mardi 18 septembre 2012

POUR VOUS UNE OEUVRE MACHIAVEL.

Le démon marié

On trouve parmi les anciennes annales de Florence une
histoire à laquelle on a d'abord assez de peine à ajouter foi ;
mais les circonstances en sont si notables et si pressantes, que
l'esprit est enfin contraint de s'y rendre, car les personnes et les
familles y sont nommées, et quelques-unes sont encore présentement
si considérables, qu'on n'aurait pas osé les comprendre
en cette relation, si elle n'était fort authentique ; et l'histoire en
serait périe avec le temps si la vérité ne l'avait défendue contre
l'oubli. Un homme de probité de cette ville-là (je ne feindrai
point de dire que c'est le fameux Machiavel) en a laissé des
 mémoires qu'il dit avoir reçus de Rodéric même, qui est le héros de la pièce.
Il dit donc que du temps que Florence était une république,
une infinité de gens allaient en enfer pour être morts en péché
mortel, et qu'à leur entrée dans ce malheureux séjour, presque
tous se plaignaient qu'ils n'étaient tombés en ce malheur que
pour avoir épousé des femmes insupportables ; que les juges
infernaux en étaient fort étonnés, et qu'ils ne pouvaient qu'à
peine croire que la malignité des femmes fût si grande et que
l'accusation en fût véritable. Mais comme depuis longtemps on
ne leur disait autre chose, et que presque tous les damnés s'accordaient
dans cette accusation, ils en firent leur rapport à Lucifer,
qui jugea que la chose était digne d'en faire information ; il
voulut être éclairci de la vérité, et pour cet effet, ayant sur-lechamp
assemblé son conseil, il leur dit ces paroles :
« Messieurs, encore que ma puissance soit absolue et arbitraire
dans ce royaume sombre, et que je ne sois obligé par aucune
loi ni coutume de prendre sur mes affaires l'avis de personne,
néanmoins, comme il y a plus de sagesse à prendre
conseil qu'à le négliger, je vous ai fait venir pour prendre vos
sentiments sur une chose que je trouve très-importante, et qui
pourrait procurer quelque blâme à mon gouvernement si je la
laissais passer sans en découvrir la vérité. Tous les hommes qui
viennent ici ne se plaignent que de leurs femmes ; ils les accusent
constamment d'être la seule cause de leur perte. Cela me
paraît impossible ; mais pourtant je crains, d'une part, de passer
pour ridicule en accordant ma créance à ce rapport, et, d'autre
part, d'être blâmé de négligence si je ne m'en informe à fond et
diligemment. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous pensez
que je doive faire en cette occasion. »
La chose parut à tous de conséquence, et ils convinrent
d'abord qu'il fallait par tous moyens découvrir si les plaintes des
hommes mécontents de leurs mariages étaient fondées sur la vérité ;
 mais ils ne furent pas d'accord sur les mesures qu'il fallait
prendre pour n'y être pas trompé. Les uns opinèrent qu'il
fallait envoyer sur la terre un démon en forme humaine, qui
connût par lui-même du fait pour en faire ensuite son rapport ;
les autres disaient qu'on pourrait savoir la chose sans se mettre
si fort en frais, et qu'il n'y avait qu'à redoubler la torture à plusieurs
âmes de différentes espèces, pour leur faire avouer la vérité.
Cet avis trop cruel fut rejeté, parce qu'on assura que les
tourments étaient une mauvaise voie pour savoir la vérité, et
qu'au contraire ils faisaient toujours mentir : ceux qui ne pouvaient
les souffrir, pour s'en délivrer, et ceux qui étaient assez
forts pour les endurer, par la gloire qui flattait leur orgueil
d'avoir résisté aux plus rudes peines ; mais on ajouta que, s'il
s'agissait de tirer de l'âme d'une femme damnée la vérité par
force de tourments, on y perdrait sa peine, vu que son obstination
à résister à son devoir, étant déjà invincible durant sa vie,
se trouverait encore confirmée et endurcie en enfer. C'est pourquoi
il fut résolu, à la pluralité des voix, qu'on députerait un de
la troupe en l'autre monde, pour y voir de ses propres yeux la
vérité de ce qui s'y passait.
Mais personne ne s'offrant pour cet emploi, on tira au sort,
et il tomba sur Belfégor, l'un des principaux ministres de cette
cour, et qui, d'archange avant sa chute du ciel, était devenu archidiable.
Il ne prit cette commission qu'à regret ; mais il fut
contraint d'obéir, et s'engagea à pratiquer et faire exactement
tout ce qui avait été résolu dans le conseil. Il avait été ordonné
que celui qui serait député recevrait du trésor cent mille ducats
pour aller sur la terre en forme humaine, et qu'étant là il prendrait
une femme, avec laquelle il serait obligé de tenir ménage
durant dix ans, au bout desquels, feignant de mourir, il abandonnerait
son corps et viendrait rendre compte à ses supérieurs
de l'expérience qu'il aurait faite des fatigues et des peines du
mariage. On lui déclara encore que pendant tout ce temps il serait
soumis à toutes les disgrâces, à toutes les passions et à toutes
les faiblesses d'esprit auxquelles les mortels sont sujets,
même à l'ignorance, à la pauvreté et à la perte de la liberté, à
moins qu'il ne s'en sût défendre par la force ou par adresse. Belfégor
vint en ce monde ayant accepté ces conditions et reçu l'argent,
et s'étant promptement mis en équipage, il arriva à Florence
avec une suite magnifique. Il y fut reçu avec beaucoup de
courtoisie, et il y établit son domicile par préférence à toutes les
autres villes de la terre, comme celle qu'il jugea plus propre à
faire valoir son argent et où l'usure se pratique le mieux. Il se fit
appeler Rodéric de Castille, et se logea près du bourg de Tous
les Saints ; et afin qu'on ne s'arrêtât pas à s'informer plus amplement
de sa qualité, il déclara qu'il était Espagnol, d'une naissance
assez médiocre ; mais qu'ayant voyagé en Syrie, il avait
négocié dans la ville d'Alep, où il avait gagné tout son bien, et
que, s'étant voulu retirer, il était venu en Italie, résolu de s'y
établir et de s'y marier, comme étant un pays plus poli que l'Asie
et plus conforme à son humeur. Comme il s'était fait un corps à
sa manière, il était beau et de bonne mine ; il paraissait être à la
fleur de son âge ; et ayant dans peu de jours fait connaissance
avec les principaux de la ville et fait montre de ses richesses et
de sa libéralité, témoignant à tout le monde une extrême honnêteté
et une grande douceur, plusieurs des nobles qui avaient peu
de biens et beaucoup d'enfants s'empressèrent de le caresser et
de rechercher son alliance ; mais il préféra à toutes les autres
femmes Honorie, fille d'Améric Donati, une des plus belles de
Florence, et qu'il crut mieux lui convenir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire