lundi 7 janvier 2013

L'HOMME AU MASQUE DE FER: DEUXIEME PARTIE: Chapitre V: DURBEC RÉAPPARAÎT


Les jours qui suivirent s’écoulèrent sans histoire. Castel-
Rajac et le bambin avaient regagné leur vieille gentilhommière,
où les attendaient le gros d’Assignac et de Laparède.
Durbec semblait avoir disparu. À vrai dire, il attendait le
moment propice, mais n’avait point encore abandonné ses
projets de vengeance.
Il avait appris le fait d’armes que Castel-Rajac avait
accompli en sauvant la vie du cardinal-ministre, et cette
nouvelle l’avait rempli d’une sombre fureur. Il comprenait bien
que maintenant, plus que jamais, le seul fait de porter la main
sur le Gascon déchaînerait des représailles dont lui, Durbec,
supporterait les conséquences. Aussi, avec un froid sourire, il
s’était dit :
– Attendons !
Durbec n’était pas pressé. Il était sûr d’avoir son heure !
Moins d’un an après ces événements, Richelieu mourut. Et
Louis XIII, comme s’il n’avait pu survivre à celui qui avait fait sa
grandeur et sa puissance, le suivit dans la tombe à quelques
mois de distance.
Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, à peine âgé de cinq
ans, fut nommée régente, pendant la minorité du roi. Son
premier acte fut de nommer Mazarin premier ministre.

Peu de temps après, Castel-Rajac recevait la visite de
Mme de Chevreuse.
Mais, cette fois, ce n’était pas seulement pour consacrer à
son ami quelques rares instants de liberté qu’elle s’efforçait de
conquérir sur ses obligations, mais pour lui annoncer que,
désormais, il n’avait plus rien à craindre de personne au sujet
du petit Henry.
– En quoi la mort de Sa Majesté et celle de Son Éminence
le cardinal peuvent-elles changer le sort de cet enfant ?
questionna le Gascon, peut-être faussement naïf. Je suis
persuadé que Richelieu, depuis que j’ai eu l’occasion de lui
sauver la vie, ne me voulait que du bien…
Mais Mme de Chevreuse n’était pas de celles que l’on prend
sans vert.
– Certes, répliqua-t-elle avec vivacité. Mais le père
véritable de ce bambin était un favori de Sa Majesté, et pour lui
être agréable, le roi n’aurait pas hésité à sévir… Rappelez-vous
que le cardinal lui-même le ménageait.
Puis, sans laisser à Gaëtan le temps de s’appesantir sur
cette réponse, elle reprit :
– D’ailleurs, je suis heureuse de voir que vous aurez enfin
une situation digne de vos mérites…
Castel-Rajac dressa l’oreille.
Marie de Chevreuse ouvrit une cassette, posée près d’elle,
en tira un rouleau cacheté et le remit en souriant à son amant.
– Ceci est le brevet de lieutenant aux mousquetaires du
Roi, dit-elle.

Un tressaillement de joie et d’orgueil secoua le jeune
homme. Servir dans ce corps d’élite avait toujours été son
ambition et son rêve.
– Et l’enfant ? interrogea-t-il pourtant.
– C’est à mon tour de m’en charger ! Mais soyez tranquille,
mon cher Gaëtan, vous n’en serez pas longtemps séparé, et vous
pourrez le voir chaque fois que vous le désirerez.
» Je vais l’installer dans cette maison de Chevreuse où il est
né, et que j’ai fait restaurer entièrement pour lui. Sa mère tient
en effet à ce qu’il demeure non loin d’elle. Mais il est bien
entendu que pour lui et pour tous, vous resterez son père. Vous
avez trop dignement conquis ce titre pour que personne ne
songe à vous l’enlever. »
Castel-Rajac mit un genou en terre devant sa belle amie et
lui baisa la main.
– Comment puis-je m’acquitter envers la gracieuse
Providence qui m’accable sous ses bienfaits ? murmura-t-il
tendrement.
La belle duchesse eut un sourire exquis, et comme Castel-
Rajac avait déjà répondu au cardinal quelques mois plus tôt sur
la route de Bordeaux, elle répliqua :
– Mais vous vous êtes déjà acquitté, mon ami !
Il attira son amie sur sa poitrine, et un baiser fervent vint
récompenser cet aveu.
Une seule chose chagrinait Gaëtan en pensant à cette
nouvelle et brillante situation qui l’attendait. L’enfant, il le
verrait fréquemment… d’ailleurs, confié aux soins de la
duchesse de Chevreuse, il était tranquille… Mais ses deux
inséparables, Assignac et Laparède, avec lesquels il avait vécu
de nombreuses et tranquilles années… Il allait falloir les
quitter !
Cependant, il ne se tenait pas encore pour battu. Dès qu’il
fut en possession de ses nouvelles fonctions, son premier soin
fut d’aller rendre visite au nouveau premier ministre. Celui-ci le
reçut d’une façon fort affable.
– Charmé de vous revoir, chevalier ! s’écria-t-il. Voici
longtemps que je ne vous ai vu…
– Que Votre Éminence daigne m’excuser… J’avais, ainsi
que vous le savez, des obligations précises qui m’absorbaient
fort…
Mazarin eut un gracieux sourire.
– Nous ne les avons pas oubliées, chevalier, et je suis
heureux de cette occasion pour vous remercier du zèle et du
soin que vous avez mis à vous en acquitter…
– Éminence, cet enfant a fait mon bonheur… C’est moi qui
serai éternellement reconnaissant à Mme la duchesse de
Chevreuse d’avoir bien voulu faire appel à moi…
– Je suis heureux, chevalier, de voir qu’aujourd’hui, vos
mérites vous ont fait accéder à une situation digne de vous.
– Ah ! soupira benoîtement le Gascon, j’ai fait de mon
mieux pour élever cet enfant dans les principes les plus élevés.
D’ailleurs, mes amis dévoués m’ont été dans cette tâche d’un
précieux secours, et c’est aussi grâce à eux si, aujourd’hui, je
peux affirmer que le petit Henry fera plus tard un gentilhomme
accompli.
Mazarin avait dressé la tête.
– Vos amis ? Quels amis, chevalier.
– Mais MM. d’Assignac et de Laparède, deux braves et
loyaux gentilshommes, que je regrette fort de savoir restés dans
les Pyrénées.
– Il faut les faire venir à Paris ! Nous leur trouverons un
emploi.
– Ah ! Éminence ! continua à soupirer le rusé chevalier. Il
n’y a qu’une seule chose qui les comblerait, mais je ne sais…
– Dites toujours ! On verra si on peut satisfaire leur désir !
– Oh ! peu de chose ! Entrer comme mousquetaires dans le
corps où je suis lieutenant.
– Hé ! monsieur le chevalier, savez-vous que les
mousquetaires sont un corps d’élite ?
– Je le sais, Éminence !
– On n’accepte pas n’importe qui !
– Ah ! Éminence, mes amis sont des gentilshommes de
bonne souche gasconne !
– Je n’en doute pas… Enfin monsieur de Castel-Rajac, je
verrai… je tâcherai d’en toucher deux mots à Monsieur de
Guissancourt, votre capitaine…

Le nouvel officier s’inclina jusqu’à terre et sortit,
rayonnant. Il était certain d’avoir gagné la partie.
En effet, quelques jours plus tard, Assignac et Laparède, au
fond de leur retraite méridionale, apprenaient, à leur vive joie,
qu’ils étaient incorporés dans cette glorieuse phalange des
mousquetaires, sous les ordres directs de leur ami, Gaëtan-
Nompar-Francequin de Castel-Rajac. À cette nouvelle, ils
commencèrent par tomber dans les bras l’un de l’autre. Puis,
bondissant chacun vers leur appartement respectif, ils se mirent
en devoir de préparer leur départ avec toute la célérité dont ils
étaient capables.
Il y avait à peine une semaine qu’ils étaient arrivés à Paris,
lorsque l’atmosphère politique commença à se gâter.
Le nouveau cardinal-ministre avait commencé par
augmenter les charges que supportait le bon peuple de France,
ce qui, du premier coup, ne l’avait point rendu populaire. Le
Parlement prit le parti des mécontents. Or le Parlement
représentait une puissance avec laquelle il fallait compter.
Il parla haut et fort. La réponse ne se fit pas attendre : le
lendemain même, les chefs les plus populaires et les plus
influents furent arrêtés. Carton, Blancmesnil et Broussel furent
incarcérés.
Ce fut, de la part du rusé Italien, un pas de clerc. Le peuple,
qui grognait ou chantait lorsqu’on l’accablait d’impôts, se
révolta carrément. Des barricades s’élevèrent.
Anne d’Autriche, fort effrayée, manda en hâte son ministre
auprès d’elle.
– Qu’allons-nous faire ? s’écria la régente. Voyez ce qui se
passe…
– Madame, répondit le Florentin, lorsqu’on n’est pas les
plus forts, il faut céder. Donnez l’ordre d’élargir les prisonniers,
en feignant d’agir par clémence pure. Le peuple en saura gré à
Votre Majesté, s’apaisera, et les messieurs du Parlement vous
seront également reconnaissants de ce geste plein de
mansuétude.
– Comment ? s’emporta la reine, dont l’orgueilleux sang
espagnol se révoltait à l’idée des concessions. Ce seront donc les
factieux qui auront raison ?
– Que non. Madame ! sourit l’Italien. Ce sera chacun son
tour de chanter la canzonetta…
Cependant, le ministre avait vu juste. Dès que les
parlementaires furent élargis, le peuple mua ses menaces en
clameurs d’enthousiasme, voulut porter Broussel en triomphe,
et cria vive la reine et vive le premier ministre. Un vent de
popularité soufflait.
Il ne dura pas longtemps.
Mazarin était patient. Lorsqu’il crut favorable l’occasion, il
agit.
Le prince de Condé était un de ces grands seigneurs
turbulents, actifs, pleins de feu et de courage, qui ne demandent
qu’à dépenser leur ardeur. Il pouvait devenir un ennemi
dangereux, car il commandait les troupes et était fort populaire
dans l’armée.
Mazarin, par des promesses, le gagna à la cause royale.
Mais Condé n’était pas seul. Longueville, Conti, Beaufort,
Elbeuf, s’estimèrent lésés par cette brusque faveur, et, faisant
cause commune avec le Parlement qui n’avait point désarmé,
ameutèrent si bien l’opinion qu’un beau matin, la situation
devint tout à fait menaçante pour la Cour.
– Nous pendrons ce faquin de Mazarin ! affirmait-on tout
haut.
Mazarin tenait à son cou ; la régente tenait à Mazarin, pour
des raisons qui n’étaient pas toutes d’État.
Aussi fallut-il aviser sans retard. Le ministre fit mander
tout de suite dans son cabinet le lieutenant de Castel-Rajac,
dont il connaissait le dévouement à la cause royale, et qu’il
savait aussi homme de bon conseil.
– Mordious, Éminence, répliqua vivement le Gascon
lorsqu’il fut mis au courant de la situation, il n’y a pas à hésiter !
Il faut mettre en sûreté Sa Majesté la Régente et le jeune Roi !
Espérons que tout ceci se réduira à une échauffourée, mais on
ne sait jamais jusqu’à quelles extrémités peuvent se porter tous
ces excités !
– J’y avais pensé, chevalier ! Je vais conseiller à Sa Majesté
de fuir à Saint-Germain, où elle attendra avec le roi son fils la
fin de cette ridicule aventure… Car ce n’est qu’une aventure,
n’est-ce pas, monsieur le chevalier ?
– Naturellement, Éminence !
– Puis-je compter sur vous pour escorter le carrosse royal
et le faire parvenir coûte que coûte et sans risque jusqu’à Saint-
Germain ?
Castel-Rajac étendit la main.
– Sur le nom que je porte, Éminence, il en sera ainsi !
– C’est bien ! La Cour se mettra donc sous la protection des
mousquetaires que vous commandez, chevalier. Nous partirons
aussitôt que possible, aujourd’hui même…
Deux heures plus tard, quatre carrosses, dans lesquels
avaient pris place la Reine, le Dauphin, Mme de Chevreuse,
quelques personnes de la suite et Mazarin, partaient au grand
galop dans la direction de Saint-Germain, entourés par un
détachement de mousquetaires dont Castel-Rajac avait pris la
tête.
Il avait sous sa protection non seulement ce qui
représentait la tête de la France, mais encore celle pour laquelle
il avait un véritable culte : sa chère Marie.
Elle se trouvait dans la voiture de la reine. Gaëtan
chevauchait avec d’Assignac d’un côté du carrosse ; le capitaine
de Guissancourt occupait l’autre portière avec Laparède. Les
autres mousquetaires galopaient à l’avant et à l’arrière.
Il y eut quelques murmures au passage du cortège.
Quelqu’un hurla :
– Au feu, le Mazarin !
L’Italien, tout pâle, se rejeta au fond de la voiture.
– Eh ! mordiou, Éminence ! lui dit Castel-Rajac sans façon,
ne vous montrez pas, ou je ne réponds plus de rien, moi !
Quelques exaltés firent mine de vouloir arrêter les chevaux.
Mais le Gascon, à grands coups de plat d’épée, déblaya le
chemin. Il clama :
– Gare, sangdiou ! la prochaine fois, ce sera avec le fil, que
je frapperai !

Cette menace eut le don de faire refluer la foule
immédiatement, et l’équipage, au grand galop de ses chevaux,
passa sans encombre.
Ils arrivèrent sains et saufs au château. Là la Cour était en
sûreté. L’orage s’apaiserait tout seul et, dans quelque temps,
rien ne s’opposerait à un retour dans la capitale.
Pourtant, les choses durèrent plus longtemps que prévu.
– Cela ne peut continuer ainsi ! s’écria un jour la bouillante
Autrichienne, alors qu’avec son amie inséparable, elles
causaient des derniers événements qui les forçaient à rester à
l’écart de la capitale. Il faut prendre un parti !
– Je n’en vois qu’un ! répondit la belle duchesse. Il faut
appeler les Espagnols à notre aide !
Anne d’Autriche eut un haut-le-corps.
– C’est un parti dangereux !
– Mais nécessaire ! Les Espagnols ne vous refuseront
certainement pas leur aide !
– Marie, il n’y faut pas compter ! Ce serait introduire
l’ennemi en France !
– Que faire, lorsque vos propres amis vous trahissent ?
La reine hésita.
– Si nous déclenchons la guerre civile, les événements
peuvent nous entraîner très loin…
– Anne ! préférez-vous rester éloignée de votre capitale
longtemps encore ? Les factieux ont besoin d’une punition ! Les
armées du roi d’Espagne sauront la leur donner !
– J’en parlerai au cardinal, dit enfin la Régente, partagée
entre le désir de se montrer la plus forte dans ce duel engagé
avec le Parlement et les mécontents, et la sagesse qui lui
déconseillait une telle entreprise.
Mais lorsque Mazarin fut mis au courant de l’idée de la
duchesse, il s’y montra catégoriquement opposé.
Certes, le Florentin avait bien des défauts ; il était cupide,
avare et rusé, mais il était doué d’un grand bon sens, et soit
attachement fidèle à la Régente et au petit Roi, soit parce que,
devenu premier ministre, il sentait toute la responsabilité qui
lui pesait aux épaules et entendait remplir sa tâche loyalement
et au plus grand profit du peuple dont il avait la sauvegarde, il
se refusa à entrer dans cette combinaison qui pouvait avoir pour
la France les plus funestes et les plus dangereuses
conséquences.
Le projet de la duchesse de Chevreuse fut donc repoussé et
on n’en parla plus.
Pendant ce temps, Condé, qui avait pris la tête du
mouvement insurrectionnel, s’occupait activement à lever des
troupes dans le Midi. Il rencontra les troupes royales à Bléneau
et les battit. Alors, il entra en maître dans Paris, à la grande
fureur d’Anne d’Autriche.
Cependant, tous les maréchaux n’étaient pas hostiles à la
royauté. Le brave Turenne se porta en hâte à la rencontre du
prince victorieux. Parmi ses troupes se trouvait le régiment des
mousquetaires, dont faisaient partie Castel-Rajac et ses deux
amis.

Le choc eut lieu au faubourg Saint-Antoine. Et les troupes
royales auraient été victorieuses, si la Grande Mademoiselle,
fille de Gaston d’Orléans, n’avait fait tirer le canon de la Bastille
sur l’armée régulière. Prise entre deux feux, celle-ci dut se
retirer, à la grande fureur du Gascon et de ses compagnons.
– Sangdiou ! hurlait Castel-Rajac, est-ce donc que nous
n’avons plus de sang dans les veines, que nous nous laissons
battre comme des femmelettes, nous, les mousquetaires ?
Laparède, le voyant en cet état d’excitation, lui frappa
amicalement sur l’épaule.
– Ce n’est pas ta faute, ni la nôtre, ni celle du corps où nous
servons… La fatalité l’a voulu. Sois tranquille : quelque chose
me dit que cela ne durera pas !
Cependant, en ces heures troubles, un personnage qui
s’était fait un peu oublier pendant ces derniers temps reparut.
C’était Durbec.
Après la bataille du faubourg Saint-Antoine, Condé s’était
installé à Paris.
Durbec, avec sa souplesse coutumière, avait réussi à se
glisser dans l’entourage du puissant du jour. Il tressaillit de joie
lorsque, peu de temps après, un officier de la troupe de Condé
lui dit :
– Monsieur le Prince a pris une excellente résolution : il va
purger la capitale de tous les partisans du Mazarini… Il a déjà
fait exécuter les bourgeois réfugiés à l’Hôtel de Ville…
À ces mots, Durbec tressaillit d’aise.
– C’est en effet un projet digne de l’énergie et de la volonté
que montre Monseigneur à assainir la capitale et faire entendre
raison à la Régente…
L’officier baissa un peu la voix.
– Le Mazarin n’en a plus pour longtemps… Monsieur le
Prince se fera nommer ministre à sa place, et on obligera Sa
Majesté à renvoyer son Italien à sa bonne ville de Florence, qu’il
n’aurait jamais dû quitter !
– Dites-moi, mon cher, interrogea doucereusement
Durbec, savez-vous les noms de ceux que Monseigneur compte
supprimer de sa route ?
– Il m’en fit dresser la liste voici à peine deux heures !
– Quoi ! Serait-ce vous qui êtes chargé de nommer tous les
suspects ?
– Je les note, en effet, car dès ce soir, ils seront exécutés…
Ce sera une petite Saint-Barthélémy !
Il fit un geste.
– C’est triste… Mais peut-on faire autrement ?
– Certainement que non ! s’écria Durbec, et j’approuve
Monseigneur de toutes mes forces… Lui seul, par sa naissance,
son intelligence et son énergie, est digne d’administrer la France
à la place de ce rustre d’Italien que la reine protège, on sait
pourquoi ! Mais je pourrais peut-être vous donner une
indication utile à ce sujet… Je connais personnellement trois
individus, fort dangereux, entièrement dévoués à la cause de
Mazarin, et qui devraient figurer en premier sur votre liste
noire.
– 168 –
– S’il en est ainsi, ils y figurent sûrement ! affirma l’officier.
Dites-moi leurs noms ?
– Il s’agit du chevalier de Castel-Rajac, Hector d’Assignac
et Henri de Laparède !
– Non, je n’ai pas ces noms-là, c’est vrai, convint l’officier.
Et vous dites que ce sont des fidèles du signor Mazarini ?
– Dites qu’ils se feraient tuer pour lui ! affirma l’espion.
– Que font-ils ? Où sont-ils ?
– Ils font partie du corps des mousquetaires du roi !
L’autre fit une grimace.
– Très dangereux… murmura-t-il.
– Très dangereux surtout pour Monseigneur. Ces hommes
ont le diable au corps, mon cher ! Croyez-moi : n’hésitez pas !
– Ils sont probablement à Saint-Germain. Nous ne
pouvons aller jusque-là ! Notre action se borne à la capitale !
– Ce soir, ils seront à Paris, ou presque : j’ai aussi ma
police, et je sais qu’ils doivent coucher à l’auberge du Vieux-
Bacchus, la première taverne sitôt passées les fortifications, en
se dirigeant vers Vincennes !
– En ce cas, concéda l’officier, peut-être pourrons-nous
agir, en effet. Je vous remercie du renseignement, j’espère que
nous pourrons en débarrasser Monsieur le Prince…

Ils se séparèrent après s’être serré la main, et partirent
chacun de leur côté : l’officier pour ajouter à sa liste le nom des
trois gentilshommes gascons, et le chevalier de Durbec, jubilant
et se frottant les mains, à l’idée que grâce à cet événement, il
verrait enfin sa vengeance assouvie sans risque pour lui !
Les trois amis avaient bien formé le projet de passer la nuit
dans l’auberge qu’il avait désignée au frondeur. La route était
longue, du faubourg Saint-Antoine jusqu’à Saint-Germain ; et
après avoir attendu quarante-huit heures afin de savoir s’il n’y
aurait pas contre-attaque, ils avaient décidé de rentrer à la Cour
en attendant les nouveaux événements. Mais, cette nuit encore,
ils coucheraient au Vieux-Bacchus, qu’ils avaient élu comme
gîte.
Tandis que les autres mousquetaires campaient avec
l’armée royale, un peu plus loin, les trois Gascons avaient
préféré une bonne table au menu incertain de la troupe.
De plus, la fille de l’aubergiste, une jolie fille de seize ans,
assurait le service, ce qui n’était point fait pour déplaire aux
convives, qui trouvaient le vin plus parfumé et la poularde plus
dorée lorsque c’étaient les jolies mains de Guillemette qui les
servaient.
La petite n’avait d’yeux que pour Gaëtan, tant et si bien que
Laparède, mi-riant, mi-vexé de voir que tout le succès allait à
son ami, s’écria :
– Tu perds ton temps, ma belle ! Notre ami n’aime que les
blondes !
La jeune fille avait rougi jusqu’à sa chevelure, dont les
boucles noires et lustrées cascadaient sur ses épaules, et
s’éclipsa sans rien dire.

Enfin, lorsqu’ils eurent copieusement soupé, ils
remontèrent dans leur chambre. Au passage, ils croisèrent
Guillemette, et ses beaux yeux noirs se posèrent avec
admiration sur le chevalier. Celui-ci s’en aperçut. Au passage, il
lui tapota la joue.
– Tu sais, dit-il en souriant, une brune comme toi ferait
oublier toutes les blondes !
Le naïf intérêt que la fillette témoignait pour lui l’avait à la
fois touché et flatté, et il pensait que cette attention valait bien
un compliment, même s’il n’en pensait pas le premier mot !
Paroles bienheureuses, qui allaient avoir sur les
événements à venir une influence décisive !
Guillemette, oubliant l’heure, s’était mise à sa fenêtre,
dissimulée par le feuillage d’un gros marronnier. Cette
circonstance lui permit d’entrevoir une troupe de cavaliers qui
s’approchait silencieusement. Devant l’auberge, ils mirent pied
à terre.
La jeune fille, croyant qu’il s’agissait de voyageurs, allait
descendre et s’informer de ce qu’ils désiraient, lorsque, soudain,
un nom saisi au vol l’arrêta tout net :
– Vous êtes bien sûr, capitaine, que ce Castel-Rajac est
lieutenant aux mousquetaires ?
– Mais oui ! Commencez par lui. Allez à sa chambre et dès
qu’il ouvrira, frappez-le sans explications. Vous exécuterez
ensuite ses deux compagnons.
L’homme qui avait parlé s’approcha de l’huis et heurta du
poing, tandis que Guillemette cherchait un moyen de soustraire
Gaëtan au danger qui le menaçait.
Comme, en bas, on cognait de nouveau, elle se pencha et
cria :
– Qui va là ?
– Ouvrez !
– Je passe un cotillon et je descends !
– Dépêche-toi, la fille ! Nous sommes pressés !
Guillemette avait déjà quitté la fenêtre. Sans prendre le
temps d’enfiler un jupon, pour la bonne raison qu’elle ne s’était
pas encore déshabillée, elle courut à la chambre de Castel-Rajac
et frappa de toutes ses forces.
– Monsieur ! Monsieur ! cria-t-elle d’une voix étouffée :
Ouvrez ! Ouvrez vite !
Gaëtan, qui venait juste de s’endormir, s’éveilla en sursaut,
bondit hors du lit et alla tirer le verrou.
– Que se passe-t-il ? s’écria-t-il, étonné.
– Il y a en bas une bande d’hommes armés qui demande à
entrer… Ils viennent vous assassiner, vous et vos deux amis !
Fuyez !
– Mordiou ! On ne nous assassine pas comme cela, la
belle ! s’écria le Gascon en courant éveiller ses deux
compagnons.
Un conseil rapide fut tenu.

– Il faut montrer à ces coquins qu’on est capable de
soutenir la lutte un contre dix ! affirma Gaëtan avec sa superbe
intrépidité.
Mais Laparède, qui avait glissé un coup d’oeil par la fente
des volets, secoua la tête.
– Mon ami, il y a des moments où la fuite est une nécessité.
Songe que tu as des responsabilités. Tu risques de te faire tuer
sans profit. La reine compte sur toi ; les mousquetaires sont ses
derniers fidèles…
– Fuir comme des lâches ? Jamais ! Guillemette, va ouvrir
la porte !
– Partez, Monseigneur ! implora la jeune fille. Je les ai
vus ; ils sont au moins trente ! Que voulez-vous faire contre
cette troupe ? Sautez par la fenêtre de la chambre de votre ami ;
elle donne dans le jardin. À droite, il y a l’écurie ; vous sortirez
par la porte, au fond. Elle ouvre sur la campagne. Pendant ce
temps, je les retiendrai avec des balivernes…
– Cette enfant a raison ! s’écria Assignac. Le courage est
louable, mais la témérité, surtout quand on est chargé de
responsabilités comme toi, est blâmable. Songe à Henry.
Le Gascon finit par se laisser persuader. Ils s’élancèrent
dans le jardin au moment où le verrou tiré, une bande
d’hommes armés envahissait l’auberge du Vieux-Bacchus...

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