreur de cette barbe qui le démangeait et cela fit sourire O’Donnell dans la pénombre. Il faudrait bien que le gamin s’y habitue.
Sean ne disait plus rien. Bien calé dans son fauteuil, il feignait de lire le magazine qu’il avait trouvé dans la poche du siège. Cette affectation de patience faisait plaisir à son chef. Le jeune homme avait suivi ses cours de perfectionnement avec passion, perdu ses kilos superflus, il s’était refamiliarisé avec les armes, s’était entretenu avec des agents de renseignements d’autres nations et il avait supporté leurs critiques de l’opération manquée de Londres. Ces « amis » n’avaient pas voulu reconnaître le facteur chance et avaient déclaré qu’une autre voiture pleine d’hommes aurait été indispensable pour assurer le succès. Sean avait écouté poliment, sans rien dire. Et maintenant il attendait patiemment la décision à propos de l’opération qu’il avait proposée. lia peut-être appris quelque chose dans cette prison anglaise, pensa Miller.
— Oui, répondit-il.
Ryan signa le formulaire en accusant réception du plein chariot de documents. Il était de retour dans le même cagibi où il avait travaillé l’été dernier, sans fenêtre, au deuxième étage du bâtiment principal de la CIA. Sa table de travail était ce qui se faisait de plus petit – dans les ateliers des prisons fédérales – et le fauteuil à pivot de moins cher. Le chic CIA.
Le messager empila les dossiers sur un coin du bureau de Ryan et poussa son chariot hors de la minuscule pièce. Jack se mit au travail. Il ôta le couvercle du gobelet en plastique, ajouta au café tout le contenu d’un petit carton de crème et deux enveloppes de sucre en poudre. Il tourna le café avec un crayon, comme il le faisait souvent, une habitude que sa femme détestait.
La pile avait plus de vingt centimètres d’épaisseur. Les dossiers étaient dans des enveloppes géantes, chacune portant un code alphanumérique au tampon noir. Les chemises qu’il retira de l’enveloppe du dessus étaient ornées de bolduc rouge afin de marquer leur importance. Ces dossiers-là devaient être mis sous clef dans des classeurs sûrs, tous les soirs, et ne jamais traîner sur un bureau où une personne non autorisée risquerait de leur jeter un coup d’oeil. À l’intérieur, les papiers étaient maintenus en place par des agrafes et tous numérotés. Le nom de code de la première chemise, dactylographié sur une étiquette collée, était : FIDELITY. Ryan savait que ces codes étaient choisis au hasard par ordinateur et il se demanda combien il y avait de dossiers et de noms. Il hésita un instant, avant d’ouvrir la chemise, comme si le geste l’engageait irrévocablement à devenir un employé de la CIA... comme si le premier pas dans cette voie n’avait pas été déjà fait.
Ça suffit, se dit-il et il ouvrit le dossier. C’était le premier rapport officiel de la CIA sur l’ULA et il remontait à un an à peine.
Ulster Liberation Army, c’était le titre. Le sous-titre : « Genèse d’une anomalie. »
« Anomalie ». C’était le mot que Murray avait employé. Le premier paragraphe du rapport révélait avec une franchise désarmante que les renseignements contenus dans les trente feuillets suivants, à simple interligne, relevaient davantage de la spéculation que de la réalité, basés principalement sur des informations obtenues de membres de la PIRA arrêtés et condamnés. Ryan fronça les sourcils. Pas précisément des preuves dignes de foi. Les deux rédacteurs du rapport, toutefois, avaient fait un remarquable travail de recoupement. L’histoire la plus invraisemblable, racontée par quatre sources différentes, prenait de l’intérêt. C’était particulièrement vrai du fait que l’IRA provisoire était, techniquement parlant, une unité professionnelle, magnifiquement organisée selon le classique système des cellules. Comme un service secret. À l’exception d’une poignée de gens au sommet, les détails de n’importe quelle opération n’étaient connus que de ceux qui avaient réellement besoin de savoir.
Par conséquent, disait le rapport, si les détails d’une opération sont largement connus, cela ne peut être que parce qu’il ne s’agit pas d’une opération de la PIRA. Tordu, pensa Jack, mais néanmoins assez convaincant. C’était d’ailleurs ainsi qu’avaient été souvent identifiées l’INLA, les opérations de la principale rivale de la PIRA l’armée irlandaise de libération nationale moins bien organisée, qui avait tué lord Mountbatten. La rivalité entre les deux groupes avait assez souvent tourné à l’aigre encore que la seconde, avec son manque d’unité intérieure et son organisation de style amateur, fût beaucoup moins efficace.
Il y avait un an à peine que l’ULA était sortie de l’ombre pour prendre vaguement forme. Pendant sa première année d’activités, les Britanniques l’avaient prise pour un groupe spécial d’action de la PIRA, une troupe de choc, hypothèse qui avait été infirmée quand un membre arrêté de la PIRA avait nié avec indignation toute complicité dans ce qui s’était révélé un attentat de l’ULA. Les auteurs de ce rapport avaient ensuite examiné plus attentivement les opérations attribuées à l’ULA, en cherchant les manières d’agir qui pouvaient la distinguer des autres organisations. Tout d’abord, l’ULA utilisait en moyenne plus d’hommes que la PIRA.
C’était intéressant... Ryan sortit de la pièce, alla acheter au kiosque au bout du couloir un paquet de cigarettes. Une minute plus tard, il était de retour à son bureau et tâtonnait sur la serrure à combinaison.
Plus de monde par opération. C’était contraire aux procédures ordinaires de sécurité. Plus il y avait de personnes mêlées à une opération, plus les risques étaient grands de la voir échouer. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ryan alluma une de ses cigarettes et examina trois opérations différentes, en cherchant lui-même, de son côté, des similitudes.
Au bout de dix minutes, ce fut clair. L’ULA était organisée plus militairement que la PIRA. Au lieu des petits groupes indépendants, caractéristiques du terrorisme urbain, elle offrait une structure militaire classique. La PIRA comptait fréquemment sur un seul assassin, un « tireur désigné » — un terme populaire à la CIA l’année précédente – qui avait sa propre arme et se mettait à l’affût comme un chasseur, parfois pendant des jours, pour tuer un objectif spécifique. Mais l’ULA était différente. D’abord, ses membres ne s’attaquaient pas à des objectifs individuels. Ils se fiaient, semblait-il, à une équipe de reconnaissance et un groupe d’assaut, travaillant en étroite collaboration ; le mot clef, là, étant « semblait-il » puisque tout cela était déduit de bien minces informations. Quand ils commettaient un attentat, ils n’avaient aucun mal à prendre la fuite. Planification et moyens financiers.
Structure militaire classique. Cela impliquait une très grande confiance de l’ULA en ses adhérents... et en sa sécurité. Jack commença à prendre des notes. Dans le rapport, les faits avérés étaient rares – il en compta six –, mais l’analyse intéressante. L’ULA révélait un très haut degré de professionnalisme. Au lieu d’un petit nombre d’agents spécialisés, il apparaissait qu’elle requérait de tous ses membres une parfaite connaissance des armes. Et cette uniformité de la compétence était intéressante.
Entraînement militaire ? nota Ryan. De quelle qualité ? Accompli où ? Il examina le rapport suivant, postérieur de quelques mois. La CIA s’était mise à considérer un peu plus attentivement l’ULA, depuis sept mois. Juste après son départ d’ici, constata Jack. Coïncidence ?
Ce rapport-là concernait surtout Kevin O’Donnell, chef supposé de l’ULA. La première chose que vit Ryan fut une photo prise par un groupe des SR britanniques. L’homme était assez grand, mais anonyme par ailleurs. La photo était datée de quelques années plus tôt et la légende précisait que l’homme aurait subi une opération de chirurgie plastique pour changer de visage. Jack examina quand même la photo. Elle avait été prise à l’enterrement d’un membre de la PIRA abattu par l’Ulster Defense Regiment. L’expression était assez solennelle, avec des yeux durs. Il se demanda ce que l’on pouvait déduire de la photo d’un homme assistant à l’enterrement d’un camarade, la posa de côté et lut la biographie de l’individu.
Un milieu ouvrier. Son père était conducteur de camions. Sa mère était morte quand il avait neuf ans. Écoles catholiques, naturellement. Plutôt bon élève. Il avait été diplômé de l’université avec mention, en sciences politiques. Il avait suivi tous les cours sur le marxisme que cet établissement proposait et avait un peu milité en marge des groupements pour la défense des droits de l’homme, à la fin des années 60 et au début des années 70. Cela lui avait valu d’attirer l’attention de la RUC et des services secrets britanniques. Et puis, ses études terminées, il avait disparu pendant un an pour reparaître en 1972 après le fiasco du Dimanche Sanglant au cours duquel des paras de l’armée britannique avaient perdu tout contrôle et tiré sur une foule de manifestants, tuant quatorze personnes dont aucune n’était armée.
— Il y a une coïncidence, se murmura Ryan.
Les paras continuaient d’affirmer que quelqu’un, dans la foule, leur avait tiré dessus et qu’ils n’avaient fait que riposter pour se défendre. Un rapport officiel britannique soutenait cette version... naturellement. Ryan haussa les épaules. C’était peut-être vrai, après tout. La plus grosse faute qu’avaient commise les Anglais avait été d’envoyer l’armée en Irlande du Nord. Ce qu’il fallait là-bas, c’était de bons flics pour rétablir l’ordre, pas une armée d’occupation. Mais il n’y avait pas eu de choix. Les soldats avaient donc été envoyés, plongés dans une situation à laquelle leur entraînement ne les avait pas préparés... et vulnérables à la provocation.
À cela, les antennes de Ryan frémirent.
Diplômé de sciences politiques, O’Donnell avait donc disparu et resurgi un an plus tard, immédiatement après le désastreux Dimanche Sanglant. Il était identifié bientôt après, par un indicateur, comme le chef de la sécurité intérieure de la PIRA. Il n’avait pas été affecté à ce poste sur la foi de ses études universitaires. Le terrorisme, comme toutes les professions, exige un apprentissage. Ce Kevin Joseph O’Donnell avait gagné ses éperons. Comment ? Était-il un des metteurs en scène de la provocation ? Dans ce cas, où en avait-il appris les méthodes ? Est-ce que cette année sur laquelle manquait toute information avait un rapport ? Avait-il été entraîné à la tactique de l’insurrection urbaine... en Crimée, peut-être ?
Trop grande coïncidence, se dit Jack. L’idée de l’entraînement, par les Soviétiques, du noyau dur de la PIRA et de l’INLA avait tellement été rabâchée qu’elle en avait perdu toute crédibilité. Et puis les militants irlandais avaient pu élaborer leurs propres tactiques eux-mêmes, ou les lire dans des livres. Les ouvrages ne manquaient pas, sur l’art et la manière d’être un guérillero urbain. Jack en avait lu plusieurs.
Il sauta quelques passages pour arriver à la seconde disparition d’O’Donnell. Là, les renseignements des sources britanniques semblaient plus complets. O’Donnell avait été un chef de la sécurité intérieure remarquable. Près de la moitié des personnes qu’il avait tuées étaient des indicateurs. À la fin du rapport, sur quelques pages nouvelles, Jack trouva les renseignements que David Ashley avait recueillis à Dublin, quelques mois auparavant... Il s’est laissé un peu emporter... O’Donnell s’était à la fin servi de sa position pour éliminer des militants dont la politique ne concordait pas exactement avec la sienne. Cela s’était su et il avait disparu pour la seconde fois. Comme toujours, les renseignements n’étaient pas concrets, mais ils confirmaient quand même ce que Murray lui avait dit à Londres.
O’Donnell avait certainement dû convaincre quelqu’un de fournir à son organisation au berceau un financement, un entraînement et un soutien. Son organisation, se répéta Ryan. D’où avait-elle surgi ? Il y avait un hiatus de deux ans entre la disparition d’O’Donnell de l’Ulster et la première opération identifiée de l’ULA. Deux années entières. Les renseignements des services secrets britanniques suggéraient la chirurgie plastique. Où ? Qui l’avait payée ? Il n’était pas allé se faire charcuter dans un vague dispensaire perdu d’un pays du tiers monde. Ryan décida de demander à Cathy de se renseigner auprès de ses confrères de Hopkins. Deux ans pour changer de figure, trouver un soutien financier, recruter des hommes, établir une base d’opérations et commencer à porter des coups... Pas mal, estima Jack.
Encore un an avant que le nom du groupement émerge...
Ryan se retourna en entendant le déclic de sa serrure. C’était Marty Cantor.
— Je croyais que vous aviez arrêté de fumer, dit-il en voyant la cigarette et Ryan l’éteignit aussitôt.
— Ma femme le croit aussi. Dites-moi, vous avez lu tous ces documents ?
— Ouais. Le patron m’a fait tout parcourir pendant le week-end. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense que cet O’Donnell est redoutable. Il a organisé et entraîné son groupement comme une véritable armée. Le mouvement est assez réduit pour qu’il connaisse tout le monde personnellement. Ses antécédents idéologiques indiquent qu’il recrute avec grand soin. Il a une très grande confiance en ses hommes. Et il est capable de réfléchir et de tracer des plans comme un soldat. Qui l’a entraîné ?
— Personne ne le sait. Mais je crois que vous surestimez ce facteur.
— Je sais, reconnut Ryan. Ce que je cherche c’est... je ne sais pas, une impression. J’essaie de deviner ce qu’il pense. Et ce serait bien, aussi, de savoir qui le finance... Quelles sont les chances qu’il ait des gens au sein de la PIRA ?
— Que voulez-vous dire ?
— Il prend ses jambes à son cou pour sauver sa peau quand il apprend que les dirigeants de la PIRA le cherchent. Deux ans plus tard, il reparaît avec sa propre organisation. D’où viennent ses troupes ?
— Des copains de la PIRA, manifestement, jugea Cantor.
— Bien sûr. Des gens à qui il savait pouvoir se fier. Mais nous savons aussi que c’est un type du contre-renseignement, pas vrai ?
Cantor n’avait pas encore parcouru ce chemin-là.
— Je ne comprends pas, dit-il.
— Qu’est-ce qui menace le plus O’Donnell ?
— Tout le monde le veut...
— Qui veut le tuer ? demanda Jack en reformulant la question. Les Brits ont aboli la peine capitale. Mais pas la PIRA.
— Alors ?
— Alors, si vous étiez O’Donnell et si vous recrutiez des gens au sein de la PIRA, et si vous saviez qu’elle aimerait avoir votre tête, vous laisseriez des gens à l’intérieur pour vous rencarder, non ?
— Logique, murmura Cantor.
— Ensuite, quel est l’objectif politique de l’ULA ?
— Nous n’en savons rien.
— Dites pas de conneries, Marty ! La plupart des renseignements contenus dans ces documents viennent de la PIRA, n’est-ce pas ? Comment diable est-ce que ces gens savent ce que manigance l’ULA ? D’où leur viennent leurs informations ?
— Vous poussez, Jack, avertit Cantor. Moi aussi, j’ai vu les documents. Dans l’ensemble, tout est négatif. Les membres de la PIRA à qui on a difficilement soutiré des renseignements ont surtout dit que certaines opérations n’étaient pas les leurs. Si on en déduit que l’ULA en est responsable, ce n’est qu’une simple conjecture. Je ne trouve pas que tout ça soit aussi clair que vous le pensez.
— Non, les deux types qui ont rédigé ce rapport ont bien mis l’empreinte de l’ULA sur ces opérations. Ce que l’ULA possède, c’est un style personnel, Marty !
— Vous venez de construire un argument circulaire. O’Donnell vient de la PIRA, donc il a dû recruter là-bas, donc il doit avoir des gens à l’intérieur, etc. Vos arguments sont logiques, mais essayez de vous souvenir qu’ils s’appuient sur des fondations très branlantes. Et si l’ULA était réellement un groupe spécial d’action de l’IRA provisoire ? Est-ce que ce ne serait pas dans l’intérêt de la PIRA d’avoir un tel groupe ?
Cantor était un superbe avocat du diable, une des raisons pour lesquelles il était le plus proche collaborateur de Greer.
— D’accord, il y a du vrai là-dedans, avoua Ryan. Quand même, ce que je dis est logique, en supposant que l’ULA existe bien.
— Je vous l’accorde, c’est logique. Mais pas prouvé.
— Mais c’est la première chose logique que nous ayons sur ces zigotos. Et qu’est-ce que ça nous dit d’autre ?
Cantor sourit ironiquement.
— Vous me le direz quand vous l’aurez trouvé.
— Est-ce que je peux parler de ça à quelqu’un ?
— Qui, par exemple ?
— L’attaché juridique à Londres, Dan Murray. Je crois qu’il est habilité au maximum à ce sujet.
— Oui, en effet, et il travaille aussi pour nous. D’accord, vous pouvez discuter de ça avec lui, ça ne sortira pas de la famille.
— Merci.
Cinq minutes plus tard, Cantor était assis de l’autre côté du bureau de l’amiral Greer.
— Il sait vraiment poser les bonnes questions.
— Ah oui ? Qu’est-ce qui l’a fait tiquer ? demanda l’amiral.
— Les mêmes points qu’Emil Jacobs et son équipe. Que veut O’Donnell ? Est-ce qu’il a infiltré la PIRA ? Si oui, pourquoi ?
— Et Jack dit... ?
— ... la même chose que Jacobs et le FBI. O’Donnell est, par entraînement, un espion du contre-renseignement. La PIRA veut sa peau et le meilleur moyen pour lui de la garder, c’est d’avoir des gens à lui dans la place pour l’avertir s’ils se rapprochent trop.
L’amiral acquiesça de la tête et réfléchit un moment, les yeux ailleurs. Ce n’était qu’une partie de la réponse. Il devait y avoir autre chose.
— C’est tout ?
— L’entraînement. Il n’a pas encore tout épluché. Je crois que nous devons lui laisser un peu de temps. Mais vous aviez raison, amiral. Il est vraiment intelligent.
Murray décrocha son téléphone et appuya sur le bouton voulu sans faire trop attention.
— Ouais ?
— Dan ? Jack Ryan.
— Comment ça va, prof ?
— Pas mal. Il y a quelque chose dont je veux vous parler.
— Balancez-moi ça.
— Je crois que l’ULA a infiltré la PIRA.
— Quoi ? s’écria Murray en se redressant. Holà, l’as ! Je ne peux pas...
Il regarda le téléphone. La ligne sur laquelle il parlait était...
— Nom de Dieu, qu’est-ce que vous foutez sur une ligne sûre ?
— Disons que je suis de nouveau au service du gouvernement, répondit modestement Ryan.
— Personne ne m’a prévenu !
— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense que c’est une possibilité. Jimmy a eu cette idée il y a trois mois. Le Bureau reconnaît que c’est assez logique. Il n’y a pas de preuve objective pour étayer l’hypothèse, mais tout le monde pense que ça se tient. Parce que, quoi, ce serait d’une bonne astuce de notre ami Kevin, s’il peut faire ça. Rappelez-vous que la PIRA a une très bonne sécurité intérieure, aussi, Jack.
— Vous m’avez dit que presque tout ce que vous savez de l’ULA vient de sources de la PIRA. Comment est-ce qu’ils obtiennent l’info ? demanda rapidement Ryan.
— Quoi ? Vous m’avez semé.
— Comment est-ce que la PIRA apprend ce que fait l’ULA ?
— Ah oui, d’accord. Ça, nous ne le savons pas.
C’était quelque chose qui troublait Murray, et aussi James Owens, mais les policiers ont l’habitude des sources anonymes.
— Pourquoi est-ce qu’ils feraient ça ?
— Dire à la PIRA ce qu’ils mijotent ? Nous n’en avons aucune idée. Si vous avez une suggestion, je suis tout ouïe.
— Pour recruter de nouveaux membres pour son équipe ? hasarda Ryan.
— Si vous réfléchissiez à ça pendant quelques secondes ? riposta immédiatement Murray.
Ryan venait de redécouvrir la théorie de la terre plate. Il y eut un moment de silence.
— Ah oui... alors il risquerait d’être infiltré.
— Bravo, l’as. Si O’Donnell les infiltre par mesure de sécurité pour se protéger, pourquoi faire venir dans sa bergerie des membres du groupe qui veut sa peau ? Si on veut se suicider, il y a des moyens plus simples, Jack.
Murray ne put s’empêcher de rire. Il croyait entendre Jack retomber à plat au bout du fil.
— D’accord, je suppose que je méritais ça. Merci.
— Désolé de pleuvoir sur votre cavalcade, mais il y a deux ou trois mois que nous avons enterré cette idée.
— Il a bien dû recruter ses gens à la PIRA, pour commencer ! protesta Ryan à retardement.
Il se maudissait d’être aussi lent, mais il se souvint que Murray était un expert sur ce sujet, depuis des années.
— D’accord, ça je veux bien, mais il en a gardé un nombre extrêmement réduit, dit Murray. Plus l’organisation prend de l’expansion, plus grand devient le risque que la PIRA l’infiltré, et le tue. Ils veulent réellement sa peau, Jack !
Murray se retint tout juste de révéler le marché que David Ashley avait conclu avec la PIRA. La CIA n’en savait encore rien.
— Comment va la famille ? demanda-t-il pour changer de conversation.
— Très bien.
— Bill Shaw dit qu’il est passé vous voir la semaine dernière ?
— Oui, c’est pour ça que je suis ici en ce moment. Vous m’avez amené à regarder par-dessus mon épaule, Dan. Rien d’autre que vous auriez découvert ?
Ce fut au tour de Dan d’être penaud.
— Plus j’y pense, plus on dirait que je me suis inquiété pour rien. Pas la moindre ombre de preuve, Jack. Ce n’était que de l’instinct, vous savez, un instinct de vieille femme. Navré. Je crois avoir réagi exagérément à quelque chose que Jimmy avait dit. J’espère que je ne vous ai pas fait trop peur.
— Ne vous en faites pas, dit Jack. Allons, il faut que je me tire d’ici. À un de ces jours.
— C’est ça. Au revoir, Jack.
Murray raccrocha et se remit à ses écritures.
Ryan en fit autant pendant quelques minutes. Il devait partir à midi afin d’arriver à l’heure pour son premier cours de la journée. Le messager revint avec son chariot et emporta les dossiers ainsi que les notes de Jack qui, naturellement, étaient classifiées aussi. Il partit aussitôt après, triant encore dans sa tête tout ce qu’il avait lu.
Ce que Jack ignorait, c’était que dans la nouvelle annexe du siège de la CIA se trouvait le quartier général du National Reconnaissance Office, une agence associant la CIA et l’Air Force responsable des renseignements donnés par satellites et dans une mesure moindre, par les avions de reconnaissance à haute altitude.
La nouvelle génération de satellites utilisait des caméras de repérage de type télévision, au lieu de la pellicule photographique. Un des avantages, c’était que les caméras pouvaient fonctionner en permanence au lieu d’économiser la pellicule pour couvrir uniquement l’Union soviétique et les pays de l’Est. Cela permettait au NRO de recueillir une bien meilleure information de base et avait engendré des dizaines de nouveaux projets pour des centaines d’analystes, ce qui expliquait le bâtiment nouvellement construit derrière le siège de la CIA.
Le rapport d’un jeune analyste concernait la couverture des camps soupçonnés de servir à l’entraînement de terroristes. Le projet n’avait pas encore été approfondi ; des photos et des données avaient quand même été passées à la Task Force on Combating Terrorism, la force de choc contre le terrorisme. La TFCT était habituée aux photos par satellites, les plus courantes dans les milieux du gouvernement. On y poussa des « oh » et des « ah », on s’extasia sur la clarté des clichés, on apprit l’existence des nouveaux gadgets permettant aux caméras de prendre des images en dépit de mauvaises conditions atmosphériques, on constata qu’on pouvait réellement lire les numéros sur une plaque d’automobile... et on les oublia promptement en les jugeant sans importance, rien de plus que des photos de camps où des terroristes s’entraînaient peut-être. L’interprétation des photos de reconnaissance a toujours été un domaine restreint réservé aux seuls experts. Le travail d’analyse est tout simplement trop technique.
Et, comme c’est si souvent le cas, c’était le hic. Le jeune analyste était plutôt un technicien. Il rassemblait et collationnait les données, mais ne les analysait pas réellement. Cela, ce serait le travail de quelqu’un d’autre, pour le jour où le projet serait accepté. Les camps qu’il examinait quotidiennement – il y en avait plus de deux cents – étaient surtout situés dans des déserts, ce qui était un remarquable coup de chance. Alors que tout le monde sait que dans la journée il règne dans les déserts une chaleur insoutenable, on sait moins qu’il y fait grand froid la nuit, la température tombant au-dessous de zéro dans bien des cas. Le technicien essayait donc de déterminer l’occupation des camps en se basant sur le nombre de bâtiments chauffés durant les nuits froides. Cela se voyait très bien à l’infrarouge ; des taches blanches brillantes sur le fond noir.
Un ordinateur emmagasinait les signaux numériques du satellite. Le technicien donnait un numéro de code aux camps, notait le nombre de bâtiments chauffés pour chacun et transférait ces données dans un second dossier-programme. Le camp 11-5-18, situé à 28° 32’47 » de latitude nord et 19° 07’52 » de longitude est, comportait six bâtiments dont un garage. Ce dernier contenait au moins deux véhicules ; bien que le baraquement ne soit pas chauffé, la signature thermique de deux moteurs à combustion interne s’irradiait nettement à travers le toit de tôle ondulée. Sur les cinq autres bâtiments, un seul était chauffé. La semaine précédente – le technicien vérifia – il y en avait trois. D’après l’imprimante, celui qui était chauffé maintenant abritait un petit groupe de garde et de maintenance, cinq hommes, croyait-on. Il y avait évidemment une cuisine, car une partie du baraquement était toujours un peu plus chaude que le reste. Un autre de ces bâtiments était un grand réfectoire. Celui-là et les dortoirs étaient vides, à présent. Le technicien nota les renseignements appropriés et l’ordinateur les transposa sur un graphique linéaire. Le technicien n’avait pas le temps de vérifier les indications du graphique, mais il supposait, à tort, que quelqu’un d’autre le faisait.
— Vous vous rappelez, lieutenant, dit Breckenridge. Inspirez profondément, expirez à moitié et pressez doucement la détente.
L’automatique Browning 9 mm avait une excellente mire. Ryan la braqua sur la cible ronde et fit ce que lui disait Gunny. Il le fit à la perfection. L’éclair et la détonation faillirent le surprendre. L’automatique éjecta la douille, fut prêt à tirer de nouveau tandis que Jack corrigeait le recul. Il tira de même quatre fois encore. Le pistolet se bloqua en s’ouvrant sur le chargeur vide et Ryan le posa sur la table. Il ôta ensuite ses protège-oreilles. Ils étaient moites de sueur.
— Deux neuf, trois dix et deux dans l’anneau X, annonça Breckenridge en s’écartant du scope. Pas si bien que la dernière fois.
— Mon bras est fatigué, expliqua Ryan.
Le pistolet pesait un peu plus d’un kilo. Ce n’était pas un bien grand poids, mais il fallait le tenir à bout de bras, absolument sans trembler, pendant une heure.
— Vous pourriez vous procurer des haltères de poignet, vous savez, comme ceux que les joggers emploient. Ça vous renforcera les muscles de l’avant-bras et du poignet.
Breckenridge glissa cinq balles dans le chargeur de Ryan et se plaça sur la ligne pour viser une cible neuve.
Le sergent-major tira les cinq balles en moins de trois secondes. Ryan regarda au petit télescope. Il y avait cinq trous dans l’anneau X, serrés comme les pétales d’une fleur.
— Ah merde, j’avais oublié à quel point un bon Browning pouvait être amusant ! s’exclama Breckenridge en éjectant le chargeur pour le recharger. Et la mire est au poil, aussi.
— J’ai remarqué, marmonna Ryan, tout penaud.
— Faut pas vous en vouloir, lieutenant. Je faisais ça quand vous étiez encore en barboteuse.
Cinq autres balles firent toutes mouche, à quinze mètres.
— Pourquoi tirons-nous sur des cibles rondes, au fait ? demanda Jack.
— Je veux vous habituer à placer vos balles exactement là où vous le voulez. Nous travaillerons la fantaisie plus tard. Pour le moment, nous faisons des gammes. Vous avez l’air un peu plus détendu aujourd’hui, lieutenant.
— Oui, j’ai parlé au type du FBI qui est à l’origine de l’avertissement. Il pense maintenant qu’il a eu une réaction exagérée. Moi aussi, peut-être.
— Vous n’avez jamais été au combat, lieutenant. Moi si. Voici ce que j’y ai appris : le premier petit pincement que vous avez est généralement le bon. N’oubliez pas ça.
Jack acquiesça, sans y croire. Il avait bien travaillé dans la journée. Son examen des dossiers de l’ULA lui avait beaucoup appris sur l’organisation et absolument rien ne permettait de soupçonner qu’ils aient jamais opéré en Amérique. L’IRA provisoire avait beaucoup de relations américaines, mais pas l’ULA, apparemment. Or, s’ils avaient l’intention de commettre quelque chose aux États-Unis, pensait Ryan, ils auraient besoin de contacts. Il était possible qu’O’Donnell fasse appel à quelques-uns de ses anciens camarades de la PIRA, mais cela semblait tout à fait improbable. C’était un homme dangereux, mais uniquement sur son propre territoire. Et l’Amérique n’était pas son territoire. C’était ce que disaient les renseignements. Jack savait qu’il avait tort de tirer une conclusion aussi définitive après une journée de travail seulement, bien sûr. Il continuerait de chercher, d’étudier. Dans l’ensemble et au train où elle allait, son enquête durerait deux à trois semaines. Faute de mieux, Jack voulait examiner les relations entre O’Donnell et la PIRA. Il avait bien l’impression qu’il se passait quelque chose de bizarre, Murray avait bien l’air de le penser aussi, et il voulait parcourir l’information avec soin, dans sa totalité, en espérant découvrir une hypothèse plausible. Il devait quelque chose à la CIA, pour son amabilité.
La tempête était magnifique. Miller et O’Donnell regardaient par les petits carreaux plombés le vent de l’Atlantique soulever la mer en lames énormes couronnées d’écume, qui venaient s’écraser contre la falaise au sommet de laquelle se dressait la maison. Les brisants sur les rochers formaient les notes basses tandis que le vent hurlait et sifflait dans les arbres et que les gouttes de pluie jouaient en pizzicati sur le toit et les carreaux.
— Pas un temps pour faire de la voile, dit O’Donnell avant de boire une gorgée de whisky.
— Quand est-ce que nos collègues vont en Amérique ?
— Dans trois semaines. Il n’y a guère de temps. Tu veux toujours faire ça ?
— C’est une occasion à ne pas rater, Kevin, répondit posément Miller.
— Est-ce que tu as un autre mobile ? demanda O’Donnell en pensant qu’il valait mieux tout mettre au clair.
— Pense aux ramifications. Les provisoires vont là-bas proclamer leur innocence et...
— Oui, je sais, c’est une belle occasion. Très bien. Quand veux-tu partir ?
— Mercredi matin. Nous devons agir vite. Même avec nos contacts, ce ne sera pas facile.
TOM Clancy
lundi 22 juillet 2013
lundi 15 juillet 2013
JEUX DE GUERRE: Chapitre XI: Avertissements
— Comme vous le voyez, la décision qu’a prise alors Nelson a eu à long terme pour effet l’abandon des tactiques officielles paralysantes de la Royal Navy, dit Ryan en refermant son dossier. Rien ne vaut une victoire décisive pour donner une leçon aux gens. Il y a des questions ?
Jack venait de reprendre ses cours. Il y avait quarante élèves dans la salle, tous de troisième année, qui suivaient son cours d’introduction à l’histoire navale. Personne n’avait de question à poser et il en fut surpris : il ne se savait pas si bon professeur. Au bout d’un moment, un des étudiants se leva. C’était George Winton, un joueur de football de Pittsburgh.
— Professeur Ryan, dit-il gravement, j’ai été prié de vous présenter ceci, au nom de la classe.
Winton s’avança et lui offrit une petite boîte qu’il tenait derrière son dos. Il y avait un feuillet dactylographié, dessus. Le jeune homme se mit au garde-à-vous.
— Citation à l’ordre de la nation : Pour services rendus dépassant l’exercice du devoir d’un touriste – même d’un marine sans cervelle – la classe confère au professeur John Ryan le ruban de l’ordre de la Cible violette, dans l’espoir que la prochaine fois il restera à couvert, de peur d’entrer dans l’histoire au lieu de l’enseigner.
Winton ouvrit la boîte et en souleva un large ruban violet portant en lettres d’or le mot FEU ! Au ruban était suspendue une cible en cuivre de même largeur. Le midship l’épingla à l’épaule de Ryan de telle façon que la cible recouvrait presque l’endroit où il avait reçu la balle. La classe se leva et applaudit tandis que Ryan serrait la main du porte-parole.
Il toucha sa « décoration », la regarda et leva les yeux vers ses élèves. Ils convergèrent sur lui pour le féliciter.
— En avant toute ! cria un aspirant sous-marinier.
— Semper fi ! s’exclama un futur marine.
Ryan leva les mains. Il avait encore à s’habituer à l’usage de son bras gauche. Maintenant qu’il pouvait s’en servir, son épaule redevenait douloureuse, mais le médecin de Hopkins lui avait assuré que la raideur s’atténuerait progressivement et qu’il ne conserverait qu’un très léger handicap.
— Merci, mes amis, merci, mais vous aurez quand même à passer l’examen la semaine prochaine !
Tout le monde rit et les garçons et filles sortirent de la salle pour se rendre à leur cours suivant. Pour Ryan, c’était le dernier dé la journée. Il rassembla ses livres et ses notes et remonta à son bureau de Leahy Hall.
Le sol était couvert de neige en cette froide journée de janvier. Jack dut faire attention aux plaques de verglas sur l’allée de briques. Le campus de l’Académie navale était magnifique. L’immense quadrilatère bordé par la chapelle, au sud, Bancroft Hall à l’est et les bâtiments des classes sur les autres côtés, étincelait comme un tapis blanc quadrillé par les allées dégagées allant d’un endroit à un autre. Les étudiants – les gosses comme les appelait Ryan à part lui – allaient et venaient comme toujours, un peu trop sérieux à son goût. Ils avaient tous les souliers parfaitement cirés, marchaient le dos bien droit et portaient leurs livres sous le bras gauche, la main droite restant libre pour saluer. Car on saluait beaucoup. Au sommet de la colline, à la porte numéro 3, un marine de première classe montait la garde avec le « Jimmy legs » civil. Une journée normale au bureau, se dit Ryan. C’était agréable de travailler là. Les midships étaient égaux aux étudiants des plus grandes universités, toujours empressés à poser des questions et, une fois qu’on avait gagné leur confiance, capables des blagues et des canulars les plus ahurissants. C’était une chose qu’un visiteur à l’Académie ne soupçonnerait jamais, tant était grave leur maintien.
Jack entra dans la chaleur de Leahy Hall et monta rapidement à son bureau, en riant de la décoration absurde sautillant sur son épaule. Il trouva Robby assis dans le fauteuil.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le pilote.
Tout en posant ses livres, Jack le lui expliqua et Robby se mit à rire.
— Ça fait plaisir de voir que les gosses savent se détendre un peu, même en période d’examens. Et toi, quoi de neuf ? demanda-t-il ensuite.
— Ça va très bien, je pilote de nouveau un Tomcat. Quatre heures pendant le week-end. Ah, mon vieux ! Je te jure, Jack, ce bébé me parlait. Je l’ai emmené au large, je l’ai fait monter à Mach — 1,4, j’ai fait un ravitaillement en vol et je suis revenu pour des atterrissages simulés sur porte-avions et... Ah, c’était bon, Jack ! Plus que deux mois et j’aurai repris ma vraie place !
— Si longtemps, Rob ?
— Piloter cet avion, c’est censé ne pas être si facile que ça, sans quoi ils n’auraient pas besoin d’un type de ma classe pour le faire, dit gravement Robby.
— Ce doit être dur d’être aussi humble.
Avant que Robby trouve une riposte on frappa à la porte ouverte et un homme passa sa tête à l’intérieur.
— Professeur Ryan ?
— Oui. Entrez donc.
— Je suis Bill Shaw, du FBI.
Le visiteur entra et présenta sa carte d’identité. À peu près de la même taille que Robby, il était mince et devait avoir dans les quarante-cinq ans. Ses yeux étaient si enfoncés qu’ils lui donnaient presque l’air d’un raton laveur, le genre d’yeux qu’on a après des journées de travail de seize heures. Élégant, il donnait une impression de grand sérieux.
— Dan Murray m’a demandé de passer vous voir.
Ryan se leva pour serrer la main tendue.
— Voici le capitaine de corvette Jackson.
— Enchanté, dit Robby.
— J’espère que je n’interromps rien ?
— Pas du tout. Nous avons tous deux fini d’enseigner pour la journée. Asseyez-vous donc. Que puis-je pour vous ?
Shaw regarda Jackson, mais ne dit rien.
— Bon, eh bien, si vous avez à causer tous les deux, je peux aller faire un tour...
— Ça va, Rob. Nous sommes entre amis, monsieur Shaw. Puis-je vous offrir quelque chose ?
— Non, merci.
L’homme du FBI tira une chaise de la porte vers le bureau.
— Je travaille dans l’unité du contre-terrorisme au siège du FBI. Dan m’a demandé de... eh bien, vous savez que l’ULA a fait évader son gars, Miller...
— Oui, j’ai vu ça à la télé. Est-ce qu’on sait où ils l’ont emmené ? demanda Jack qui avait repris tout son sérieux.
Shaw secoua la tête.
— Ils ont complètement disparu.
— Une sacrée opération, remarqua Robby. Ils ont fui vers le large, hein ? Un bateau les a repêchés, peut-être ? hasarda-t-il, et cela lui valut un regard aigu. Vous avez vu mon uniforme, monsieur Shaw ? Je gagne ma vie là-bas au-dessus de l’eau.
— Nous n’en sommes pas sûrs, mais c’est une possibilité.
— Quels bateaux y avait-il dans les parages ? insista Jackson.
Pour lui, ce n’était pas un problème de police. C’était une affaire navale.
— On se renseigne.
Jackson et Ryan échangèrent un coup d’oeil. Robby prit un de ses cigares et l’alluma.
— J’ai reçu un coup de fil de Dan, la semaine dernière, reprit Shaw. Il est un peu, et je tiens à bien souligner un peu, un peu inquiet à la pensée que l’ULA pourrait... eh bien, ces gens-là n’ont guère de raisons de vous aimer, professeur Ryan.
— Dan affirme qu’aucun de ces groupes n’a jamais opéré par ici — C’est parfaitement exact. Ce n’est jamais arrivé. Je suppose que Dan vous a expliqué pourquoi. L’IRA provisoire continue de recevoir de l’argent d’ici, malheureusement. Pas beaucoup, mais tout de même un peu. Et des armes. Il y a même des raisons de croire qu’ils ont des missiles sol-air...
— Quoi ! s’exclama Jackson.
— Il y a eu plusieurs vols de missiles Redeye, le portatif que l’armée déploie en ce moment. Ils ont été volés dans deux arsenaux de la Garde nationale. Ce n’est pas nouveau. Le RUC a capturé des mitrailleuses M-60 qui sont arrivées en Ulster par la même voie. Ces armes ont été volées ou achetées à des sergents-fourriers qui oubliaient pour qui ils travaillaient. Nous en avons condamné plusieurs, l’année dernière, et l’armée est en train d’instaurer un nouveau système de contrôle. Un seul missile a refait surface. Il y a quelques mois, ils – la PIRA – ont essayé d’abattre un hélicoptère de l’armée britannique. Rien n’a été publié dans la presse d’ici, surtout parce qu’ils ont raté leur coup et aussi parce que les Brits ont pu étouffer l’affaire. Enfin bref, s’ils se mettaient à effectuer des opérations de terrorisme par ici, il est probable que la source d’argent et d’armes serait vite tarie. La PIRA le sait et il est logique que l’ULA le sache aussi.
— D’accord, dit Jack. Ils n’ont jamais opéré ici. Mais Murray vous a demandé de venir ici pour m’avertir. Pourquoi ?
— Il n’y a aucune raison particulière. Si c’était venu d’un autre que Dan, je ne me serais pas dérangé, mais Dan est un agent très expérimenté et il se faisait un peu de souci en pensant que vous devriez être mis au courant de ce... ce n’est même pas un soupçon. Appelez ça une précaution, comme on vérifie l’état des pneus avant de prendre la route.
— Alors, qu’est-ce que vous me voulez, au juste ? demanda Jack avec une légère irritation.
— L’ULA s’est évaporée. Cela ne veut pas dire grand-chose, bien sûr. C’est surtout sa façon de disparaître. Ils ont réussi une opération assez audacieuse et ils ont disparu comme ça, dit Shaw en claquant des doigts.
— Info, murmura Jack.
— Pardon ?
— Ça a recommencé. L’affaire de Londres, que j’ai interrompue, résultait d’une excellente information. Cette opération-là aussi, n’est-ce pas ? On transférait Miller secrètement. Mais ils ont pénétré la sécurité brit, on dirait.
— Je ne connais pas les détails, mais vous avez fort probablement raison, reconnut Shaw.
Jack prit un crayon de la main gauche et le roula entre ses doigts.
— Est-ce que nous avons une idée de ce que nous aurions à affronter ici ?
— Ces hommes sont des professionnels. C’est mauvais pour les Brits et la RUC mais bon pour vous.
— Comment ça ? demanda Robby.
— Leur ressentiment contre le professeur Ryan est plus ou moins une affaire personnelle. Agir contre lui n’aurait rien de professionnel.
— Autrement dit, quand vous racontez à Jack qu’il n’a pas trop à s’en faire, vous misez sur le comportement professionnel des terroristes.
— Dans un sens, oui, commandant. On peut dire aussi que nous avons une longue expérience de ce genre d’individus.
— Mmm, ouais. En mathématique, on appelle ça un raisonnement inducteur : c’est une conclusion induite, plus que déduite d’un indice particulier. Comme pour la plupart des rapports opérationnels de renseignement, dit Jackson en regardant l’homme du FBI dans les yeux, on ne peut pas distinguer les bons des mauvais avant qu’il soit trop tard. Excusez-moi, monsieur Shaw, mais je dois vous avouer que nous, sur le terrain, ne sommes pas toujours impressionnés par ce que nous recevons des services de renseignement.
— Je savais que c’était une erreur de venir ici, dit Shaw. Écoutez, Dan m’a dit au téléphone qu’il n’avait pas le moindre commencement de preuve qu’il risque d’arriver quelque chose d’inhabituel. Je viens de passer deux jours à repasser tout ce que nous savons de ce groupe et il n’y a vraiment aucun indice. Il réagit à son instinct.
Robby approuva de la tête, cette fois. Les pilotes aussi se fient à leur instinct. Et le sien lui disait en ce moment quelque chose.
— Alors, demanda calmement Jack, qu’est-ce que je dois faire ?
— La meilleure défense contre les terroristes, c’est d’éviter la régularité. Passez tous les jours par un chemin un peu différent, pour venir à votre travail. Changez un peu vos heures de départ. Quand vous roulez, gardez un oeil sur le rétroviseur. Si vous voyez le même véhicule, trois ou quatre jours de suite, relevez le numéro et téléphonez-moi. Je me ferai un plaisir de le faire passer par l’ordinateur, ce n’est pas compliqué. Il n’y a probablement aucune raison de s’inquiéter, mais soyez simplement un peu plus vigilant. La chance aidant, dans quelques jours ou quelques semaines nous serons à même de vous appeler et de vous dire d’oublier tout ça. Je suis presque certain de vous alarmer inutilement, mais vous savez ce qu’on dit : Prudence est mère de sûreté, n’est-ce pas ?
— Et si vous obtenez des renseignements ?
— Je vous téléphonerai cinq minutes plus tard. Le Bureau n’aime pas envisager que des terroristes puissent opérer chez nous. Nous nous donnons beaucoup de mal pour l’éviter et, jusqu’à présent, nous y avons bien réussi.
— Quel est le pourcentage de chance, là-dedans ? demanda Robby.
— Moins que vous ne le pensez. Eh bien voilà, professeur Ryan. Je suis vraiment navré de vous avoir inquiété, sûrement pour rien. Voici ma carte. Si jamais je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas à m’appeler.
— Merci, monsieur Shaw.
Jack prit la carte et regarda partir son visiteur. Il garda le silence pendant quelques secondes. Puis il feuilleta son carnet d’adresses et forma un numéro, 011-44-1-499-9000. Il dut attendre quelques instants avant la première sonnerie.
— Ambassade américaine, répondit la standardiste.
— L’attaché juridique, s’il vous plaît.
— Ne quittez pas.
Jack attendit. Quinze secondes plus tard, la standardiste revint au bout du fil.
— Le bureau ne répond pas. M. Murray est rentré chez lui pour... Non, excusez-moi. Il est en voyage et sera absent pour le reste de la semaine. Y a-t-il un message ?
Jack réfléchit un instant.
Non, merci. Je rappellerai la semaine prochaine.
Robby regarda son ami raccrocher. Jack pianota du bout des doigts sur l’appareil en se rappelant l’expression de Sean Miller. Il est à cinq mille kilomètres d’ici, Jack, se rappela-t-il.
— Peut-être, souffla-t-il.
— Hein ?
— Je ne t’ai jamais parlé de celui que j’ai... capturé, je crois.
— Celui qu’ils ont fait évader ? Celui que nous avons vu à la télévision ?
— Rob, est-ce que tu as jamais vu... comment dire ? Est-ce que tu as jamais vu quelqu’un qui t’a fait automatiquement peur ?
— Je crois savoir ce que tu veux dire, dit Robby en éludant la question.
Il ne savait trop comment répondre. Comme pilote, il avait assez souvent connu la peur, mais il y avait toujours eu l’entraînement et l’expérience pour la vaincre. Jamais il n’avait eu peur d’un homme.
— Au procès, je l’ai regardé et j’ai compris que...
— C’est un terroriste, il tue des gens. Moi aussi, ça m’inquiéterait, dit Jackson, et il se leva pour aller regarder par la fenêtre. Bon Dieu ! Et ils les appellent des professionnels ! Moi, je suis un professionnel. J’ai un code de conduite, je m’entraîne, je m’exerce, j’obéis à des normes et à des règlements.
— Ils sont vraiment forts, dit Jack. C’est ce qui les rend dangereux. Et cette ULA est imprévisible. C’est ce que Dan Murray m’a dit.
Jackson revint vers Ryan.
— Nous allons voir quelqu’un.
— Qui ?
— Ne demande rien et viens.
Jackson avait la voix autoritaire, quand il le voulait. Il se coiffa de sa casquette blanche d’officier.
Tous deux descendirent et sortirent, en passant devant la chapelle et la masse impressionnante de Bancroft Hall. Ryan aimait le campus de l’Académie, à l’exception de ce bâtiment. Il reconnaissait qu’il était nécessaire que les midships aient un avant-goût de la vie militaire, mais il n’aurait pas aimé, étudiant, vivre de cette façon. Les quelques midships qu’ils croisèrent saluèrent Robby, qui leur répondit avec panache alors qu’ils marchaient dans un silence total. Ryan croyait presque entendre les pensées qui se bousculaient dans la tête de l’aviateur. Il leur fallut cinq minutes pour arriver à la nouvelle annexe Lejeune, en face de la caserne Halsey.
Le grand édifice de marbre et de verre contrastait avec la pierre grise de Bancroft. L’Académie navale des États-Unis était un complexe gouvernemental et, par conséquent, exempté des canons du bon goût architectural. Les deux hommes passèrent au rez-de-chaussée devant un groupe de midships en survêtement de sport et Robby précéda son ami dans l’escalier du sous-sol. Jack n’y était encore jamais venu. Ils suivirent un couloir mal éclairé se terminant en cul-de-sac. Ryan crut entendre claquer des coups de pistolet de petit calibre. Effectivement, Jackson ouvrit une lourde porte d’acier et pénétra dans la nouvelle salle de tir de l’Académie. Ils aperçurent une silhouette solitaire debout dans l’allée centrale, le bras droit tendu armé d’un automatique 22.
Le sergent-major Noah Breckenridge était le prototype du sous-officier des marines. Un mètre quatre-vingt-sept, quatre-vingt-dix kilos et pas d’autre graisse que celle des hot-dogs de son déjeuner. Il portait une chemise kaki à manches courtes. Ryan l’avait aperçu, mais ne lui avait jamais parlé, bien que la réputation de Breckenridge fût bien connue. Depuis vingt-huit ans dans les marines, il était allé partout où peut aller un marine, il avait fait tout ce que peut faire un marine et ses décorations s’alignaient sur cinq rangs, parmi lesquelles la Navy Cross qu’il avait gagnée comme tireur d’élite au Viêtnam, dans la première Force de reconnaissance. Il était renommé pour sa maîtrise des armes. Tous les ans, il participait aux championnats nationaux à Camp Perry, dans l’Ohio, et les cinq dernières années il avait remporté la coupe du président pour son tir au Colt 45 automatique. Ses souliers étaient si brillants qu’on avait du mal à déterminer si le cuir était noir. Ses boutons de cuivre étincelaient et ses cheveux étaient coupés si court que s’il y avait du gris, on ne le voyait pas. Il avait débuté dans la carrière comme simple fusilier, il avait été un marine d’ambassade et un marine en mer. Il avait enseigné à l’école des tireurs d’élite, il avait été moniteur à Parris Island et instructeur d’officiers à Quantico.
Ryan et Jackson le regardèrent prendre un nouveau pistolet dans un carton et y introduire un chargeur. Il tira deux balles, puis il examina la cible au moyen d’une petite longue-vue. Les sourcils froncés, il tira de la poche de sa chemise un minuscule tournevis et modifia la mire. Deux nouvelles balles, vérification, nouveau réglage. Encore deux coups. Le pistolet était maintenant parfaitement réglé et retourna dans la boîte du fabricant.
— Comment ça va, Gunny ? demanda Robby.
— Bonjour, commandant, dit aimablement Breckenridge avec son accent traînant du Mississippi. Et comment ça va pour vous aujourd’hui ?
— Je n’ai pas à me plaindre. J’ai là quelqu’un que je veux vous faire connaître. Jack Ryan.
Ils se serrèrent la main. Contrairement à Skip Tyler, Breckenridge connaissait sa force et la disciplinait.
— Salut. C’est vous le gars qui était dans les journaux.
— En effet.
— Enchanté de vous connaître, monsieur. Je connais le type qui vous a instruit à Quantico.
Cela fit rire Jack.
— Comment va ce vieux Fils de Kong ?
— Willie a pris sa retraite, maintenant. Il a un magasin d’articles de sports à Roanoke. Il se souvient de vous. Paraît que vous étiez un rapide et j’imagine que vous n’avez rien oublié de ce qu’il vous a appris.
Breckenridge toisa Jack avec une sorte de satisfaction bienveillante, comme si l’action de Ryan à Londres était une nouvelle preuve que tout ce que faisait ou disait le corps des marines, tout ce à quoi il avait consacré sa vie, avait vraiment une signification. Il n’aurait d’ailleurs jamais cru le contraire, mais des incidents comme celui-là renforçaient sa foi dans l’image du corps.
— Si les journaux n’ont pas menti, vous avez drôlement bien travaillé, lieutenant.
— Pas si bien que ça, sergent-major.
— Gunny. Tout le monde m’appelle Gunny.
— Quand tout a été fini, avoua Ryan, j’étais plutôt secoué.
Cela amusa Breckenridge.
— Pensez donc, ça nous arrive à tous, allez. Ce qui compte, c’est de faire le boulot. Ce qui vient après, on s’en fout. Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous, messieurs ? Vous voulez vous entraîner un peu aux petits calibres ?
Jackson lui expliqua ce qu’avait dit l’agent du FBI. La figure du sergent-major s’assombrit et il serra les dents. Au bout d’un moment, il secoua la tête.
— Ça vous flanque un peu la trouille, hein ? Je ne peux pas trop vous le reprocher, lieutenant. Les terroristes, bah ! Un terroriste n’est jamais qu’un voyou avec un fusil-mitrailleur. C’est tout, un voyou bien armé. Pas besoin d’en avoir beaucoup dans le ventre pour tirer dans le dos de quelqu’un ou arroser la salle d’embarquement d’un aéroport.
Bon. Alors, comme ça, vous allez penser à trimbaler de quoi vous protéger, hein ? À la maison aussi ?
— Je ne sais pas... mais je suppose que vous êtes l’homme à voir.
Ryan n’y avait pas encore réfléchi, mais il était évident que Robby l’avait fait pour lui.
— Comment vous étiez, à Quantico ?
— Je me suis qualifié au 45 automatique et au M-16. Rien de spectaculaire, mais je me suis qualifié.
— Est-ce que vous faites encore du tir ? demanda Breckenridge.
Être simplement qualifié, ce n’était pas très prometteur, pour un tireur d’élite.
— Je ne chasse pas trop mal le canard et l’oie sauvage. Mais j’ai manqué cette saison. Je n’ai eu que deux bons après-midi à la palombe, en septembre. Je ne suis pas mauvais tireur pour la plume, Gunny. Je me sers d’un Remington 1100 automatique, calibre 12.
Breckenridge approuva.
— Bon pour un début. Voilà votre arme pour la maison. Rien ne vaut un fusil de chasse à courte portée, à part un lance-flammes. Vous avez un canon à gros plomb ? Non ? Faut en faire monter un. À part ça, la plupart des gens vous conseilleront d’utiliser de la chevrotine double-zéro, mais j’aime mieux le numéro quatre. Plus de plombs et vous ne cédez pas de portée. Vous pouvez quand même frapper à quatre-vingt-dix mètres et c’est tout ce qu’il vous faut. L’important, c’est que tout ce que vous touchez avec de la chevrotine s’écroule, un point c’est tout... Tenez, je pourrais même vous procurer des balles fléchettes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est un truc expérimental qu’ils essaient à Quantico pour l’usage militaire, et peut-être dans les ambassades. Au lieu des plombs, vous tirez une soixantaine de fléchettes, d’un diamètre de calibre trois environ, et faut voir ce que font ces petites garces pour le croire. Vilain, vilain. Bon, alors voilà pour la maison. Mais il vous faut une arme de poing sur vous, pas vrai ?
Ryan réfléchit. Il lui faudrait demander un permis. Il pensa qu’il pourrait en demander un à la police de l’État... ou peut-être à un certain bureau fédéral. Cette question-là tournait déjà dans sa tête.
— Peut-être, dit-il enfin.
— Bon. Nous allons faire une petite expérience.
Breckenridge alla dans son bureau et revint avec une boîte en carton.
— Lieutenant, voici un pistolet d’entraînement High-Standard, un 22 monté sur une crosse de 45.
Ryan le prit, éjecta le chargeur et ramena la culasse pour s’assurer que le pistolet n’était pas chargé. Breckenridge le regarda faire et approuva de la tête. Le père de Jack lui avait appris la sécurité sur le stand de tir, il y avait plus de vingt ans. Il soupesa ensuite l’arme, la prit bien en main et visa pour se faire au poids. Chaque arme est un peu différente. Celle-ci était un pistolet de tire à la cible, avec un excellent équilibre et une bonne mire.
— Ça m’a l’air d’aller, dit-il. Un peu plus léger qu’un Colt, pourtant.
— Voilà qui va l’alourdir, dit Breckenridge en tendant un chargeur. Il y a cinq balles. Introduisez le chargeur, mais ne mettez pas de balle dans le canon avant que je vous le dise, monsieur. Placez-vous à l’allée quatre. Détendez-vous. C’est une belle journée dans le parc, aujourd’hui, pas vrai ?
— Ouais, et c’est comme ça que tout ce bordel a commencé, grommela Ryan.
Gunny s’approcha d’un tableau électrique et éteignit presque toutes les lumières de la salle.
— C’est bon, lieutenant, nous allons garder l’arme braquée face à la cible et vers le sol, d’accord ? Faites passer votre première balle dans le canon et détendez-vous.
Jack ramena la culasse de la main gauche et la laissa claquer en avant. Il ne se retourna pas, se dit de se détendre et de jouer le jeu. Il entendit le déclic d’un briquet. Robby allumait sans doute un de ses cigares.
— J’ai vu une photo de votre petite fille dans les journaux, lieutenant. Une bien jolie petite personne.
— Merci, Gunny. J’ai vu une des vôtres sur le campus. Mignonne, mais pas toute petite. Il paraît qu’elle est fiancée à un midship ?
— Oui, monsieur. C’est ma petite dernière, dit Breckenridge, la dernière de mes trois. Elle doit se marier...
Ryan faillit sauter au plafond quand tout un chapelet de pétards explosa à ses pieds. Il allait se retourner quand Breckenridge lui hurla :
— Là, là, là, c’est votre cible !
Une lumière s’alluma, éclairant une silhouette-objectif à quinze mètres. Une petite partie de l’esprit de Ryan savait que ce n’était qu’un exercice, mais le reste ne pensait même pas. Le 22 se redressa et parut se braquer de lui-même sur la cible de carton. Il tira les cinq balles en moins de trois secondes. Le bruit des détonations se répercutait encore quand il posa l’automatique sur la table d’une main tremblante.
— Dieu de Dieu, sergent !
La salle se ralluma. Elle sentait la poudre et le sol de ciment était jonché des débris de papier des pétards. Jack vit que Robby se tenait à l’abri, sur le seuil du bureau, et que Breckenridge était juste derrière lui, prêt à lui saisir la main droite s’il faisait un geste inconsidéré.
— Une des autres choses que je fais, en dehors de mon service, c’est instruire la police d’Annapolis. Vous savez, c’est vraiment la plaie d’essayer de trouver un bon moyen de simuler les conditions de combat. Ça, c’est ce que j’ai trouvé. Bon, allons jeter un coup d’oeil à la cible.
Breckenridge appuya sur un bouton et un moteur électrique dissimulé actionna la poulie de l’allée quatre.
— Merde, gronda Ryan en examinant la cible.
— Pas si mauvais, jugea Breckenridge. Nous avons quatre balles dans le carton. Deux dans le blanc, deux dans le noir, toutes les deux dans la poitrine. Votre objectif est au sol, lieutenant, et il est plutôt salement blessé.
— Deux balles sur cinq... Ce doit être les deux dernières. Je me suis un peu ressaisi et j’ai mis plus de temps.
— J’ai remarqué, oui. Votre première balle s’est perdue en haut sur la gauche, en manquant le carton. Les deux suivantes ont frappé là, et là. Les deux dernières ont assez bien fait mouche. Ce n’est pas trop mal, lieutenant.
— J’ai fait bien mieux que ça à Londres.
Ryan n’était pas convaincu. Les deux trous à l’extérieur de la cible noire se moquaient de lui et une balle n’avait même pas trouvé l’objectif...
— À Londres, si la télé a bien dit comment ça s’est passé, vous avez eu une seconde ou deux pour réfléchir à ce que vous alliez faire.
— Oui, c’est à peu près ça, reconnut Ryan.
— Vous voyez, lieutenant, c’est ça le plus important. Cette seconde ou deux, c’est ce qui fait toute la différence, parce que vous avez un peu de temps pour réfléchir. Si tant de flics se font tuer, c’est qu’ils n’ont pas ce petit bout de temps de réflexion alors que les malfrats ont déjà tout réfléchi. Cette petite seconde vous permet de vous faire une idée de ce qui se passe, de choisir votre objectif et de décider de ce que vous allez faire. Là, tout de suite, je vous ai fait passer par les trois à la fois. Votre première balle s’est perdue. La deuxième et la troisième ont été meilleures et les deux dernières assez bonnes pour mettre l’adversaire à terre. Ce n’est pas mauvais du tout, jeune homme. C’est à peu près aussi bien que pour un flic entraîné... mais il vous faudra être meilleur que ça.
— Que voulez-vous dire ?
— La mission d’un flic est de maintenir l’ordre. La vôtre est de rester en vie. C’est un peu plus facile. Ça, c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que ces salopards ne vont pas vous accorder deux secondes de réflexion à moins que vous les y forciez ou que vous ayez beaucoup de chance.
Breckenridge fit signe aux deux hommes de le suivre dans son bureau. Il se laissa lourdement tomber dans un vieux fauteuil à pivot. Comme Jackson, c’était un fumeur de cigares. Il en alluma un d’une qualité supérieure à ce que fumait Robby mais qui empestait quand même.
— Deux choses, que vous avez à faire. La première, je veux vous voir ici tous les jours pour un carton de 22 ; tous les jours pendant un mois, lieutenant. Vous devez apprendre à mieux tirer. Le tir, c’est comme le golf. Pour être bon, faut faire ça tous les jours. Faut y travailler, et vous avez besoin de quelqu’un pour vous apprendre ça comme il faut. Pas de problème, je suis là. Deuxièmement, vous devez vous arranger pour gagner un peu de temps pour vous, si les malfrats viennent vous chercher.
— Le FBI lui a conseillé de conduire comme le font les types des ambassades, dit Jackson.
— Ouais, c’est bien pour commencer. Pareil qu’en Indo, pas de routine régulière. Et s’ils tentent de vous attaquer chez vous ?
— La maison est assez isolée, Gunny, répondit Robby.
— Vous avez un système d’alarme ?
— Non, mais c’est facile à installer, assura Ryan.
— Ce serait une bonne idée. Je sais pas comment est construite votre maison, mais si vous pouvez vous gagner quelques secondes, et avec votre fusil de chasse, lieutenant, vous serez capable de leur faire regretter d’être venus ou tout au moins de tenir le coup jusqu’à l’arrivée de la police. Comme je disais, l’essentiel c’est de rester en vie. Et votre famille ?
— Ma femme est médecin et elle est enceinte. Ma petite fille... eh bien vous avez dû la voir à la télévision.
— Est-ce que votre femme sait tirer ?
— Je crois bien qu’elle n’a jamais touché une arme de sa vie.
— J’ai une classe féminine de tir d’autodéfense, ça fait partie de mon travail pour la police locale.
Ryan se demanda quelle serait la réaction de Cathy à une telle suggestion. Mais il écarta cette question pour le moment.
— Quel genre de pistolet pensez-vous que je devrais me procurer ?
— Si vous passez demain, je vous en ferai essayer deux ou trois. Vous voulez surtout quelque chose qui vous mette à l’aise ? N’allez pas acheter un 44 Magnum, d’accord ? Moi, j’aime les automatiques. Il vous faut quelque chose qui est agréable à manier, pas un truc qui vous esquinte la main et le poignet. J’aime bien le Colt 45, mais ça fait vingt et quelques années que je tire avec ce petit bébé-là.
Breckenridge saisit la main droite de Ryan et la manipula en tous sens.
— Je crois que je vais vous faire débuter avec un Browning 9 millimètres. Votre main me paraît assez grande pour bien le tenir. Le Browning a un chargeur de treize balles, il faut avoir une main assez forte pour bien le contrôler. Il a un bon cran de sûreté, aussi. Si vous avez un gosse à la maison, lieutenant, il faut penser à la sécurité, hein ?
— Pas de problème. Je peux le ranger là où elle ne pourra pas l’attraper. Nous avons une grande penderie et je peux les mettre tout en haut, à plus de deux mètres. Est-ce que je peux m’entraîner avec un gros calibre, ici ?
Le sergent-major rit.
— Le fond de cible que nous avons là était une plaque du blindage d’un croiseur. Nous utilisons principalement des 22, mais mes gardes s’entraînent tout le temps au 45. J’ai l’impression que vous tirez assez bien au fusil de chasse. Quand vous serez aussi adroit au pistolet, vous le serez avec n’importe quelle arme à feu. Faites-moi confiance, monsieur, c’est mon métier.
— Quand voulez-vous que je vienne ici ?
— Disons vers quatre heures, tous les après-midi ?
— Entendu.
— Pour ce qui est de votre femme... Écoutez, amenez-la un samedi, peut-être. Je la ferai asseoir et je lui parlerai des armes. Des tas de femmes ont simplement peur du bruit, et puis il y a toutes ces conneries à la télé. S’il n’y a pas moyen de faire autre chose, nous l’entraînerons au fusil de chasse. Vous dites qu’elle est toubib, elle doit être intelligente. Allez savoir, ça lui plaira peut-être. Vous seriez étonné, le nombre de filles qui s’y mettent.
Ryan secoua la tête. Cathy n’avait jamais touché le fusil de chasse et chaque fois qu’il le nettoyait, elle gardait Sally hors de la pièce. Jack n’y avait jamais fait grande attention et il aimait autant ne pas être gêné par la petite fille. Les enfants et les armes à feu ne font pas bon ménage. Chez lui, son Remington était généralement démonté et enfermé avec les munitions au sous-sol. Que dirait Cathy à la pensée d’avoir un fusil chargé dans la maison ?
Et si tu te mets à te promener avec un pistolet ? Quelle va être sa réaction ? Et si les salopards s’intéressaient aussi à elles deux... f
— Je sais ce que vous pensez, lieutenant, dit Breckenridge. Mais le commandant me dit que le FBI ne pense pas vraiment que ça peut arriver, pas vrai ?
— Oui.
— Alors, disons que vous prenez une police d’assurance, d’accord ?
— C’est aussi ce qu’il a dit, reconnut Ryan.
— Écoutez, nous recevons ici des rapports des SR. Mais oui, c’est vrai. Depuis que ces petits cons de motards se sont introduits ici, nous recevons des rapports des flics et du FBI, et même des garde-côtes. Certains de leurs gars viennent s’entraîner ici, à cause de tout ce trafic de drogue qu’ils surveillent. Je garderai une oreille ouverte, aussi.
Les renseignements... Tout était une bataille de renseignements. Il fallait savoir ce qui se passait si on voulait se défendre. Jack se tourna vers Robby, tout en se disant qu’il était en train de prendre une décision qu’il cherchait à éviter depuis son retour d’Angleterre. Il avait encore le numéro dans son bureau.
— Eh bien, merci, Gunny. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps.
Breckenridge les raccompagna jusqu’à la porte.
— Demain 16 heures, lieutenant. Et vous, commandant Jackson ?
— Je m’en tiendrai aux missiles et aux canons, Gunny. C’est plus sûr. Bonsoir.
— Bonsoir, commandant.
Robby raccompagna Jack à son bureau. Ils durent faire l’impasse sur le whisky quotidien. Jackson avait des courses à faire en rentrant chez lui. Après le départ de son ami, Jack contempla le téléphone pendant quelques minutes. Depuis plusieurs semaines, il luttait contre son désir de se renseigner sur l’ULA. Mais ce n’était plus de la simple curiosité. Il ouvrit son répertoire téléphonique à la page des « G ». Il pouvait appeler directement Washington, mais son doigt hésita avant de taper chaque touche.
— Ici Mrs. Cummings, répondit une voix féminine à la première sonnerie.
Ryan respira profondément.
— Bonjour, Nancy. Ici le professeur Ryan. Le patron est là ?
— Je vais voir. Vous pouvez patienter une seconde ?
— Oui.
Ils n’avaient pas de ces systèmes d’attente musicale, rien que le silence et un vague bourdonnement électronique à écouter. Jack se demanda s’il avait raison et s’avoua, une fois de plus, qu’il n’en savait rien.
— Jack ? dit une voix bien connue.
— Bonsoir, amiral.
— Comment va la petite famille ?
— Très bien, merci, amiral.
— Elles se sont bien remises de toute l’aventure ?
— Oui, amiral.
— Et il paraît que votre femme attend un autre enfant ? Félicitations.
Comment diable peut-il le savoir ? se demanda Jack. Il ne fit pas de réflexion, c’était inutile. Le directeur adjoint des SR était censé tout savoir, et il avait pu l’apprendre d’un million de façons.
— Merci, amiral.
— Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Amiral... Je... J’aimerais me renseigner sur cette bande de l’ULA.
— Oui, je le pensais bien. J’ai là sur mon bureau un rapport sur eux, de l’unité antiterrorisme du FBI, et ces derniers temps nous coordonnons tout avec le SIS. Je serais ravi de vous revoir ici, Jack. Peut-être même d’une manière plus permanente. Avez-vous réfléchi à notre proposition, depuis la dernière fois ? demanda innocemment Greer.
— Oui, amiral, mais... eh bien, je suis pris jusqu’à la fin de l’année scolaire, répondit Jack pour gagner du temps.
Il n’avait aucune envie d’affronter maintenant cette question-là. Si on l’y forçait, il dirait non et cela lui ôterait toute chance d’aller à Langley.
— Je comprends. Prenez votre temps. Quand voulez-vous venir ?
Pourquoi me facilitez-vous tellement les choses ?
— Demain matin ? Mon premier cours n’est qu’à 2 heures de l’après-midi.
— Pas de problème. Soyez au portail principal à 8 heures. On vous y attendra. À demain.
— Au revoir, amiral.
Jack raccrocha, en se disant que cela avait été facile. Trop facile. Qu’est-ce qu’il manigance ? Il chassa cette pensée, car il avait réellement grande envie de voir ce que la CIA avait. Peut-être davantage d’éléments que le FBI. De toute façon il glanerait plus de renseignements qu’il n’en avait déjà.
Le retour en voiture fut un peu inquiétant. Jack surveilla son rétroviseur après s’être souvenu qu’il avait quitté l’Académie par la route habituelle. Le diable, c’est qu’il reconnaissait certaines voitures familières. C’était un problème, quand on faisait la navette aux mêmes heures, tous les jours. Il y avait au moins vingt voitures qu’il avait déjà vues. Une secrétaire de direction au volant d’une Camaro Z-28. C’était sûrement une secrétaire de direction, d’après son élégance. Et puis un jeune avocat dans sa BMW ; la marque faisait de lui un avocat, pensait Ryan, en se demandant comment il avait collé des étiquettes à ces habitués de son chemin. Et si une nouvelle voiture apparaît ? Comment pourras-tu savoir si c’est un terroriste ? Aucune chance, se dit-il. Miller, en dépit de toute la menace de son expression, aurait l’air tout à fait banal en costume et cravate, un jeune employé comme un autre se débattant dans les embouteillages d’Annapolis...
Paranoïaque, je suis paranoïaque, se répéta-t-il. Il en viendrait bientôt à examiner la banquette arrière de sa voiture avant d’y monter, pour voir si quelqu’un n’y serait pas caché, comme à la télévision, avec un pistolet ou un garrot ! Il se demanda si tout cela n’était pas une perte de temps stupide. Et si Murray se montrait trop prudent ? Le Bureau enseignait sans doute à ses hommes à prendre toutes les précautions dans ce genre d’affaires. Est-ce que je dois effrayer Cathy avec ça ? Et si c’est pour rien ?
Et si ça ne l’est pas ?
C’est pour ça que je vais à Langley demain, se dit-il.
Ils envoyèrent Sally au lit à 20 h 30, dans son petit pyjama de bébé en flanelle, qui lui gardait les pieds bien au chaud. Elle était un peu trop grande pour cela, maintenant, pensait Jack, mais sa femme y tenait, car leur fille avait l’habitude de rejeter toutes les couvertures pendant la nuit.
— Comment s’est passé le travail, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Les mids m’ont donné une médaille.
Jack raconta la scène et tira ensuite de sa serviette l’ordre de la Cible violette. Cathy trouva cela amusant. Le sourire disparut quand il lui parla de la visite de M. Shaw du FBI. Il répéta toute leur conversation, sans rien omettre des propos de l’agent.
— Alors il pense qu’il n’y aura pas vraiment de problème ?
— Nous ne pouvons pas le négliger.
Cathy se détourna un moment. Elle ne savait que penser de cette nouvelle information. Bien sûr, se dit son mari, et moi non plus.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ? demanda-t-elle enfin.
— D’abord, je vais téléphoner à une société de sécurité et faire installer un système d’alarme ici. Ensuite, j’ai déjà remonté mon fusil de chasse et il est chargé...
— Non, Jack, pas dans la maison, pas avec Sally ! protesta immédiatement Cathy.
— Il est sur la plus haute étagère dans ma penderie. Il est chargé, mais il n’y a pas de balle dans le canon. Elle ne peut absolument pas l’atteindre, même en montant sur un tabouret. Il restera chargé, Cathy. Je vais aussi m’entraîner au tir, avec le fusil, et acheter peut-être un pistolet. Et... eh bien, je veux que tu apprennes aussi à tirer.
— Non ! Je suis médecin ! Je n’emploie pas d’armes à feu.
— Elles ne mordent pas, dit-il patiemment. Je veux simplement te faire connaître un type qui apprend aux femmes à tirer. Accepte simplement de le voir.
— Non.
Cathy n’en démordait pas. Jack respira profondément. Il lui faudrait une heure pour la persuader, mais il n’avait pas du tout envie de perdre une heure sur ce sujet, maintenant.
— Alors tu vas téléphoner à la compagnie de sécurité demain matin ?
— Non, il faut que j’aille quelque part.
— Où ça ? Tu n’as pas de cours avant l’après-midi.
Jack soupira.
— Je dois aller à Langley.
— Qu’est-ce qu’il y a, à Langley ?
— La CIA.
— Quoi !
— Tu te souviens, l’été dernier ? Je recevais de la Mitre Corporation des honoraires de consultant ?
— Oui.
— Tout mon travail se faisait au siège de la CIA.
— Mais... mais tu as dit en Angleterre que tu n’avais jamais...
— C’était de Mitre que venaient les chèques. C’était pour eux que je travaillais. La CIA était l’endroit où je travaillais.
— Tu as menti ! s’exclama Cathy abasourdie. Tu as menti dans un tribunal !
— Non. J’ai dit que je n’avais jamais été employé par la CIA et je ne l’ai jamais été.
— Tu ne m’en as jamais rien dit.
— Tu n’avais pas besoin de le savoir, répliqua Jack en se disant que ce n’était pas une bonne réponse.
— Je suis ta femme, bon dieu ! Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?
— Je faisais partie d’une équipe d’universitaires. Tous les trois ou quatre ans, ils font venir des gens de l’extérieur pour examiner leurs dossiers, une espèce de vérification des personnes qui travaillent là régulièrement. Je n’étais pas un espion, ni rien. Je faisais tout mon travail assis à un petit bureau dans un cagibi du deuxième étage. J’ai rédigé un rapport et voilà tout.
Il était inutile de lui expliquer le reste.
— C’était sur quoi, ce rapport ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Jack !
Elle était vraiment en colère, maintenant.
— Écoute, bébé, j’ai signé un accord précisant que je ne parlerais jamais de ce travail à aucune personne non habilitée au secret. J’ai donné ma parole, Cathy.
Cela la calma un peu. Elle savait que son mari était extrêmement pointilleux sur la parole donnée. C’était même une de ses qualités. Cela l’agaçait qu’il s’en serve pour se défendre, mais elle savait que c’était un mur qu’elle ne pouvait franchir. Elle tenta de s’y prendre autrement.
— Alors pourquoi est-ce que tu y retournes ?
— Je veux consulter les renseignements qu’ils ont. Tu devrais comprendre de quels renseignements il s’agit.
— Sur ces gens de l’ULA ?
— Eh bien, disons simplement que pour le moment je ne m’inquiète pas trop du péril jaune.
— Mais tu te fais réellement du souci, à présent ?
Elle commençait à s’inquiéter aussi.
— Ma foi, je l’avoue.
— Mais pourquoi ? Tu me dis que le FBI t’a assuré qu’ils ne...
— Ah, je ne sais pas... Si, je le sais bien ! C’est ce salaud de Miller, celui qui était jugé. Il veut me tuer.
Ryan contempla le tapis. C’était la première fois qu’il disait cela à haute voix.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que je l’ai vu sur sa figure ! Je l’ai vu, Cathy, et j’ai peur... et pas seulement pour moi.
— Mais Sally et moi...
— Est-ce que tu crois sincèrement qu’il se préoccupe de ça ? répliqua Ryan avec colère. Ces fumiers tuent des gens qu’ils ne connaissent même pas. Ils le font presque histoire de rire. Ils veulent changer le monde, et ils se fichent éperdument de ceux qui se trouvent sur leur chemin. Ils s’en foutent !
— Mais pourquoi aller à la CIA ? Est-ce qu’elle peut te... nous protéger ? Je veux dire...
— Je tiens à savoir un peu ce qui motive ces gens.
— Mais le FBI le sait, n’est-ce pas ?
— Je veux voir le dossier de mes yeux. J’ai fait un assez bon travail, là-bas. Ils m’ont même demandé de... eh bien, d’y accepter un poste permanent. J’ai refusé.
— Tu ne m’en as jamais rien dit !
— Maintenant, tu le sais.
Jack parla encore quelques minutes, pour expliquer ce que Shaw lui avait dit. Cathy devrait être vigilante, en allant à l’hôpital et en en revenant. Cela la fit enfin retrouver le sourire. Sa Porsche 911 était une véritable bombe de six cylindres. Comment faisait-elle pour n’avoir jamais de contravention pour excès de vitesse, cela avait toujours été un mystère pour son mari. Sa beauté n’y était pas pour rien, certainement, et puis elle devait exhiber sa carte de Johns Hopkins et dire qu’elle était attendue pour une opération d’urgence. Quoi qu’il en soit, elle conduisait une voiture dont la vitesse de pointe était de plus de deux cents à l’heure et qui se manoeuvrait comme un charme. Elle conduisait des Porsche depuis l’âge de seize ans et Jack la savait capable de foncer avec cette petite voiture de sport verte par les chemins de campagne, à une vitesse qui l’obligeait, lui, à se cramponner et à serrer les dents. Il reconnut que c’était probablement une meilleure défense qu’un pistolet.
— Alors, tu le feras ?
— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?
— Excuse-moi de t’avoir entraînée dans cette histoire. Jamais... Je ne me serais jamais douté qu’une chose pareille pourrait arriver. J’aurais sans doute mieux fait de rester tranquille, grogna-t-il.
Cathy lui caressa la nuque.
— Tu ne peux rien y changer, maintenant. Ils se trompent peut-être. Tu le disais toi-même, ils sont simplement un peu paranoïaques.
— Ouais...
TOM Clancy
Jack venait de reprendre ses cours. Il y avait quarante élèves dans la salle, tous de troisième année, qui suivaient son cours d’introduction à l’histoire navale. Personne n’avait de question à poser et il en fut surpris : il ne se savait pas si bon professeur. Au bout d’un moment, un des étudiants se leva. C’était George Winton, un joueur de football de Pittsburgh.
— Professeur Ryan, dit-il gravement, j’ai été prié de vous présenter ceci, au nom de la classe.
Winton s’avança et lui offrit une petite boîte qu’il tenait derrière son dos. Il y avait un feuillet dactylographié, dessus. Le jeune homme se mit au garde-à-vous.
— Citation à l’ordre de la nation : Pour services rendus dépassant l’exercice du devoir d’un touriste – même d’un marine sans cervelle – la classe confère au professeur John Ryan le ruban de l’ordre de la Cible violette, dans l’espoir que la prochaine fois il restera à couvert, de peur d’entrer dans l’histoire au lieu de l’enseigner.
Winton ouvrit la boîte et en souleva un large ruban violet portant en lettres d’or le mot FEU ! Au ruban était suspendue une cible en cuivre de même largeur. Le midship l’épingla à l’épaule de Ryan de telle façon que la cible recouvrait presque l’endroit où il avait reçu la balle. La classe se leva et applaudit tandis que Ryan serrait la main du porte-parole.
Il toucha sa « décoration », la regarda et leva les yeux vers ses élèves. Ils convergèrent sur lui pour le féliciter.
— En avant toute ! cria un aspirant sous-marinier.
— Semper fi ! s’exclama un futur marine.
Ryan leva les mains. Il avait encore à s’habituer à l’usage de son bras gauche. Maintenant qu’il pouvait s’en servir, son épaule redevenait douloureuse, mais le médecin de Hopkins lui avait assuré que la raideur s’atténuerait progressivement et qu’il ne conserverait qu’un très léger handicap.
— Merci, mes amis, merci, mais vous aurez quand même à passer l’examen la semaine prochaine !
Tout le monde rit et les garçons et filles sortirent de la salle pour se rendre à leur cours suivant. Pour Ryan, c’était le dernier dé la journée. Il rassembla ses livres et ses notes et remonta à son bureau de Leahy Hall.
Le sol était couvert de neige en cette froide journée de janvier. Jack dut faire attention aux plaques de verglas sur l’allée de briques. Le campus de l’Académie navale était magnifique. L’immense quadrilatère bordé par la chapelle, au sud, Bancroft Hall à l’est et les bâtiments des classes sur les autres côtés, étincelait comme un tapis blanc quadrillé par les allées dégagées allant d’un endroit à un autre. Les étudiants – les gosses comme les appelait Ryan à part lui – allaient et venaient comme toujours, un peu trop sérieux à son goût. Ils avaient tous les souliers parfaitement cirés, marchaient le dos bien droit et portaient leurs livres sous le bras gauche, la main droite restant libre pour saluer. Car on saluait beaucoup. Au sommet de la colline, à la porte numéro 3, un marine de première classe montait la garde avec le « Jimmy legs » civil. Une journée normale au bureau, se dit Ryan. C’était agréable de travailler là. Les midships étaient égaux aux étudiants des plus grandes universités, toujours empressés à poser des questions et, une fois qu’on avait gagné leur confiance, capables des blagues et des canulars les plus ahurissants. C’était une chose qu’un visiteur à l’Académie ne soupçonnerait jamais, tant était grave leur maintien.
Jack entra dans la chaleur de Leahy Hall et monta rapidement à son bureau, en riant de la décoration absurde sautillant sur son épaule. Il trouva Robby assis dans le fauteuil.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le pilote.
Tout en posant ses livres, Jack le lui expliqua et Robby se mit à rire.
— Ça fait plaisir de voir que les gosses savent se détendre un peu, même en période d’examens. Et toi, quoi de neuf ? demanda-t-il ensuite.
— Ça va très bien, je pilote de nouveau un Tomcat. Quatre heures pendant le week-end. Ah, mon vieux ! Je te jure, Jack, ce bébé me parlait. Je l’ai emmené au large, je l’ai fait monter à Mach — 1,4, j’ai fait un ravitaillement en vol et je suis revenu pour des atterrissages simulés sur porte-avions et... Ah, c’était bon, Jack ! Plus que deux mois et j’aurai repris ma vraie place !
— Si longtemps, Rob ?
— Piloter cet avion, c’est censé ne pas être si facile que ça, sans quoi ils n’auraient pas besoin d’un type de ma classe pour le faire, dit gravement Robby.
— Ce doit être dur d’être aussi humble.
Avant que Robby trouve une riposte on frappa à la porte ouverte et un homme passa sa tête à l’intérieur.
— Professeur Ryan ?
— Oui. Entrez donc.
— Je suis Bill Shaw, du FBI.
Le visiteur entra et présenta sa carte d’identité. À peu près de la même taille que Robby, il était mince et devait avoir dans les quarante-cinq ans. Ses yeux étaient si enfoncés qu’ils lui donnaient presque l’air d’un raton laveur, le genre d’yeux qu’on a après des journées de travail de seize heures. Élégant, il donnait une impression de grand sérieux.
— Dan Murray m’a demandé de passer vous voir.
Ryan se leva pour serrer la main tendue.
— Voici le capitaine de corvette Jackson.
— Enchanté, dit Robby.
— J’espère que je n’interromps rien ?
— Pas du tout. Nous avons tous deux fini d’enseigner pour la journée. Asseyez-vous donc. Que puis-je pour vous ?
Shaw regarda Jackson, mais ne dit rien.
— Bon, eh bien, si vous avez à causer tous les deux, je peux aller faire un tour...
— Ça va, Rob. Nous sommes entre amis, monsieur Shaw. Puis-je vous offrir quelque chose ?
— Non, merci.
L’homme du FBI tira une chaise de la porte vers le bureau.
— Je travaille dans l’unité du contre-terrorisme au siège du FBI. Dan m’a demandé de... eh bien, vous savez que l’ULA a fait évader son gars, Miller...
— Oui, j’ai vu ça à la télé. Est-ce qu’on sait où ils l’ont emmené ? demanda Jack qui avait repris tout son sérieux.
Shaw secoua la tête.
— Ils ont complètement disparu.
— Une sacrée opération, remarqua Robby. Ils ont fui vers le large, hein ? Un bateau les a repêchés, peut-être ? hasarda-t-il, et cela lui valut un regard aigu. Vous avez vu mon uniforme, monsieur Shaw ? Je gagne ma vie là-bas au-dessus de l’eau.
— Nous n’en sommes pas sûrs, mais c’est une possibilité.
— Quels bateaux y avait-il dans les parages ? insista Jackson.
Pour lui, ce n’était pas un problème de police. C’était une affaire navale.
— On se renseigne.
Jackson et Ryan échangèrent un coup d’oeil. Robby prit un de ses cigares et l’alluma.
— J’ai reçu un coup de fil de Dan, la semaine dernière, reprit Shaw. Il est un peu, et je tiens à bien souligner un peu, un peu inquiet à la pensée que l’ULA pourrait... eh bien, ces gens-là n’ont guère de raisons de vous aimer, professeur Ryan.
— Dan affirme qu’aucun de ces groupes n’a jamais opéré par ici — C’est parfaitement exact. Ce n’est jamais arrivé. Je suppose que Dan vous a expliqué pourquoi. L’IRA provisoire continue de recevoir de l’argent d’ici, malheureusement. Pas beaucoup, mais tout de même un peu. Et des armes. Il y a même des raisons de croire qu’ils ont des missiles sol-air...
— Quoi ! s’exclama Jackson.
— Il y a eu plusieurs vols de missiles Redeye, le portatif que l’armée déploie en ce moment. Ils ont été volés dans deux arsenaux de la Garde nationale. Ce n’est pas nouveau. Le RUC a capturé des mitrailleuses M-60 qui sont arrivées en Ulster par la même voie. Ces armes ont été volées ou achetées à des sergents-fourriers qui oubliaient pour qui ils travaillaient. Nous en avons condamné plusieurs, l’année dernière, et l’armée est en train d’instaurer un nouveau système de contrôle. Un seul missile a refait surface. Il y a quelques mois, ils – la PIRA – ont essayé d’abattre un hélicoptère de l’armée britannique. Rien n’a été publié dans la presse d’ici, surtout parce qu’ils ont raté leur coup et aussi parce que les Brits ont pu étouffer l’affaire. Enfin bref, s’ils se mettaient à effectuer des opérations de terrorisme par ici, il est probable que la source d’argent et d’armes serait vite tarie. La PIRA le sait et il est logique que l’ULA le sache aussi.
— D’accord, dit Jack. Ils n’ont jamais opéré ici. Mais Murray vous a demandé de venir ici pour m’avertir. Pourquoi ?
— Il n’y a aucune raison particulière. Si c’était venu d’un autre que Dan, je ne me serais pas dérangé, mais Dan est un agent très expérimenté et il se faisait un peu de souci en pensant que vous devriez être mis au courant de ce... ce n’est même pas un soupçon. Appelez ça une précaution, comme on vérifie l’état des pneus avant de prendre la route.
— Alors, qu’est-ce que vous me voulez, au juste ? demanda Jack avec une légère irritation.
— L’ULA s’est évaporée. Cela ne veut pas dire grand-chose, bien sûr. C’est surtout sa façon de disparaître. Ils ont réussi une opération assez audacieuse et ils ont disparu comme ça, dit Shaw en claquant des doigts.
— Info, murmura Jack.
— Pardon ?
— Ça a recommencé. L’affaire de Londres, que j’ai interrompue, résultait d’une excellente information. Cette opération-là aussi, n’est-ce pas ? On transférait Miller secrètement. Mais ils ont pénétré la sécurité brit, on dirait.
— Je ne connais pas les détails, mais vous avez fort probablement raison, reconnut Shaw.
Jack prit un crayon de la main gauche et le roula entre ses doigts.
— Est-ce que nous avons une idée de ce que nous aurions à affronter ici ?
— Ces hommes sont des professionnels. C’est mauvais pour les Brits et la RUC mais bon pour vous.
— Comment ça ? demanda Robby.
— Leur ressentiment contre le professeur Ryan est plus ou moins une affaire personnelle. Agir contre lui n’aurait rien de professionnel.
— Autrement dit, quand vous racontez à Jack qu’il n’a pas trop à s’en faire, vous misez sur le comportement professionnel des terroristes.
— Dans un sens, oui, commandant. On peut dire aussi que nous avons une longue expérience de ce genre d’individus.
— Mmm, ouais. En mathématique, on appelle ça un raisonnement inducteur : c’est une conclusion induite, plus que déduite d’un indice particulier. Comme pour la plupart des rapports opérationnels de renseignement, dit Jackson en regardant l’homme du FBI dans les yeux, on ne peut pas distinguer les bons des mauvais avant qu’il soit trop tard. Excusez-moi, monsieur Shaw, mais je dois vous avouer que nous, sur le terrain, ne sommes pas toujours impressionnés par ce que nous recevons des services de renseignement.
— Je savais que c’était une erreur de venir ici, dit Shaw. Écoutez, Dan m’a dit au téléphone qu’il n’avait pas le moindre commencement de preuve qu’il risque d’arriver quelque chose d’inhabituel. Je viens de passer deux jours à repasser tout ce que nous savons de ce groupe et il n’y a vraiment aucun indice. Il réagit à son instinct.
Robby approuva de la tête, cette fois. Les pilotes aussi se fient à leur instinct. Et le sien lui disait en ce moment quelque chose.
— Alors, demanda calmement Jack, qu’est-ce que je dois faire ?
— La meilleure défense contre les terroristes, c’est d’éviter la régularité. Passez tous les jours par un chemin un peu différent, pour venir à votre travail. Changez un peu vos heures de départ. Quand vous roulez, gardez un oeil sur le rétroviseur. Si vous voyez le même véhicule, trois ou quatre jours de suite, relevez le numéro et téléphonez-moi. Je me ferai un plaisir de le faire passer par l’ordinateur, ce n’est pas compliqué. Il n’y a probablement aucune raison de s’inquiéter, mais soyez simplement un peu plus vigilant. La chance aidant, dans quelques jours ou quelques semaines nous serons à même de vous appeler et de vous dire d’oublier tout ça. Je suis presque certain de vous alarmer inutilement, mais vous savez ce qu’on dit : Prudence est mère de sûreté, n’est-ce pas ?
— Et si vous obtenez des renseignements ?
— Je vous téléphonerai cinq minutes plus tard. Le Bureau n’aime pas envisager que des terroristes puissent opérer chez nous. Nous nous donnons beaucoup de mal pour l’éviter et, jusqu’à présent, nous y avons bien réussi.
— Quel est le pourcentage de chance, là-dedans ? demanda Robby.
— Moins que vous ne le pensez. Eh bien voilà, professeur Ryan. Je suis vraiment navré de vous avoir inquiété, sûrement pour rien. Voici ma carte. Si jamais je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas à m’appeler.
— Merci, monsieur Shaw.
Jack prit la carte et regarda partir son visiteur. Il garda le silence pendant quelques secondes. Puis il feuilleta son carnet d’adresses et forma un numéro, 011-44-1-499-9000. Il dut attendre quelques instants avant la première sonnerie.
— Ambassade américaine, répondit la standardiste.
— L’attaché juridique, s’il vous plaît.
— Ne quittez pas.
Jack attendit. Quinze secondes plus tard, la standardiste revint au bout du fil.
— Le bureau ne répond pas. M. Murray est rentré chez lui pour... Non, excusez-moi. Il est en voyage et sera absent pour le reste de la semaine. Y a-t-il un message ?
Jack réfléchit un instant.
Non, merci. Je rappellerai la semaine prochaine.
Robby regarda son ami raccrocher. Jack pianota du bout des doigts sur l’appareil en se rappelant l’expression de Sean Miller. Il est à cinq mille kilomètres d’ici, Jack, se rappela-t-il.
— Peut-être, souffla-t-il.
— Hein ?
— Je ne t’ai jamais parlé de celui que j’ai... capturé, je crois.
— Celui qu’ils ont fait évader ? Celui que nous avons vu à la télévision ?
— Rob, est-ce que tu as jamais vu... comment dire ? Est-ce que tu as jamais vu quelqu’un qui t’a fait automatiquement peur ?
— Je crois savoir ce que tu veux dire, dit Robby en éludant la question.
Il ne savait trop comment répondre. Comme pilote, il avait assez souvent connu la peur, mais il y avait toujours eu l’entraînement et l’expérience pour la vaincre. Jamais il n’avait eu peur d’un homme.
— Au procès, je l’ai regardé et j’ai compris que...
— C’est un terroriste, il tue des gens. Moi aussi, ça m’inquiéterait, dit Jackson, et il se leva pour aller regarder par la fenêtre. Bon Dieu ! Et ils les appellent des professionnels ! Moi, je suis un professionnel. J’ai un code de conduite, je m’entraîne, je m’exerce, j’obéis à des normes et à des règlements.
— Ils sont vraiment forts, dit Jack. C’est ce qui les rend dangereux. Et cette ULA est imprévisible. C’est ce que Dan Murray m’a dit.
Jackson revint vers Ryan.
— Nous allons voir quelqu’un.
— Qui ?
— Ne demande rien et viens.
Jackson avait la voix autoritaire, quand il le voulait. Il se coiffa de sa casquette blanche d’officier.
Tous deux descendirent et sortirent, en passant devant la chapelle et la masse impressionnante de Bancroft Hall. Ryan aimait le campus de l’Académie, à l’exception de ce bâtiment. Il reconnaissait qu’il était nécessaire que les midships aient un avant-goût de la vie militaire, mais il n’aurait pas aimé, étudiant, vivre de cette façon. Les quelques midships qu’ils croisèrent saluèrent Robby, qui leur répondit avec panache alors qu’ils marchaient dans un silence total. Ryan croyait presque entendre les pensées qui se bousculaient dans la tête de l’aviateur. Il leur fallut cinq minutes pour arriver à la nouvelle annexe Lejeune, en face de la caserne Halsey.
Le grand édifice de marbre et de verre contrastait avec la pierre grise de Bancroft. L’Académie navale des États-Unis était un complexe gouvernemental et, par conséquent, exempté des canons du bon goût architectural. Les deux hommes passèrent au rez-de-chaussée devant un groupe de midships en survêtement de sport et Robby précéda son ami dans l’escalier du sous-sol. Jack n’y était encore jamais venu. Ils suivirent un couloir mal éclairé se terminant en cul-de-sac. Ryan crut entendre claquer des coups de pistolet de petit calibre. Effectivement, Jackson ouvrit une lourde porte d’acier et pénétra dans la nouvelle salle de tir de l’Académie. Ils aperçurent une silhouette solitaire debout dans l’allée centrale, le bras droit tendu armé d’un automatique 22.
Le sergent-major Noah Breckenridge était le prototype du sous-officier des marines. Un mètre quatre-vingt-sept, quatre-vingt-dix kilos et pas d’autre graisse que celle des hot-dogs de son déjeuner. Il portait une chemise kaki à manches courtes. Ryan l’avait aperçu, mais ne lui avait jamais parlé, bien que la réputation de Breckenridge fût bien connue. Depuis vingt-huit ans dans les marines, il était allé partout où peut aller un marine, il avait fait tout ce que peut faire un marine et ses décorations s’alignaient sur cinq rangs, parmi lesquelles la Navy Cross qu’il avait gagnée comme tireur d’élite au Viêtnam, dans la première Force de reconnaissance. Il était renommé pour sa maîtrise des armes. Tous les ans, il participait aux championnats nationaux à Camp Perry, dans l’Ohio, et les cinq dernières années il avait remporté la coupe du président pour son tir au Colt 45 automatique. Ses souliers étaient si brillants qu’on avait du mal à déterminer si le cuir était noir. Ses boutons de cuivre étincelaient et ses cheveux étaient coupés si court que s’il y avait du gris, on ne le voyait pas. Il avait débuté dans la carrière comme simple fusilier, il avait été un marine d’ambassade et un marine en mer. Il avait enseigné à l’école des tireurs d’élite, il avait été moniteur à Parris Island et instructeur d’officiers à Quantico.
Ryan et Jackson le regardèrent prendre un nouveau pistolet dans un carton et y introduire un chargeur. Il tira deux balles, puis il examina la cible au moyen d’une petite longue-vue. Les sourcils froncés, il tira de la poche de sa chemise un minuscule tournevis et modifia la mire. Deux nouvelles balles, vérification, nouveau réglage. Encore deux coups. Le pistolet était maintenant parfaitement réglé et retourna dans la boîte du fabricant.
— Comment ça va, Gunny ? demanda Robby.
— Bonjour, commandant, dit aimablement Breckenridge avec son accent traînant du Mississippi. Et comment ça va pour vous aujourd’hui ?
— Je n’ai pas à me plaindre. J’ai là quelqu’un que je veux vous faire connaître. Jack Ryan.
Ils se serrèrent la main. Contrairement à Skip Tyler, Breckenridge connaissait sa force et la disciplinait.
— Salut. C’est vous le gars qui était dans les journaux.
— En effet.
— Enchanté de vous connaître, monsieur. Je connais le type qui vous a instruit à Quantico.
Cela fit rire Jack.
— Comment va ce vieux Fils de Kong ?
— Willie a pris sa retraite, maintenant. Il a un magasin d’articles de sports à Roanoke. Il se souvient de vous. Paraît que vous étiez un rapide et j’imagine que vous n’avez rien oublié de ce qu’il vous a appris.
Breckenridge toisa Jack avec une sorte de satisfaction bienveillante, comme si l’action de Ryan à Londres était une nouvelle preuve que tout ce que faisait ou disait le corps des marines, tout ce à quoi il avait consacré sa vie, avait vraiment une signification. Il n’aurait d’ailleurs jamais cru le contraire, mais des incidents comme celui-là renforçaient sa foi dans l’image du corps.
— Si les journaux n’ont pas menti, vous avez drôlement bien travaillé, lieutenant.
— Pas si bien que ça, sergent-major.
— Gunny. Tout le monde m’appelle Gunny.
— Quand tout a été fini, avoua Ryan, j’étais plutôt secoué.
Cela amusa Breckenridge.
— Pensez donc, ça nous arrive à tous, allez. Ce qui compte, c’est de faire le boulot. Ce qui vient après, on s’en fout. Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous, messieurs ? Vous voulez vous entraîner un peu aux petits calibres ?
Jackson lui expliqua ce qu’avait dit l’agent du FBI. La figure du sergent-major s’assombrit et il serra les dents. Au bout d’un moment, il secoua la tête.
— Ça vous flanque un peu la trouille, hein ? Je ne peux pas trop vous le reprocher, lieutenant. Les terroristes, bah ! Un terroriste n’est jamais qu’un voyou avec un fusil-mitrailleur. C’est tout, un voyou bien armé. Pas besoin d’en avoir beaucoup dans le ventre pour tirer dans le dos de quelqu’un ou arroser la salle d’embarquement d’un aéroport.
Bon. Alors, comme ça, vous allez penser à trimbaler de quoi vous protéger, hein ? À la maison aussi ?
— Je ne sais pas... mais je suppose que vous êtes l’homme à voir.
Ryan n’y avait pas encore réfléchi, mais il était évident que Robby l’avait fait pour lui.
— Comment vous étiez, à Quantico ?
— Je me suis qualifié au 45 automatique et au M-16. Rien de spectaculaire, mais je me suis qualifié.
— Est-ce que vous faites encore du tir ? demanda Breckenridge.
Être simplement qualifié, ce n’était pas très prometteur, pour un tireur d’élite.
— Je ne chasse pas trop mal le canard et l’oie sauvage. Mais j’ai manqué cette saison. Je n’ai eu que deux bons après-midi à la palombe, en septembre. Je ne suis pas mauvais tireur pour la plume, Gunny. Je me sers d’un Remington 1100 automatique, calibre 12.
Breckenridge approuva.
— Bon pour un début. Voilà votre arme pour la maison. Rien ne vaut un fusil de chasse à courte portée, à part un lance-flammes. Vous avez un canon à gros plomb ? Non ? Faut en faire monter un. À part ça, la plupart des gens vous conseilleront d’utiliser de la chevrotine double-zéro, mais j’aime mieux le numéro quatre. Plus de plombs et vous ne cédez pas de portée. Vous pouvez quand même frapper à quatre-vingt-dix mètres et c’est tout ce qu’il vous faut. L’important, c’est que tout ce que vous touchez avec de la chevrotine s’écroule, un point c’est tout... Tenez, je pourrais même vous procurer des balles fléchettes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est un truc expérimental qu’ils essaient à Quantico pour l’usage militaire, et peut-être dans les ambassades. Au lieu des plombs, vous tirez une soixantaine de fléchettes, d’un diamètre de calibre trois environ, et faut voir ce que font ces petites garces pour le croire. Vilain, vilain. Bon, alors voilà pour la maison. Mais il vous faut une arme de poing sur vous, pas vrai ?
Ryan réfléchit. Il lui faudrait demander un permis. Il pensa qu’il pourrait en demander un à la police de l’État... ou peut-être à un certain bureau fédéral. Cette question-là tournait déjà dans sa tête.
— Peut-être, dit-il enfin.
— Bon. Nous allons faire une petite expérience.
Breckenridge alla dans son bureau et revint avec une boîte en carton.
— Lieutenant, voici un pistolet d’entraînement High-Standard, un 22 monté sur une crosse de 45.
Ryan le prit, éjecta le chargeur et ramena la culasse pour s’assurer que le pistolet n’était pas chargé. Breckenridge le regarda faire et approuva de la tête. Le père de Jack lui avait appris la sécurité sur le stand de tir, il y avait plus de vingt ans. Il soupesa ensuite l’arme, la prit bien en main et visa pour se faire au poids. Chaque arme est un peu différente. Celle-ci était un pistolet de tire à la cible, avec un excellent équilibre et une bonne mire.
— Ça m’a l’air d’aller, dit-il. Un peu plus léger qu’un Colt, pourtant.
— Voilà qui va l’alourdir, dit Breckenridge en tendant un chargeur. Il y a cinq balles. Introduisez le chargeur, mais ne mettez pas de balle dans le canon avant que je vous le dise, monsieur. Placez-vous à l’allée quatre. Détendez-vous. C’est une belle journée dans le parc, aujourd’hui, pas vrai ?
— Ouais, et c’est comme ça que tout ce bordel a commencé, grommela Ryan.
Gunny s’approcha d’un tableau électrique et éteignit presque toutes les lumières de la salle.
— C’est bon, lieutenant, nous allons garder l’arme braquée face à la cible et vers le sol, d’accord ? Faites passer votre première balle dans le canon et détendez-vous.
Jack ramena la culasse de la main gauche et la laissa claquer en avant. Il ne se retourna pas, se dit de se détendre et de jouer le jeu. Il entendit le déclic d’un briquet. Robby allumait sans doute un de ses cigares.
— J’ai vu une photo de votre petite fille dans les journaux, lieutenant. Une bien jolie petite personne.
— Merci, Gunny. J’ai vu une des vôtres sur le campus. Mignonne, mais pas toute petite. Il paraît qu’elle est fiancée à un midship ?
— Oui, monsieur. C’est ma petite dernière, dit Breckenridge, la dernière de mes trois. Elle doit se marier...
Ryan faillit sauter au plafond quand tout un chapelet de pétards explosa à ses pieds. Il allait se retourner quand Breckenridge lui hurla :
— Là, là, là, c’est votre cible !
Une lumière s’alluma, éclairant une silhouette-objectif à quinze mètres. Une petite partie de l’esprit de Ryan savait que ce n’était qu’un exercice, mais le reste ne pensait même pas. Le 22 se redressa et parut se braquer de lui-même sur la cible de carton. Il tira les cinq balles en moins de trois secondes. Le bruit des détonations se répercutait encore quand il posa l’automatique sur la table d’une main tremblante.
— Dieu de Dieu, sergent !
La salle se ralluma. Elle sentait la poudre et le sol de ciment était jonché des débris de papier des pétards. Jack vit que Robby se tenait à l’abri, sur le seuil du bureau, et que Breckenridge était juste derrière lui, prêt à lui saisir la main droite s’il faisait un geste inconsidéré.
— Une des autres choses que je fais, en dehors de mon service, c’est instruire la police d’Annapolis. Vous savez, c’est vraiment la plaie d’essayer de trouver un bon moyen de simuler les conditions de combat. Ça, c’est ce que j’ai trouvé. Bon, allons jeter un coup d’oeil à la cible.
Breckenridge appuya sur un bouton et un moteur électrique dissimulé actionna la poulie de l’allée quatre.
— Merde, gronda Ryan en examinant la cible.
— Pas si mauvais, jugea Breckenridge. Nous avons quatre balles dans le carton. Deux dans le blanc, deux dans le noir, toutes les deux dans la poitrine. Votre objectif est au sol, lieutenant, et il est plutôt salement blessé.
— Deux balles sur cinq... Ce doit être les deux dernières. Je me suis un peu ressaisi et j’ai mis plus de temps.
— J’ai remarqué, oui. Votre première balle s’est perdue en haut sur la gauche, en manquant le carton. Les deux suivantes ont frappé là, et là. Les deux dernières ont assez bien fait mouche. Ce n’est pas trop mal, lieutenant.
— J’ai fait bien mieux que ça à Londres.
Ryan n’était pas convaincu. Les deux trous à l’extérieur de la cible noire se moquaient de lui et une balle n’avait même pas trouvé l’objectif...
— À Londres, si la télé a bien dit comment ça s’est passé, vous avez eu une seconde ou deux pour réfléchir à ce que vous alliez faire.
— Oui, c’est à peu près ça, reconnut Ryan.
— Vous voyez, lieutenant, c’est ça le plus important. Cette seconde ou deux, c’est ce qui fait toute la différence, parce que vous avez un peu de temps pour réfléchir. Si tant de flics se font tuer, c’est qu’ils n’ont pas ce petit bout de temps de réflexion alors que les malfrats ont déjà tout réfléchi. Cette petite seconde vous permet de vous faire une idée de ce qui se passe, de choisir votre objectif et de décider de ce que vous allez faire. Là, tout de suite, je vous ai fait passer par les trois à la fois. Votre première balle s’est perdue. La deuxième et la troisième ont été meilleures et les deux dernières assez bonnes pour mettre l’adversaire à terre. Ce n’est pas mauvais du tout, jeune homme. C’est à peu près aussi bien que pour un flic entraîné... mais il vous faudra être meilleur que ça.
— Que voulez-vous dire ?
— La mission d’un flic est de maintenir l’ordre. La vôtre est de rester en vie. C’est un peu plus facile. Ça, c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que ces salopards ne vont pas vous accorder deux secondes de réflexion à moins que vous les y forciez ou que vous ayez beaucoup de chance.
Breckenridge fit signe aux deux hommes de le suivre dans son bureau. Il se laissa lourdement tomber dans un vieux fauteuil à pivot. Comme Jackson, c’était un fumeur de cigares. Il en alluma un d’une qualité supérieure à ce que fumait Robby mais qui empestait quand même.
— Deux choses, que vous avez à faire. La première, je veux vous voir ici tous les jours pour un carton de 22 ; tous les jours pendant un mois, lieutenant. Vous devez apprendre à mieux tirer. Le tir, c’est comme le golf. Pour être bon, faut faire ça tous les jours. Faut y travailler, et vous avez besoin de quelqu’un pour vous apprendre ça comme il faut. Pas de problème, je suis là. Deuxièmement, vous devez vous arranger pour gagner un peu de temps pour vous, si les malfrats viennent vous chercher.
— Le FBI lui a conseillé de conduire comme le font les types des ambassades, dit Jackson.
— Ouais, c’est bien pour commencer. Pareil qu’en Indo, pas de routine régulière. Et s’ils tentent de vous attaquer chez vous ?
— La maison est assez isolée, Gunny, répondit Robby.
— Vous avez un système d’alarme ?
— Non, mais c’est facile à installer, assura Ryan.
— Ce serait une bonne idée. Je sais pas comment est construite votre maison, mais si vous pouvez vous gagner quelques secondes, et avec votre fusil de chasse, lieutenant, vous serez capable de leur faire regretter d’être venus ou tout au moins de tenir le coup jusqu’à l’arrivée de la police. Comme je disais, l’essentiel c’est de rester en vie. Et votre famille ?
— Ma femme est médecin et elle est enceinte. Ma petite fille... eh bien vous avez dû la voir à la télévision.
— Est-ce que votre femme sait tirer ?
— Je crois bien qu’elle n’a jamais touché une arme de sa vie.
— J’ai une classe féminine de tir d’autodéfense, ça fait partie de mon travail pour la police locale.
Ryan se demanda quelle serait la réaction de Cathy à une telle suggestion. Mais il écarta cette question pour le moment.
— Quel genre de pistolet pensez-vous que je devrais me procurer ?
— Si vous passez demain, je vous en ferai essayer deux ou trois. Vous voulez surtout quelque chose qui vous mette à l’aise ? N’allez pas acheter un 44 Magnum, d’accord ? Moi, j’aime les automatiques. Il vous faut quelque chose qui est agréable à manier, pas un truc qui vous esquinte la main et le poignet. J’aime bien le Colt 45, mais ça fait vingt et quelques années que je tire avec ce petit bébé-là.
Breckenridge saisit la main droite de Ryan et la manipula en tous sens.
— Je crois que je vais vous faire débuter avec un Browning 9 millimètres. Votre main me paraît assez grande pour bien le tenir. Le Browning a un chargeur de treize balles, il faut avoir une main assez forte pour bien le contrôler. Il a un bon cran de sûreté, aussi. Si vous avez un gosse à la maison, lieutenant, il faut penser à la sécurité, hein ?
— Pas de problème. Je peux le ranger là où elle ne pourra pas l’attraper. Nous avons une grande penderie et je peux les mettre tout en haut, à plus de deux mètres. Est-ce que je peux m’entraîner avec un gros calibre, ici ?
Le sergent-major rit.
— Le fond de cible que nous avons là était une plaque du blindage d’un croiseur. Nous utilisons principalement des 22, mais mes gardes s’entraînent tout le temps au 45. J’ai l’impression que vous tirez assez bien au fusil de chasse. Quand vous serez aussi adroit au pistolet, vous le serez avec n’importe quelle arme à feu. Faites-moi confiance, monsieur, c’est mon métier.
— Quand voulez-vous que je vienne ici ?
— Disons vers quatre heures, tous les après-midi ?
— Entendu.
— Pour ce qui est de votre femme... Écoutez, amenez-la un samedi, peut-être. Je la ferai asseoir et je lui parlerai des armes. Des tas de femmes ont simplement peur du bruit, et puis il y a toutes ces conneries à la télé. S’il n’y a pas moyen de faire autre chose, nous l’entraînerons au fusil de chasse. Vous dites qu’elle est toubib, elle doit être intelligente. Allez savoir, ça lui plaira peut-être. Vous seriez étonné, le nombre de filles qui s’y mettent.
Ryan secoua la tête. Cathy n’avait jamais touché le fusil de chasse et chaque fois qu’il le nettoyait, elle gardait Sally hors de la pièce. Jack n’y avait jamais fait grande attention et il aimait autant ne pas être gêné par la petite fille. Les enfants et les armes à feu ne font pas bon ménage. Chez lui, son Remington était généralement démonté et enfermé avec les munitions au sous-sol. Que dirait Cathy à la pensée d’avoir un fusil chargé dans la maison ?
Et si tu te mets à te promener avec un pistolet ? Quelle va être sa réaction ? Et si les salopards s’intéressaient aussi à elles deux... f
— Je sais ce que vous pensez, lieutenant, dit Breckenridge. Mais le commandant me dit que le FBI ne pense pas vraiment que ça peut arriver, pas vrai ?
— Oui.
— Alors, disons que vous prenez une police d’assurance, d’accord ?
— C’est aussi ce qu’il a dit, reconnut Ryan.
— Écoutez, nous recevons ici des rapports des SR. Mais oui, c’est vrai. Depuis que ces petits cons de motards se sont introduits ici, nous recevons des rapports des flics et du FBI, et même des garde-côtes. Certains de leurs gars viennent s’entraîner ici, à cause de tout ce trafic de drogue qu’ils surveillent. Je garderai une oreille ouverte, aussi.
Les renseignements... Tout était une bataille de renseignements. Il fallait savoir ce qui se passait si on voulait se défendre. Jack se tourna vers Robby, tout en se disant qu’il était en train de prendre une décision qu’il cherchait à éviter depuis son retour d’Angleterre. Il avait encore le numéro dans son bureau.
— Eh bien, merci, Gunny. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps.
Breckenridge les raccompagna jusqu’à la porte.
— Demain 16 heures, lieutenant. Et vous, commandant Jackson ?
— Je m’en tiendrai aux missiles et aux canons, Gunny. C’est plus sûr. Bonsoir.
— Bonsoir, commandant.
Robby raccompagna Jack à son bureau. Ils durent faire l’impasse sur le whisky quotidien. Jackson avait des courses à faire en rentrant chez lui. Après le départ de son ami, Jack contempla le téléphone pendant quelques minutes. Depuis plusieurs semaines, il luttait contre son désir de se renseigner sur l’ULA. Mais ce n’était plus de la simple curiosité. Il ouvrit son répertoire téléphonique à la page des « G ». Il pouvait appeler directement Washington, mais son doigt hésita avant de taper chaque touche.
— Ici Mrs. Cummings, répondit une voix féminine à la première sonnerie.
Ryan respira profondément.
— Bonjour, Nancy. Ici le professeur Ryan. Le patron est là ?
— Je vais voir. Vous pouvez patienter une seconde ?
— Oui.
Ils n’avaient pas de ces systèmes d’attente musicale, rien que le silence et un vague bourdonnement électronique à écouter. Jack se demanda s’il avait raison et s’avoua, une fois de plus, qu’il n’en savait rien.
— Jack ? dit une voix bien connue.
— Bonsoir, amiral.
— Comment va la petite famille ?
— Très bien, merci, amiral.
— Elles se sont bien remises de toute l’aventure ?
— Oui, amiral.
— Et il paraît que votre femme attend un autre enfant ? Félicitations.
Comment diable peut-il le savoir ? se demanda Jack. Il ne fit pas de réflexion, c’était inutile. Le directeur adjoint des SR était censé tout savoir, et il avait pu l’apprendre d’un million de façons.
— Merci, amiral.
— Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Amiral... Je... J’aimerais me renseigner sur cette bande de l’ULA.
— Oui, je le pensais bien. J’ai là sur mon bureau un rapport sur eux, de l’unité antiterrorisme du FBI, et ces derniers temps nous coordonnons tout avec le SIS. Je serais ravi de vous revoir ici, Jack. Peut-être même d’une manière plus permanente. Avez-vous réfléchi à notre proposition, depuis la dernière fois ? demanda innocemment Greer.
— Oui, amiral, mais... eh bien, je suis pris jusqu’à la fin de l’année scolaire, répondit Jack pour gagner du temps.
Il n’avait aucune envie d’affronter maintenant cette question-là. Si on l’y forçait, il dirait non et cela lui ôterait toute chance d’aller à Langley.
— Je comprends. Prenez votre temps. Quand voulez-vous venir ?
Pourquoi me facilitez-vous tellement les choses ?
— Demain matin ? Mon premier cours n’est qu’à 2 heures de l’après-midi.
— Pas de problème. Soyez au portail principal à 8 heures. On vous y attendra. À demain.
— Au revoir, amiral.
Jack raccrocha, en se disant que cela avait été facile. Trop facile. Qu’est-ce qu’il manigance ? Il chassa cette pensée, car il avait réellement grande envie de voir ce que la CIA avait. Peut-être davantage d’éléments que le FBI. De toute façon il glanerait plus de renseignements qu’il n’en avait déjà.
Le retour en voiture fut un peu inquiétant. Jack surveilla son rétroviseur après s’être souvenu qu’il avait quitté l’Académie par la route habituelle. Le diable, c’est qu’il reconnaissait certaines voitures familières. C’était un problème, quand on faisait la navette aux mêmes heures, tous les jours. Il y avait au moins vingt voitures qu’il avait déjà vues. Une secrétaire de direction au volant d’une Camaro Z-28. C’était sûrement une secrétaire de direction, d’après son élégance. Et puis un jeune avocat dans sa BMW ; la marque faisait de lui un avocat, pensait Ryan, en se demandant comment il avait collé des étiquettes à ces habitués de son chemin. Et si une nouvelle voiture apparaît ? Comment pourras-tu savoir si c’est un terroriste ? Aucune chance, se dit-il. Miller, en dépit de toute la menace de son expression, aurait l’air tout à fait banal en costume et cravate, un jeune employé comme un autre se débattant dans les embouteillages d’Annapolis...
Paranoïaque, je suis paranoïaque, se répéta-t-il. Il en viendrait bientôt à examiner la banquette arrière de sa voiture avant d’y monter, pour voir si quelqu’un n’y serait pas caché, comme à la télévision, avec un pistolet ou un garrot ! Il se demanda si tout cela n’était pas une perte de temps stupide. Et si Murray se montrait trop prudent ? Le Bureau enseignait sans doute à ses hommes à prendre toutes les précautions dans ce genre d’affaires. Est-ce que je dois effrayer Cathy avec ça ? Et si c’est pour rien ?
Et si ça ne l’est pas ?
C’est pour ça que je vais à Langley demain, se dit-il.
Ils envoyèrent Sally au lit à 20 h 30, dans son petit pyjama de bébé en flanelle, qui lui gardait les pieds bien au chaud. Elle était un peu trop grande pour cela, maintenant, pensait Jack, mais sa femme y tenait, car leur fille avait l’habitude de rejeter toutes les couvertures pendant la nuit.
— Comment s’est passé le travail, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Les mids m’ont donné une médaille.
Jack raconta la scène et tira ensuite de sa serviette l’ordre de la Cible violette. Cathy trouva cela amusant. Le sourire disparut quand il lui parla de la visite de M. Shaw du FBI. Il répéta toute leur conversation, sans rien omettre des propos de l’agent.
— Alors il pense qu’il n’y aura pas vraiment de problème ?
— Nous ne pouvons pas le négliger.
Cathy se détourna un moment. Elle ne savait que penser de cette nouvelle information. Bien sûr, se dit son mari, et moi non plus.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ? demanda-t-elle enfin.
— D’abord, je vais téléphoner à une société de sécurité et faire installer un système d’alarme ici. Ensuite, j’ai déjà remonté mon fusil de chasse et il est chargé...
— Non, Jack, pas dans la maison, pas avec Sally ! protesta immédiatement Cathy.
— Il est sur la plus haute étagère dans ma penderie. Il est chargé, mais il n’y a pas de balle dans le canon. Elle ne peut absolument pas l’atteindre, même en montant sur un tabouret. Il restera chargé, Cathy. Je vais aussi m’entraîner au tir, avec le fusil, et acheter peut-être un pistolet. Et... eh bien, je veux que tu apprennes aussi à tirer.
— Non ! Je suis médecin ! Je n’emploie pas d’armes à feu.
— Elles ne mordent pas, dit-il patiemment. Je veux simplement te faire connaître un type qui apprend aux femmes à tirer. Accepte simplement de le voir.
— Non.
Cathy n’en démordait pas. Jack respira profondément. Il lui faudrait une heure pour la persuader, mais il n’avait pas du tout envie de perdre une heure sur ce sujet, maintenant.
— Alors tu vas téléphoner à la compagnie de sécurité demain matin ?
— Non, il faut que j’aille quelque part.
— Où ça ? Tu n’as pas de cours avant l’après-midi.
Jack soupira.
— Je dois aller à Langley.
— Qu’est-ce qu’il y a, à Langley ?
— La CIA.
— Quoi !
— Tu te souviens, l’été dernier ? Je recevais de la Mitre Corporation des honoraires de consultant ?
— Oui.
— Tout mon travail se faisait au siège de la CIA.
— Mais... mais tu as dit en Angleterre que tu n’avais jamais...
— C’était de Mitre que venaient les chèques. C’était pour eux que je travaillais. La CIA était l’endroit où je travaillais.
— Tu as menti ! s’exclama Cathy abasourdie. Tu as menti dans un tribunal !
— Non. J’ai dit que je n’avais jamais été employé par la CIA et je ne l’ai jamais été.
— Tu ne m’en as jamais rien dit.
— Tu n’avais pas besoin de le savoir, répliqua Jack en se disant que ce n’était pas une bonne réponse.
— Je suis ta femme, bon dieu ! Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?
— Je faisais partie d’une équipe d’universitaires. Tous les trois ou quatre ans, ils font venir des gens de l’extérieur pour examiner leurs dossiers, une espèce de vérification des personnes qui travaillent là régulièrement. Je n’étais pas un espion, ni rien. Je faisais tout mon travail assis à un petit bureau dans un cagibi du deuxième étage. J’ai rédigé un rapport et voilà tout.
Il était inutile de lui expliquer le reste.
— C’était sur quoi, ce rapport ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Jack !
Elle était vraiment en colère, maintenant.
— Écoute, bébé, j’ai signé un accord précisant que je ne parlerais jamais de ce travail à aucune personne non habilitée au secret. J’ai donné ma parole, Cathy.
Cela la calma un peu. Elle savait que son mari était extrêmement pointilleux sur la parole donnée. C’était même une de ses qualités. Cela l’agaçait qu’il s’en serve pour se défendre, mais elle savait que c’était un mur qu’elle ne pouvait franchir. Elle tenta de s’y prendre autrement.
— Alors pourquoi est-ce que tu y retournes ?
— Je veux consulter les renseignements qu’ils ont. Tu devrais comprendre de quels renseignements il s’agit.
— Sur ces gens de l’ULA ?
— Eh bien, disons simplement que pour le moment je ne m’inquiète pas trop du péril jaune.
— Mais tu te fais réellement du souci, à présent ?
Elle commençait à s’inquiéter aussi.
— Ma foi, je l’avoue.
— Mais pourquoi ? Tu me dis que le FBI t’a assuré qu’ils ne...
— Ah, je ne sais pas... Si, je le sais bien ! C’est ce salaud de Miller, celui qui était jugé. Il veut me tuer.
Ryan contempla le tapis. C’était la première fois qu’il disait cela à haute voix.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que je l’ai vu sur sa figure ! Je l’ai vu, Cathy, et j’ai peur... et pas seulement pour moi.
— Mais Sally et moi...
— Est-ce que tu crois sincèrement qu’il se préoccupe de ça ? répliqua Ryan avec colère. Ces fumiers tuent des gens qu’ils ne connaissent même pas. Ils le font presque histoire de rire. Ils veulent changer le monde, et ils se fichent éperdument de ceux qui se trouvent sur leur chemin. Ils s’en foutent !
— Mais pourquoi aller à la CIA ? Est-ce qu’elle peut te... nous protéger ? Je veux dire...
— Je tiens à savoir un peu ce qui motive ces gens.
— Mais le FBI le sait, n’est-ce pas ?
— Je veux voir le dossier de mes yeux. J’ai fait un assez bon travail, là-bas. Ils m’ont même demandé de... eh bien, d’y accepter un poste permanent. J’ai refusé.
— Tu ne m’en as jamais rien dit !
— Maintenant, tu le sais.
Jack parla encore quelques minutes, pour expliquer ce que Shaw lui avait dit. Cathy devrait être vigilante, en allant à l’hôpital et en en revenant. Cela la fit enfin retrouver le sourire. Sa Porsche 911 était une véritable bombe de six cylindres. Comment faisait-elle pour n’avoir jamais de contravention pour excès de vitesse, cela avait toujours été un mystère pour son mari. Sa beauté n’y était pas pour rien, certainement, et puis elle devait exhiber sa carte de Johns Hopkins et dire qu’elle était attendue pour une opération d’urgence. Quoi qu’il en soit, elle conduisait une voiture dont la vitesse de pointe était de plus de deux cents à l’heure et qui se manoeuvrait comme un charme. Elle conduisait des Porsche depuis l’âge de seize ans et Jack la savait capable de foncer avec cette petite voiture de sport verte par les chemins de campagne, à une vitesse qui l’obligeait, lui, à se cramponner et à serrer les dents. Il reconnut que c’était probablement une meilleure défense qu’un pistolet.
— Alors, tu le feras ?
— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?
— Excuse-moi de t’avoir entraînée dans cette histoire. Jamais... Je ne me serais jamais douté qu’une chose pareille pourrait arriver. J’aurais sans doute mieux fait de rester tranquille, grogna-t-il.
Cathy lui caressa la nuque.
— Tu ne peux rien y changer, maintenant. Ils se trompent peut-être. Tu le disais toi-même, ils sont simplement un peu paranoïaques.
— Ouais...
TOM Clancy
vendredi 12 juillet 2013
JEUX DE GUERRE: Chapitre X: Plans et menaces
— Il ne faut pas vous en vouloir, Jimmy, dit Murray. Et Bob va s’en tirer. C’est quelque chose, ça.
— Certainement, répliqua ironiquement Owens. Il y a même cinquante pour cent de chances pour qu’il puisse remarcher. Mais les autres, Dan ? Cinq hommes de valeur disparus et quatre civils avec eux.
— Et peut-être aussi les terroristes.
— Vous n’y croyez pas plus que moi.
Cela avait été un coup de chance fortuit. Un dragueur de mines de la Royal Navy qui effectuait un sondage de la Manche au sonar avait découvert un nouvel objet sur le fond et immédiatement envoyé une caméra en plongée pour l’identifier. La bande vidéo révélait les restes d’un canot pneumatique, un Zodiac de dix mètres avec deux moteurs hors-bord de cent chevaux. Il avait manifestement coulé à la suite d’une explosion près des réservoirs, mais il n’y avait aucune trace des hommes qui s’étaient trouvés à bord, ni de leurs armes. Le capitaine du dragueur avait immédiatement compris l’importance de la découverte et alerté ses supérieurs. Une équipe de récupération s’apprêtait à plonger pour renflouer l’épave.
— C’est une possibilité. Un d’eux a pu faire une fausse manoeuvre, le bateau a explosé, les salauds ont bu le bouillon...
— Et les cadavres ?
— Ils ont nourri les poissons, dit Murray avec un petit sourire. Ça fait une belle image, non ?
— Vous qui êtes tellement joueur... quelle somme iriez-vous parier sur cette hypothèse ?
Owens n’était pas d’humeur à plaisanter. Murray voyait bien que le chef du C-13 considérait toujours l’affaire comme une défaite personnelle.
— Pas grand-chose, reconnut le représentant du FBI. Alors vous pensez qu’un navire les a repêchés ?
— C’est la seule solution raisonnable. Neuf navires marchands étaient assez près pour avoir été mêlés à l’affaire. Nous en avons la liste.
Murray l’avait aussi. Elle avait déjà été envoyée à Washington, où le FBI et la CIA l’étudieraient.
— Mais pourquoi ne pas repêcher le bateau aussi ?
— Évident, il me semble. Et si un des hélicoptères les avait vus faire ? Ou bien c’était trop difficile étant donné les conditions atmosphériques. Ou ils n’ont pas voulu se donner ce mal. Ils doivent avoir d’importantes ressources financières, vous ne croyez pas ?
— Quand est-ce que la Marine va renflouer l’épave ?
— Si le temps le permet, après-demain, dit Owens.
C’était le seul sujet de satisfaction. Ils auraient ainsi un indice concret. Tout ce qui était fabriqué dans le monde portait une marque de fabrique et un numéro de série. Il y aurait, quelque part, une trace de la vente. C’était ainsi que commençaient beaucoup d’enquêtes réussies, par une petite facture, dans un magasin, qui aboutissait souvent à l’arrestation et à la condamnation des plus dangereux criminels. D’après la bande vidéo, les moteurs avaient l’air de hors-bord américain Mercury. Le FBI avait déjà été alerté, pour suivre cette piste dès que l’on aurait les numéros de série. Murray avait déjà appris que c’étaient les moteurs les plus vendus dans le monde entier. Cela rendrait les recherches plus difficiles, mais c’était quand même quelque chose, et cela valait mieux que rien.
— Pas de nouvelles du côté de la fuite ? demanda Murray, touchant le point le plus sensible.
— Celui-là ferait bien de prier que nous ne le trouvions pas, gronda Owens.
Pour le moment, cela ne risquait pas d’arriver. Trente et une personnes au total étaient au courant de l’heure et de l’itinéraire de transfert du prisonnier et cinq d’entre elles étaient mortes ; même le conducteur de la fourgonnette n’avait été mis au courant qu’au dernier moment. Cela laissait vingt-six suspects, des membres du C-13, deux personnages haut placés de la police métropolitaine, dix du Home Office et divers autres en passant par quelques hommes du MI-5 et du service de sécurité. Chacun avait une position d’habilitation au secret, de haut niveau. Mais une habilitation ne veut rien dire, pensait Owens. Par définition, la fuite ne pouvait venir que d’un salaud qui serait jugé absolument digne de confiance.
Et cette fois, c’était différent. C’était de la trahison, pis que de la trahison – à vrai dire, Owens n’aurait jamais cru cela possible avant la dernière semaine. Le responsable de la fuite devait aussi avoir participé à l’attaque contre la famille royale. Trahir les secrets de la sécurité nationale était un crime épouvantable. Mais mettre en danger la famille royale, c’était un crime si incompréhensible qu’Owens ne parvenait pas à le croire possible. Il ne s’agissait pas d’une personne à l’état mental douteux. C’était quelqu’un de très intelligent, possédant une considérable faculté de dissimulation, quelqu’un qui avait trahi une confiance à la fois personnelle et nationale. Il y avait eu un temps, dans ce pays* où ces gens-là mouraient sous la torture. Owens n’en était pas fier, mais à présent il comprenait pourquoi c’était arrivé, avec quelle facilité on pouvait envisager un tel châtiment. La famille royale était adorée par le peuple. Et quelqu’un, probablement un de ses proches, l’avait trahie, livrée à une petite bande de terroristes. Owens voulait cette personne. Il voulait la voir morte, la regarder mourir. Il ne pouvait y avoir d’autre châtiment pour ce genre de crime.
Son professionnalisme reprit pourtant le dessus. Nous ne trouverons pas le salaud en souhaitant sa mort. Pour le retrouver, il faut un travail de police, appliqué, laborieux, une enquête approfondie. Owens s’y entendait. Ni lui ni les hommes d’élite chargés de l’enquête n’auraient de repos tant qu’ils n’auraient pas réussi. Et aucun ne doutait de la réussite finale.
— Vous avez quand même deux atouts, Jimmy, dit Murray qui devinait les pensées d’Owens.
Ce n’était pas difficile. Tous deux avaient eu à résoudre des affaires ardues et les polices diffèrent peu, tout autour du monde.
— Sûrement, reconnut Owens en souriant presque. Ils n’auraient pas dû révéler leur jeu. Ils auraient dû tout faire pour protéger leur source. Nous pouvons comparer les listes de ceux qui savaient que Son Altesse venait au palais cet après-midi-là, avec ceux qui savaient quand le jeune M. Miller était conduit à Lymington.
— Sans oublier les standardistes qui ont fait passer les communications téléphoniques, lui rappela Murray. Et les secrétaires et collègues qui ont pu entendre quelque chose, et les amants ou maîtresses qui auraient pu l’apprendre, au cours de conversations horizontales.
— Merci de tout mon coeur, Dan ! On a besoin d’encouragements dans un moment pareil.
L’Anglais alla ouvrir l’armoire de Murray et y trouva une bouteille de whisky, un cadeau de Noël, pas encore débouchée en cette veille de Jour de l’An.
— Vous avez raison, ils auraient dû protéger leur source de renseignements. Je sais que vous l’attraperez, Jimmy. Je suis prêt à parier là-dessus.
Owens remplit les verres. Il était heureux de voir que l’Américain avait finalement appris à boire son whisky décemment. En un an, Owens avait fait perdre à Murray l’habitude de mettre de la glace dans tout. C’était une honte de gâcher un bon malt écossais. Il fronça les sourcils, saisi d’une autre pensée.
— Qu’est-ce que cela nous dit de Sean Miller ?
Murray écarta les bras.
— Il est plus important que vous le pensiez, peut-être ? Ils avaient peur que vous le brisiez, lui soutiriez des informations ? Ou ils voulaient peut-être simplement garder leur record intact. Ou autre chose encore ?
Owens hocha la tête. En plus des étroites relations que leur travail à Scotland Yard et au FBI avait nouées entre eux, il appréciait à sa juste valeur l’opinion de son collègue. Tous deux étaient des policiers expérimentés, mais on pouvait faire confiance à Murray pour voir les choses sous des angles un peu différents. Deux ans plus tôt, Owens avait été surpris deconstater à quel point c’était précieux. De même, en plusieurs occasions et sans en avoir pleinement conscience, Murray s’était servi de l’esprit de déduction de son ami.
— Mais alors, quel serait son rôle ? se demanda Owens à haute voix.
— Allez savoir. Chef des opérations ?
— Bien jeune pour ça.
— Jimmy, le gars qui a lâché une bombe atomique sur Hiroshima était colonel de l’Air Force et il n’avait que vingt-neuf ans. Et quel âge a cet O’Donnel ?
— Bob Highland est de votre avis.
Owens contempla son verre pendant un moment, le front rembruni.
— Bob est un malin, aussi. J’espère que vous pourrez le remettre dans la rue.
— Sinon, nous pourrons toujours l’utiliser dans un bureau. Il a un trop bon cerveau pour le laisser perdre. En attendant, il faut que je file. Veille de Jour de l’An, Dan. À quoi buvons-nous ?
— C’est évident. À une enquête réussie. Vous allez mettre la main sur cette source, Jimmy, et ce type va vous donner tous les renseignements qu’il vous faut, dit Murray en levant son verre. À une affaire classée.
— Oui.
Tous deux vidèrent leur verre.
— Jimmy, faites-vous plaisir et accordez-vous une soirée de congé. Videz cette vieille tête et repartez d’un bon pied demain matin.
Owens sourit.
— Je vais essayer. Mais un dernier mot. Ça m’a frappé sur la route, en venant. Ces types de l’ULA ont transgressé toutes les règles, n’est-ce pas ?
— C’est assez vrai, reconnut Murray en rangeant ses dossiers sous clef.
— Ils n’y en a qu’une qu’ils ont toujours respectée.
Murray se retourna.
— Ah oui ? Laquelle ?
— Ils n’ont jamais rien tenté en Amérique.
— Aucun terroriste ne s’y hasarde, répliqua Murray en écartant cela d’un geste indifférent.
— Aucun n’avait de raison de le faire.
— Et alors ?
— Écoutez, Dan, l’ULA a des raisons, maintenant, et ils n’ont jamais beaucoup hésité à transgresser les règles. Ce n’est qu’une intuition, pas davantage. Enfin... Bonne nuit et bonne et heureuse année, agent spécial Murray.
Owens reprit son manteau. Ils se serrèrent solennellement la main.
— Chef Owens, toutes mes amitiés à Emily.
Dan le raccompagna à la porte et retourna dans son bureau pour s’assurer que tous ses dossiers secrets étaient bien à l’abri. Il faisait nuit noire, dehors, et il n’était que 17 h 45.
— Jimmy... pourquoi avez-vous dit ça ? demanda-t-il à l’obscurité.
Il se rassit dans son fauteuil à pivot.
Jamais aucun groupe terroriste n’avait opéré aux États-Unis. Bien sûr, ils récoltaient de l’argent, là-bas, dans les quartiers et les saloons irlandais de Boston et de New York, ils faisaient quelques discours sur leur vision d’avenir d’une Irlande libre et unifiée, sans jamais se donner la peine de préciser qu’avec leur engagement dans le marxisme-léninisme, leur vision de l’Irlande était un nouveau Cuba. Ils avaient toujours été assez avisés pour comprendre que les Irlando-Américains n’apprécieraient pas beaucoup ce petit détail. Et puis il y avait le trafic d’armes. C’était en grande partie du passé. La PIRA et l’INLA se procuraient actuellement la majorité de leurs armes sur le marché mondial ouvert. Selon certains rapports, aussi, une partie de leurs partisans avaient été entraînés dans des camps militaires soviétiques, mais on ne pouvait pas reconnaître la nationalité d’un homme d’après une photo par satellite, pas plus qu’on ne pouvait reconnaître un visage. Ces rapports-là n’avaient jamais été suffisamment confirmés pour être publiés dans la presse.
Le fond de l’histoire était quand même que la PIRA et l’INLA n’avaient jamais commis de crime violent en Amérique. Jamais. Pas une seule fois.
Mais Jimmy a raison, se dit-il. L’ULA n’a jamais hésité à transgresser une règle. La famille royale était intouchable pour tout le monde, mais pas pour l’ULA. Il secoua la tête. Rien ne suggérait qu’ils transgresseraient cette règle-là. Ce n’était pas là-dessus qu’on pouvait faire démarrer une enquête.
— Mais qu’est-ce qu’ils manigancent ? se demanda-t-il tout haut.
Personne n’en savait rien. Même leur nom était une anomalie. Pourquoi s’appelaient-ils « armée de libération de L’Ulster » ? C’était un mouvement nationaliste irlandais, mais « Ulster » était le préfixe des groupes réactionnaires protestants. Ce que faisaient les terroristes n’était pas toujours sensé, mais cela au moins devait avoir un sens. Tout ce qui concernait l’ULA était anormal. Ils faisaient des choses que personne d’autre ne ferait, ils se donnaient un nom que personne n’adopterait.
Ils faisaient des choses que personne d’autre ne ferait. C’était ce qui rongeait Jimmy, Murray en était sûr. Pourquoi opéraient-ils de cette façon ? Il devait y avoir une raison. En dépit de la folie de leurs actes, les terroristes étaient raisonnables, selon leurs normes. Quelque énigmatique qu’apparût leur raisonnement pour d’autres, il avait sa propre logique interne. La PIRA et l’INLA agissaient selon cette logique. Ces mouvements annonçaient même leur dessein et leurs actions concordaient avec ce qu’ils disaient vouloir : rendre l’Irlande du Nord ingouvernable. S’ils y réussissaient, les Britanniques finiraient par en avoir assez et s’en iraient. Leur objectif, par conséquent, était d’entretenir indéfiniment le conflit et d’attendre que l’autre côté plie bagage. C’était conceptuellement logique.
Mais l’ULA n’avait jamais dit ce qu’elle voulait. Pourquoi ? Pourquoi gardait-elle ses objectifs secrets ? Et d’ailleurs, pourquoi l’existence d’un groupe terroriste devrait-elle rester secrète, s’il procédait à des opérations ? Alors pourquoi n’avaient-ils jamais proclamé leur existence, sauf au sein de la communauté PIRA/INLA elle-même ?
Ça ne peut pas être complètement irraisonné, se dit Murray. Il est impossible qu’ils agissent totalement sans raison aucune, tout en étant aussi efficaces qu’ils l'ont été.
Murray jura. La réponse était là, il la sentait flotter au bord de son esprit, mais il n’arrivait pas à la saisir. Il quitta enfin son bureau. Deux marines patrouillaient déjà dans les couloirs, s’assurant que les portes étaient bien fermées à clef. Dan les salua en marchant vers l’ascenseur tout en cherchant encore à assembler les pièces du puzzle. Il regrettait qu’Owens soit parti si tôt. Il avait besoin de lui parler de tout cela. À eux deux, peut-être pourraient-ils y découvrir un sens. Non, se dit-il, pas peut-être. Ils trouveraient. Il y avait une raison.
Il était prêt à parier que Miller la connaissait.
— Quel endroit abominable ! dit Sean Miller.
Le coucher de soleil était magnifique, presque aussi beau qu’en mer. Le ciel était dégagé de toute pollution urbaine et les dunes lointaines se profilaient en créneaux irréguliers derrière lesquels le soleil se cachait. Le plus curieux, c’était la gamme des températures, bien sûr. À midi, le thermomètre avait atteint 33° — et les autochtones trouvaient que c’était un temps frais ! —, mais à présent, le soleil couché, un vent froid se levait et bientôt la température tomberait au-dessous de zéro. Le sable ne conservait pas la chaleur et, dans l’air pur et sec, elle s’évaporait et montait vers les étoiles.
Miller était fatigué. La journée avait été dure : entraînement. Depuis près de deux mois, il n’avait pas touché une arme. Ses réactions s’en ressentaient, son tir était abominable et sa forme physique ne valait guère mieux. Il avait même pris quelques kilos, avec la nourriture de prison, ce qui l’avait bien étonné. Il lui faudrait les perdre en une semaine. Le désert était bon pour ça. Comme la plupart des hommes nés sous de plus hautes latitudes, Miller avait du mal à supporter ce genre de climat. Son activité physique lui donnait soif, mais il n’avait pas faim quand il faisait si chaud. Alors il buvait de l’eau et laissait son corps se nourrir sur lui-même. Il perdrait du poids et s’endurcirait plus vite là que partout ailleurs. Mais cela ne lui faisait pas apprécier le pays.
Quatre autres de leurs hommes étaient restés avec lui, mais le reste du commando de sauvetage était immédiatement reparti, via Rome et Bruxelles, une nouvelle série de tampons ajoutée sur leurs passeports de « touristes ».
— Ce n’est pas l’Irlande, reconnut O’Donnell.
Son nez se fronçait à l’odeur de la poussière et de sa propre sueur.
Pas la même que chez lui. Aucune senteur de brume et de tourbe, de feu de coke dans un âtre, rien de l’ambiance alcoolisée du pub local.
C’était encore un autre inconvénient irritant : pas d’alcool. Les gens du cru avaient piqué une nouvelle crise d’Allah et décidé que même leurs camarades de la communauté terroriste internationale s’abstiendraient de transgresser la loi du Coran. Exaspérant.
Le camp était rudimentaire. Six baraquements, dont un garage. Une base d’hélicoptère inutilisée, une route à demi recouverte de sable par la dernière tempête. Un puits profond pour l’eau. Un polygone de tir. Rien d’autre. Par le passé, jusqu’à cinquante personnes s’y étaient relayées. Plus maintenant. C’était le propre camp de l’ULA, bien séparé de ceux qu’utilisaient d’autres groupes. Sur un tableau noir, dans le baraquement numéro un, il y avait un horaire donnant les heures de passage des satellites de reconnaissance américains ; tout le monde savait quand il fallait se cacher et tous les véhicules du camp étaient à l’abri.
Deux phares apparurent à l’horizon, au sud, roulant vers le camp. O’Donnell nota leur arrivée, mais n’en dit rien. L’horizon était loin. Il enfila son blouson pour se protéger du froid qui tombait, en regardant les lumières glisser de gauche à droite, leurs faisceaux coniques suivant le contour des dunes. Il constata que le conducteur prenait son temps. Dans ce climat, c’était difficile de se donner du mal. Les choses se feraient demain, si Dieu le voulait.
Le véhicule était une Land Cruiser Toyota, la voiture à quatre roues motrices qui avait remplacé presque partout la Land Rover. Le conducteur la mena tout droit dans le garage avant d’en descendre. O’Donnell regarda l’heure. Le prochain passage de satellite était dans trente minutes. Plutôt juste. Il se leva et entra dans le baraquement n° 3. Miller le suivit, en saluant de la main l’homme qui venait d’arriver. Un soldat en uniforme, du personnel permanent du camp, ferma la porte du garage.
— Heureux de te voir sorti, Sean, dit le visiteur qui portait une petite sacoche.
— Merci, Shamus.
O’Donnell leur ouvrit, sans façon.
— Merci, Kevin.
— Tu arrives juste à temps pour dîner,
— Ma foi, on ne peut pas avoir de la chance à tous les coups, répliqua Shamus Padraig Connolly, en regardant autour de lui. Pas de biques dans le coin ?
— Pas ici, assura O’Donnell.
— Tant mieux.
Connolly ouvrit sa sacoche et en retira deux bouteilles.
— J’ai pensé qu’une petite goutte de pur ne vous déplairait pas.
— Comment est-ce que tu as passé ça sous le nez des salopards ? demanda Miller.
— Je leur ai dit que j’apportais un pistolet, naturellement.
Tout le monde rit pendant que Miller allait chercher des verres et de la glace. Dans ce pays, on se servait toujours de glace.
— Quand es-tu censé arriver au camp ? demanda O’Donnell, faisant allusion à celui de la PIRA, à quatre-vingts kilomètres.
— J’ai des ennuis de voiture, je passe la nuit avec nos amis en uniforme. L’ennui, c’est qu’ils ont confisqué mon whisky.
— Foutus païens ! s’exclama Miller en riant.
Les trois hommes trinquèrent.
— Comment c’était, dans le trou, Sean ? demanda Connolly une fois la première tournée avalée.
— Ç’aurait pu être pire. Une semaine avant que Kevin vienne me chercher, j’ai passé un sale moment avec des truands, les flics les avaient incités bien sûr, et ils s’en sont payés. Foutus pédés ! À part ça, bof, c’est très amusant de rester assis là et de les regarder parler et parler et parler comme une bande de vieilles peaux.
— Tu ne pensais tout de même pas que Sean parlerait, dis ? demanda O’Donnell.
Son sourire déguisa ses sentiments ; bien sûr qu’ils s’en étaient tous inquiétés ; ils s’étaient surtout inquiétés de ce qui arriverait quand les gars de la PIRA et de l’INLA, à la prison de Parkhurst, lui mettraient la main dessus.
— Alors, quelles nouvelles de Belfast ? demanda le chef de l’ULA.
— Johnny Doyle n’est pas très content d’avoir perdu Maureen. Les hommes s’agitent, pas trop, note bien, mais ça cause. Ton opération de Londres, Sean, au cas où on ne te l’aurait pas dit, a fait lever les verres dans les Six Comtés.
Peu importait à Connolly que la majorité des habitants d’Irlande du Nord, protestants et catholiques, aient été dégoûtés par l’attentat. Sa petite communauté de révolutionnaires représentait pour lui le monde entier.
— On ne se soûle pas pour un échec, dit aigrement Miller en pensant : « Ce salaud de Ryan ! »
— Mais c’était une tentative superbe. Il est évident que vous avez joué de malchance, mais c’est tout, et nous sommes tous esclaves de la fortune.
O’Donnell fronça les sourcils. Son visiteur était trop poétique à son goût bien que, comme se plaisait à le faire observer Connolly, Mao lui-même ait écrit des poèmes.
— Est-ce qu’ils vont essayer de faire évader Maureen ?
Cela fit rire Connolly.
— Après ce que tu as fait avec Sean ? Risque pas ! Comment diable est-ce que tu as réussi ce coup-là, Kevin ?
— Il y a des moyens.
O’Donnell n’en dit pas plus. Sa source de renseignements avait l’ordre formel de ne rien faire du tout pendant deux mois. La librairie de Dennis était fermée, en ce qui le concernait. La décision de se servir de lui pour obtenir des renseignements en vue de l’opération de sauvetage n’avait pas été facile à prendre. C’était le problème, ses professeurs le lui avaient bien enfoncé dans la tête, il y avait des années. Paradoxalement, le renseignement le plus utile est souvent trop dangereux pour la source pour qu’on s’en serve.
— Enfin, vous avez attiré l’attention de tout le monde. Si je suis ici, c’est pour mettre nos gars au courant de votre opération.
Kevin s’esclaffa.
— Sans blague ! Et qu’est-ce que M. Doyle pense de nous ?
Connolly pointa sur lui un doigt comiquement accusateur.
— Vous avez une influence contre-révolutionnaire dont l’objectif est de briser le mouvement. L’opération du Mall a eu de graves répercussions de l’autre côté de l’Atlantique. Nous allons... pardon, ils vont envoyer quelques-uns des leurs à Boston, dans un mois, pour remettre les pendules à l’heure, pour dire aux Yanks qu’ils n’ont rien à voir avec ça.
— L’argent, nous n’avons pas besoin de leur sale argent ! s’écria Miller. Et ils peuvent se mettre leur foutu soutien moral au...
— Faut pas offenser les Américains, dit sentencieusement Connolly.
O’Donnell leva son verre pour un toast.
— Au diable les putains d’Américains !
Alors qu’il vidait son deuxième verre de whisky, les yeux de Miller s’ouvrirent tout à coup en grand.
— Kevin, nous n’allons pas faire grand-chose dans le Royaume — Uni avant un moment...
— Ni dans les Six Comtés, dit O’Donnell. C’est le moment de nous terrer, je pense. Nous allons nous concentrer sur l’entraînement, et attendre notre prochaine occasion.
— Dis-moi, Shamus, quelle est l’efficacité des types de Doyle, à Boston ?
Connolly haussa les épaules.
— Colle-leur assez d’alcool dans le ventre et ils croiront tout ce qu’on leur dira, et ils jetteront leurs dollars dans le chapeau, comme toujours.
Miller sourit, pendant quelques secondes. Il remplit lui-même son verre, cette fois, tandis que les autres continuaient de causer. Il commença à élaborer un plan dans sa tête.
Murray avait effectué diverses missions pour le Bureau, au cours de ses nombreuses années de service, de la chasse aux voleurs de banques, à ses débuts, à la fonction de professeur de procédures d’enquête à l’Académie du FBI à Quantico, en Virginie. Une des choses qu’il répétait toujours à ses jeunes élèves, c’était l’importance de l’intuition. La police était un art autant qu’une science. Le Bureau avait d’immenses ressources scientifiques pour traiter et évaluer les pièces à conviction, mais tout bien considéré rien ne remplaçait le cerveau d’un agent expérimenté. L’expérience, c’était ce qui comptait, Murray le savait, la façon de rassembler et de raccorder les indices, de pénétrer dans l’esprit de son objectif pour tenter de prévoir sa prochaine manoeuvre. Mais plus encore que l’expérience, il y avait l’intuition. Ces deux qualités devaient se compléter. C’était le plus dur, pensait Murray en rentrant en voiture de l’ambassade jusque chez lui. Parce que l’intuition risquait de trop vagabonder s’il n’y avait pas assez de faits concrets à quoi se cramponner.
— Vous apprendrez à vous fier à votre instinct, dit Murray en s’adressant à la circulation et en citant ses propres notes de cours. L’instinct ne remplace jamais les indices et la procédure, mais il peut être un instrument très utile pour adapter les uns à l’autre... Ah, Dan, tu aurais fait un sacré jésuite !
Il rit tout seul, sans remarquer le regard surpris venant de la voiture à sa droite.
Si c’est tellement comique, pourquoi est-ce que ça t’inquiète ?
L’instinct de Murray tirait avec insistance une petite sonnette d’alarme. Pourquoi Jimmy avait-il dit ça ? Manifestement, cela l’inquiétait aussi, mais., quoi ? De quoi s’agissait-il ?
Merde !
Ses mains se crispèrent sur le volant et sa bonne humeur fit place à un renouveau de frustration. Il pourrait en parler à Owens le lendemain ou le surlendemain, mais la petite sonnerie lui disait que c’était plus urgent que cela.
Pourquoi était-ce tellement urgent ? Il n’y avait rien, aucune raison précise de s’énerver à ce point.
Murray se rappela la première affaire qu’il avait résolue, plus ou moins seul, dix mois après avoir été lâché sur le terrain comme agent spécial. Tout avait commencé par un sentiment comme celui qu’il éprouvait maintenant. Une espèce de migraine intellectuelle, rien de plus. Et puis, il avait trouvé le bon angle de vision, celui auquel personne d’autre n’avait pensé.
Fait avéré numéro un : l’ULA transgressait toutes les règles. Fait avéré numéro deux : aucune organisation terroriste irlandaise n’avait jamais effectué une opération aux États-Unis. Point final. S’ils organisaient une op en Amérique... eh bien, ils étaient indiscutablement furieux contre Ryan, mais ils n’avaient rien tenté contre lui en Angleterre, pas davantage aux USA. Et si Miller était en réalité leur chef des opérations... Non, se dit Murray, les terroristes ne prennent pas les choses à coeur, personnellement. Ces salauds-là sont de vrais professionnels. Ils devraient donc avoir une meilleure raison que la vengeance.
Ce n’est pas parce que nous ne connaissons pas leurs raisons qu’ils n’en ont pas, Danny. Murray se demanda tout à coup si son intuition ne se transformait pas en paranoïa, en vieillissant. Il eut l’impression qu’il allait devenir fou, à raisonner de la sorte.
Il tourna à gauche dans Kensington Road, le quartier élégant où se trouvait son domicile officiel. Le problème, comme toujours, était de se garer. Même quand il avait été affecté à la section du contre-espionnage du bureau de New York, il n’avait pas eu autant de difficultés. Il trouva un créneau d’à peine cinquante centimètres plus long que sa voiture et passa cinq minutes à manoeuvrer pour l’y glisser.
Une fois chez lui, Murray accrocha son manteau à la patère près de la porte et se rendit directement dans le living-room. Sa femme le trouva au téléphone, avec une expression féroce. Elle se demanda ce qui lui arrivait.
Il fallut quelques secondes à la communication transatlantique pour aboutir dans le bureau voulu.
— Bill, ici Dan Murray... Oui, oui, nous allons bien. Je voudrais que vous fassiez quelque chose. Ce type, Jack Ryan, vous savez ?... Oui. Dites-lui... Ah, zut, comment est-ce que je vais dire ça ? Dites-lui qu’il devrait peut-être surveiller ses arrières... Je le sais bien, Bill... Je ne peux pas vous dire, quelque chose me tracasse, mais je ne peux pas... Quelque chose comme ça, oui... Je sais qu’ils n’ont encore jamais fait ça, Bill, mais ça me tracasse quand même... Non, rien de particulier, je suis incapable de mettre le doigt dessus, mais Jimmy Owens a évoqué cette possibilité et maintenant ça me turlupine... Ah, vous avez déjà le rapport ? Bon, alors vous voyez ce que je veux dire.
Murray renversa la tête en arrière et considéra un instant le plafond.
— Appelez ça une intuition, un instinct, ce que vous voudrez, mais ça m’inquiète. Je veux qu’on agisse en ce sens... Comment va la famille ?... Ah oui ? Formidable ! Eh bien, ce sera une heureuse année pour vous. O.K., salut et merci, dit-il, et il raccrocha. Eh bien, je me sens un peu mieux.
— La soirée est à 21 heures, lui dit sa femme.
Elle avait l’habitude de le voir rapporter du travail à la maison et se chargeait de lui rappeler ses obligations mondaines.
— Je ferais bien d’aller me changer, alors.
Il se leva et alla embrasser sa femme. Il se sentait réellement mieux. Il avait au moins fait quelque chose, probablement rien d’utile, sinon que le Bureau allait penser qu’il perdait un peu son sang-froid, mais cela lui était égal.
— L’aînée de Bill est fiancée. Elle va épouser un jeune agent du bureau de D.C.
— Quelqu’un qu’on connaît ?
— Un petit nouveau.
— Nous devons bientôt partir.
— D’accord, d’accord.
Il passa dans la chambre et se dépêcha de se changer pour la grande réception de l'ambassade.
TOM Clancy
— Certainement, répliqua ironiquement Owens. Il y a même cinquante pour cent de chances pour qu’il puisse remarcher. Mais les autres, Dan ? Cinq hommes de valeur disparus et quatre civils avec eux.
— Et peut-être aussi les terroristes.
— Vous n’y croyez pas plus que moi.
Cela avait été un coup de chance fortuit. Un dragueur de mines de la Royal Navy qui effectuait un sondage de la Manche au sonar avait découvert un nouvel objet sur le fond et immédiatement envoyé une caméra en plongée pour l’identifier. La bande vidéo révélait les restes d’un canot pneumatique, un Zodiac de dix mètres avec deux moteurs hors-bord de cent chevaux. Il avait manifestement coulé à la suite d’une explosion près des réservoirs, mais il n’y avait aucune trace des hommes qui s’étaient trouvés à bord, ni de leurs armes. Le capitaine du dragueur avait immédiatement compris l’importance de la découverte et alerté ses supérieurs. Une équipe de récupération s’apprêtait à plonger pour renflouer l’épave.
— C’est une possibilité. Un d’eux a pu faire une fausse manoeuvre, le bateau a explosé, les salauds ont bu le bouillon...
— Et les cadavres ?
— Ils ont nourri les poissons, dit Murray avec un petit sourire. Ça fait une belle image, non ?
— Vous qui êtes tellement joueur... quelle somme iriez-vous parier sur cette hypothèse ?
Owens n’était pas d’humeur à plaisanter. Murray voyait bien que le chef du C-13 considérait toujours l’affaire comme une défaite personnelle.
— Pas grand-chose, reconnut le représentant du FBI. Alors vous pensez qu’un navire les a repêchés ?
— C’est la seule solution raisonnable. Neuf navires marchands étaient assez près pour avoir été mêlés à l’affaire. Nous en avons la liste.
Murray l’avait aussi. Elle avait déjà été envoyée à Washington, où le FBI et la CIA l’étudieraient.
— Mais pourquoi ne pas repêcher le bateau aussi ?
— Évident, il me semble. Et si un des hélicoptères les avait vus faire ? Ou bien c’était trop difficile étant donné les conditions atmosphériques. Ou ils n’ont pas voulu se donner ce mal. Ils doivent avoir d’importantes ressources financières, vous ne croyez pas ?
— Quand est-ce que la Marine va renflouer l’épave ?
— Si le temps le permet, après-demain, dit Owens.
C’était le seul sujet de satisfaction. Ils auraient ainsi un indice concret. Tout ce qui était fabriqué dans le monde portait une marque de fabrique et un numéro de série. Il y aurait, quelque part, une trace de la vente. C’était ainsi que commençaient beaucoup d’enquêtes réussies, par une petite facture, dans un magasin, qui aboutissait souvent à l’arrestation et à la condamnation des plus dangereux criminels. D’après la bande vidéo, les moteurs avaient l’air de hors-bord américain Mercury. Le FBI avait déjà été alerté, pour suivre cette piste dès que l’on aurait les numéros de série. Murray avait déjà appris que c’étaient les moteurs les plus vendus dans le monde entier. Cela rendrait les recherches plus difficiles, mais c’était quand même quelque chose, et cela valait mieux que rien.
— Pas de nouvelles du côté de la fuite ? demanda Murray, touchant le point le plus sensible.
— Celui-là ferait bien de prier que nous ne le trouvions pas, gronda Owens.
Pour le moment, cela ne risquait pas d’arriver. Trente et une personnes au total étaient au courant de l’heure et de l’itinéraire de transfert du prisonnier et cinq d’entre elles étaient mortes ; même le conducteur de la fourgonnette n’avait été mis au courant qu’au dernier moment. Cela laissait vingt-six suspects, des membres du C-13, deux personnages haut placés de la police métropolitaine, dix du Home Office et divers autres en passant par quelques hommes du MI-5 et du service de sécurité. Chacun avait une position d’habilitation au secret, de haut niveau. Mais une habilitation ne veut rien dire, pensait Owens. Par définition, la fuite ne pouvait venir que d’un salaud qui serait jugé absolument digne de confiance.
Et cette fois, c’était différent. C’était de la trahison, pis que de la trahison – à vrai dire, Owens n’aurait jamais cru cela possible avant la dernière semaine. Le responsable de la fuite devait aussi avoir participé à l’attaque contre la famille royale. Trahir les secrets de la sécurité nationale était un crime épouvantable. Mais mettre en danger la famille royale, c’était un crime si incompréhensible qu’Owens ne parvenait pas à le croire possible. Il ne s’agissait pas d’une personne à l’état mental douteux. C’était quelqu’un de très intelligent, possédant une considérable faculté de dissimulation, quelqu’un qui avait trahi une confiance à la fois personnelle et nationale. Il y avait eu un temps, dans ce pays* où ces gens-là mouraient sous la torture. Owens n’en était pas fier, mais à présent il comprenait pourquoi c’était arrivé, avec quelle facilité on pouvait envisager un tel châtiment. La famille royale était adorée par le peuple. Et quelqu’un, probablement un de ses proches, l’avait trahie, livrée à une petite bande de terroristes. Owens voulait cette personne. Il voulait la voir morte, la regarder mourir. Il ne pouvait y avoir d’autre châtiment pour ce genre de crime.
Son professionnalisme reprit pourtant le dessus. Nous ne trouverons pas le salaud en souhaitant sa mort. Pour le retrouver, il faut un travail de police, appliqué, laborieux, une enquête approfondie. Owens s’y entendait. Ni lui ni les hommes d’élite chargés de l’enquête n’auraient de repos tant qu’ils n’auraient pas réussi. Et aucun ne doutait de la réussite finale.
— Vous avez quand même deux atouts, Jimmy, dit Murray qui devinait les pensées d’Owens.
Ce n’était pas difficile. Tous deux avaient eu à résoudre des affaires ardues et les polices diffèrent peu, tout autour du monde.
— Sûrement, reconnut Owens en souriant presque. Ils n’auraient pas dû révéler leur jeu. Ils auraient dû tout faire pour protéger leur source. Nous pouvons comparer les listes de ceux qui savaient que Son Altesse venait au palais cet après-midi-là, avec ceux qui savaient quand le jeune M. Miller était conduit à Lymington.
— Sans oublier les standardistes qui ont fait passer les communications téléphoniques, lui rappela Murray. Et les secrétaires et collègues qui ont pu entendre quelque chose, et les amants ou maîtresses qui auraient pu l’apprendre, au cours de conversations horizontales.
— Merci de tout mon coeur, Dan ! On a besoin d’encouragements dans un moment pareil.
L’Anglais alla ouvrir l’armoire de Murray et y trouva une bouteille de whisky, un cadeau de Noël, pas encore débouchée en cette veille de Jour de l’An.
— Vous avez raison, ils auraient dû protéger leur source de renseignements. Je sais que vous l’attraperez, Jimmy. Je suis prêt à parier là-dessus.
Owens remplit les verres. Il était heureux de voir que l’Américain avait finalement appris à boire son whisky décemment. En un an, Owens avait fait perdre à Murray l’habitude de mettre de la glace dans tout. C’était une honte de gâcher un bon malt écossais. Il fronça les sourcils, saisi d’une autre pensée.
— Qu’est-ce que cela nous dit de Sean Miller ?
Murray écarta les bras.
— Il est plus important que vous le pensiez, peut-être ? Ils avaient peur que vous le brisiez, lui soutiriez des informations ? Ou ils voulaient peut-être simplement garder leur record intact. Ou autre chose encore ?
Owens hocha la tête. En plus des étroites relations que leur travail à Scotland Yard et au FBI avait nouées entre eux, il appréciait à sa juste valeur l’opinion de son collègue. Tous deux étaient des policiers expérimentés, mais on pouvait faire confiance à Murray pour voir les choses sous des angles un peu différents. Deux ans plus tôt, Owens avait été surpris deconstater à quel point c’était précieux. De même, en plusieurs occasions et sans en avoir pleinement conscience, Murray s’était servi de l’esprit de déduction de son ami.
— Mais alors, quel serait son rôle ? se demanda Owens à haute voix.
— Allez savoir. Chef des opérations ?
— Bien jeune pour ça.
— Jimmy, le gars qui a lâché une bombe atomique sur Hiroshima était colonel de l’Air Force et il n’avait que vingt-neuf ans. Et quel âge a cet O’Donnel ?
— Bob Highland est de votre avis.
Owens contempla son verre pendant un moment, le front rembruni.
— Bob est un malin, aussi. J’espère que vous pourrez le remettre dans la rue.
— Sinon, nous pourrons toujours l’utiliser dans un bureau. Il a un trop bon cerveau pour le laisser perdre. En attendant, il faut que je file. Veille de Jour de l’An, Dan. À quoi buvons-nous ?
— C’est évident. À une enquête réussie. Vous allez mettre la main sur cette source, Jimmy, et ce type va vous donner tous les renseignements qu’il vous faut, dit Murray en levant son verre. À une affaire classée.
— Oui.
Tous deux vidèrent leur verre.
— Jimmy, faites-vous plaisir et accordez-vous une soirée de congé. Videz cette vieille tête et repartez d’un bon pied demain matin.
Owens sourit.
— Je vais essayer. Mais un dernier mot. Ça m’a frappé sur la route, en venant. Ces types de l’ULA ont transgressé toutes les règles, n’est-ce pas ?
— C’est assez vrai, reconnut Murray en rangeant ses dossiers sous clef.
— Ils n’y en a qu’une qu’ils ont toujours respectée.
Murray se retourna.
— Ah oui ? Laquelle ?
— Ils n’ont jamais rien tenté en Amérique.
— Aucun terroriste ne s’y hasarde, répliqua Murray en écartant cela d’un geste indifférent.
— Aucun n’avait de raison de le faire.
— Et alors ?
— Écoutez, Dan, l’ULA a des raisons, maintenant, et ils n’ont jamais beaucoup hésité à transgresser les règles. Ce n’est qu’une intuition, pas davantage. Enfin... Bonne nuit et bonne et heureuse année, agent spécial Murray.
Owens reprit son manteau. Ils se serrèrent solennellement la main.
— Chef Owens, toutes mes amitiés à Emily.
Dan le raccompagna à la porte et retourna dans son bureau pour s’assurer que tous ses dossiers secrets étaient bien à l’abri. Il faisait nuit noire, dehors, et il n’était que 17 h 45.
— Jimmy... pourquoi avez-vous dit ça ? demanda-t-il à l’obscurité.
Il se rassit dans son fauteuil à pivot.
Jamais aucun groupe terroriste n’avait opéré aux États-Unis. Bien sûr, ils récoltaient de l’argent, là-bas, dans les quartiers et les saloons irlandais de Boston et de New York, ils faisaient quelques discours sur leur vision d’avenir d’une Irlande libre et unifiée, sans jamais se donner la peine de préciser qu’avec leur engagement dans le marxisme-léninisme, leur vision de l’Irlande était un nouveau Cuba. Ils avaient toujours été assez avisés pour comprendre que les Irlando-Américains n’apprécieraient pas beaucoup ce petit détail. Et puis il y avait le trafic d’armes. C’était en grande partie du passé. La PIRA et l’INLA se procuraient actuellement la majorité de leurs armes sur le marché mondial ouvert. Selon certains rapports, aussi, une partie de leurs partisans avaient été entraînés dans des camps militaires soviétiques, mais on ne pouvait pas reconnaître la nationalité d’un homme d’après une photo par satellite, pas plus qu’on ne pouvait reconnaître un visage. Ces rapports-là n’avaient jamais été suffisamment confirmés pour être publiés dans la presse.
Le fond de l’histoire était quand même que la PIRA et l’INLA n’avaient jamais commis de crime violent en Amérique. Jamais. Pas une seule fois.
Mais Jimmy a raison, se dit-il. L’ULA n’a jamais hésité à transgresser une règle. La famille royale était intouchable pour tout le monde, mais pas pour l’ULA. Il secoua la tête. Rien ne suggérait qu’ils transgresseraient cette règle-là. Ce n’était pas là-dessus qu’on pouvait faire démarrer une enquête.
— Mais qu’est-ce qu’ils manigancent ? se demanda-t-il tout haut.
Personne n’en savait rien. Même leur nom était une anomalie. Pourquoi s’appelaient-ils « armée de libération de L’Ulster » ? C’était un mouvement nationaliste irlandais, mais « Ulster » était le préfixe des groupes réactionnaires protestants. Ce que faisaient les terroristes n’était pas toujours sensé, mais cela au moins devait avoir un sens. Tout ce qui concernait l’ULA était anormal. Ils faisaient des choses que personne d’autre ne ferait, ils se donnaient un nom que personne n’adopterait.
Ils faisaient des choses que personne d’autre ne ferait. C’était ce qui rongeait Jimmy, Murray en était sûr. Pourquoi opéraient-ils de cette façon ? Il devait y avoir une raison. En dépit de la folie de leurs actes, les terroristes étaient raisonnables, selon leurs normes. Quelque énigmatique qu’apparût leur raisonnement pour d’autres, il avait sa propre logique interne. La PIRA et l’INLA agissaient selon cette logique. Ces mouvements annonçaient même leur dessein et leurs actions concordaient avec ce qu’ils disaient vouloir : rendre l’Irlande du Nord ingouvernable. S’ils y réussissaient, les Britanniques finiraient par en avoir assez et s’en iraient. Leur objectif, par conséquent, était d’entretenir indéfiniment le conflit et d’attendre que l’autre côté plie bagage. C’était conceptuellement logique.
Mais l’ULA n’avait jamais dit ce qu’elle voulait. Pourquoi ? Pourquoi gardait-elle ses objectifs secrets ? Et d’ailleurs, pourquoi l’existence d’un groupe terroriste devrait-elle rester secrète, s’il procédait à des opérations ? Alors pourquoi n’avaient-ils jamais proclamé leur existence, sauf au sein de la communauté PIRA/INLA elle-même ?
Ça ne peut pas être complètement irraisonné, se dit Murray. Il est impossible qu’ils agissent totalement sans raison aucune, tout en étant aussi efficaces qu’ils l'ont été.
Murray jura. La réponse était là, il la sentait flotter au bord de son esprit, mais il n’arrivait pas à la saisir. Il quitta enfin son bureau. Deux marines patrouillaient déjà dans les couloirs, s’assurant que les portes étaient bien fermées à clef. Dan les salua en marchant vers l’ascenseur tout en cherchant encore à assembler les pièces du puzzle. Il regrettait qu’Owens soit parti si tôt. Il avait besoin de lui parler de tout cela. À eux deux, peut-être pourraient-ils y découvrir un sens. Non, se dit-il, pas peut-être. Ils trouveraient. Il y avait une raison.
Il était prêt à parier que Miller la connaissait.
— Quel endroit abominable ! dit Sean Miller.
Le coucher de soleil était magnifique, presque aussi beau qu’en mer. Le ciel était dégagé de toute pollution urbaine et les dunes lointaines se profilaient en créneaux irréguliers derrière lesquels le soleil se cachait. Le plus curieux, c’était la gamme des températures, bien sûr. À midi, le thermomètre avait atteint 33° — et les autochtones trouvaient que c’était un temps frais ! —, mais à présent, le soleil couché, un vent froid se levait et bientôt la température tomberait au-dessous de zéro. Le sable ne conservait pas la chaleur et, dans l’air pur et sec, elle s’évaporait et montait vers les étoiles.
Miller était fatigué. La journée avait été dure : entraînement. Depuis près de deux mois, il n’avait pas touché une arme. Ses réactions s’en ressentaient, son tir était abominable et sa forme physique ne valait guère mieux. Il avait même pris quelques kilos, avec la nourriture de prison, ce qui l’avait bien étonné. Il lui faudrait les perdre en une semaine. Le désert était bon pour ça. Comme la plupart des hommes nés sous de plus hautes latitudes, Miller avait du mal à supporter ce genre de climat. Son activité physique lui donnait soif, mais il n’avait pas faim quand il faisait si chaud. Alors il buvait de l’eau et laissait son corps se nourrir sur lui-même. Il perdrait du poids et s’endurcirait plus vite là que partout ailleurs. Mais cela ne lui faisait pas apprécier le pays.
Quatre autres de leurs hommes étaient restés avec lui, mais le reste du commando de sauvetage était immédiatement reparti, via Rome et Bruxelles, une nouvelle série de tampons ajoutée sur leurs passeports de « touristes ».
— Ce n’est pas l’Irlande, reconnut O’Donnell.
Son nez se fronçait à l’odeur de la poussière et de sa propre sueur.
Pas la même que chez lui. Aucune senteur de brume et de tourbe, de feu de coke dans un âtre, rien de l’ambiance alcoolisée du pub local.
C’était encore un autre inconvénient irritant : pas d’alcool. Les gens du cru avaient piqué une nouvelle crise d’Allah et décidé que même leurs camarades de la communauté terroriste internationale s’abstiendraient de transgresser la loi du Coran. Exaspérant.
Le camp était rudimentaire. Six baraquements, dont un garage. Une base d’hélicoptère inutilisée, une route à demi recouverte de sable par la dernière tempête. Un puits profond pour l’eau. Un polygone de tir. Rien d’autre. Par le passé, jusqu’à cinquante personnes s’y étaient relayées. Plus maintenant. C’était le propre camp de l’ULA, bien séparé de ceux qu’utilisaient d’autres groupes. Sur un tableau noir, dans le baraquement numéro un, il y avait un horaire donnant les heures de passage des satellites de reconnaissance américains ; tout le monde savait quand il fallait se cacher et tous les véhicules du camp étaient à l’abri.
Deux phares apparurent à l’horizon, au sud, roulant vers le camp. O’Donnell nota leur arrivée, mais n’en dit rien. L’horizon était loin. Il enfila son blouson pour se protéger du froid qui tombait, en regardant les lumières glisser de gauche à droite, leurs faisceaux coniques suivant le contour des dunes. Il constata que le conducteur prenait son temps. Dans ce climat, c’était difficile de se donner du mal. Les choses se feraient demain, si Dieu le voulait.
Le véhicule était une Land Cruiser Toyota, la voiture à quatre roues motrices qui avait remplacé presque partout la Land Rover. Le conducteur la mena tout droit dans le garage avant d’en descendre. O’Donnell regarda l’heure. Le prochain passage de satellite était dans trente minutes. Plutôt juste. Il se leva et entra dans le baraquement n° 3. Miller le suivit, en saluant de la main l’homme qui venait d’arriver. Un soldat en uniforme, du personnel permanent du camp, ferma la porte du garage.
— Heureux de te voir sorti, Sean, dit le visiteur qui portait une petite sacoche.
— Merci, Shamus.
O’Donnell leur ouvrit, sans façon.
— Merci, Kevin.
— Tu arrives juste à temps pour dîner,
— Ma foi, on ne peut pas avoir de la chance à tous les coups, répliqua Shamus Padraig Connolly, en regardant autour de lui. Pas de biques dans le coin ?
— Pas ici, assura O’Donnell.
— Tant mieux.
Connolly ouvrit sa sacoche et en retira deux bouteilles.
— J’ai pensé qu’une petite goutte de pur ne vous déplairait pas.
— Comment est-ce que tu as passé ça sous le nez des salopards ? demanda Miller.
— Je leur ai dit que j’apportais un pistolet, naturellement.
Tout le monde rit pendant que Miller allait chercher des verres et de la glace. Dans ce pays, on se servait toujours de glace.
— Quand es-tu censé arriver au camp ? demanda O’Donnell, faisant allusion à celui de la PIRA, à quatre-vingts kilomètres.
— J’ai des ennuis de voiture, je passe la nuit avec nos amis en uniforme. L’ennui, c’est qu’ils ont confisqué mon whisky.
— Foutus païens ! s’exclama Miller en riant.
Les trois hommes trinquèrent.
— Comment c’était, dans le trou, Sean ? demanda Connolly une fois la première tournée avalée.
— Ç’aurait pu être pire. Une semaine avant que Kevin vienne me chercher, j’ai passé un sale moment avec des truands, les flics les avaient incités bien sûr, et ils s’en sont payés. Foutus pédés ! À part ça, bof, c’est très amusant de rester assis là et de les regarder parler et parler et parler comme une bande de vieilles peaux.
— Tu ne pensais tout de même pas que Sean parlerait, dis ? demanda O’Donnell.
Son sourire déguisa ses sentiments ; bien sûr qu’ils s’en étaient tous inquiétés ; ils s’étaient surtout inquiétés de ce qui arriverait quand les gars de la PIRA et de l’INLA, à la prison de Parkhurst, lui mettraient la main dessus.
— Alors, quelles nouvelles de Belfast ? demanda le chef de l’ULA.
— Johnny Doyle n’est pas très content d’avoir perdu Maureen. Les hommes s’agitent, pas trop, note bien, mais ça cause. Ton opération de Londres, Sean, au cas où on ne te l’aurait pas dit, a fait lever les verres dans les Six Comtés.
Peu importait à Connolly que la majorité des habitants d’Irlande du Nord, protestants et catholiques, aient été dégoûtés par l’attentat. Sa petite communauté de révolutionnaires représentait pour lui le monde entier.
— On ne se soûle pas pour un échec, dit aigrement Miller en pensant : « Ce salaud de Ryan ! »
— Mais c’était une tentative superbe. Il est évident que vous avez joué de malchance, mais c’est tout, et nous sommes tous esclaves de la fortune.
O’Donnell fronça les sourcils. Son visiteur était trop poétique à son goût bien que, comme se plaisait à le faire observer Connolly, Mao lui-même ait écrit des poèmes.
— Est-ce qu’ils vont essayer de faire évader Maureen ?
Cela fit rire Connolly.
— Après ce que tu as fait avec Sean ? Risque pas ! Comment diable est-ce que tu as réussi ce coup-là, Kevin ?
— Il y a des moyens.
O’Donnell n’en dit pas plus. Sa source de renseignements avait l’ordre formel de ne rien faire du tout pendant deux mois. La librairie de Dennis était fermée, en ce qui le concernait. La décision de se servir de lui pour obtenir des renseignements en vue de l’opération de sauvetage n’avait pas été facile à prendre. C’était le problème, ses professeurs le lui avaient bien enfoncé dans la tête, il y avait des années. Paradoxalement, le renseignement le plus utile est souvent trop dangereux pour la source pour qu’on s’en serve.
— Enfin, vous avez attiré l’attention de tout le monde. Si je suis ici, c’est pour mettre nos gars au courant de votre opération.
Kevin s’esclaffa.
— Sans blague ! Et qu’est-ce que M. Doyle pense de nous ?
Connolly pointa sur lui un doigt comiquement accusateur.
— Vous avez une influence contre-révolutionnaire dont l’objectif est de briser le mouvement. L’opération du Mall a eu de graves répercussions de l’autre côté de l’Atlantique. Nous allons... pardon, ils vont envoyer quelques-uns des leurs à Boston, dans un mois, pour remettre les pendules à l’heure, pour dire aux Yanks qu’ils n’ont rien à voir avec ça.
— L’argent, nous n’avons pas besoin de leur sale argent ! s’écria Miller. Et ils peuvent se mettre leur foutu soutien moral au...
— Faut pas offenser les Américains, dit sentencieusement Connolly.
O’Donnell leva son verre pour un toast.
— Au diable les putains d’Américains !
Alors qu’il vidait son deuxième verre de whisky, les yeux de Miller s’ouvrirent tout à coup en grand.
— Kevin, nous n’allons pas faire grand-chose dans le Royaume — Uni avant un moment...
— Ni dans les Six Comtés, dit O’Donnell. C’est le moment de nous terrer, je pense. Nous allons nous concentrer sur l’entraînement, et attendre notre prochaine occasion.
— Dis-moi, Shamus, quelle est l’efficacité des types de Doyle, à Boston ?
Connolly haussa les épaules.
— Colle-leur assez d’alcool dans le ventre et ils croiront tout ce qu’on leur dira, et ils jetteront leurs dollars dans le chapeau, comme toujours.
Miller sourit, pendant quelques secondes. Il remplit lui-même son verre, cette fois, tandis que les autres continuaient de causer. Il commença à élaborer un plan dans sa tête.
Murray avait effectué diverses missions pour le Bureau, au cours de ses nombreuses années de service, de la chasse aux voleurs de banques, à ses débuts, à la fonction de professeur de procédures d’enquête à l’Académie du FBI à Quantico, en Virginie. Une des choses qu’il répétait toujours à ses jeunes élèves, c’était l’importance de l’intuition. La police était un art autant qu’une science. Le Bureau avait d’immenses ressources scientifiques pour traiter et évaluer les pièces à conviction, mais tout bien considéré rien ne remplaçait le cerveau d’un agent expérimenté. L’expérience, c’était ce qui comptait, Murray le savait, la façon de rassembler et de raccorder les indices, de pénétrer dans l’esprit de son objectif pour tenter de prévoir sa prochaine manoeuvre. Mais plus encore que l’expérience, il y avait l’intuition. Ces deux qualités devaient se compléter. C’était le plus dur, pensait Murray en rentrant en voiture de l’ambassade jusque chez lui. Parce que l’intuition risquait de trop vagabonder s’il n’y avait pas assez de faits concrets à quoi se cramponner.
— Vous apprendrez à vous fier à votre instinct, dit Murray en s’adressant à la circulation et en citant ses propres notes de cours. L’instinct ne remplace jamais les indices et la procédure, mais il peut être un instrument très utile pour adapter les uns à l’autre... Ah, Dan, tu aurais fait un sacré jésuite !
Il rit tout seul, sans remarquer le regard surpris venant de la voiture à sa droite.
Si c’est tellement comique, pourquoi est-ce que ça t’inquiète ?
L’instinct de Murray tirait avec insistance une petite sonnette d’alarme. Pourquoi Jimmy avait-il dit ça ? Manifestement, cela l’inquiétait aussi, mais., quoi ? De quoi s’agissait-il ?
Merde !
Ses mains se crispèrent sur le volant et sa bonne humeur fit place à un renouveau de frustration. Il pourrait en parler à Owens le lendemain ou le surlendemain, mais la petite sonnerie lui disait que c’était plus urgent que cela.
Pourquoi était-ce tellement urgent ? Il n’y avait rien, aucune raison précise de s’énerver à ce point.
Murray se rappela la première affaire qu’il avait résolue, plus ou moins seul, dix mois après avoir été lâché sur le terrain comme agent spécial. Tout avait commencé par un sentiment comme celui qu’il éprouvait maintenant. Une espèce de migraine intellectuelle, rien de plus. Et puis, il avait trouvé le bon angle de vision, celui auquel personne d’autre n’avait pensé.
Fait avéré numéro un : l’ULA transgressait toutes les règles. Fait avéré numéro deux : aucune organisation terroriste irlandaise n’avait jamais effectué une opération aux États-Unis. Point final. S’ils organisaient une op en Amérique... eh bien, ils étaient indiscutablement furieux contre Ryan, mais ils n’avaient rien tenté contre lui en Angleterre, pas davantage aux USA. Et si Miller était en réalité leur chef des opérations... Non, se dit Murray, les terroristes ne prennent pas les choses à coeur, personnellement. Ces salauds-là sont de vrais professionnels. Ils devraient donc avoir une meilleure raison que la vengeance.
Ce n’est pas parce que nous ne connaissons pas leurs raisons qu’ils n’en ont pas, Danny. Murray se demanda tout à coup si son intuition ne se transformait pas en paranoïa, en vieillissant. Il eut l’impression qu’il allait devenir fou, à raisonner de la sorte.
Il tourna à gauche dans Kensington Road, le quartier élégant où se trouvait son domicile officiel. Le problème, comme toujours, était de se garer. Même quand il avait été affecté à la section du contre-espionnage du bureau de New York, il n’avait pas eu autant de difficultés. Il trouva un créneau d’à peine cinquante centimètres plus long que sa voiture et passa cinq minutes à manoeuvrer pour l’y glisser.
Une fois chez lui, Murray accrocha son manteau à la patère près de la porte et se rendit directement dans le living-room. Sa femme le trouva au téléphone, avec une expression féroce. Elle se demanda ce qui lui arrivait.
Il fallut quelques secondes à la communication transatlantique pour aboutir dans le bureau voulu.
— Bill, ici Dan Murray... Oui, oui, nous allons bien. Je voudrais que vous fassiez quelque chose. Ce type, Jack Ryan, vous savez ?... Oui. Dites-lui... Ah, zut, comment est-ce que je vais dire ça ? Dites-lui qu’il devrait peut-être surveiller ses arrières... Je le sais bien, Bill... Je ne peux pas vous dire, quelque chose me tracasse, mais je ne peux pas... Quelque chose comme ça, oui... Je sais qu’ils n’ont encore jamais fait ça, Bill, mais ça me tracasse quand même... Non, rien de particulier, je suis incapable de mettre le doigt dessus, mais Jimmy Owens a évoqué cette possibilité et maintenant ça me turlupine... Ah, vous avez déjà le rapport ? Bon, alors vous voyez ce que je veux dire.
Murray renversa la tête en arrière et considéra un instant le plafond.
— Appelez ça une intuition, un instinct, ce que vous voudrez, mais ça m’inquiète. Je veux qu’on agisse en ce sens... Comment va la famille ?... Ah oui ? Formidable ! Eh bien, ce sera une heureuse année pour vous. O.K., salut et merci, dit-il, et il raccrocha. Eh bien, je me sens un peu mieux.
— La soirée est à 21 heures, lui dit sa femme.
Elle avait l’habitude de le voir rapporter du travail à la maison et se chargeait de lui rappeler ses obligations mondaines.
— Je ferais bien d’aller me changer, alors.
Il se leva et alla embrasser sa femme. Il se sentait réellement mieux. Il avait au moins fait quelque chose, probablement rien d’utile, sinon que le Bureau allait penser qu’il perdait un peu son sang-froid, mais cela lui était égal.
— L’aînée de Bill est fiancée. Elle va épouser un jeune agent du bureau de D.C.
— Quelqu’un qu’on connaît ?
— Un petit nouveau.
— Nous devons bientôt partir.
— D’accord, d’accord.
Il passa dans la chambre et se dépêcha de se changer pour la grande réception de l'ambassade.
TOM Clancy
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