mardi 16 octobre 2012

L'HOMME AU MASQUE DE FER: 1ere partie: L'enfant du mystère. (Chapitre premier: La surprise du cardinal)


À l’époque où commence cette histoire, c’est-à-dire au
début du printemps de l’année 1637, le cardinal de Richelieu
avait atteint l’apogée de sa puissance.

Déjà gravement atteint par la maladie qui devait quelques
années plus tard le conduire au tombeau, on eût dit qu’il n’avait
plus qu’à se reposer sur ses lauriers encore rouges du sang des
victimes qu’il avait cru devoir immoler pour le triomphe de ses
idées et de sa cause.

Il n’en était rien. Jamais encore le grand cardinal n’avait
déployé, mais en secret cette fois, une activité plus fébrile ; car
jamais encore, peut-être, aucun problème aussi troublant ne
s’était posé à son esprit, sous la forme de cette question :

– Que va devenir la couronne de France ?

La reine Anne d’Autriche, en effet, n’avait pas encore
donné d’héritier à la couronne. Or les médecins avaient déclaré
qu’elle n’était point stérile et qu’elle était, au contraire, capable
d’avoir de beaux et nombreux enfants.

C’était donc le roi, qu’il fallait rendre responsable de cette
non-paternité qui préoccupait si vivement l’homme rouge, tant
il redoutait, faute d’héritier direct de la couronne, de voir son
ennemi le plus acharné, Gaston d’Orléans, succéder à son frère.

Richelieu avait beau imaginer les projets les plus divers, il
ne trouvait aucune solution à un état de choses qui ne pouvait
que se résoudre par sa propre perte, et par la ruine de toute sa
politique.


Ce jour-là, Richelieu, suivant son habitude, se promenait,
après son frugal repas de midi, dans les splendides jardins de sa
résidence de Rueil située à deux lieues environ de Paris.

Toujours escorté de ses gardes, car, depuis qu’il avait failli,
un soir, sur la route de Saint-Germain, être enlevé de vive force
par un groupe de cavaliers masqués, Richelieu, même dans son
parc, ne sortait jamais sans escorte, tant il craignait un nouveau
coup de force de la part d’adversaires qui n’avaient point
désarmé. Ses gardes le suivaient à une distance respectueuse,
mais suffisante pour qu’ils pussent l’entourer à la moindre
alerte.
Après s’être assis quelques instants sur un banc, à l’ombre
de grands tilleuls qui étendaient au-dessus de son front l’ombre
de leurs larges feuilles, vêtu comme toujours de son camail
rouge, sur lequel tranchait la blancheur d’un large col en
dentelles fermé par deux glands d’or et le bleu moiré du large
ruban de la croix du Saint-Esprit, coiffé de la barrette, d’où
s’échappaient ses longs cheveux grisonnants, le cardinal se leva
pour continuer sa promenade méditative.
Il s’arrêta tout à coup et dit au capitaine de ses gardes, un
reître au visage balafré, abrité par un large chapeau de feutre
orné d’une immense plume rouge :
– Quel est ce gentilhomme qui s’avance là-bas ?
– Éminence, c’est M. de Durbec.
– C’est juste ! fit le cardinal, je ne l’avais pas reconnu.
Décidément, ma vue baisse…
Et il soupira :

– Qu’il est donc pénible de vieillir, quand on aurait encore
tant besoin de sa jeunesse !

M. de Durbec, gentilhomme de mise fort élégante, au profil
aristocratique, au regard tout brûlant d’une flamme qui
n’exprimait pas la bonté, s’immobilisa à quelques pas du
cardinal et, s’inclinant devant le maître, il attendit que celui-ci
lui donnât l’ordre d’approcher.
Richelieu le toisa un instant, comme s’il éprouvait envers
ce personnage une méfiance doublée d’un certain mépris. Enfin,
il l’invita de la main à s’avancer vers lui.

M. de Durbec obéit ; il allait adresser au cardinal un
nouveau salut, quand celui-ci, d’un ton impérieux, lui dit :
– Sans doute, monsieur, pour vous être permis
d’interrompre ma promenade, m’apportez-vous d’importantes
nouvelles ?
– Oui, Éminence ! Des nouvelles que je ne puis
communiquer à nul autre.
Le ministre secoua la tête et dit à son interlocuteur :
– Soit ! monsieur ! suivez-moi.
Il se dirigea vers un petit pavillon, au centre d’une pelouse
fleurie. Il poussa une porte qui donnait accès à une pièce
octogonale pauvrement décorée et uniquement meublée d’une
table, d’un grand fauteuil et de quelques sièges.
Le cardinal fit passer devant lui M. de Durbec. Tandis que
les gardes de son escorte entouraient le pavillon, Richelieu,
refermant la porte, prit place dans le fauteuil et dit :

– Maintenant, monsieur, parlez !
– Éminence, conformément à la mission que vous m’aviez
donnée de surveiller discrètement Sa Majesté la reine, j’ai établi
autour du couvent du Val-de-Grâce, où Sa Majesté vient de se
rendre pour y faire une retraite de plusieurs semaines, tout un
réseau d’informateurs par lequel je viens d’apprendre que Sa
Majesté ne se trouvait plus dans ce couvent.
Malgré toute sa maîtrise de lui-même, Richelieu ne put
réprimer un tressaillement.
– Sa Majesté n’est plus au Val-de-Grâce ?
– Non, Éminence, elle en est partie depuis plusieurs jours
avec la complicité de la mère abbesse qui, dans toute cette
affaire, a joué un rôle des plus suspects.
D’un geste nerveux, Richelieu coupa la parole à
M. de Durbec.
– Avez-vous pu connaître l’endroit où s’était retirée la
reine ?
– Oui, Éminence ! Dans une gentilhommière qui se trouve
à un quart de lieue du château de Chevreuse.
– Avez-vous pu découvrir le motif de cette fugue ?
– Oui, Éminence ! Sa Majesté est sur le point de devenir
mère.
La foudre fût tombée aux pieds du cardinal qu’elle n’eût
sans doute pas produit sur lui un effet aussi impressionnant.


D’un bond, il se leva et, les mains crispées sur les bras de
son fauteuil, il s’exclama :
– Que me dites-vous là ?
– La vérité, Éminence.
Richelieu, qui devait avoir de bonnes raisons pour ne point
mettre en doute la parole de son interlocuteur, reprit, comme
s’il se parlait à lui-même :
– Il me paraît invraisemblable que depuis si longtemps la
reine ait pu dissimuler sa grossesse aux yeux de tous… Je sais
bien que, depuis quelque temps, elle se plaignait d’être malade
et qu’elle évitait de paraître à toutes les réceptions de la Cour…
» Enfin, monsieur Durbec, continuez votre surveillance,
tenez-moi au courant de tout ce qui se passera, tâchez de
connaître les intentions de la reine au sujet de cet enfant
mystérieux, et faites en sorte de savoir, dès qu’il sera venu au
monde, à qui on l’aura confié et à quel endroit on l’aura conduit.
» Je n’ajouterai qu’un mot : vous êtes dépositaire,
monsieur de Durbec, d’un des plus graves secrets qui aient
jamais existé. Votre tête répond de votre silence.
– Votre Éminence peut compter entièrement sur moi.
D’ailleurs, elle m’a mis assez souvent à l’épreuve pour qu’elle
soit tranquille à ce sujet.
Richelieu regarda son émissaire s’éloigner et, lourdement,
comme accablé, se laissa retomber sur son fauteuil.
De qui peut bien être cet enfant se demandait-il. Pour que
la reine s’en aille accoucher aussi clandestinement, avec la
complicité certaine de son amie la duchesse de Chevreuse,
 il faut qu’il lui soit impossible de faire accepter au roi la
paternité de ce rejeton qui ne peut donc être que le fruit d’un
adultère. Cherchons quel peut bien en être le père.
Le front du cardinal se plissa. Dans ses yeux flamba une
lueur étrange ; un sourire indéfinissable entrouvrit ses lèvres
minces et décolorées, puis un nom lui échappa :
– Mazarin !

Quel était donc cet homme sur lequel venait de se fixer la
conviction du grand ministre ?
C’était un jeune Italien, très souple, très fin, fort élégant
cavalier, à la voix chaude, insinuante, à l’esprit endiablé, à
l’intelligence remarquable, que Richelieu avait remarqué
quelque temps auparavant parmi les seigneurs étrangers qui
réussissaient, grâce à leur adresse, à se faufiler en si grand
nombre à la Cour de France.

Tout d’abord, il signore Mazarini n’avait guère plu au
cardinal. Il trouvait qu’il se vantait un peu trop bruyamment de
prouesses qu’il avait soi-disant accomplies en Italie, ainsi que
des services plus ou moins illusoires que, dans ce pays, il avait
rendus à la France. Richelieu avait d’abord eu l’impression que
ce Mazarin n’était qu’un aventurier banal, capable de beaucoup
plus de bruit que de besogne.
L’Italien ne s’était point tenu pour battu, car il était d’une
opiniâtreté rare. Diplomate dans le fond de l’âme, il se dit qu’il
ne pourrait rien s’il ne conquérait les bonnes grâces du cardinal.
Il s’y employa de son mieux, évitant les moyens trop directs,
prenant des chemins détournés, rendant çà et là de menus
services, faisant parvenir à celui dont il faisait le siège des
renseignements qui, sous leurs apparences insignifiantes, n’en
étaient pas moins d’une qualité et d’une importance rares,
si bien que Richelieu l’attacha à ses services, dans lesquels il ne
tarda pas à se distinguer avec la discrétion, l’habileté, le doigté
d’un véritable prestidigitateur de la politique.
Richelieu ne tarda point à s’apercevoir que Mazarin avait
produit sur la reine Anne d’Autriche une impression
considérable. N’ignorant point que la reine, si outrageusement
délaissée par le roi Louis XIII, était au fond une grande
amoureuse, l’homme rouge s’était vite persuadé qu’Anne
d’Autriche était amoureuse du jeune Italien et, pour des motifs
demeurés obscurs, au lieu de chercher à briser cette galante
intrigue, l’avait favorisée, non point en l’encourageant d’une
façon directe qui n’eût point manqué d’être choquante, mais en
rendant chaque jour de plus en plus importante la situation
qu’il avait faite à Mazarin auprès de lui.
Il n’avait pourtant pas prévu que cette liaison, qui lui
permettait de se tenir au courant de tout ce qui se disait chez la
reine, aboutirait au résultat que l’on venait de lui annoncer.
Maintenant que son premier mouvement de surprise était
passé, il semblait non point s’en affliger, mais, au contraire, on
eût dit qu’il s’en réjouissait intérieurement.
En effet, depuis longtemps, ses yeux n’avaient pas exprimé
de satisfaction aussi vive ; ses traits tirés se détendaient et,
chose qui ne lui était pas arrivée depuis déjà plusieurs années, il
se mit à frotter l’une contre l’autre les paumes de ses mains
longues et soignées.
– Allons, murmura-t-il, je crois que ce faquin de Mazarini
est décidément appelé à jouer un rôle dans l’histoire de la
France !







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