vendredi 12 octobre 2012

LES AMOURS D'UN FAUX COL


Il y avait une fois un élégant cavalier, dont tout le mobilier
se composait d’un tire-botte et d’une brosse à cheveux. – Mais il
avait le plus beau faux col qu’on eût jamais vu. Ce faux col était
parvenu à l’âge où l’on peut raisonnablement penser au
mariage ; et un jour, par hasard, il se trouva dans le cuvier à
lessive en compagnie d’une jarretière. « Mille boutons ! s’écriat-
il, jamais je n’ai rien vu d’aussi fin et d’aussi gracieux. Oseraije,
mademoiselle, vous demander votre nom ?
– Que vous importe, répondit la jarretière.
– Je serais bien heureux de savoir où vous demeurez. »
Mais la jarretière, fort réservée de sa nature, ne jugea pas à
propos de répondre à une question si indiscrète. « Vous êtes, je
suppose, une espèce de ceinture ? continua sans se déconcerter
le faux col, et je ne crains pas d’affirmer que les qualités les plus
utiles sont jointes en vous aux grâces les plus séduisantes.
– Je vous prie, monsieur, de ne plus me parler, je ne pense
pas vous en avoir donné le prétexte en aucune façon.
– Ah ! mademoiselle, avec une aussi jolie personne que
vous, les prétextes ne manquent jamais. On n’a pas besoin de se
battre les flancs : on est tout de suite inspiré, entraîné.
– Veuillez vous éloigner, monsieur, je vous prie, et cesser
vos importunités.
– Mademoiselle, je suis un gentleman, dit fièrement le faux
col ; je possède un tire-botte et une brosse à cheveux. »

 Il mentait impudemment : car c’était à son maître que ces objets
appartenaient ; mais il savait qu’il est toujours bon de se vanter.
« Encore une fois, éloignez-vous, répéta la jarretière, je ne
suis pas habituée à de pareilles manières.
– Eh bien ! vous n’êtes qu’une prude ! » lui dit le faux col
qui voulut avoir le dernier mot. Bientôt après on les tira l’un et
l’autre de la lessive, puis ils furent empesés, étalés au soleil pour
sécher, et enfin placés sur la planche de la repasseuse. La patine
à repasser arriva1. « Madame, lui dit le faux col, vous m’avez
positivement ranimé : je sens en moi une chaleur
extraordinaire, toutes mes rides ont disparu. Daignez, de grâce,
en m’acceptant pour époux, me permettre de vous consacrer
cette nouvelle jeunesse que je vous dois.
– Imbécile ! » dit la machine en passant sur le faux col avec
la majestueuse impétuosité d’une locomotive qui entraîne des
wagons sur le chemin de fer. Le faux col était un peu effrangé
sur ses bords, une paire de ciseaux se présenta pour l’émonder.
« Oh ! lui dit le faux col, vous devez être une première
danseuse ; quelle merveilleuse agilité vous avez dans les
jambes ! Jamais je n’ai rien vu de plus charmant ; aucun homme
ne saurait faire ce que vous faites.
– Bien certainement, répondit la paire de ciseaux en
continuant son opération.
– Vous mériteriez d’être comtesse ; tout ce que je possède,
je vous l’offre en vrai gentleman (c’est-à-dire moi, mon tirebotte
et ma brosse à cheveux).

– Quelle insolence ! s’écria la paire de ciseaux ; quelle
fatuité ! » Et elle fit une entaille si profonde au faux col, qu’elle
le mit hors de service.
« Il faut maintenant, pensa-t-il, que je m’adresse à la
brosse à cheveux. » « Vous avez, mademoiselle, la plus
magnifique chevelure ; ne pensez-vous pas qu’il serait à propos
de vous marier ?
– Je suis fiancée au tire-botte, répondit-elle.
– Fiancée ! » s’écria le faux col.
Il regarda autour de lui, et ne voyant plus d’autre objet à
qui adresser ses hommages, il prit, dès ce moment, le mariage
en haine. Quelque temps après, il fut mis dans le sac d’un
chiffonnier, et porté chez le fabricant de papier. Là, se trouvait
une grande réunion de chiffons, les fins d’un côté, et les plus
communs de l’autre. Tous ils avaient beaucoup à raconter, mais
le faux col plus que pas un. Il n’y avait pas de plus grand
fanfaron. « C’est effrayant combien j’ai eu d’aventures, disait il,
et surtout d’aventures d’amour ! mais aussi j’étais un gentleman
des mieux posés ; j’avais même un tire-botte et une brosse dont
je ne me servais guère. Je n’oublierai jamais ma première
passion : c’était une petite ceinture bien gentille et gracieuse au
possible ; quand je la quittai, elle eut tant de chagrin qu’elle alla
se jeter dans un baquet plein d’eau. Je connus ensuite une
certaine veuve qui était littéralement tout en feu pour moi ;
mais je lui trouvais le teint par trop animé, et je la laissai se
désespérer si bien qu’elle en devint noire comme du charbon.
Une première danseuse, véritable démon pour le caractère
emporté, me fit une blessure terrible, parce que je me refusais à
l’épouser. Enfin, ma brosse à cheveux s’éprit de moi si
éperdument qu’elle en perdit tous ses crins. Oui, j’ai beaucoup
vécu ; mais ce que je regrette surtout, c’est la jarretière… je veux
dire la ceinture qui se noya dans le baquet. Hélas !
 il n’est que trop vrai, j’ai bien des crimes sur la conscience ; il est temps que
je me purifie en passant à l’état de papier blanc. » Et le faux col
fut, ainsi que les autres chiffons, transformé en papier.
Mais la feuille provenant de lui n’est pas restée blanche –
c’est précisément celle sur laquelle a été d’abord retracée sa
propre histoire. Tous ceux qui, comme lui, ont accoutumé de se
glorifier de choses qui sont tout le contraire de la vérité, ne sont
pas de même jetés au sac du chiffonnier, changés en papier et
obligés, sous cette forme, de faire l’aveu public et détaillé de
leurs hâbleries. Mais qu’ils ne se prévalent pas trop de cet
avantage ; car, au moment même où ils se vantent, chacun lit
sur leur visage, dans leur air et dans leurs yeux, aussi bien que si
c’était écrit : « Il n’y a pas un mot de vrai dans ce que je vous
dis. Au lieu de grand vainqueur que je prétends être, ne voyez
en moi qu’un chétif faux col dont un peu d’empois et de
bavardage composent tout le mérite. »

Histoire de HANS CHRISTIAN ANDERSEN



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