vendredi 28 septembre 2012
LE DEMON MARIE (4e partie)
Il passa ainsi environ une année, à la fin de laquelle, se
trouvant n'avoir de reste de ses cent mille écus que la seule espérance
du retour des vaisseaux qu'il avait envoyés sur les deux
mers, il fut réduit à prendre de l'argent à intérêt sur son crédit,
qui était grand, pour soutenir son train et sa dépense ; et il tarda
peu à faire remarquer qu'il empruntait, et qu'il était endetté, par
l'emploi qu'il donnait tout à la fois à plusieurs gens de change
afin de lui trouver de l'argent. Il commençait à perdre son crédit,
lorsqu'un jour il lui vint des nouvelles sûres que l'un des
frères de son honnête épouse avait joué et perdu toute la valeur
de son vaisseau, et que l'autre, revenant de son voyage avec un
vaisseau richement chargé sans l'avoir fait assurer, avait péri
avec tout son bien par son naufrage.
Ces malheureuses nouvelles
ne furent pas plutôt sues, que les créanciers de Rodéric s'assemblèrent
pour veiller à leurs intérêts ; et, ne doutant point
qu'il ne fît banqueroute, ils convinrent qu'il fallait l'observer
pour empêcher qu'il ne prît la fuite, n'osant encore l'arrêter,
parce que le terme de leur payement n'était pas encore venu.
Rodéric, d'autre part, ne trouvant point de remède à ses malheurs,
et pensant à l'engagement qu'il avait pris de demeurer
dix ans sur la terre, se désespérait presque à voir seulement de
loin la figure qu'il allait faire durant un si long temps, accompagné
de la pauvreté, de l'infamie, et d'une femme encore pire que
l'une et l'autre. Il résolut enfin de prendre la fuite, et un jour, de
grand matin, étant monté à cheval, comme il faisait quelquefois,
et sa maison étant près de la porte Prado, il sortit de la ville par
cette porte. Ses créanciers en furent bientôt avertis, et, ayant
sur-le-champ recouru aux magistrats pour avoir permission de
le poursuivre et de le ramener, ils coururent après, la plupart
n'ayant pas eu le temps de monter à cheval. Rodéric n'avait pas
fait encore une lieue, lorsque d'une éminence il aperçut le
monde qui venait après lui ; il se crut, dès lors, perdu s'il suivait
le grand chemin : il résolut donc de le quitter, et de cacher sa
fuite au travers des campagnes ; mais, comme le terrain était
coupé par plusieurs fossés que son cheval n'aurait pu franchir, il
le quitta, et, s'étant mis à pied, il s'écarta dans les vignes et en
d'autres endroits couverts ; et, après un assez long chemin, sans
être aperçu de ses créanciers, il arriva enfin dans la maison de
Jean Mathieu de Brica, au-dessus de Pertole, qu'il trouva heureusement
dans sa cour.
Ce Jean Mathieu était fermier de Jean
Delbène, Florentin ; il donnait à manger à ses boeufs,
qui revenaient du labourage. Rodéric lui demanda retraite, disant qu'il
était poursuivi par ses ennemis, qui voulaient le faire mourir en
prison ; mais que, s'il voulait lui aider à sauver sa vie et sa liberté,
il le ferait riche pour jamais, et que devant que quitter sa
maison il en aurait des preuves certaines ; et que, s'il y manquait,
il consentait que Jean Mathieu lui-même le livrât à ceux
qui le poursuivaient. Quoique Jean Mathieu ne fût qu'un
paysan, c'était pourtant un homme de résolution et de bon sens,
qui, voyant qu'il n'y avait rien à perdre ni à risquer à sauver Rodéric,
lui promit de le mettre à l'abri de tous dangers. Il le fit
cacher sous un tas de fagots qui était devant sa maison, et le
couvrit encore de paille, de cannes et d'autres matières combustibles
qu'il avait ramassées pour l'usage de sa cuisine. À peine
l'eut-il caché, que ceux qui le poursuivaient parurent, qui,
n'ayant pu obtenir de Jean Mathieu, ni par menaces ni par caresses,
de dire seulement qu'il l'avait vu, passèrent outre ; et,
l'ayant inutilement cherché partout, six lieues à la ronde, ce
jour-là et le lendemain, ils retournèrent à Florence.
naient du labourage. Rodéric lui demanda retraite, disant qu'il
était poursuivi par ses ennemis, qui voulaient le faire mourir en
prison ; mais que, s'il voulait lui aider à sauver sa vie et sa liberté,
il le ferait riche pour jamais, et que devant que quitter sa
maison il en aurait des preuves certaines ; et que, s'il y manquait,
il consentait que Jean Mathieu lui-même le livrât à ceux
qui le poursuivaient. Quoique Jean Mathieu ne fût qu'un
paysan, c'était pourtant un homme de résolution et de bon sens,
qui, voyant qu'il n'y avait rien à perdre ni à risquer à sauver Rodéric,
lui promit de le mettre à l'abri de tous dangers. Il le fit
cacher sous un tas de fagots qui était devant sa maison, et le
couvrit encore de paille, de cannes et d'autres matières combustibles
qu'il avait ramassées pour l'usage de sa cuisine. À peine
l'eut-il caché, que ceux qui le poursuivaient parurent, qui,
n'ayant pu obtenir de Jean Mathieu, ni par menaces ni par caresses,
de dire seulement qu'il l'avait vu, passèrent outre ; et,
l'ayant inutilement cherché partout, six lieues à la ronde, ce
jour-là et le lendemain, ils retournèrent à Florence.
Alors Jean Mathieu retira Rodéric du lieu où il était si bien
caché, et l'ayant sommé de sa parole : « Mon frère, lui dit Rodéric,
je vous ai une obligation à laquelle je dois satisfaire, et le
veux ainsi de tout mon coeur ; mais, afin que vous en soyez persuadé,
et que j'aie le pouvoir de m'acquitter de ma promesse, je
veux vous dire qui je suis. » Et pour lors il lui raconta son histoire,
lui dit les lois qu'on lui avait imposées au sortir de l'enfer,
lui parla de son mariage, et n'oublia rien de ce que nous venons
de dire ; il lui dit aussi par quel moyen il voulait l'enrichir, et le
voici en peu de mots : « Toutes les fois que vous apprendrez
qu'il y aura quelque femme ou fille possédée, en quelque pays
que ce soit, soyez sûr, lui dit-il, que c'est moi qui la posséderai,
et qui me serai rendu le maître de son corps, duquel je ne sortirai
point que vous ne veniez pour m'en chasser ; et comme vous
rendrez par là un service très-considérable à la possédée et à ses
parents, vous en tirerez tout ce que vous voudrez, soit en argent,
soit en autres choses de valeur. » Jean Mathieu fut content
de laproposition, et, Rodéric s'étant retiré, il arriva peu de jours
après que la fille d'Ambroise Amédée, mariée à Bonalde Tébaluci,
tous deux habitants de Florence, parut avoir tous les accidents
d'une démoniaque. Son mari et ses parents eurent d'abord
recours aux remèdes ordinaires, même aux exorcismes ; mais
tout cela ne profita point, et afin que nul ne pût douter que ce ne
fût une véritable obsession du démon, cette femme parlait latin
et toutes les autres langues ; elle traitait avec facilité des plus
hauts points de la philosophie, et découvrit à plusieurs leurs
péchés les plus cachés, et entre autres à un soldat qui avait gardé
chez soi quatre ans durant une concubine vêtue en homme,
ce qui étonnait tout le monde.
Le seigneur Ambroise, qui aimait sa fille, était désespéré de
voir son mal au-dessus de tous les remèdes, lorsque Jean Mathieu,
qui avait observé tout ce qui s'était passé, le vint trouver,
et osa lui promettre de guérir sa fille s'il voulait lui donner cinq
cents florins pour acheter un fonds à Pertole. Don Ambroise
accepta le parti. Jean Mathieu ayant fait et ordonné quelques
prières, et pratiqué quelques autres cérémonies, par forme seulement,
s'approcha de l’oreille de la dame, et dit à Rodéric, qu'il
savait bien être dans son corps : « Cher ami, je suis ici pour vous
sommer de votre parole. — Je le veux bien, repartit Rodéric ;
mais ce que son père vous donnera ne pouvant suffire pour vous
faire riche, aussitôt que je serai sorti d'ici, je vais entrer dans le
corps de la fille de Charles, roi de Naples, et je n'en sortirai que
par vos exorcismes ; c'est pourquoi faites-y bien votre compte,
et pensez à vos affaires et à votre fortune, avant que de l'entreprendre
; parce qu'après cela je vous déclare que vous n'avez
plus de pouvoir sur moi, et que vous ne délivrerez plus de possédés.
» Après ce peu de mots, la fille se trouva délivrée, au
grand étonnement de toute la ville, et à la satisfaction des parents.
Quelque temps après, le bruit fut grand par toute l'Italie
que la fille du roi Charles était possédée,
et tous les autres remèdes n'ayant de rien servi, on dit au roi ce qui était arrivé à
Florence en semblable cas, par le moyen de Jean Mathieu ; c'est
pourquoi il l'envoya demander. Celui-ci, étant à Naples, guérit
la princesse, comme il avait délivré la première ; mais Rodéric,
avant de quitter le corps de la fille du roi, parla encore à Jean
Mathieu : « Tu vois, lui dit-il, combien amplement je me suis
acquitté de mes promesses ; te voilà riche par mon moyen ; c'est
pourquoi je ne te dois plus rien aussi ; et ne te présente plus devant
moi, parce qu'au lieu de te faire plaisir, je te ferai du préjudice.
»
Jean Mathieu retourna à Florence, chargé d'or et d'argent,
car le roi lui avait fait donner plus de cinquante mille ducats, et
il ne pensait plus qu'à jouir en repos de ses richesses, et à vivre
doucement le reste de sa vie, sans rien entreprendre davantage,
quoiqu'il ne pût croire que Rodéric pût jamais se résoudre à lui
nuire. Mais la tranquillité de son esprit fut troublée peu après
par les nouvelles qui vinrent à Florence que la fille de Louis VII,
roi de France, était possédée comme les précédentes. Cette nouvelle
l'affligea beaucoup, lorsqu'il pensait à la grande autorité du
roi, auquel il ne pourrait se dispenser d'obéir, et aux dernières
paroles de Rodéric. Il ne fut pas longtemps dans cette inquiétude,
parce que tout le mal qu'il craignait lui arriva. Le roi, informé
du don qu'avait Jean Mathieu de faire sortir les esprits
des corps des possédés, envoya à Florence un simple courrier,
pour le prier de venir délivrer la princesse sa fille ; mais cette
première invitation n'ayant pas réussi, parce que Jean Mathieu
ne voulut pas venir, feignant quelque indisposition, le roi fut
contraint de le demander à la seigneurie, qui le fit obéir. Il partit
donc pour Paris très-triste, et fort incertain de l'événement, n'en
pouvant espérer que de mauvais résultats ; étant arrivé, il représenta
au roi qu'à la vérité il savait quelque chose qui avait opéré
ci-devant la guérison de quelques démoniaques, mais que ce
n'était pas une conséquence qu'il pût les guérir tous, parce qu'il
y avait des esprits si obstinés, qu'ils ne craignaient ni effets ni
menaces, ni enchantements, ni même la religion ;
qu'il ne laisserait pas néanmoins d'y faire son devoir ; mais que, si le succès
ne répondait pas à ses soins, il en demandait d'avance pardon à
Sa Majesté. Le roi, étant déjà fâché de ce que Jean Mathieu
s'était fait prier et contraindre pour venir, fut tellement piqué de
cette préface, qu'il prenait pour un effet de la mauvaise volonté
du Florentin, qu'il lui répondit que, s'il ne guérissait sa fille, il le
ferait pendre.
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