mercredi 26 septembre 2012

LE DEMON MARIE (3e partie)


Honorie n'en demeura pas là : elle voulut jouer et recevoir
des joueurs chez elle ; il en vint beaucoup de tout sexe, de tout
âge et de toutes qualités ; le bon accueil qu'elle leur fit, et son
peu d'adresse au jeu, les attira. Elle perdait presque toujours, et
souvent de grosses sommes ; à cela elle joignait de fréquents
cadeaux et des repas magnifiques, ce qui consuma beaucoup au
pauvre Rodéric, car ses revenus n'y suffisaient pas. Sa patience
fut encore la même sur ce chapitre ; il n'en osait rien témoigner,
et s'il lui échappait d'en toucher quelque chose dans leur
conversation particulière, c'était une querelle aussi forte que sur
le chapitre de la jalousie. « Quoi ! disait Honorie, blâmer mon
jeu, qui m'attire tant d'honnêtes gens, et où je gagne beaucoup !
Veut-il donc me traiter en petite bourgeoise et me renfermer
dans une chambre noire ? Ce divertissement innocent, dont je
ne me soucie, ne l'admettant que par complaisance, empêche-til
que je ne veille sur ma famille et sur les affaires domestiques ?
Trouvera-t-on une maison à Florence mieux réglée que la nôtre,
et où toutes choses soient mieux en ordre, et le tout par mes
soins ? Aimerait-il mieux que je fisse l'amour comme telle et
telle (notamment plusieurs dames de sa ville, plus honnêtes
qu'elle, et dont néanmoins elle déchirait impitoyablement la
réputation) ? » C'est l'humeur des joueuses, lesquelles, pour
élever leur conduite sur celle des femmes qui sont assez sages
pour n'aimer pas le jeu, les accusent de galanterie, leur maxime étant
 qu'une femme doit jouer ou faire l'amour.

 Mais celles qui étaient les plus maltraitées par Honorie étaient les amies de
Rodéric : car la jalousie, se joignant à l'inclination maligne de
médire, ajoutait à leur égard tout ce que la fureur lui pouvait
inspirer. Elle n'épargnait pas même ses proches parentes qui
croyaient devoir quelque affection et de la confiance à Rodéric,
à cause de l'alliance ; c'était contre celles-là qu'elle se déchaînait
davantage. Un jour qu'étant à table avec son mari, elle avait entamé
cette matière avec tant de véhémence, et qu'elle parlait
contre une de ses parentes comme une dissolue et qui n'avait
nulle pudeur, avec des circonstances, lesquelles, bien que fausses
et inventées, ne laissaient pas de faire horreur : « Mais, Madame,
lui dit son mari, peut-on penser ce que vous dites de son
prochain, sans en avoir aucune preuve ? Est-ce par votre expérience
que vous jugez si mal de la vertu de votre sexe ? On ne
devrait soupçonner autrui que des faiblesses dont on est capable
: pensez-vous que Dieu vous ait favorisée d'un privilège spécial
? Et quand vous voulez qu'on le croie prodigue de chasteté
envers vous, est-il à présumer qu'il en soit avare envers les autres
femmes ? » Honorie, révoquant à injure ce qu'on venait de
lui dire, s'échappa contre son mari d'une force à perdre toute
considération ; elle lui dit qu'il soutenait toujours le mauvais
parti ; que c'était une preuve qu'il aimait la débauche, et qu'il
avait de mauvaises habitudes avec celle dont elle avait parlé ;
qu'elle les ferait repentir tous deux ; qu'elle publierait partout
leur commerce.

 Et Rodéric, ne pouvant plus souffrir que l'innocence
de cette dame fût plus longtemps outragée, la pria de se
taire, et d'un ton ferme ajouta que la vertu de la dame était sans
reproche ; qu'il n'endurerait pas qu'elle fût ainsi maltraitée par
le poison de la médisance ; qu'elle valait plus qu'Honorie, laquelle
il croyait elle-même si faible, que, si sa vertu n'était à
l'abri de son peu de mérite, son honneur serait de longtemps
plus ébranlé que de raison ; qu'elle était un tyran sans miséricorde,
qui exigeait un tribut de patience des gens qui lui en devaient
le moins. Il n'en fallait pas tant pour porter la fureur de
cette femme jusqu'au dernier excès : elle leva la main contre son mari,
 qui évita le coup ; mais elle lui jeta certain meuble par la
tête qui l'atteignit un peu. Il ne put endurer cette dernière insulte
sans repousser l'injure, et il allait se venger, peut-être assez
rudement, lorsqu'un voisin, qui vivait familièrement avec
eux, survint inopinément. Rodéric s'arrêta à sa vue, et fit même
signe à Honorie de se taire ; mais c'était le moyen de la faire
crier davantage. Elle déclama de nouveau contre son mari ; elle
l'accusa de l'avoir battue ; elle inventa mille faussetés pour le
décrier, et enfin elle ne se tut qu'à faute d'haleine, qui lui manqua
plutôt que sa rage, et qui la fit retirer.
Ce voisin officieux n'approuva pas ces clameurs ; mais, ne
pouvant s'empêcher de croire quelque chose de ce qu'elle avait
supposé, il entra dans ses intérêts et disposa aisément Rodéric à
la paix, de peur du scandale, qu'il craignait, et qui aurait infailliblement
suivi une aventure aussi surprenante.

Honorie ne fut pas si traitable ni si timide ; elle aimait à
scandaliser son mari et à le traduire en ridicule ; elle en vint à
bout, et dans peu de temps tout le quartier se divertit de cette
querelle, plaignant la femme, qu'on supposait avoir été battue,
et blâmant Rodéric d'avoir osé la frapper.
Il y eut pourtant enfin quelque réconciliation, et Rodéric,
agissant de bonne foi, en usa selon sa coutume, c'est-à-dire
comme le meilleur mari du monde, souffrant tout et ne disant
rien. Cette méchante femme en abusa plus que jamais, et résolut
de s'enrichir avec ses parents aux dépens du bon homme.
Elle commença par lui enlever toutes ses pierreries et sa
vaisselle d'argent ; après cela elle divertit ses meubles les plus
précieux, dont il ne savait ni le nombre ni l'importance ; et enfin,
le flattant pour le mieux tromper, elle lui inspira de fournir
à deux de ses frères les moyens d'entreprendre un grand commerce
sur mer, lequel n'est pas défendu à la noblesse de Florence
; elle lui fit entendre qu'il serait cause de leur fortune,
et qu'il augmenterait en même temps la sienne, puisqu'il aurait
part au profit. Elle l'obligea encore à fournir à ses soeurs de quoi
les marier, alléguant que son père, qui n'avait pas trop de bien,
ne pouvait pas se résoudre à les doter durant sa vie, de crainte
de manquer des choses nécessaires à sa subsistance ; mais que
Rodéric trouverait après sa mort de quoi se dédommager avantageusement
de ses avances, et que ce n'était qu'un argent prêté,
qui serait fidèlement rendu.

Les deux frères furent pareillement mis en état de trafiquer
sur mer ; il leur équipa à chacun un vaisseau, et chargea sur l'un
et sur l'autre de riches marchandises : le premier fut dépêché au
Levant, et l'autre vers le Ponent1, et ce fut là principalement que
la meilleure partie de son bien fut employée.
Cependant Honorie ne rabattait rien de son orgueil et de sa
vanité ordinaires ; elle changeait de meubles et d'habits plus de
douze fois l'année ; ce n'était que festins et que régals chez lui,
mais particulièrement au temps du carnaval, et aux fêtes qu'on
célèbre à Florence en l'honneur de saint Jean-Baptiste, lorsque
tout le monde, et surtout les gens de qualité et les riches, font
des dépenses considérables à régaler leurs amis. Honorie voulait
surpasser tous les autres en magnificence, et par conséquent
en dépense, ce qui le consuma peu à peu ; mais il aurait trouvé
en cela moins d'amertume s'il avait pu avoir une paix domestique
et attendre en repos le temps de sa décadence, ce que Honorie
lui refusa toujours, devenant de plus en plus insupportable
et intraitable.


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