lundi 21 janvier 2013

L'HOMME AU MASQUE DE FER: DEUXIEME PARTIE: CHAPITRE VI: LA DAME MASQUÉE


Une fois encore, grâce à la vigilance de la petite hôtelière, la
vengeance du chevalier de Durbec avait échoué…
Tandis que les soldats de Condé fouillaient l’auberge, et
que l’hôte, éveillé, levait les bras au ciel et gémissait en prenant
à témoin tous les saints du paradis, les trois Gascons galopaient
ventre à terre, contournant la capitale investie pour regagner
Saint-Germain, où Castel-Rajac raconta cette agression à la
duchesse de Chevreuse.
Celle-ci ne s’y trompa pas.
– C’est encore un coup de Durbec ! s’écria-t-elle. Il a profité
des temps troublés que nous vivons pour lancer contre vous et
vos amis les sbires des frondeurs…
– Malheur à lui si je me trouve un jour face à face avec ce
fantoche malfaisant ! gronda Gaëtan. Je l’écraserai sans pitié !
Mais les événements subirent un tel revirement que
bientôt, la Fronde devait se calmer d’elle-même, comme une
mer agitée après la tempête.
L’injuste exécution des bourgeois et des partisans de
Mazarin avait soulevé l’opinion publique. Le régime tyrannique,
la période de terreur que le prince de Condé avait instituée à
Paris ne tarda pas à lui aliéner les sympathies des habitants. Et
ce furent les Parisiens eux-mêmes, ceux qui avaient crié le plus
fort : « À bas Mazarin ! » et « Vive la Fronde ! » qui adressèrent
une supplique à la Régente, afin de faire revenir la Cour à Paris.
Au reçu de cette délégation, Mazarin adressa à la Reine un
sourire.
– Que vous disais-je. Madame ? murmura-t-il. Chacun son
tour de chanter la canzonnetta !
Le régiment des mousquetaires revint donc, parmi les
premiers, dans la capitale, escortant les carrosses de la Cour, au
milieu des acclamations et des vivats. La Régente et Mazarin
triomphaient.
La paix et l’ordre une fois rétablis, Castel-Rajac s’empressa
de solliciter un congé auprès du capitaine de Guissancourt afin
d’aller jusqu’à la gentilhommière où sous la garde d’une
gouvernante, d’un intendant, et sous la surveillance d’un
précepteur, le digne abbé Vertot, Henry était en train de devenir
le plus charmant des garçonnets.
Ces jours de détente étaient pour le chevalier une halte
délicieuse au milieu de la rude vie qu’il menait. L’enfant avait
pour lui une vive tendresse, et c’était fête au logis lorsque le
lieutenant des mousquetaires du Roi venait y passer quelques
jours !
Cette fois-ci, comme les précédentes, il galopait
allègrement sur la route blanche de poussière, en songeant qu’il
allait revoir à la fois l’enfant de son coeur et la femme à laquelle
il n’avait pas cessé de porter la tendresse la plus vive.
Bientôt, il vit se dessiner, à travers les hautes branches de
la futaie, une grille qu’il connaissait bien. Celle-ci était ouverte.
Probablement, l’attendait-on déjà.

Sans se faire annoncer, il entra, suivit l’allée sablée qui
conduisait au perron.
Tout à coup, il s’arrêta, saisi, devant un tableau pour le
moins imprévu !
Deux femmes étaient assises dans de grands fauteuils, sur
la pelouse. L’une d’elles lui tournait presque le dos, et tenait le
petit Henry sur ses genoux, en lui prodiguant mille baisers. Ce
n’était pas la duchesse de Chevreuse, puisque celle-ci était la
seconde personne qui regardait cette scène en souriant.
– Sangdiou ! murmura notre Gascon, interloqué, qui est
cette femme ?
Juste à cet instant, celle-ci tourna la tête, sans voir le
cavalier, toujours immobile. Gaëtan eut un haut-le-corps : il
venait de reconnaître la reine Anne d’Autriche en personne !
L’exclamation de stupeur qu’il allait pousser s’étrangla
dans sa gorge.
Fut-ce prescience ? À cet instant, la duchesse de Chevreuse
aperçut le nouveau venu, que la surprise clouait sur place. Sans
affectation, après avoirs échangé quelques mots avec sa royale
amie, elle se dirigea vers le Gascon.
– On ne vous a pas vu, jeta-t-elle rapidement, à mi-voix.
Cela vaut mieux. Cachez-vous vite dans la maison.
Castel-Rajac, qui avait toujours peur qu’on le prive de son
pupille, se hâta d’obéir, et de suivre le conseil de sa très fine
amie.
Il venait à peine de pénétrer dans le petit salon où se tenait
d’habitude la duchesse, que celle-ci entra.

– Je pense, mon ami, dit-elle simplement, que l’heure est
venue de tout vous révéler, puisqu’un hasard vous a fait
surprendre la vérité.
– C’est exact. Madame ! répondit-il en baisant la main
qu’on lui tendait. J’ai déjà été admis en présence du jeune roi, et
j’avais déjà été frappé par l’extraordinaire ressemblance qui
existait entre lui et l’enfant que j’ai reconnu pour le mien.
– Inutile de vous celer plus longtemps que ce sont les deux
frères. Je pense que vous vous doutez également de l’extrême
gravité de la situation qui en résulte pour notre filleul. Ce secret
terrible, d’autres peuvent l’apprendre. Il ne peut en résulter que
des malheurs. Heureusement, Mazarin est au pouvoir, et
veillera autant qu’il le faudra sur la sécurité de cet enfant !
– Je comprends maintenant, dit pensivement le chevalier,
la suprême adjuration du cardinal de Richelieu, lorsque je lui
conduisis le petit Henry… « Veillez sur lui, m’a-t-il dit, car il se
peut qu’un jour, de graves dangers le menacent… »
– Oui, dit Marie de Rohan, Richelieu, lui, en avait pris son
parti. Mazarin est tout désigné pour veiller sur lui. Mais
ensuite ? Ne cherchera-t-on pas à abuser de cette situation, à
substituer, par exemple, un faux roi au vrai ? Ne cherchera-t-on
pas à agir sur la reine grâce à ce secret qui serait un scandale s’il
venait aux oreilles du peuple ? Pauvre enfant ! Sa jeune tête est
déjà accablée sous le poids d’une bien grosse responsabilité !
– Soyez tranquille, ma chère Marie ! s’écria le Gascon. Pour
ma part, je garderai jalousement cette découverte, et je n’en
aurai que plus de zèle pour accomplir la tâche que vous avez
bien voulu me confier !

Il attendit que la reine soit repartie pour sortir à son tour.
Henry, en le voyant, se jeta à son cou avec les marques de la
plus grande joie.
Ces quelques jours de congé passèrent comme l’éclair, puis
le lieutenant dut rejoindre son poste.
Par ses fonctions mêmes, il était appelé à voir assez
fréquemment le jeune roi. Et plus il le voyait, plus il était frappé
par ce caprice de la nature qui avait donné aux deux frères un
visage identique…
Quelque temps s’écoula. Castel-Rajac ne pensait plus guère
à ce qu’il avait involontairement surpris dans le jardin de
Mme de Chevreuse, lorsqu’un jour, il reçut un billet de sa belle
amie :
« Soyez ce soir à minuit à la petite porte du Louvre, disait
la missive. Et laissez-vous guider par la personne qui vous
attendra. »
– Mordiou ! se dit le Gascon, intrigué. Voilà qui sent
terriblement le mystère ! Cependant, je ne puis m’y tromper : il
s’agit là de l’écriture de ma belle duchesse. On dirait à s’y
méprendre un rendez-vous galant !
Quoi qu’il en soit, Gaëtan attendit le soir avec une certaine
impatience. Il fit sa toilette avec un soin inaccoutumé. La lune
brillait déjà haut dans le ciel, lorsqu’il arriva à la petite porte du
Louvre où il lui était enjoint de se rendre.
D’abord, il ne vit rien. L’ombre était épaisse ; la lumière
nocturne glissait seulement sur la Seine, et pailletait ses eaux
d’argent.

Tout à coup, il sentit que quelqu’un lui saisissait la main. À
son tour, il serra les doigts qui le tenaient, et reconnut une main
de femme.
– Cordiou ! Madame, fit le jeune chevalier, qui êtes-vous et
que me voulez-vous ?
Mais la femme, qui était masquée, et qu’un long capuchon
noir enveloppait de la tête aux pieds, la rendant absolument
méconnaissable, se contenta de poser un doigt sur ses lèvres en
signe de silence, et le fit entrer par la petite porte qu’elle venait
d’ouvrir.
Aucune sentinelle ne s’y tenait. Cette ouverture donnait
directement sur les berges de la Seine.
À la suite l’un de l’autre, et dans l’obscurité la plus
profonde, ils grimpèrent un escalier aux marches hautes et
étroites. Puis ils suivirent un couloir interminable. Ils firent tant
de tours et de détours que Castel-Rajac, intrigué, se demanda si,
vraiment, cette promenade n’avait pas pour but de l’égarer.
Enfin, une portière fut soulevée. Gaëtan, ébloui, recula
d’un pas.
Il se trouvait dans un somptueux boudoir. De grands
candélabres de bronze où brûlaient des bougies roses et
parfumées éclairaient la pièce brillamment.
Sur un divan, une femme, également masquée, et
enveloppée aussi d’une mante noire, attendait.
– Approchez, monsieur de Castel-Rajac ! dit-elle d’une voix
harmonieuse, à l’imperceptible accent, qui fit tressaillir le
chevalier.

Il obéit, dominant son trouble. Celle qui l’avait amené
s’assit dans un fauteuil.
La dame masquée le regardait fixement. À travers les trous
du loup de velours, il voyait le feu de ses prunelles.
Un court silence régna. L’inconnue ne se pressait point
d’entamer la conversation. De son côté, Castel-Rajac attendait
respectueusement qu’on voulût bien l’interroger. Il avait cru,
malgré les précautions prises, reconnaître une illustre voix. Il
attendit, plein de déférence.
– Monsieur de Castel-Rajac, reprit la femme masquée, j’ai
beaucoup entendu parler de vous, et le désir m’est venu de vous
connaître. Je ne peux vous cacher que ce que j’ai ouï-dire à votre
sujet était tout à votre louange.
– Madame, répondit le Gascon avec finesse, la personne
qui vous a renseignée a témoigné d’une grande indulgence à
mon égard, et je vous prie de l’assurer de toute ma
reconnaissance.
– On m’a dit, monsieur, que vous étiez aussi chevaleresque
que brave, et que, le cas échéant, vous n’hésitez pas à vous
lancer dans les plus compromettantes aventures pour sauver
l’honneur d’une femme…
– Ce que j’ai pu faire n’a rien d’extraordinaire, Madame, et
tout gentilhomme de France l’eût fait avec joie comme moi je
l’ai fait !
– Cette réponse est digne de votre modestie, chevalier… À
propos : on m’a rapporté que vous aviez un fils ?
– Oui, Madame. Un charmant enfant, auquel je suis
attaché profondément…

– Vous êtes marié ?
– Non, Madame.
– Une aventure ?
– Si vous voulez, Madame.
– Vous êtes discret, chevalier !
– Madame, l’honneur d’une femme en dépend. Cette raison
doit être suffisante pour que je le sois…
– Je vous en félicite. Vous êtes bien tel qu’on me l’a
dépeint ! À propos : puis-je connaître le nom de cette femme ?
– Je regrette. Madame, mais… même à vous, je ne puis le
dire !
– Peut-être l’ignorez-vous ? lança l’inconnue avec
hardiesse.
Castel-Rajac se redressa.
– Non, Madame, dit-il avec un respect infini. Je connais le
nom de la mère de mon fils. Mais ce nom, je le garde dans mon
coeur, et il faudra l’ouvrir pour l’y lire ! Sur mon épée, moi
vivant, personne ne le saura !
Les yeux de l’inconnue brillèrent davantage. Castel-Rajac
ne baissa pas les yeux.
Elle se leva.

– Chevalier de Castel-Rajac, dit-elle lentement, je ne sais ce
que vous réserve l’avenir. Partez, maintenant. Mais avant, je
veux vous dire ceci : veillez sur cet enfant, qui est le vôtre, avec
le soin jaloux et la tendresse que vous lui avez toujours
témoignés. Le coeur d’une mère n’est pas toujours assez fort
pour préserver des embûches de la vie : il faut parfois un grand
courage et un coeur fort pour les détourner. Je suis certaine que
vous y parviendrez !
Elle sortit de la mante noire un bras et une main d’une
blancheur et d’une forme admirables, et les tendit au chevalier,
qui, mettant un genou en terre, y déposa respectueusement ses
lèvres. Puis Castel-Rajac se releva.
– Madame, dit-il, je renouvelle devant vous le serment fait
jadis : donner ma vie, s’il le faut, pour cet enfant et pour sa
mère !
– Adieu, chevalier ! murmura la voix harmonieuse, aux
inflexions un peu tristes. Je suis heureuse d’avoir fait la
connaissance, ce soir, d’un parfait gentilhomme.
L’autre dame masquée se leva et ouvrit la porte. Le Gascon
sortit, et, précédé par son guide muet, refit en sens inverse le
chemin déjà parcouru pour venir.
Lorsqu’il se trouva devant la petite porte du Louvre, devant
laquelle coulait le fleuve, il se tourna vers son guide anonyme.
Sous le masque de velours, il vit se dessiner un malicieux
sourire, et un regard brillant se posa sur lui.
– Marie ! murmura-t-il.
Et, sans attendre la réponse, persuadé qu’il s’agissait là de
sa belle amie, il l’attira vers lui et posa ses lèvres avec fougue sur
la jolie bouche souriante.

Alors, un frais éclat de rire retentit, et une voix inconnue
lui répondit :
– Monsieur le chevalier de Castel-Rajac, vous êtes bien
entreprenant… Je me nomme Gilberte, et je ne suis que la
première camériste de… de celle que vous venez de voir !
Et laissant le Gascon encore tout ébaubi, elle lui ferma la
porte au nez…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire