vendredi 19 octobre 2012

L'HOMME AU MASQUE DE FER. Chapitre II: Le chevalier gascon


Le même jour, vers sept heures du soir, la salle principale
de l’hostellerie du Plat d’Étain, située au coeur du charmant
village de Dampierre, était remplie d’une foule de voyageurs qui
s’apprêtaient à faire honneur à la cuisine de maître Eustache
Collin, dont la renommée s’était répandue à plusieurs lieues à la
ronde.
Devant une cheminée dans laquelle flambait un grand feu
de bois, maître Collin, énorme gaillard coiffé d’un bonnet blanc
qui touchait presque au plafond, une louche à la main, imposant
et quasi sacerdotal, surveillait les volailles dodues et déjà à
moitié dorées qui rôtissaient au rythme régulier d’un colossal
tournebroche.
Sa femme, dame Jeanne, encore plus corpulente que lui,
s’agitait, suant, soufflant, et s’évertuant à placer de son mieux
ses chalands qui, en attendant les meilleurs morceaux, se
disputaient les meilleures places !
Tout son monde étant casé, elle se dirigeait vers son
comptoir, afin d’y lamper le verre de vin clairet qu’elle avait si
bien mérité, lorsqu’une voix juvénile s’éleva sur le seuil,
claironnant avec un accent gascon plein de bonne humeur :
– Bonsoir, tout le monde !
Tous les yeux se dirigèrent vers le nouvel arrivant. C’était
un beau garçon de vingt-cinq ans à peine, à la figure à la fois
souriante et énergique, à la bouche bien dessinée sous
une petite moustache, au menton volontaire que marquait à peine la
virgule d’une barbichette. Ses yeux pétillants de malice, sans la
moindre méchanceté, provoquaient immédiatement la
sympathie, tant ils n’exprimaient qu’un désir de plaire à
chacune et d’être bien avec tous.
Dame Jeanne répondit d’un ton cordial :
– Bonsoir, monsieur le cavalier.
Le nouvel arrivant, qui avait dû laisser sa monture à
l’écurie, était botté, éperonné, son costume, formé d’un
justaucorps, s’ouvrait sur une chemise en toile écrue. Son
pantalon, serré à la taille par un ceinturon auquel était attachée
une solide rapière, était d’un gris uniforme qu’il devait
beaucoup plus à la poussière des chemins qu’à sa couleur
naturelle.
La plantureuse hôtelière était beaucoup trop altérée pour
pousser plus loin les politesses préliminaires, et elle continua à
se diriger vers la bouteille, objet de ses légitimes désirs, ce qui
ne parut nullement offusquer le beau jeune homme. Pénétrant
dans la salle, il promena autour de lui un regard circulaire,
cherchant un coin où il pourrait bien s’asseoir.
Comme il n’en trouvait point, il s’approcha d’un jeune
gentilhomme de mise élégante, qui occupait seul une petite
table placée près d’une fenêtre.
– Monsieur, fit le cavalier, se découvrant avec politesse,
serais-je indiscret en vous demandant de bien vouloir me
permettre de m’asseoir en face de vous ?
D’un air hautain, le gentilhomme répliquait :
– Je ne vous connais point, monsieur !

– Souffrez que je me présente : chevalier Gaëtan-Nompar-
Francequin de Castel-Rajac.
Froidement, et répondant à peine au salut de son
interlocuteur, l’homme interpellé ripostait avec un léger accent
italien :
– Comte Julio Capeloni, de Florence.
– Un beau pays, déclarait Gaëtan, de plus en plus aimable.
Je n’y suis jamais allé, mais j’ai ouï-dire par mon aïeul paternel,
qui y avait quelque peu guerroyé, que Florence était une des
plus belles villes du monde.
Ce compliment parut impressionner favorablement
Capeloni, car il reprit :
– Moins belle que votre Paris, monsieur le chevalier,
puisqu’il sait si bien attirer à lui les habitants des pays les plus
reculés du monde.
– Monsieur le comte, reprenait Castel-Rajac, je crois
qu’après cet échange de politesses, nous sommes destinés à
nous entendre le mieux du monde. Voilà pourquoi je me
permets de vous renouveler la demande que je viens d’avoir
l’honneur de vous adresser… Voulez-vous m’accepter comme
voisin de table ? Vous m’obligeriez infiniment, car je viens de
faire vingt lieues à francs étriers… Je meurs de faim, je crève de
soif, et cela doit suffire pour que vous ayez pitié de moi.
Gagné par l’entrain du jeune Gascon qui semblait incarner
si richement toutes les qualités de sa race, Capeloni, d’un geste
gracieux, l’invita à s’asseoir en face de lui.


Et, frappant sur la table, il lança sur le ton d’un familier de
la maison :
– Hé là ! dame Jeanne, il vous arrive de province un jeune
loup qui a les dents longues. Il s’agit de le rassasier au plus vite
car, sans cela, il est capable de vous dévorer toute crue…
Dame Jeanne, qui avait eu le temps d’avaler non pas un,
mais trois verres de vin, s’approcha aussitôt de son hôte, qui
devait être un client important, car, tout de suite, elle dit avec
un empressement qui n’était pas précisément dans ses
habitudes :
– Que faut-il servir à ce monsieur ?
Immédiatement, Castel-Rajac répliquait :
– Tout ce que vous avez de meilleur.
Et, frappant sur sa ceinture, il ajouta :
– J’ai de quoi vous régler la dépense. Je viens de faire un
héritage… celui d’un oncle qui m’a laissé… cent pistoles.
Rassurée, dame Jeanne s’en fut aussitôt donner ses ordres
à l’une des jeunes servantes chargées de répartir la boisson et
les vivres entre tous ces ventres affamés qu’il s’agissait de
satisfaire. Moins de trois minutes après, devant un verre rempli
d’un petit vouvray clair comme un rayon de soleil, Gaëtan-
Nompar-Francequin de Castel-Rajac attaquait vigoureusement
une énorme tranche de pâté en croûte.
L’Italien, qui en était déjà à la moitié de son repas,
regardait le Gascon dévorer avec une expression de sympathie
évidente.


– Alors, mon cher chevalier, fit-il au bout d’un instant,
vous êtes venu uniquement à Paris dans le but d’y faire ripaille ?
– Oui et non ! éluda le jeune homme.
– Cela m’étonnait aussi qu’un gentilhomme de votre allure
s’amusât à faire plus de cent cinquante lieues à cheval pour
venir y manger et y boire quelques dizaines de pistoles !
– Mordious, vous avez raison ! approuvait l’excellent
Gaëtan, qui vida d’un trait son verre de vin.
Le comte le remplit aussitôt et, élevant le sien, qu’il n’avait
pas encore approché de ses lèvres, il dit :
– Chevalier, buvons à nos amours !
– Aux vôtres ! rectifia Gaëtan.
– Aux vôtres aussi, insista son voisin de table.
Avec une naïveté non feinte, le jeune cavalier s’exclamait :
– Ah ça ! comment avez-vous deviné que j’étais amoureux ?
– D’abord parce qu’à votre âge, et avec votre tournure, on
l’est toujours.
– À mon âge, oui, mais… quant à ma tournure… je crois
que, mon cher comte, vous me flattez un peu trop… Je ne suis
qu’un gentilhomme campagnard qui, jusqu’alors, ayant toujours
vécu au fond de sa province, ignore les grandes manières de la
Cour et surtout l’art de parler aux femmes.
– Je suis sûr, au contraire, protestait l’Italien, que vous ne
comptez plus vos succès !

– Alors, mon cher chevalier, fit-il au bout d’un instant,
vous êtes venu uniquement à Paris dans le but d’y faire ripaille ?
– Oui et non ! éluda le jeune homme.
– Cela m’étonnait aussi qu’un gentilhomme de votre allure
s’amusât à faire plus de cent cinquante lieues à cheval pour
venir y manger et y boire quelques dizaines de pistoles !
– Mordious, vous avez raison ! approuvait l’excellent
Gaëtan, qui vida d’un trait son verre de vin.
Le comte le remplit aussitôt et, élevant le sien, qu’il n’avait
pas encore approché de ses lèvres, il dit :
– Chevalier, buvons à nos amours !
– Aux vôtres ! rectifia Gaëtan.
– Aux vôtres aussi, insista son voisin de table.
Avec une naïveté non feinte, le jeune cavalier s’exclamait :
– Ah ça ! comment avez-vous deviné que j’étais amoureux ?
– D’abord parce qu’à votre âge, et avec votre tournure, on
l’est toujours.
– À mon âge, oui, mais… quant à ma tournure… je crois
que, mon cher comte, vous me flattez un peu trop… Je ne suis
qu’un gentilhomme campagnard qui, jusqu’alors, ayant toujours
vécu au fond de sa province, ignore les grandes manières de la
Cour et surtout l’art de parler aux femmes.
– Je suis sûr, au contraire, protestait l’Italien, que vous ne
comptez plus vos succès !

– Quelques mots d’abord sur moi. Oh ! ce ne sera pas long,
car je suis de ceux qui, à vingt-cinq ans, n’ont pas de bien
longues histoires à conter. Je suis le fils unique du baron de
Castel-Rajac, ancien page, puis écuyer de Sa Majesté Henri IV,
et qui, depuis l’arrivée au pouvoir de Son Éminence le cardinal
Richelieu, vit retiré dans son manoir, si tant est qu’on puisse
appeler ainsi la pauvre maison à moitié en ruine qui, avec trois
maigres fermes, quelques vignes, un étang et un bois de
cinquante arpents constitue tout son patrimoine, destiné à
devenir le mien, le plus tard possible, si Dieu daigne le vouloir !
» Ma mère passe son temps à s’occuper des soins de la
maison, à prier dans l’église du village, à visiter les malheureux
et à les soulager de ses soins les plus touchants, en même temps
que de ses maigres aumônes. C’est donc vous dire que j’ai été
élevé devant un horizon beaucoup trop étroit pour être
tourmenté par des ambitions très vives.
» Dans mon enfance, cependant, émerveillé par les récits
de mon aïeul, de mon père et de leurs compagnons d’armes, je
rêvais d’être à mon tour soldat, officier, et de me battre pour
accomplir, moi aussi, de vaillantes prouesses. J’avais, tout
jeune, appris à monter à cheval avec un ancien écuyer du brave
Crillon, et les armes avec un vieux maître qui vivait retiré dans
notre pays et se targuait, à juste titre, d’avoir appris l’art de tuer
son prochain aux plus illustres capitaines de ce temps. C’est
ainsi que je devins un cavalier assez solide et un escrimeur, ma
foi, tout aussi bon qu’un autre.
» Lorsque, ayant atteint ma dix-septième année, je fis part
à mes parents de mon projet de m’enrôler dans les armées de Sa
Majesté, mon père s’y opposa, sous prétexte que, n’ayant
aucune protection à la Cour, quelle que fût ma valeur, je
risquais fort de végéter dans les grades subalternes.

» Peut-être aurais-je passé outre à la volonté paternelle,
mais je ne pus résister aux larmes de ma mère, qui m’adjura si
tendrement de renoncer à mon projet, que je lui cédai et que je
restai au pays, me contentant de guerroyer contre les chevreuils,
les cerfs, les sangliers et les loups.
» Je vécus ainsi, non dans la joie, mais sans ennui,
dépensant mes forces en courses, en galopades, en exercices de
toutes sortes, jusqu’au jour où, sur la grande route d’Agen, j’eus
l’occasion, une nuit, de dispenser un coup d’épée à trois ou
quatre vauriens – je ne sais combien au juste – qui avaient eu
l’audacieuse insolence de s’attaquer à un carrosse dans lequel se
trouvait une jolie voyageuse évanouie.
– Voici le roman qui commence, souligna l’Italien.
Castel-Rajac, qui avait profité de cette interruption pour
vider un nouveau verre de vin, reprenait :
– En effet ! Et quel roman ! Le cocher et les laquais de ma
belle inconnue, qui avaient tous été plus ou moins blessés au
cours d’une rencontre où ils ne paraissaient point avoir déployé
des prodiges de valeur, se lamentaient, incapables de porter
secours à leur maîtresse. Je me précipitai vers elle et je me
demandais comment j’allais bien m’y prendre pour la ramener à
la vie, lorsque ses yeux s’ouvrirent ! Mordious ! quels yeux !… à
faire damner un évêque ! Me prenant sans doute pour l’un de
ses agresseurs, elle me supplia, d’une voix que j’entendrai
toujours :
» – Faites de moi ce que vous voudrez, mais laissez-moi la
vie !
» – Madame, répondis-je à l’adorable créature, que sa
frayeur rendait encore plus aguichante, croyez que je n’ai
nullement l’intention d’abréger vos jours ; je ne demande,
au contraire, qu’à vous servir. Je suis le chevalier de Castel-Rajac ;
je dépose à vos pieds l’hommage de mon respect et de mon
dévouement le plus absolu.
» La voyageuse, visiblement rassurée par ces paroles,
répliqua :
» – Monsieur, je vous sais gré de votre attitude si
courageuse. Je tiens donc à vous en exprimer tout de suite ma
reconnaissance. Et puisque vous me l’offrez si galamment, puisje
vous demander de rallier mes gens et de me conduire
jusqu’au village le plus rapproché, où je pourrai trouver un
gîte ?
» Je ne pouvais qu’acquiescer à une telle requête.
» Je ne vous cacherai pas, mon cher comte, que j’étais déjà
follement amoureux de mon exquise inconnue. Je fis donc ce
qu’elle me demandait. Je ravivai le courage de ses serviteurs, je
convainquis le cocher de reprendre ses chevaux en mains et les
deux laquais de regagner leur place à l’arrière du carrosse, et,
sautant en selle, je conduisis sans encombre mon adorable
voyageuse jusqu’au village de Saint-Marcelin, situé à une demilieue
de là, où il y avait une hostellerie qui, sans être aussi
accueillante que celle-ci, n’en offrait pas moins un gîte
convenable.
» Je réveillai les tenanciers que je connaissais, et qui
s’empressèrent de mettre leur meilleure chambre à la
disposition de la jeune femme dont la richesse de l’équipage ne
pouvait que favorablement disposer les patrons du Faisan d’Or.
» Je l’aidai à descendre de carrosse. Lorsqu’elle posa sa
main sur mon poignet, je sentis comme un frisson me parcourir.
Alors, elle me regarda. J’en fus comme étourdi, grisé, car il
venait d’allumer en moi un incendie aussi subit que dévorant et,

dans un geste spontané et respectueux, je lui saisis la taille et
l’attirai vers moi.
» À peine avais-je esquissé ce mouvement que je le
regrettai : car j’étais persuadé que j’allais être repoussé ; mais il
n’en fut rien… Elle me sourit, au contraire. Ah ! mordious ! ce
sourire… Il acheva de m’affoler à un tel point que ma bouche
s’approcha de la sienne et que nos lèvres s’unirent !
» Je dois dire, d’ailleurs, mon cher comte, quitte à passer
pour un fat, que la charmante femme ne fit rien pour éviter ce
baiser.
» Une minute après, je pénétrai avec elle dans l’hostellerie,
et au moment où elle mettait le pied sur la première marche de
l’escalier qui conduisait à sa chambre, elle se tourna vers moi et
me dit à voix basse :
» – Allez m’attendre sous ma fenêtre, allez !
» Je crus que je rêvais. Il n’en était rien car, ayant obéi et
m’étant rendu devant l’hostellerie, je n’attendis pas plus de cinq
minutes pour voir, à la hauteur du premier étage, au-dessus
d’une porte encadrée de pilastres, une baie vitrée s’ouvrir
lentement et laisser apparaître, dans un rayon de lune, la tête
blonde de mon inconnue.
» Elle se livra à une pantomime qui signifiait clairement :
« Tâchez de venir me rejoindre sans que personne s’en
aperçoive. » Ce soir-là, je me sentais de taille à escalader les
murailles les plus hautes. Aussi, fût-ce pour moi un jeu d’enfant
de grimper le long d’un des pilastres jusqu’à la baie derrière
laquelle le bonheur semblait m’être promis.
» Mes prévisions se réalisèrent bien au-delà de mes
espérances !

» Quelle était cette femme, me demandez-vous, n’est-ce
pas ? Je ne saurais vous le dire, car non seulement elle refusa de
me révéler son nom, mais elle me fit jurer de ne pas interroger
ses serviteurs à ce sujet et de respecter son incognito.
» Nous dûmes nous séparer quand le soleil se leva. Je
repartis par le même chemin et je rentrai chez moi, ravi de cette
aventure à laquelle, cependant, je n’attachais pas une excessive
importance. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle avait
pris une place tellement importante dans ma vie, qu’elle allait la
bouleverser de fond en comble.
» En effet, mon entrevue avec la mystérieuse femme avait
laissé en moi une empreinte telle que, désormais, je ne rêvais
plus qu’à elle, si bien que je tombai dans un état d’ennui et
bientôt de chagrin tel que ma mère, sans se douter de la raison
pour laquelle je me morfondais et dépérissais ainsi, fut la
première à me conseiller de partir en voyage, afin de me
distraire et de retrouver cette gaieté qui, ainsi qu’elle me le
disait, mettait du soleil partout où je passais. »
L’Italien, qui semblait de plus en plus intéressé par
l’histoire que le jeune Gascon narrait avec son impétuosité
habituelle, demanda :
– Sans doute avez-vous cherché à retrouver la trace de
votre belle inconnue ?
– Parbleu ! Si je lui avais promis sur l’honneur de ne point
interroger ses gens, je n’avais point juré de me montrer aussi
discret envers les hôteliers. Dès le lendemain, je me rendais à
Saint-Marcelin, et j’interrogeai la patronne du Faisan d’Or, qui
me déclara qu’à certains propos qu’elle avait surpris entre le
cocher et l’un des laquais, leur maîtresse devait être une très
grande dame de la Cour, qui, exilée par le cardinal de Richelieu,

voyageait en nos lointaines provinces afin de tuer le temps, ou…
pour tout autre motif !
» Ces renseignements ne suffirent point à ma curiosité, et
je me mis à battre les environs et à m’informer de toute part.
» J’appris alors, monsieur le comte, la chose la plus
extraordinaire, la plus inouïe, la plus invraisemblable… Ça, par
exemple, je ne vous le dirai jamais.
– Et si je vous le disais, moi ? dit assez énigmatiquement
l’Italien.
– Ah ça ! vous êtes donc sorcier ?
– Et qui sait ?
– Voyons un peu !
Se rapprochant de son interlocuteur et baissant
discrètement la voix, Capeloni murmura :
– Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse !
Gaëtan eut un sursaut, qui était un aveu. Et, littéralement
ahuri, il reprit, avec un accent de savoureuse candeur :
– Ça, par exemple, je me demande comment vous avez
pu… ?
Puis, se reprochant déjà d’en avoir trop dit, il voulut
protester :
– Vous vous trompez, mon cher comte, ce n’est point…
D’un geste amical, l’Italien l’interrompit, tout en disant :




– Que diriez-vous si je vous conduisais près d’elle ?
Cette fois, entièrement désarmé, Castel-Rajac balbutia :
– Vous vous moquez de moi…
– Nullement, mon cher chevalier. Vous m’inspirez, au
contraire, une très vive sympathie, et je vous rendrai d’autant
plus volontiers le service de vous conduire près de la dame de
vos pensées que je sais pertinemment que votre présence ne lui
sera nullement désagréable.
– Comment, elle vous a dit !…
– Rien, mais je sais, par une mienne amie à laquelle elle ne
cache rien, qu’elle a gardé de son aventure à l’hostellerie du
Faisan d’Or un souvenir des plus agréables.
– Ah ! mon cher comte, s’écria Gaëtan, débordant
d’enthousiasme, béni soit le ciel qui m’a fait vous rencontrer
dans cette maison ! Sans vous, je crois que je n’eusse jamais osé
aborder de front celle à qui, depuis près d’un an, je ne cesse de
penser nuit et jour, à un tel point que, dès que j’ai su qu’elle
était revenue dans ce pays, je n’ai eu de cesse de la revoir ! Et
vous dites que vous pourriez me conduire jusqu’à elle ?
– Le plus facilement du monde.
– Ah ! mon cher comte, je vous en garderai une
reconnaissance qui ne finira qu’avec moi-même.
– C’est pour moi un vif plaisir que d’obliger le si galant
chevalier que vous êtes.

– Seul, sans votre secours, déclarait le jeune Gascon avec
une teinte de mélancolie charmante, je n’aurais jamais osé
reparaître devant elle et encore moins lui adresser la parole.
» Je me serais contenté de rôder aux alentours de son
château, de m’efforcer d’apercevoir de loin son inoubliable
silhouette, d’entendre l’écho de sa voix et de revivre en illusion
l’heure unique du paradis que j’ai vécue près d’elle et qui s’est
envolée de ma vie, sans espoir de retour. Grâce à vous, je puis
espérer encore. Peut-être mieux, je vais la revoir de loin, lui
parler, et qui sait, goûter encore la saveur de son baiser.
– Et pourquoi pas ? déclara gaiement l’Italien.
– Alors, quand aurai-je la joie que vous me promettez ?
– Dès ce soir !
– Est-ce possible ?
– J’en ai la conviction.
Bouillant d’impatience, le jeune Gascon s’écria :
– Alors, partons tout de suite.
– Si vous le voulez, accepta aussitôt le comte Capeloni, qui
semblait disposé à favoriser de son mieux les ardeurs de son
compagnon.
Déjà, celui-ci appelait la servante pour lui régler son repas,
mais l’Italien l’arrêta, en disant :
– Souffrez que cela soit moi qui vous régale.
– Ah ! je n’en ferai rien, c’est moi, plutôt, qui veux…

– Je vous en prie, insista l’Italien, ne me privez pas de vous
offrir votre souper. Grâce à vous, je viens de rencontrer sur ma
route un vrai gentilhomme de France qui, je l’espère, ne va pas
tarder à devenir mon ami.
– Il l’est déjà, déclarait Castel-Rajac avec élan.
L’Italien régla les deux repas et sortit avec Gaëtan dans la
cour de l’hostellerie. Là, il dit à ce dernier :
– Veuillez m’attendre ici pendant une heure environ. Si,
comme j’en suis persuadé, la duchesse consent à vous recevoir,
je vous enverrai un émissaire qui vous conduira jusqu’à elle.
– Et si elle refuse ? interrogeait Gaëtan, déjà inquiet.
– Elle ne refusera pas, heureux coquin ! répondit l’Italien,
en partant d’un franc éclat de rire !












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