mardi 2 octobre 2012
LE DEMON MARIE (Fin)
Ces paroles furent un coup de foudre pour le pauvre Jean
Mathieu ; mais enfin, ayant repris courage, il fit venir la possédée,
et s'étant approché de son oreille, il se recommanda très humblement
à Rodéric, le priant de se ressouvenir de ses services
passés, et quelle serait son ingratitude s'il l'abandonnait
dans un péril aussi pressant.
Mais Rodéric, encore plus en colère
que le roi : « Traître infâme que tu es, lui dit-il, oses-tu bien
encore paraître devant moi, après te l'avoir défendu ? et ton
avarice ne devait-elle pas être assouvie des biens que je t'ai procurés
? L'ambition d'en avoir davantage te fera perdre ceux dont
tu jouis ; tu ne te vanteras pas longtemps d'être devenu grand
seigneur par mon moyen ; je te ferai sentir, et à tout le reste des
mortels, qu'il est en mon pouvoir de donner et d'ôter quand il
me plaît ; et avant qu'il soit peu je te ferai pendre. »
Dans cette extrémité, Jean Mathieu, se voyant déchu de
tout espoir de ce côté, voulut tenter fortune d'une autre part ; et,
s'étant retiré, il fit voir assez de fermeté, et dit au roi, après avoir
fait retirer la princesse : « Sire, je vous ai déjà fait entendre qu'il
y a certains esprits si malins et si opiniâtres qu'on ne peut prendre
aucunes mesures certaines avec eux ; celui-ci est de cette
espèce ; mais je veux faire une dernière épreuve, de laquelle Votre
Majesté et moi en aurons du plaisir ; et si elle manque, je
suis en votre disposition, et j'espère que vous aurez pitié de mon
innocence. Je supplie donc Votre Majesté d'ordonner que l'on
fasse devant l'église de Notre-Dame un grand enclos, fermé de
barrières, qui puisse contenir toute votre cour et tout le clergé
de cette ville. Vous ferez garnir tout cet enclos de riches tapis
d'or et de soie, et d'autres ornements les plus beaux ; on élèvera
au milieu un autel, sur lequel je prétends qu'on célèbre une
messe dimanche au matin, à laquelle Votre Majesté et tous les
princes et seigneurs de la cour assisteront dévotement, et viendront
en ce lieu avec une pompe royale ; la princesse y sera pareillement
amenée lors du sacrifice, et vous ferez, s'il vous plaît,
tenir à l'un des bouts de la place, hors de l'enceinte, vingt ou
trente personnes avec des trompettes, tambours ou autres instruments
de guerre et de musique faisant grand bruit, tous lesquels,
aussitôt que je leur en donnerai le signal, qui sera de lever
mon chapeau, joueront de leurs instruments et s'avanceront à
petit pas, en jouant, vers l'enclos où sera Votre Majesté, et je
crois que cette musique avec quelques autres secrets que j'y
ajouterai feront sortir cet esprit résistant.
Le roi donna incontinent ses ordres que tout fût prêt
comme Jean Mathieu l'avait dit ; et le dimanche étant venu,
l'enceinte fut remplie de toute la cour et du clergé, et les rues
aboutissantes à la place furent remplies de peuple ; la messe fut
célébrée avec solennité, et la démoniaque amenée dans les barrières
par deux évêques et suivie de plusieurs seigneurs.
Quand Rodéric vit tant de peuple assemblé, et un si bel appareil,
il en fut surpris, et dit en soi-même : « Quelle est la pensée
de ce faquin ? Croît-il m'éblouir par cette faible pompe, moi
qui suis accoutumé à voir celle du ciel, aussi bien que les fureurs
de l'enfer ? Il me la payera ; je le châtierai assurément de son
audace. » Alors Jean Mathieu s'approcha de lui et le conjura
encore de vouloir sortir ; mais le démon, irrité : « Est-ce là, lui
dit-il, tout ce que tu sais faire ? Et ce bel appareil est-il pour me
tenter, ou pour éviter ma puissance et la colère du roi ? Ce sera
plutôt pour te voir pendre avec plus d'ornement et en meilleure
compagnie, malheureux, coquin ! infâme affronteur ! » Et
comme il continuait à l'outrager de paroles en présence de tout
le monde, Jean Mathieu crut qu'il n'avait plus de temps à perdre,
et, ayant donné le signal avec son chapeau, toutes les trompettes,
les clairons, fifres et tambours, hautbois et autres instruments
ordonnés pour jouer commencèrent à faire un bruit si
grand qu'il fut facilement entendu de tous ceux qui étaient dans
l'enceinte ; et comme les instruments en approchaient toujours
et que le bruit en augmentait, Rodéric, qui ne s'y attendait
point, en fut étonné, et, la curiosité le pressant, il demanda à
Jean Mathieu (qui était encore près de lui) ce que ce bruit signifiait.
À quoi Jean Mathieu, feignant de la tristesse, répondit :
«Hé ! mon cher Rodéric, je vous plains : c'est votre femme qui
vient vous retrouver.» Chose merveilleuse, le trouble que conçut
Rodéric à cette nouvelle fut si grand, et la crainte de retomber
encore au pouvoir de cette folle fut si véhémente, que, sans
avoir le loisir d'examiner si la chose était vraisemblable, ou
même possible, et sans considérer l'intérêt de celui qui lui en
faisait le conte, et qui pouvait raisonnablement lui être suspect,
il quitta promptement le corps de la princesse, plein d'épouvante
et de dépit, sans répliquer une seule parole, et retourna
sur-le-champ en enfer, où il aima mieux aller rendre raison de
sa commission, quoique avant le temps, que de se voir de nouveau
exposé à la tyrannie du mariage et aux douleurs, dégoûts et
périls que cause une mauvaise compagne. Ainsi Belfégor, retournant
en enfer, vérifia authentiquement par son rapport l'excès
des maux qu'une méchante femme amène avec soi dans la
maison d'un mari facile, et Jean Mathieu fit voir qu'il en savait
plus que le démon même, et s'en retourna chez lui riche et
content.
Quelques années après on vit aux enfers une autre aventure,
qui confirma davantage combien grand est le malheur
d'avoir une méchante femme. Un nouveau venu auquel, suivant
la coutume, on faisait sentir pour sa bienvenue les plus rudes
tourments, n'en parut pas ému davantage que si on l'eût bien
caressé. Ses bourreaux, indignés de lui voir cet air indolent, si
peu connu aux enfers, crurent de s'être relâchés à son égard, et
que les pointes des instruments qu'ils employèrent pour la torture
étaient émoussées ; ils s'armèrent donc d'armes nouvelles
et d'une cruauté que leur colère augmentait, et s'étant jetés avec
la dernière fureur sur ce malheureux, ils l'auraient mis en pièces
mille fois, s'il avait pu autant de fois mourir ; mais les damnés
ne meurent pas, en souffrant pourtant mille morts à chaque
moment. Celui-ci résista toujours comme auparavant, et fut
muet durant la plus grande rage des coups, montrant même un
air assez satisfait qui bravait tous les ministres de l'enfer. Ceuxci,
plutôt las de le tourmenter que lui de souffrir, avouèrent de
n'avoir jamais rien vu de semblable, et en firent leur rapport à
Lucifer, lequel, étonné d'une chose si rare, voulut lui-même le
voir et l'interroger. Cet homme, étendu sur la terre, disait quelque
chose entre ses dents quand Lucifer arriva. « Et qui es-tu,
lui dit-il, à qui tout l'enfer ne saurait faire peur, et qui comptes
pour rien tous nos supplices et tous nos malheurs ? — Comment,
seigneur, répondit l'inconnu, serait-il vrai que je suis en
enfer ! Hélas ! je croyais n'être qu'en purgatoire, et je disais en
moi-même, quand vous êtes venu, que j'étais encore bien heureux
au prix de ce que j'étais en l'autre monde en la compagnie
de la plus détestable femme que le soleil ait jamais vue. Durant
vingt ans de mariage je n'ai pu avoir un quart d'heure de repos
avec elle, et son esprit était si ingénieux à me tourmenter qu'elle
me régalait tous les jours de quelque nouvelle persécution, dont
la moindre surpassait tout ce que j'ai trouvé ici de plus rude et
de plus cruel ; c'est la raison pour laquelle je n'ai ni gémi, ni
crié, quoi qu'on m'ait pu faire ; et, si je suis en enfer, je dirai toujours
qu'on y est mieux qu'avec une telle femme, plus redoutable
que tout l'enfer même. »
Le prince des démons frémit à ce discours, et, avant que de
se retirer, il ordonna de nouveaux supplices à ce discoureur.
Mais rien ne put le faire dédire de ce qu'il avait avancé. Il disait
qu'il trouverait du rafraîchissement au milieu des flammes, et
que, pourvu que sa femme ne vînt pas le rejoindre et se mettre
de la partie, il prendrait patience, et tous les autres maux à gré.
Il tint en effet parole, et jamais on ne le vit soupirer ni se plaindre
par les efforts de la douleur. Mais enfin sa femme mourut, et
Lucifer, que la pitié ne toucha jamais, l'ayant reçue comme elle
le méritait, la renvoya à son mari : elle le tourmenta comme elle
avait de coutume, et le pauvre infortuné, rencontrant dès lors
véritablement son enfer, est celui de tous les damnés qui crie le
plus et qui souffre davantage.
FIN.
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