vendredi 21 décembre 2012
L'HOMME AU MASQUE DE FER: DEUXIEME PARTIE: Chapitre IV: LA PROMESSE DE CASTEL-RAJAC
Le temps passa. Les jours formèrent des mois, puis des
années…
Castel-Rajac, ses deux amis et le bambin vivaient toujours
dans leur village pyrénéen. Quelque temps, Navailles était resté
dans la région. Puis, certain enfin que les protégés du cardinal
ne couraient plus aucun risque, il avait rejoint Paris, non sans
venir faire, de temps à autre, une incursion jusqu’à Bidarray. Il
avait revu de la sorte le gentilhomme gascon et ses amis, et avait
reçu, au vieux manoir, chaque fois un accueil aussi franc
qu’enthousiaste. Mais il n’avait jamais dévoilé à Castel-Rajac la
raison pour laquelle il revenait ainsi de temps à autre. Le
marquis de Navailles était à la fois le plus loyal et le plus discret
des serviteurs.
Puis ses visites s’espacèrent à mesure qu’il acquérait la
certitude que ses amis n’avaient plus rien à craindre.
Peu de temps avant la dernière crise qui devait l’emporter,
Richelieu partit pour Pau, espérant que le climat rétablirait sa
santé chancelante.
Il se souvint alors que Pau n’est pas tellement éloigné de la
Gascogne, et que dans cette province vivaient le chevalier de
Castel-Rajac et son fils.
Le cardinal n’avait nullement été dupe de l’habile
subterfuge employé par le défenseur de Mme de Chevreuse.
Le petit Henry resterait donc officiellement le fils de
Castel-Rajac, alors que le premier ministre aurait donné sa tête
à couper que le garçonnet était bien celui dont la reine avait
accouché clandestinement, quatre ans auparavant.
Le cardinal envoya un de ses officiers auprès de Castel-
Rajac, avec ordre de le ramener près de lui, ainsi que son fils.
Afin de donner toute sécurité à Gaëtan, l’émissaire du
cardinal n’était autre que le marquis de Navailles. Il était
porteur d’un sauf-conduit qui donnait toutes garanties à Castel-
Rajac et à l’enfant.
Tout d’abord, le Gascon hésita. Il se dit :
– Si c’était un piège ?
Avec sa franchise habituelle, il ne se gêna nullement pour
faire part de ses soupçons à M. de Navailles.
– Monsieur, lui dit-il, j’ai charge d’âme. Je respecte Son
Éminence. Mais je ne puis oublier que j’ai été appelé à jouer visà-
vis d’Elle un rôle qu’elle ne m’a peut-être pas encore
pardonné…
– Chevalier, répondit le marquis de Navailles avec non
moins de franchise, si cette invitation était un guet-apens,
jamais Son Éminence n’aurait osé m’envoyer comme émissaire !
Cette fière réponse décida Castel-Rajac.
– Si vous le désirez, ajouta Navailles, je puis vous donner
ma parole d’honneur que les intentions du cardinal sont pleines
de bienveillance, et que vous n’avez à redouter aucune traîtrise.
– Monsieur le marquis, votre parole d’honneur est plus que
suffisante ! Votre première réponse me satisfaisait déjà, et je
suis prêt à partir avec mon fils quand il vous plaira !
Dès le lendemain, ils se mirent en route. Le petit Henry
était alors un délicieux bambin de quatre ans, déjà solide et
éveillé.
Richelieu les reçut dans une grande salle du château où
était né Henri IV.
Déjà marqué par la mort, le visage amaigri, les mains
osseuses et quasi squelettiques, l’oeil toujours aussi lumineux, il
semblait, au seuil du tombeau, plus grand encore qu’au sommet
de sa vie.
Malgré son audace naturelle Gaëtan-Nompar-Francequin
de Castel-Rajac se sentit tout à coup dominé par la majesté de
celui qui, depuis tant d’années, était le véritable roi de France.
Au regard bienveillant que « l’homme rouge » lui adressa,
et à l’appel affectueux de la main qu’il fit au petit Henry qui le
contemplait d’un air un peu effarouché, mais respectueux,
comme si, d’instinct, il devinait qu’il se trouvait en face d’une
des plus grandes forces humaines qui eussent jamais existé,
l’ami de la duchesse de Chevreuse comprit que M. de Navailles
lui avait dit la vérité, et qu’il avait bien fait de ne point se
dérober à l’appel du cardinal-ministre.
Celui-ci, d’une voix grave, lui dit :
– Monsieur le chevalier, si je vous ai mandé près de moi, ce
n’est point dans un sentiment de curiosité, et encore moins de
rancune ; c’est parce que je voulais, avant de mourir, avoir de
votre bouche toute la vérité.
Et, attirant l’enfant près de lui, il les regarda
successivement avec beaucoup d’attention, puis il reprit :
– Je voudrais vous parler seul un instant.
Gaëtan prit le petit par la main et, l’emmenant au bout
d’une vaste salle, près d’une grande fenêtre qui donnait sur la
cour d’honneur, il lui dit :
– Regarde tous ces cavaliers… regarde-les bien, afin d’être
un jour comme eux !
L’enfant s’absorba dans la contemplation des officiers et
des gardes qui cavalcadaient sur le pavé. Le Gascon revint alors
vers Richelieu, qui se disait :
– Il n’est pas encore tranquille, puisqu’il n’a pas voulu
emmener le petit hors de sa présence. Cela prouve qu’il est aussi
prudent que brave et cela n’est point pour me déplaire.
Castel-Rajac, qui s’était approché de Richelieu, attendait,
dans une attitude pleine de déférence, que celui-ci daignât lui
adresser la parole. Après l’avoir considéré pendant un instant
l’homme rouge reprit :
– Savez-vous, monsieur le chevalier, que vous avez été
mêlé à une aventure qui aurait pu vous coûter la tête ?
– Je le sais, Éminence !
– Sans doute, vous êtes-vous étonné qu’après la tuerie du
château de Montgiron, je n’eusse point songé à châtier ceux qui
avaient massacré mes gardes ?
Avec sa netteté habituelle, Gaëtan répondait :
– J’ai supposé que Votre Éminence avait perdu ma trace,
ainsi que celle de mes amis !
– Il n’en était rien, monsieur ! À peine un mois après votre
rébellion, je connaissais le lieu de votre retraite, et si je vous ai
épargné, c’est que j’ai appris que vous aviez agi en très bonne
foi, et que si vous aviez pourfendu plusieurs de mes meilleurs
soldats c’était uniquement pour tenir le serment d’honneur que
vous aviez fait à la duchesse de Chevreuse, de défendre jusqu’à
la mort l’enfant qu’elle vous avait confié.
Tout en s’inclinant légèrement, Gaëtan répondait :
– Je constate que Votre Éminence est admirablement
renseignée !
– Maintenant, monsieur, j’ai une question très grave à vous
poser. Elle est même la vraie raison pour laquelle je vous ai fait
venir ici.
Tout en fixant dans les yeux le Gascon, qui soutint son
regard avec la tranquille énergie d’une âme sincère, il dit :
– Connaissez-vous le père et la mère de cet enfant ?
Spontanément, l’amant de la belle Marie répliquait :
– Le père… je m’en doute un peu…
– Il est inutile de me dire que c’est vous, coupait Richelieu,
car je ne vous croirais pas, bien que vous l’eussiez déclaré sur le
registre de baptême de l’église de Saint-Marcelin. D’ailleurs,
cela n’a que peu d’importance… Mais la mère… Connaissez-vous
la mère, ou plutôt, le nom de la mère ?
– Non, Éminence…
– La duchesse de Chevreuse n’a jamais laissé échapper
devant vous aucune parole qui fût de nature à éveiller vos
soupçons ?
– Jamais, Éminence !
– Et vous, n’avez-vous même point cherché à pénétrer ce
secret qui doit être d’importance, puisqu’on a fait autour de lui
un si grand mystère ?
– Non, Éminence…
– Vous me le jurez ?
– Je vous le jure…
Le cardinal garda un moment le silence. Puis il reprit :
– Êtes-vous ambitieux, chevalier ?
Castel-Rajac sourit.
– Oh ! pas du tout ! J’aime mon pays, son soleil, ses
paysages ; cette vie simple me suffit, et je ne demande ni la
richesse, ni la gloire.
– Cependant, vous me paraissez doué de qualités telles
qu’il est dommage de penser qu’elles demeureront stériles…
Vous n’êtes guère fortuné, mais vous êtes de bonne souche. J’ai
là, dans cette cassette, un brevet de colonel. Que diriez-vous si je
le signais ?
Le chevalier s’inclina.
– Éminence, je serais pénétré envers vous de la plus
profonde reconnaissance…
Et, avec finesse, il ajouta :
– Il va donc y avoir la guerre ?
Richelieu répliqua :
– Pourquoi me dites-vous cela ?
– Mais, Éminence, parce que s’il n’y a point de guerre, il n’y
a pas lieu de me nommer colonel !
– Et s’il y a la guerre ?
– Eh ! mordiou, je me battrai en soldat !
Le grand cardinal dissimula un rapide sourire. Cette verve
gasconne l’amusait. Il étendit la main pour saisir la cassette et
mettre sa promesse à exécution. Mais le chevalier l’arrêta
respectueusement.
– Pardonnez-moi, Éminence… Mais il existe un motif qui
m’interdit l’honneur et la joie d’accepter l’immense faveur que
vous daignez me proposer…
Le cardinal prit un air interrogatif.
Alors, Castel-Rajac, désignant le petit Henry qui continuait
à regarder dans la cour les évolutions des cavaliers, fit, avec une
profonde tendresse :
– Qui s’occuperait du petit ? Le confier à mes parents ? Car
je suis célibataire et j’entends le rester. Ma pauvre maman est
bien âgée et… je ne devrais point dire cela devant un prince de
l’Église, elle est un peu trop dévote.
De nouveau, un sourire furtif courut sur les lèvres du grand
cardinal.
Encouragé par cet accueil, Gaëtan continua :
– Le confier à des étrangers ? Je ne serais pas tranquille…
Je préfère être à la fois son père nourricier et son éducateur, et
quand je le vois déjà, si ardent et si beau, et puis quand je
découvre dans sa petite âme, qui s’épanouit peu à peu, de belles
promesses, j’ai l’impression, Éminence, que je suis en quelque
sorte le gouverneur d’un prince charmant qu’une bonne fée
aurait déposé devant ma porte !
À ces mots, qu’il prit pour une transparente allusion,
Richelieu eut un imperceptible tressaillement, et son regard
aigu fouilla celui du Gascon.
Mais celui-ci resta impassible. Il acheva, avec tendresse :
– Et puis, je l’aime tant !
– Autant que s’il était vraiment votre fils ?
– Il l’est, Éminence !
Le cardinal-ministre comprit qu’avec ce fin matois, il
n’aurait jamais le dernier mot. Castel-Rajac savait-il ou ne
savait-il pas la vérité ? À vrai dire, le gentilhomme, s’il se
doutait que son pupille était d’illustre naissance, ne soupçonnait
point encore son origine royale, et sa phrase de l’instant
précédent était un effet du hasard. Mais Richelieu, sachant à qui
il avait affaire, n’en était pas absolument certain.
Le prélat se recueillit quelques instants, cherchant une
solution. Enfin, il prononça d’un air grave, méditatif :
– Eh bien ! gardez-le ! Mieux vaut qu’il soit entre vos mains
que dans celles de bien d’autres ! Faites-en, ainsi que vous le
proposez, un beau gentilhomme, dévoué à son roi et à son pays.
C’est tout ce qui pouvait arriver de plus heureux à cet enfant.
Mais je voudrais lui parler, à lui…
Castel-Rajac, enchanté de la tournure qu’avait prise
l’entrevue, appelait déjà :
– Henry ! Henry, viens saluer Son Éminence…
L’enfant s’empressa d’accourir, et s’inclina gracieusement
devant Richelieu, qui, tout en le contemplant avec une
expression de douceur et de bonté que nul, peut-être encore ne
lui avait connue, fit, en désignant le jeune chevalier qui
s’efforçait de comprimer son émotion :
– Mon enfant, regarde bien ton père. C’est un vaillant
gentilhomme qui ne peut que te donner de bons exemples.
Aime-le sans cesse. Imite-le toujours. Et plus tard, quand tu
seras grand, tu te souviendras que peu de temps avant qu’il ne
s’en fût rendre ses comptes à Dieu, le cardinal de Richelieu ne
t’a pas donné sa bénédiction, parce qu’on ne bénit pas un ange,
mais a imprimé sur ton front un baiser affectueux.
Le cardinal approcha ses lèvres du front que lui tendait le
fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche. Puis, le contemplant
encore, il murmura :
– Comme il ressemble à son frère !
Et tout à coup, il fit :
– Chevalier, vous pouvez vous retirer avec votre fils. Veillez
sur lui, car il se peut qu’un jour, de graves dangers le menacent,
et ce ne sera pas trop de votre épée pour les écarter de son
chemin…
Castel-Rajac s’inclina profondément devant le premier
ministre et sortit.
En emmenant l’enfant, les paroles prononcées au cours de
cet entretien lui revinrent à la mémoire. Il songea :
– Pour que le cardinal m’ait parlé de la sorte, et témoigné
en présence de cet enfant un trouble aussi profond, il faut que
mon fils soit celui d’un bien grand personnage et d’une bien
grande dame !
Comme il se faisait tard, le chevalier, ne voulant pas
voyager de nuit, à cause du jeune Henry, auquel il voulait éviter
les fatigues d’un déplacement nocturne, se décida à souper et à
coucher dans la ville de Pau.
Ses moyens, plutôt restreints, ne lui permettaient de se
rendre que dans une très modeste auberge.
C’était une hostellerie où se rencontrait un monde plutôt
mélangé. Ce qui ne l’empêcha nullement de manger avec un
superbe appétit, ainsi d’ailleurs que le petit Henry, qui, pendant
tout le repas, se montra d’une grande gaieté.
Ce ne fut qu’à la fin du souper que ses yeux commencèrent
à papilloter. Et Gaëtan, qui veillait sur lui avec autant de
vigilance qu’une mère, l’emmena se coucher dans la chambre
qu’il avait retenue au second étage de la maison.
Quand le petit fut dévêtu et endormi, comme il était trop
tôt pour qu’il en fasse autant, Castel-Rajac descendit dans le
jardin et s’en fut s’asseoir sur un banc, dans un bosquet, où il se
mit à rêver à la jolie Marie de Rohan, devenue l’idole exclusive
de sa vie.
Mais bientôt, son attention fut attirée par un murmure de
voix assez rapproché.
– Mordiou ! pensa-t-il. Quels sont ceux qui prennent les
arbres comme confidents ? C’est quelquefois une méthode
dangereuse…
Il distingua plusieurs voix d’hommes. Il prêta l’oreille.
Soudain, l’un d’eux prononça un nom qui le fit tressaillir.
– Sangdiou ! Serait-ce la Providence qui m’a guidé
jusqu’ici ? fit-il entre ses dents.
Le chevalier n’avait plus envie de rire. Sans doute les
paroles qu’il entendait étaient-elles de la plus haute gravité, car
son visage revêtit une expression d’inquiétude assez vive.
Maintenant, il s’était levé, et, à pas de loup, prenant bien
garde de ne point faire craquer sous ses semelles quelque
brindille, il s’était approché autant qu’il l’avait pu du groupe
dont il n’était séparé que par un simple buisson.
Retenant sa respiration, il écouta quelques instants de la
sorte. Enfin, il se redressa lentement. Les personnages dont il
venait de surprendre les propos s’éloignaient maintenant dans
la direction de la ville.
Castel-Rajac les laissa partir. Après quoi, il remonta dans
sa chambre.
Son fils d’adoption dormait d’un sommeil à la fois paisible
et profond.
Alors, il boucla son ceinturon, enfonça son feutre sur sa
tête, se drapa dans son manteau, et, d’un pas rapide, gagna le
château de Pau.
Devant la grille, une ombre se dressa, croisa son arme
devant lui.
– Qui vive ? fit une voix.
– Où est le chef de poste ?
– Qui êtes-vous ?
– Un gentilhomme qui veut être introduit immédiatement
auprès de M. le capitaine des gardes de Son Éminence !
La sentinelle regarda d’un air défiant cet inconnu, puis
devant l’insistance de Castel-Rajac qui s’écriait déjà qu’il allait
entrer de gré ou de force, elle alla chercher l’officier de service.
Celui-ci comprit qu’il avait affaire à un gentilhomme. À la
demande du Gascon, il s’inclina avec politesse, mais répondit
que Son Éminence était partie pour Bordeaux depuis une demiheure,
et que le capitaine de ses gardes, M. le baron de Savières,
l’accompagnait.
– Tiens ! philosopha Castel-Rajac, en souriant dans sa
moustache, il s’en est fallu de peu que je me retrouve nez à nez
avec ce sympathique capitaine…
Il laissa échapper un sonore juron gascon et gronda :
– Pourvu que je n’arrive pas trop tard !
– Que se passe-t-il donc ? interrogeait l’officier, déjà
inquiet.
– Je viens de découvrir un complot qui a pour but
d’assassiner le cardinal au cours de son retour à Paris !
L’officier eut un haut-le-corps.
– Est-ce possible !
– J’en suis sûr ! Aussi, il n’y a pas une minute à perdre !
Donnez-moi un cheval, un très bon cheval, et je réponds de
tout !
Comme son interlocuteur le regardait avec une certaine
méfiance, se demandant quel crédit il devait accorder à cet
inconnu qui voulait réquisitionner un cheval appartenant au
service de Son Éminence, Gaëtan s’exclama :
– Je suis le chevalier de Castel-Rajac, et tout le monde,
dans le pays, vous affirmera que je dis toujours la vérité !
– Ça, c’est vrai ! dit un soldat en s’avançant.
– Tiens, c’est toi… Crève-Paillasse ! lançait le chevalier en
reconnaissant un jeune paysan originaire de la localité
pyrénéenne où il s’était retiré.
– Oui, monsieur le chevalier ! répondait le soldat. Il y a
justement à l’écurie un pur-sang qui ne demande qu’à galoper
un train d’enfer !
– Eh bien ! amène-le-moi vite ! commandait déjà l’amant
de la duchesse de Chevreuse.
Mais l’officier de service intervenait à nouveau.
– Minute ! Il me faut d’autres garanties !
Castel-Rajac fronça les sourcils.
– Prenez garde, monsieur l’officier, s’écria-t-il. Vous
assumez là une lourde responsabilité ! Chaque minute que vous
me faites perdre risque de coûter la vie à Son Éminence ! Et s’il
arrive malheur au cardinal de Richelieu, je ne manquerai point
de dire très haut que c’est par votre faute !
Ce dernier argument dissipa les scrupules du militaire.
– Va chercher le cheval ! lança-t-il à Crève-Paillasse qui
partit aussitôt.
Moins de cinq minutes après, Gaëtan sautait en selle et
partait au triple galop sur la route de Bordeaux.
Crève-Paillasse avait dit vrai. Sa monture, une bête
admirable, avait véritablement des ailes.
Castel-Rajac galopa environ pendant deux lieues à francs
étriers. Puis, à un détour du chemin, il aperçut des lueurs de
torches, en même temps que son ouïe, très fine, percevait un
cliquetis d’armes, révélateur d’un proche combat.
– Sangdiou ! grommela-t-il. Est-ce que j’arriverais trop
tard, déjà ?
En quelques bonds de sa monture, il arriva sur le théâtre
de la lutte. Et il aperçut, entourant le carrosse du cardinal, une
bande d’hommes masqués qui ferraillait contre les gardes de
Son Éminence.
Il était hors de doute que l’escorte allait succomber sous le
nombre, et qu’aussi valeureux que soit l’appui que le Gascon
était décidé à leur donner, les conspirateurs ne pouvaient
manquer d’avoir le dessus.
Mais Castel-Rajac, une fois de plus, allait leur prouver que
l’esprit d’un Gascon est capable de triompher des pires
situations.
Sautant à bas de son cheval, et profitant de ce que les
combattants, acharnés dans une bataille sans merci n’avaient
point remarqué sa présence, il grimpa sur un arbre, au pied
duquel le carrosse était arrêté.
Il le fit si doucement et si prestement que personne ne
s’aperçut de rien. Les gardes du cardinal combattaient en
braves, mais visiblement, ils commençaient à faiblir, ce qui
encourageait les sacripants à attaquer de plus belle.
– Il est temps d’intervenir, mordiou ! se dit le chevalier
après avoir prudemment observé les phases de la lutte.
Il tira son épée, qu’il plaça entre ses dents. Puis, sans
hésitation, il se laissa tomber sur la toiture du véhicule.
Le cardinal, effaré, mit la tête à la portière, persuadé que
c’était un de ses ennemis qui allait l’égorger ; mais déjà, Castel-
Rajac s’était dressé, et d’une voix vibrante, qui domina le
tumulte, il clama :
– À moi, mes amis ! À bas les traîtres et vive le cardinal !
Les assaillants, surpris par ce renfort inopiné, levèrent la
tête. Ils aperçurent le Gascon, debout sur le carrosse,
brandissant son épée. Bondissant comme un diable, Gaëtan
sauta sur le dos de l’adversaire le plus proche, qui s’étala
aussitôt en poussant un cri d’agonie : l’épée l’avait traversé de
part en part.
– En avant, en avant ! hurla Castel-Rajac derechef.
Et il se jeta avec furie au milieu de la mêlée.
Convaincus qu’une troupe importante arrivait au secours
de Son Éminence, les conjurés eurent un mouvement
d’hésitation, suivi d’un léger recul. Les gardes en profitèrent
pour les contre-attaquer aussitôt avec succès. Castel-Rajac,
sautant à la gorge d’un des conspirateurs qui le menaçait de son
arme, roula avec lui à terre en hurlant :
– Sangdiou ! Je vais t’apprendre comment on étrangle les
gens, en Gascogne !
Et il le fit avec un tel brio que les conspirateurs, persuadés
qu’un renfort de plusieurs hommes venait de leur tomber sur le
dos, s’empressèrent de rejoindre leurs chevaux, qu’ils avaient
laissés à la lisière d’un champ voisin, et de s’enfuir dans une
galopade effrénée.
Le capitaine des gardes, qui était bien en effet le baron de
Savières, avait reconnu en son sauveur l’homme qui, quelques
années auparavant, lui avait joué, au château de Montgiron, le
tour que l’on n’a pas oublié. Il s’écria :
– Il est vraiment étrange, monsieur le chevalier, que ce soit
à vous que je doive aujourd’hui la vie !
Mais déjà, une voix s’élevait du carrosse :
– N’est-ce point le chevalier de Castel-Rajac ?
– Mais oui, Éminence !
Et l’amant de Marie de Rohan, s’avançant vers l’homme
d’État dit, tout en le saluant en grande cérémonie :
– Vous voyez, Éminence, qu’un bienfait n’est jamais perdu,
puisque votre indulgence à mon égard me vaut l’honneur de
vous délivrer aujourd’hui de ces misérables qui voulaient vous
assassiner !
– Chevalier, dit le cardinal, vous n’aurez point obligé un
ingrat. Je saurai vous récompenser…
– Votre Éminence l’a fait d’avance !
– Comment cela ?
– En me laissant mon fils, Éminence…
Puis, tout haut, il reprit :
– Ne nous attardons pas dans ces parages et évitons de
donner à nos adversaires l’occasion d’un retour offensif. Je vais
vous accompagner par des chemins détournés que je connais
bien, jusqu’au bourg de Saint-Parens, où cantonne, en ce
moment, un régiment de cavalerie qui se chargera d’assurer la
sécurité de Votre Éminence.
Et retournant vers son cheval qui, sans doute exercé aux
bruits de bataille, n’en avait paru nullement effrayé et s’était mis
philosophiquement à arracher les pousses d’un jeune chêne, il
remonta en selle et servit de guide à Richelieu et à ses soldats.
Après être arrivé sans encombre à Saint-Parens, Castel-
Rajac prit congé du ministre. Celui-ci eut un mince sourire.
– Allons, chevalier, je crois que nous finirons par devenir
de très bons amis ! dit-il.
– Je serai déjà heureux si Votre Éminence veut bien me
considérer avec la bienveillance qu’Elle accorde à ses fidèles
serviteurs ! riposta finement le Gascon en s’inclinant devant le
tout-puissant prélat.
Celui-ci accentua son sourire.
– L’avenir ne m’inquiète nullement pour vous chevalier !
Vous êtes brave, loyal, chevaleresque, et ce qui ne gâte rien,
vous avez de l’esprit. Vous deviendrez maréchal de France !
Ce fut sur cette prophétie pleine d’espérance que le jeune
homme se retira.
Mais il n’en avait pas encore fini avec la reconnaissance
que son geste avait provoquée. Dans la cour, au moment où il
allait remonter à cheval, il vit s’avancer un homme vers lui. À la
lueur d’une torche que tenait un soldat, il reconnut le capitaine
de Savières.
– Chevalier, fit celui-ci en lui tendant une main large
comme l’épaule d’un boeuf, je sais ce que nous vous devons tous,
à commencer par Son Éminence Je ne sais pas comment notre
cardinal pense s’acquitter. Mais moi, ce que je veux vous dire,
c’est que, morbleu ! je suis votre ami, et si jamais vous avez
besoin de moi, je serai là !
– Capitaine, répondit le Gascon en lui rendant sa poignée
de main, je suis fier qu’un homme aussi brave que vous
m’appelle son ami, et heureux d’avoir pu vous rendre ce léger
service !
Puis, décidément réconcilié définitivement avec ses anciens
ennemis, le jeune homme sauta sur son cheval et reprit la route
de Pau à fond de train.
Il y arriva au petit matin. Son premier soin fut de ramener
sa monture au château. L’officier de service s’y trouvait
toujours. En quelques mots, Gaëtan lui narra ce qui s’était
passé. L’autre manqua défaillir en pensant à la responsabilité
qu’il avait failli encourir en refusant un cheval à cet inconnu.
Castel-Rajac vit son trouble.
– Ne craignez rien, monsieur ! À l’heure actuelle, Son
Éminence est saine et sauve, et le régiment de cavalerie de
Saint-Parens, où je l’ai conduite, renforcera son escorte et la
conduira jusqu’à Bordeaux !
Il ne tarda pas enfin à regagner l’auberge où il avait laissé
le petit Henry. Il trouva celui-ci dormant toujours de son
sommeil de chérubin et souriant aux anges. Castel-Rajac le
considéra un instant avec attendrissement.
– Ah ! oui ! murmura-t-il. Je suis déjà payé au centuple de
ce que j’ai fait pour le cardinal… Que serais-je devenu, sans cet
enfant ?
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