vendredi 21 septembre 2012

LE DEMON MARIE (2e partie)


Le seigneur Donati était sans doute d'une très-noble famille,
et fort considéré dans sa ville ; mais, ayant encore trois
autres filles, aussi prêtes à marier que leur aînée, et trois fils
hommes faits, on peut dire qu'il était très-pauvre par rapport à
sa qualité et au rang qu'il était obligé de tenir, et par sa nombreuse
famille.
Rodéric n'oublia rien pour rendre ses noces pompeuses et
magnifiques ; tout y fut éclatant et splendide, et la fête en fut
très-galante ; et comme, suivant la loi à lui imposée, il devait

être sujet à toutes les passions des hommes, il eut l'ambition de
rechercher les honneurs et les applaudissements publics. Il était
avide de louanges ; il aimait le faste, et cette passion lui fit faire
de grandes dépenses.

 D'autre part, il prit tant d'amour pour
Honorie, qu'il ne pouvait vivre sans elle, et s'il la voyait triste ou
mécontente, c'était assez pour le désespérer. Elle avait porté
dans la maison de son mari, avec sa noblesse et sa beauté, un
orgueil si insolent, que celui de Lucifer même n'était rien en
comparaison ; et Rodéric, qui avait éprouvé l'un et l'autre, trouvait
que celui de sa femme l'emportait de beaucoup ; mais cet
orgueil alla bien plus loin quand elle s'aperçut que Rodéric l'aimait
éperdument : elle se mit en tête de le gouverner absolument,
et de se donner une autorité sans mesure ; elle lui commandait
donc de faire les choses les plus difficiles, ou de s'abstenir
des plus agréables ; et sans avoir ni compassion ni respect
pour lui, s'il s'avisait de lui refuser quoi que ce fût, elle l'accablait
d'injures et d'outrages, à quoi elle joignait un mépris si déclaré
que le pauvre diable en mourait de chagrin.

Ce ne fut pas tout : pour le gourmander davantage, elle feignît
d'en être jalouse ; mais la feinte dura peu, parce qu'elle le
devint tout de bon. Rodéric était assez solitaire ; il sortait peu,
méprisant les divertissements vulgaires, auxquels il préférait
l'étude et la lecture ; il était officieux, et, s'intriguant dans les
affaires de ses amis, il accommodait leurs différends et leur
donnait de bons conseils pour finir leurs procès. On pouvait dire
de lui, sans mentir, que c'était un bon diable.
Cette conduite attirait chez lui force gens de toutes qualités
et de tout sexe ; il y venait des veuves, il y venait des religieux, il
y venait des gens d'affaires. Honorie était incessamment aux
écoutes, voulant savoir tout ce qui se passait ; elle avait même
fait percer la porte du cabinet de Rodéric, afin de voir ceux ou
celles qui conversaient avec lui ; mais le trou en était presque
imperceptible ; il n'était su que d'elle.
Par cet endroit elle pouvait
entrevoir ce qui se passait, ou entendre quelque chose
 des conversations, qu'elle tournait toujours en mauvaise part, quelque
innocentes qu'elles fussent ; et, non contente de cette impertinente
curiosité, qu'on ne saurait trop condamner en une
femme, elle avait l'impudence de déclarer à son mari qu'elle
avait vu et ouï tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait dit, et de
lui faire là-dessus son procès sans miséricorde, sans vouloir
écouter ses raisons ; et plus le bonhomme s'efforçait de se justifier,
plus elle le déclarait coupable, abusant ainsi de sa bonne foi
et de sa patience.
Comme il est difficile qu'en écoutant de la sorte on puisse
bien entendre tout ce qui se dit et connaître l'intention de ceux
qui parlent, Honorie en soupçonnait plus qu'elle n'en comprenait
; et comme son mauvais naturel la portait à de malicieuses
explications, elle crut tout de bon que son mari manquait à la foi
conjugale, ce qu'elle crut encore avoir reconnu à d'autres marques
; mais ne sachant à qui appliquer ses soupçons, elle mit
toute son étude à découvrir les intrigues maritales, et n'y épargna
ni soin ni dépense. Pour cet effet elle tâcha de gagner tous
les domestiques pour observer Rodéric, et disposa même un de
ses frères pour l'accompagner partout, sous prétexte de lui faire
honneur, afin qu'il ne pût faire un pas ni un mouvement dont
elle ne fût informée.

Le frère ni les domestiques ne purent jamais rien découvrir
de ce qu'elle souhaitait ; la conduite de Rodéric était sage, et il
se comporta toujours si honnêtement en leur présence, qu'ils ne
purent se dispenser d'en faire de louables rapports. Les démons
sont chastes naturellement, et celui-ci, quoique soumis aux passions
humaines, n'eut jamais de faible du côté de l'amour que
pour sa femme. Honorie ne fut pas satisfaite du rapport de son
frère, ni de celui des domestiques ; elle crut qu'ils étaient négligents
ou gagnés par son mari : cela fut cause qu'elle rompit avec
ce frère, et qu'elle chassa tous les domestiques, en la présence
même de Rodéric, qui n'eut jamais la force de révoquer ce bannissement,
quoique injuste, et que, parmi les domestiques,
 ils'en trouvât de bons et de fidèles, tant il craignait d'irriter cette
femme, qui le bravait impunément. Les démons mêmes qu'il
avait amenés avec lui pour le servir en forme humaine, comme
domestiques affidés, furent si mal traités et si longtemps, qu'ils
quittèrent comme les autres, et aimèrent mieux retourner en
enfer que de demeurer avec elle. Le changement de domestiques
donna lieu à d'autres ombrages et à d'autres querelles, si
l'on peut appeler ainsi une persécution où la femme insultait
incessamment, et le mari souffrait tout sans rien dire. Elle voulut
gagner à elle le monde nouveau qu'elle avait fait ; la première
leçon qu'elle leur donnait était d'être toujours de son parti
contre son mari, de ne rien faire de ce qu'il commanderait sans
qu'elle l'eut examiné et permis, et de prendre garde à ses déportements,
dont elle voulait être informée sur-le-champ, à peine
d'être chassés. C'était autant d'espions qu'elle voulait avoir auprès
de ce pauvre mari, dont elle disait tout le mal qu'elle pouvait,
se plaignant toujours et n'étant contente d'aucune démarche
qu'il pût faire.
Les domestiques, prévenus contre Rodéric, employaient les
premiers jours à observer sa conduite, en laquelle ne voyant
rien que d'honnête et de raisonnable, les plus sages n'en faisaient
aucun rapport à Honorie qui ne fût à sa louange ; cela ne
lui plaisait pas, et lui donnait lieu de les quereller premièrement,
et quelquefois de les battre de ses propres mains, et ensuite
de les chasser honteusement et avec scandale, les accusant
ouvertement, quoique faussement, ou de larcin ou de débauche,
et en secret d'être du parti de son mari, qui les avait gagnés, ce
qu'elle appelait être du mauvais parti et du plus faible.
Les serviteurs ou servantes qui valaient le moins étaient caressés
pourvu qu'ils applaudissent à la dame et qu'ils entrassent
dans ses sentiments, méprisant Rodéric, et disant du mal de
lui ; elle les y forçait même souvent, et d'avouer des choses qu'ils
ne savaient pas, comme s'ils les eussent vues, à peine d'être
chassés comme les premiers ; et l'artificieuse femme,
 qui voulait justifier ses violences et son orgueil auprès de ses parents et de
ses amis, appelait en témoignage devant eux ces serviteurs corrompus,
qui blâmaient la conduite de Rodéric et donnaient gain
de cause à sa femme. Ces gens ne manquaient pas de se prévaloir
des folies de la femme et de la patience du mari ; ils volaient
impunément l'un et l'autre, et dissipaient leur bien avec fureur.
Honorie, s'en apercevant enfin, était contrainte de changer encore
de domestiques, et cela arriva si souvent, qu'en une seule
année elle eut plus de cinquante femmes de chambre différentes,
les unes après les autres, dont les plus vertueuses méritaient
le fouet par les mains du bourreau.


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