mardi 9 octobre 2012

LA BERGERE ET LE RAMONEUR


As-tu jamais vu une très vieille armoire de bois noircie par
le temps et sculptée de fioritures et de feuillages ? Dans un
salon, il y en avait une de cette espèce, héritée d’une aïeule,
ornée de haut en bas de roses, de tulipes et des plus étranges
volutes entremêlées de têtes de cerfs aux grands bois. Au beau
milieu de l’armoire se découpait un homme entier, tout à fait
grotesque ; on ne pouvait vraiment pas dire qu’il riait, il
grimaçait ; il avait des pattes de bouc, des cornes sur le front et
une longue barbe. Les enfants de la maison l’appelaient le
« sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc ».
Évidemment, peu de gens portent un tel titre et il est assez
long à prononcer, mais il est rare aussi d’être sculpté sur une
armoire.
Quoi qu’il en soit, il était là ! Il regardait constamment la
table placée sous la glace car sur cette table se tenait une
ravissante petite bergère en porcelaine, portant des souliers
d’or, une robe coquettement retroussée par une rose rouge, un
chapeau doré et sa houlette de bergère. Elle était délicieuse !
Tout près d’elle, se tenait un petit ramoneur, noir comme du
charbon, lui aussi en porcelaine. Il était aussi propre et soigné
que quiconque ; il représentait un ramoneur, voilà tout, mais le
fabricant de porcelaine aurait aussi bien pu faire de lui un
prince, c’était tout comme.
Il portait tout gentiment son échelle, son visage était rose
et blanc comme celui d’une petite fille, ce qui était une erreur,
car pour la vraisemblance il aurait pu être un peu noir aussi de
visage. On l’avait posé à côté de la bergère, et puisqu’il en était
ainsi, ils s’étaient fiancés, ils se convenaient, jeunes tous les
deux, de même porcelaine et également fragiles.
Tout près d’eux et bien plus grand, était assis un vieux
Chinois en porcelaine qui pouvait hocher de la tête. Il disait
qu’il était le grand-père de la petite bergère ; il prétendait même

avoir autorité sur elle, c’est pourquoi il inclinait la tête vers le
« sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc »
qui avait demandé la main de la bergère.
– Tu auras là, dit le vieux Chinois, un mari qu’on croirait
presque fait de bois d’acajou, qui peut te donner un titre
ronflant, qui possède toute l’argenterie de l’armoire, sans
compter ce qu’il garde dans des cachettes mystérieuses.
– Je ne veux pas du tout aller dans la sombre armoire,
protesta la petite bergère, je me suis laissé dire qu’il y avait làdedans
onze femmes en porcelaine !
– Eh bien ! tu seras la douzième. Cette nuit, quand la vieille
armoire se mettra à craquer, vous vous marierez, aussi vrai que
je suis Chinois. Et il s’endormit.
La petite bergère pleurait, elle regardait le ramoneur de
porcelaine, le chéri de son coeur.
– Je crois, dit-elle, que je vais te demander de partir avec
moi dans le vaste monde. Nous ne pouvons plus rester ici.
– Je veux tout ce que tu veux, répondit-il ; partons
immédiatement, je pense que mon métier me permettra de te
nourrir.
– Je voudrais déjà que nous soyons sains et saufs au bas de
la table, dit-elle, je ne serai heureuse que quand nous serons
partis.
Il la consola de son mieux et lui montra où elle devait poser
son petit pied sur les feuillages sculptés longeant les pieds de la
table ; son échelle les aida du reste beaucoup.

Mais quand ils furent sur le parquet et qu’ils levèrent les
yeux vers l’armoire, ils y virent une terrible agitation. Les cerfs
avançaient la tête, dressaient leurs bois et tournaient le cou, le
« sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc »
bondit et cria :
– Ils se sauvent ! Ils se sauvent !
Effrayés, les jeunes gens sautèrent rapidement dans le
tiroir du bas de l’armoire. Il y avait là quatre jeux de cartes
incomplets et un petit théâtre de poupées, monté tant bien que
mal. On y jouait la comédie, les dames de carreau et de coeur, de
trèfle et de pique, assises au premier rang, s’éventaient avec
leurs tulipes, les valets se tenaient debout derrière elles et
montraient qu’ils avaient une tête en haut et une en bas, comme
il sied quand on est une carte à jouer. La comédie racontait
l’histoire de deux amoureux qui ne pouvaient pas être l’un à
l’autre. La bergère en pleurait, c’était un peu sa propre histoire.
– Je ne peux pas le supporter, dit-elle, sortons de ce tiroir.
Mais dès qu’ils furent à nouveau sur le parquet, levant les
yeux vers la table, ils aperçurent le vieux Chinois réveillé qui
vacillait de tout son corps. Il s’effondra comme une masse sur le
parquet.
– Voilà le vieux Chinois qui arrive, cria la petite bergère, et
elle était si contrariée qu’elle tomba sur ses jolis genoux de
porcelaine.
– Une idée me vient, dit le ramoneur. Si nous grimpions
dans cette grande potiche qui est là dans le coin nous serions
couchés sur les roses et la lavande y et pourrions lui jeter du sel
dans les yeux quand il approcherait.


– Cela ne va pas, dit la petite. Je sais que le vieux Chinois et
la potiche ont été fiancés, il en reste toujours un peu de
sympathie. Non, il n’y a rien d’autre à faire pour nous que de
nous sauver dans le vaste monde.
– As-tu vraiment le courage de partir avec moi, as-tu
réfléchi combien le monde est grand, et que nous ne pourrons
jamais revenir ?
– J’y ai pensé, répondit-elle.
Alors, le ramoneur la regarda droit dans les yeux et dit :
– Mon chemin passe par la cheminée, as-tu le courage de
grimper avec moi à travers le poêle, d’abord, le foyer, puis le
tuyau où il fait nuit noire ? Après le poêle, nous devons passer
dans la cheminée elle-même ; à partir de là, je m’y entends,
nous monterons si haut qu’ils ne pourront pas nous atteindre, et
tout en haut, il y a un trou qui ouvre sur le monde.
Il la conduisit à la porte du poêle.
– Oh ! que c’est noir, dit-elle.
Mais elle le suivit à travers le foyer et le tuyau noirs comme
la nuit.
– Nous voici dans la cheminée, cria le garçon. Vois, vois, làhaut
brille la plus belle étoile.
Et c’était vrai, cette étoile semblait leur indiquer le chemin.
Ils grimpaient et rampaient. Quelle affreuse route ! Mais il la
soutenait et l’aidait, il lui montrait les bons endroits où appuyer
ses fins petits pieds, et ils arrivèrent tout en haut de la
cheminée, où ils s’assirent épuisés. Il y avait de quoi.

Au-dessus d’eux, le ciel et toutes ses étoiles, en dessous, les
toits de la ville ; ils regardaient au loin, apercevant le monde.
Jamais la bergère ne l’aurait imaginé ainsi. Elle appuya sa petite
tête sur la poitrine du ramoneur et se mit à sangloter si fort que
l’or qui garnissait sa ceinture craquait et tombait en morceaux.
– C’est trop, gémit-elle, je ne peux pas le supporter. Le
monde est trop grand. Que ne suis-je encore sur la petite table
devant la glace, je ne serai heureuse que lorsque j’y serai
retournée. Tu peux bien me ramener à la maison, si tu m’aimes
un peu.
Le ramoneur lui parla raison, lui fit souvenir du vieux
Chinois, du « sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc
», mais elle pleurait de plus en plus fort, elle
embrassait son petit ramoneur chéri, de sorte qu’il n’y avait rien
d’autre à faire que de lui obéir, bien qu’elle eût grand tort.
Alors ils rampèrent de nouveau avec beaucoup de peine
pour descendre à travers la cheminée, le tuyau et le foyer ; ce
n’était pas du tout agréable. Arrivés dans le poêle sombre, ils
prêtèrent l’oreille à ce qui se passait dans le salon. Tout y était
silencieux ; alors ils passèrent la tête et… horreur ! Au milieu du
parquet gisait le vieux Chinois, tombé en voulant les poursuivre
et cassé en trois morceaux ; il n’avait plus de dos et sa tête avait
roulé dans un coin. Le sergent-major général se tenait là où il
avait toujours été, méditatif.
– C’est affreux, murmura la petite bergère, le vieux grandpère
est cassé et c’est de notre faute ; je n’y survivrai pas. Et, de
désespoir, elle tordait ses jolies petites mains.
– On peut très bien le requinquer, affirma le ramoneur. Il
n’y a qu’à le recoller, ne sois pas si désolée. Si on lui colle le dos
et si on lui met une patte de soutien dans la nuque,
 il seracomme neuf et tout prêt à nous dire de nouveau des choses
désagréables.
– Tu crois vraiment ?
Ils regrimpèrent sur la table où ils étaient primitivement.
– Nous voilà bien avancés, dit le ramoneur, nous aurions
pu nous éviter le dérangement.
– Pourvu qu’on puisse recoller le grand-père. Crois-tu que
cela coûterait très cher ? dit-elle.
La famille fit mettre de la colle sur le dos du Chinois et un
lien à son cou, et il fut comme neuf, mais il ne pouvait plus
hocher la tête.
– Que vous êtes devenu hautain depuis que vous avez été
cassé, dit le « sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc
». Il n’y a pas là de quoi être fier. Aurai-je ou
n’aurai-je pas ma bergère ?
Le ramoneur et la petite bergère jetaient un regard si
émouvant vers le vieux Chinois, ils avaient si peur qu’il dise oui
de la tête ; mais il ne pouvait plus la remuer. Et comme il lui
était très désagréable de raconter à un étranger qu’il était obligé
de porter un lien à son cou, les amoureux de porcelaine
restèrent l’un près de l’autre, bénissant le pansement du grandpère
et cela jusqu’au jour où eux-mêmes furent cassés.

(Histoire de Hans Christian Andersen)







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