mardi 30 octobre 2012
L'HOMME AU MASQUE DE FER: Chapitre IV: À L’HOSTELLERIE DU « FAISAN D’OR »
Huit jours après ces événements, un carrosse couvert de
poussière tiré par des chevaux ruisselant de sueur, s’arrêtait
devant l’hostellerie du Faisan d’Or, gloire du village de Saint-
Marcelin.
À l’une des portières se tenait le chevalier Gaëtan-Nompar-
Francequin de Castel-Rajac. Sautant prestement de son cheval,
il écarta l’un des rideaux du carrosse et aida la duchesse de
Chevreuse à mettre pied à terre.
– Attendez là, dit-elle à une femme qui, restée assise dans
le véhicule, portait sur ses genoux, enveloppé dans ses langes,
un enfant de quelques jours.
Après avoir confié son cheval à un garçon d’écurie, le
chevalier de Castel-Rajac et la duchesse entrèrent dans la cour
de l’hostellerie, et Gaëtan qui n’avait jamais été d’aussi belle
humeur fit une révérence comique à une servante qui balayait le
sol, lui disant :
– Pourrais-je parler à la maîtresse de céans ?
La fille, éclatant de rire, déclara :
– Monsieur le chevalier est toujours farceur…
Et, clignant de l’oeil vers la duchesse, elle ajouta :
– Surtout quand il est avec de belles dames.
Déjà Mme Lopion, la propriétaire du Faisan d’Or, qui avait
reconnu la voix sonore du chevalier, s’avançait vers le seuil et lui
disait :
– Vous voilà déjà revenu ? Votre voyage n’a pas été bien
long.
Et reconnaissant la voyageuse inconnue qui avait séjourné
une nuit dans son hôtel, elle fit, d’un air malicieux :
– Ah ! je comprends !
Gaëtan ne lui laissa pas le temps de développer sa pensée
et, tout de suite, il la coupa :
– Je voudrais votre plus belle chambre pour Madame, et
une autre…
– Pour vous ?
– Non, madame, pour une nourrice et son nourrisson !
– Tiens…, tiens, souligna la patronne avec un petit sourire
polisson.
Au regard sévère que lui lança Castel-Rajac, elle jugea plus
prudent de se mordre légèrement la langue, ainsi qu’elle le
faisait chaque fois que celle-ci la démangeait par trop.
Ayant ainsi mis un frein à sa faconde, Mme Lopion reprit :
– J’ai ce que vous demandez, monsieur le chevalier.
Castel-Rajac retourna près du carrosse, en fit descendre la
nourrice, qui portait avec précaution l’enfant mystérieux, et
l’amena jusqu’à la porte de l’hostellerie.
Mme Lopion conduisit elle-même la duchesse jusqu’à la
chambre qu’elle lui destinait et qui communiquait directement
avec celle qui avait été dévolue à la nourrice.
L’enfant fit entendre un léger cri. La duchesse se mit à le
bercer avec autant de douceur que s’il eût été son enfant.
Mme Lopion s’était approchée et regardait le nourrisson qui,
déjà calmé, s’était rendormi.
– C’est un garçon ? demanda-t-elle.
– Oui, répondit Marie de Rohan.
En glissant un coup d’oeil malicieux dans la direction de
Gaëtan, Mme Lopion ne put s’empêcher d’ajouter :
– Il ressemble déjà à son papa…
Le jeune Gascon allait protester…, mais, d’un signe rapide,
Mme de Chevreuse le retint. Il lui convenait fort que Castel-Rajac
endossât la paternité du rejeton d’Anne d’Autriche et de
Mazarin, quitte à passer elle-même pour la maman…
Mais, pour se débarrasser de la présence de l’hôtelière,
qu’elle commençait à trouver quelque peu encombrante, la
duchesse reprit :
– Je meurs de faim. Aussi, je vous prie de bien vouloir
donner les ordres nécessaires pour que l’on me prépare un
repas que vous aurez l’obligeance de me faire servir dans cette
chambre.
Mme Lopion, qui, décidément, ignorait l’art de la plus
élémentaire discrétion, demanda :
– Faudra-t-il mettre aussi un couvert pour M. le chevalier ?
– Certainement ! répliqua Marie de Rohan, qui
commençait à manifester une certaine nervosité.
– Allez, madame Lopion, allez…, ordonna Castel-Rajac.
Tandis que la tenancière s’éclipsait, la duchesse rendit
l’enfant à sa nourrice qui l’emporta dans sa chambre.
Mme de Chevreuse dit alors à Gaëtan :
– Maintenant, ami, je puis bien vous le dire : depuis huit
jours et huit nuits que nous avons quitté Chevreuse, voilà la
première fois que je respire librement.
– Est-ce possible ? s’étonna le jeune Gascon. Sur l’honneur,
je ne me suis pas aperçu un seul instant que vous fussiez
inquiète…
– C’est parce qu’en même temps, murmura la duchesse,
j’étais une femme divinement heureuse.
– Pour cette parole, laissez-moi vous prendre un baiser…
– Dix, si vous le voulez !
Longuement, ils s’étreignirent. Puis, se ressaisissant la
première, Marie reprit :
– Écoutez, mon ami, nous avons à parler sérieusement,
très sérieusement même.
Et, encore toute vibrante des caresses partagées, elle
poursuivit :
– Que vous disais-je donc ?
– Que, pendant huit grands jours et huit longues nuits,
vous aviez été très inquiète…
– C’est vrai ! Je craignais d’apercevoir derrière nous des
cavaliers lancés à notre poursuite…
– Par qui donc ?
– Mais… par… le mari…
– Puisqu’il est en voyage !
– Je tremblais à la pensée qu’il ne fût revenu.
– N’étais-je point là pour les recevoir, lui… et ses gens ?
– C’est précisément ce qui me rassurait… Mais vous
continuerez à veiller sur ce pauvre petit…
– Puisque je vous l’ai promis !
Et, avec un large sourire, Gaëtan s’écria :
– Il est donc si terrible, ce mari trompé ?
– Oui, plutôt ! déclara Mme de Chevreuse.
Et détournant brusquement la conversation, elle ajouta :
– Il me vient une idée. Tout à l’heure, je me suis aperçue, et
vous avez dû le constater aussi, que cette hôtelière était
convaincue que cet enfant était le nôtre !…
– Elle a fait mieux que de nous le laisser entendre.
– Je crois qu’à cause de vous, et surtout de vos parents, il
serait peut-être bon de couper court à cette légende, et voilà ce
que j’ai imaginé… Ce n’est pas extraordinaire, c’est somme toute
assez vraisemblable. La morale et la religion vont y trouver leur
compte à la fois.
» Que diriez-vous, mon cher Gaëtan, si nous racontions
que nous avons trouvé cet enfant, de quelques jours à peine,
abandonné sur la route ?
– Pour ma part, je n’y vois aucun inconvénient. Comme
vous le dites si bien, cela est fort plausible.
– Nous l’aurions adopté en commun et, qui mieux est, nous
prierions M. le curé du pays de bien vouloir, demain, par
exemple, baptiser ce chérubin.
– De mieux en mieux, approuva Gaëtan. De cette façon,
rien ne me sera plus facile que d’emmener ensuite le nourrisson
et la nourrice jusque chez mes parents qui, certains de ne point
abriter un bâtard de leur fils, ne lui en feront qu’un accueil plus
favorable.
– Voulez-vous, aussitôt que nous aurons réparé nos forces,
vous occuper de la cérémonie ?
– Avec le plus grand plaisir. Je suis au mieux avec le curé
de cette paroisse. C’est un très digne homme et je suis sûr qu’il
se montrera plus tard, envers notre pupille, aussi bon qu’il l’a
été envers moi.
Mme Lopion, poussée par la curiosité, apportait elle-même
un couvert complet qu’elle dressait sur une table tout en
s’efforçant de lier de nouveau conversation avec la duchesse.
– Comme il est beau, ce petit ! Ah ! on voit bien qu’il a du
sang d’aristocrate dans les veines.
– À quoi voyez-vous cela ? lança Castel-Rajac.
– À tout et à rien…
– Alors, si on vous disait que c’est le fils d’un charretier et
d’une fille de cuisine ?…
– Je répondrais que c’est impossible.
– Vous n’en savez rien, madame Lopion, pas plus que
Madame et moi…
– Comment… comment ?…
– Cet enfant, nous l’avons trouvé dans un fossé, près
duquel nous étions assis pour permettre à nos chevaux de
souffler.
– Que me racontez-vous là ?
En fronçant les sourcils, le jeune Gascon martelait :
– Ah ça ! madame Lopion, est-ce que vous ne savez pas que
le chevalier de Castel-Rajac a pour principe de dire toujours la
vérité ?
Réellement effrayée, l’aubergiste protesta.
– Ne vous fâchez pas, monsieur le chevalier. Je vous crois.
Cet enfant a été trouvé dans un fossé. Cependant, vous ne
m’empêcherez pas de vous dire qu’il est beau comme un ange et
qu’il a plutôt l’air d’avoir dans les veines du sang de grand
seigneur que de manant.
– Vous avez tout à fait raison, intervint la duchesse, que
cette querelle paraissait amuser.
Une servante apportait une gibelote de lapin et, un instant
après, les deux amants faisaient honneur au talent de M. Lopion
qui, rivé à ses fourneaux, avait pour principe de se cantonner
dans ses fonctions gastronomiques et de ne jamais se
préoccuper de ce qui se passait hors de sa cuisine.
Pendant ce temps, un cavalier s’arrêtait devant l’hostellerie
du Faisan d’Or et, après avoir laissé son cheval aux soins du
garçon d’écurie, pénétrait dans la grande salle.
Allant droit à Mme Lopion, le cavalier lui lançait sur le ton
d’un homme irrité :
– Le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac est bien ici ?
– Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Parce que je veux le voir, répliqua le gentilhomme d’un
ton d’autorité qui contrastait singulièrement avec son visage
avenant.
– Je ne sais pas si M. le chevalier est visible. M. le chevalier
vient d’arriver d’un très long voyage. Il est en train de se
restaurer… Je n’aurai garde de le déranger.
De plus en plus impérieux, le cavalier rugit :
– Vous allez immédiatement le prévenir que le comte
Capeloni l’attend ici et qu’il a besoin de lui parler, toute affaire
cessante.
Au regard que lui lança son interlocuteur, Mme Lopion
comprit que toute résistance de sa part risquait de lui causer de
réels ennuis, et elle remonta vers ses hôtes, tout en grommelant,
non sans inquiétude, ce qui tendait à prouver que les
affirmations du jeune Gascon ne l’avaient nullement
convaincue :
« Pourvu que ce ne soit pas le mari ! »
– Excusez-moi de vous déranger, fit-elle en pénétrant dans
la chambre, mais il y a en bas un gentilhomme qui désire parler
à Monsieur le chevalier.
– Un gentilhomme, répétait Gaëtan. Vous a-t-il dit son
nom ?
– Oui, mais je ne m’en souviens plus.
La duchesse intervint :
– Ne serait-ce point Capeloni ?
– C’est ça.
– Mordious !… s’écriait Castel-Rajac, tandis que la
duchesse pâlissait légèrement.
» Dites au comte de Capeloni que je le rejoins.
– Ou plutôt non, ordonna la duchesse, priez-le de monter
sur-le-champ.
Mme Lopion ne se le fit pas dire deux fois et s’en fut
s’acquitter de sa mission avec tout le zèle dont elle était capable.
Demeuré seul avec la duchesse, Castel-Rajac remarqua la
préoccupation répandue sur ses traits :
– Vous craignez qu’il se soit passé là-bas quelques fâcheux
événements ?
– Je le crains.
– Le mari ?
– Nous allons tout savoir. Il est certain, pour que le comte
soit venu nous rejoindre aussi rapidement…
Elle s’arrêta. On frappait à la porte. Mme Lopion faisait
entrer dans la pièce M. de Mazarin, qui, s’inclinant devant la
duchesse et tendant la main à Castel-Rajac, s’écria :
– Dieu soit loué, j’arrive à temps !
Le premier mot de Mme de Chevreuse fut :
– Et notre amie ?
Mazarin répliqua :
– Quand je l’ai quittée, il y a quatre jours environ, elle se
portait aussi bien que possible, mais, depuis ce moment,
j’ignore ce qui a pu se passer et je ne vous cacherai pas que je
suis en proie aux plus vives angoisses.
Gênée par la présence de Castel-Rajac que, décemment,
elle ne pouvait congédier, la duchesse interrogea :
– Le mari aurait-il vent de quelque chose ?
– Non ! déclara nettement Mazarin, en mettant aussitôt
son langage et son attitude à l’unisson de ceux de
Mme de Chevreuse. J’ai même acquis la certitude qu’il n’avait
pas l’ombre d’un soupçon. Vous connaissez son indifférence
conjugale. J’ai la conviction qu’en ce moment il ne pense
nullement à son épouse et qu’il croit fermement celle-ci en train
de prier le Seigneur. Mais il n’en est point de même de son…
intendant…
À ces mots, la belle Marie de Rohan eut un mouvement de
recul. L’intendant, n’était-ce pas Richelieu ? Mieux que
personne, elle savait combien Anne d’Autriche avait à redouter
de l’homme d’État qui l’exécrait, non seulement parce qu’elle
avait toujours contrecarré sa politique, mais parce qu’elle avait
un jour repoussé les offres amoureuses du cardinal qui s’était
mis en tête de suppléer à l’insuffisance du roi et de donner un
héritier à la couronne de France.
Aussi ne put-elle s’empêcher de souligner :
– Si l’intendant a découvert notre secret, tout est perdu.
Castel-Rajac commençait à bouillir d’impatience :
– Ah ça ! cet intendant est donc si puissant, pour qu’il vous
inspire de pareilles craintes.
Et, tout en tourmentant la poignée de son épée, il ajouta :
– Que je sache seulement où il se loge et comment il se
nomme, je me charge de lui passer mon épée au travers du
corps, aussi facilement que maître Lopion met un dindon à son
tournebroche.
Mazarin répliqua vivement :
– Mon cher chevalier, modérez vos ardeurs et renoncez à
pourfendre ce faquin. Une telle équipée ne pourrait que
provoquer un scandale qui compromettrait à tout jamais
l’honneur d’une femme, que Mme la duchesse de Chevreuse et
moi nous avons le devoir de défendre avec encore plus
d’acharnement que vous.
– Je me tais, dit aussitôt le jeune Gascon, mais sachez que
vous pouvez entièrement compter sur moi, en toute heure, en
toute circonstance. J’ai juré de veiller sur l’enfant. N’est-ce pas
le défendre que défendre aussi sa mère ?
– Quel brave coeur ! murmura Mme de Chevreuse, en
enveloppant le jeune homme d’un regard plein de tendresse.
Puis, se tournant vers Mazarin :
– Mon cher comte, continuez, je vous en prie.
Mazarin déclara :
– Cet intendant, qui, depuis un certain temps, faisait
espionner votre amie, a réussi à découvrir sa retraite et à
acquérir la preuve de sa maternité clandestine. Mais, comme, de
mon côté, je prévoyais que cet intendant cherchait à s’informer
et qu’il était parfaitement capable de découvrir la vérité, je l’ai
fait surveiller, moi aussi, et j’ai pu apprendre qu’il avait donné
ordre de vous faire rechercher par des agents secrets et de vous
faire arracher à n’importe quel prix, l’enfant que vous protégez.
– Cet intendant, intervint Gaëtan, m’a tout l’air de
dépasser les limites. Mordious, est-il donc si puissant pour
arriver à ses fins ?
– Hélas ! oui, déclara Mme de Chevreuse. Son maître est
l’un des plus intimes amis du cardinal et celui-ci n’a rien à lui
refuser. Je ne serais donc nullement surprise que Richelieu eût
mis à sa disposition toutes les forces de sa police.
– Certainement, appuya Mazarin. Voilà pourquoi je me
suis empressé de courir à francs étriers jusqu’à vous, afin de
vous prévenir que vous eussiez à vous tenir sur vos gardes.
– Qu’ils y viennent ! clama le jeune Gascon.
– Soyez tranquille, appuya Mazarin, ils y viendront.
– Eh bien, foi de gentilhomme, je vous garantis qu’ils ne
nous prendront pas le petit.
– Ils auront la force et le nombre, objecta l’Italien.
– Mais nous serons la ruse, répliqua le Gascon.
– À la bonne heure, approuva Mazarin. Il me plaît de vous
entendre parler ainsi.
– Auriez-vous déjà trouvé un expédient ? interrogea Marie
de Rohan.
– Oh ! bien mieux qu’un expédient… déclara Gaëtan. Et je
crois que si les argousins de l’intendant viennent ici tenter
l’aventure, ils s’en retourneront fortement déçus ; car je leur
ménage une de ces petites farces, comme on sait en préparer
dans ce pays.
– Quoi donc ? interrogea la duchesse.
Castel-Rajac s’en fut à pas de loup vers la porte.
Brusquement, il l’ouvrit et il aperçut la silhouette de Mme Lopion
qui fuyait dans l’ombre du couloir.
– L’aubergiste nous écoutait, fit-il. Je n’étais point sans
m’en douter et j’ai bien fait de m’en assurer avant de continuer.
» Mais, ainsi que le dit le proverbe, un homme averti en
vaut deux… et, comme j’ai tout lieu de penser qu’ici les murs ont
des oreilles, permettez-moi maintenant de vous parler tout bas.
Je crois que c’est encore le moyen pour qu’aucune indiscrétion
ne soit commise. »
Mme de Chevreuse et Mazarin se rapprochèrent du
chevalier qui leur murmura son projet. Celui-ci parut les
satisfaire, car, à mesure que Gaëtan s’exprimait, leur visage
prenait à tous deux une expression joyeuse.
Quand il eut terminé, la duchesse fit :
– Je trouve votre idée excellente. Qu’en pensez-vous, mon
cher comte ?
– Je l’approuve entièrement et je suis convaincu qu’il était
impossible de jouer un meilleur tour à ces gens et de se tirer
avec une désinvolture plus élégante d’une histoire qui risquait
d’avoir les plus redoutables conséquences.
Enchanté de l’accueil chaleureux que son projet venait de
rencontrer, Castel-Rajac s’écria :
– En vertu de ce principe qu’il faut battre le fer quand il est
chaud je veux vous demander la permission d’aller me livrer aux
préparatifs que réclame l’exécution du plan que je viens de vous
dévoiler.
– Allez, mon ami, s’écria la belle Marie. Laissez-moi vous
dire auparavant que jamais je n’oublierai…
– Ne me remerciez pas, je vous en prie, interrompit le
jeune Gascon qui semblait radieux de jouer un rôle aussi
important dans cette équipée dont il ignorait totalement le
véritable secret.
Et il ajouta, en adressant un petit salut à sa maîtresse :
– Croyez, chère madame, que, quoi qu’il arrive, c’est
toujours moi qui serai votre humble et reconnaissant serviteur !
Et, après avoir touché la main que Mazarin lui tendait, il
s’en fut, tout transporté de l’allégresse chevaleresque qui était
en lui.
– Il est admirable, n’est-ce pas ? s’écria Mme de Chevreuse.
– Admirabilissime, surenchérit l’Italien. J’ai rarement
rencontré sur ma route un gentilhomme doué de qualités aussi
brillantes et aussi solides à la fois. Il a l’étoffé d’un chef.
Un peu rêveuse, la duchesse dit en souriant :
– Il sera peut-être un jour maréchal de France.
– Qui sait ? fit en écho le futur ministre de Louis XIV.
mardi 23 octobre 2012
L'HOMME AU MASQUE DE FER. Chapitre III: La duchesse et le chevalier
Comme toujours, le cardinal de Richelieu avait été
exactement renseigné. C’était bien dans une simple
gentilhommière située aux alentours du château de Chevreuse,
qu’Anne d’Autriche, sur le point d’être mère, était venue se
cacher. Sa meilleure amie, la duchesse de Chevreuse, l’une des
femmes les plus jolies et, à coup sûr, la plus intelligente et la
plus spirituelle de son temps, lui avait ménagé cette retraite où
toutes les précautions avaient été prises pour que l’événement
se passât dans le plus grand mystère.
Il avait d’abord été convenu qu’en dehors d’elle et une
sage-femme, qu’elle avait fait venir de Touraine et qui, par
conséquent, ne connaissait point la future accouchée, nul
n’approcherait la reine.
Anne d’Autriche, confinée dans une chambre située au
premier étage, tout au fond d’un couloi roù nul n’avait le droit
de s’aventurer, attendait, non sans angoisse, l’heure de la
délivrance.
Ce soir-là, après avoir apporté elle-même à la reine son
repas du soir et l’avoir réconfortée par quelques-unes de ces
paroles affectueuses et enjouées dont elle avait le secret, la
duchesse était descendue dans un modeste salon du rez-dechaussée,
d’où elle pouvait surveiller, à travers les fenêtres
donnant sur un jardin, les allées et venues des rares
domestiques de la maison.
Bientôt, il lui sembla entendre un bruit de pas sur le
gravier. Elle ne se trompait pas. Moins de deux minutes après
un laquais introduisit dans le salon le comte Capeloni qui, tout
en saluant, dit à la duchesse :
– Je vous apporte, je crois, une nouvelle qui va doublement
vous faire plaisir.
– Laquelle donc, monsieur de Mazarin ?
L’amant d’Anne d’Autriche répliqua aussitôt :
– J’ai trouvé l’homme qu’il nous faut et, cet homme, vous
le connaissez !
– Son nom ?
– Le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac !…
– Quelle est cette plaisanterie ? s’écria la belle Marie.
– Je ne plaisante pas, affirma l’Italien… J’ai soupé tout à
l’heure avec ce gentilhomme et, ayant appris qu’il était venu ici
pour vous retrouver…
– Il connaissait donc mon nom ? interrompit
Mme de Chevreuse.
– Il n’a même pas été très long à le découvrir, car il ne
manque ni de charme… ni de finesse.
Feignant un vif mécontentement, la duchesse s’écria :
– Alors, il a eu l’insolence de vous raconter…
– Il a été au contraire d’une discrétion admirable, affirma
Mazarin. C’est moi qui lui ai tiré les vers du nez.
– Cela ne m’étonne pas de vous, déclara Marie, car vous
seriez capable de faire parler une statue. Mais continuez.
– J’ai promis au chevalier de Castel-Rajac que vous le
recevriez dans une heure.
– Monsieur de Mazarin, vous mettez le comble à vos
impertinences.
– Madame la duchesse, ne soyez point courroucée, je vous
en prie. Vous qui êtes la bonté, la générosité mêmes, vous ne
pouvez décourager un amoureux qui vous est resté fidèle depuis
de si longs mois et n’a pas hésité à quitter sa famille et à faire un
voyage aussi hasardeux pour s’en venir tout simplement
apercevoir de loin votre adorable silhouette. Et puis, laissez-moi
vous le dire, bien que vous exerciez encore sur vos amis de si
terribles ravages, je ne crois pas que vous ayez encore inspiré un
amour aussi franc, aussi puissant que celui dont brûle pour vous
ce jeune et intrépide Gascon. Je suis certain que vous lui
demanderiez de sacrifier sa vie pour vous qu’il n’hésiterait pas
une seconde à le faire.
– Je n’ai nullement cette intention, déclara Marie de
Rohan.
– Vous ne seriez peut-être pas fâchée de rencontrer, pour
vous accompagner au cours du voyage très périlleux que vous
allez entreprendre, un cavalier dont vous avez déjà pu apprécier
la bravoure, la loyauté et… le dévouement !
– Je vous comprends, déclara la duchesse, devenue
pensive. Ce n’est peut-être point une mauvaise idée !
Et, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine ironie,
elle ajouta :
– Puisque vous, monsieur de Mazarin, vous ne pouvez pas
m’accompagner !…
– Dieu sait si j’en suis désolé, s’écria l’Italien avec toutes les
apparences de la sincérité. Mais vous n’ignorez pas que Sa
Majesté la reine l’a interdit et qu’Elle tient absolument, en cas
d’alerte toujours possible, que je sois auprès d’elle.
La belle Marie se taisait. Sans doute réfléchissait-elle à la
proposition que venait de lui faire son interlocuteur car la
charmante amie d’Anne d’Autriche avait conservé un excellent
souvenir du bref et tendre moment qu’elle avait passé en
compagnie de l’ardent Méridional.
Il ne lui en avait pas fallu davantage pour se rendre compte
que si Castel-Rajac était un gentilhomme vaillant et sûr entre
tous, il était aussi un de ces amants qu’il n’est point donné à une
amoureuse de rencontrer souvent sur sa route.
Mazarin l’observait du coin de l’oeil. On eût dit qu’il
devinait toutes ses pensées ; car, à mesure que
Mme de Chevreuse se plongeait dans ses réflexions, un sourire
de satisfaction entrouvrait ses lèvres.
Redressant son joli front qu’encadraient ses cheveux
blonds d’une auréole de boucles naturelles, Marie lança, sur un
ton de parfaite bonne humeur :
– Décidément, monsieur de Mazarin, vous avez encore et
toujours raison. Faites savoir au chevalier de Castel-Rajac que je
l’attends.
L’Italien riposta aussitôt :
– Madame, il sera ici dans une demi-heure.
Et, s’inclinant avec grâce devant la charmante femme, il se
retira aussitôt.
Demeurée seule, Mme de Chevreuse quitta le salon,
remonta l’escalier et s’en fut doucement frapper à la porte de la
chambre où se cachait Anne d’Autriche. L’huis s’entrebâilla
doucement, laissant apercevoir seulement la tête de la sagefemme,
qui ne quittait plus le chevet de la reine, dans l’attente
d’un événement qui ne pouvait plus tarder. C’était une paysanne
au visage énergique et intelligent, qui semblait avoir une claire
conscience de sa valeur.
– Comment va mon amie ? interrogea à voix basse Marie
de Rohan.
– Elle repose, répondit la sage-femme, en adoucissant son
timbre qui n’était point sans rappeler celui d’un chantre de
paroisse.
Et elle ajouta, avec l’air assuré de quelqu’un qui ne se
trompe jamais :
– Ce sera pour cette nuit !
Sans rien ajouter, elle referma la porte au nez de la
duchesse et cela semblait nettement signifier qu’elle entendait
qu’on la laissât en paix.
Mme de Chevreuse n’hésita pas. Ce n’était ni le moment ni
l’occasion de mécontenter cette femme persuadée qu’elle avait
été appelée auprès d’une dame du monde désireuse de cacher à
son mari une maternité dont il était impossible de rendre celuici
responsable.
La situation demandait, en effet, une extrême prudence.
Soulever le moindre incident, n’était-ce pas risquer de
provoquer le plus effroyable scandale qu’ait jamais eu à
enregistrer la Cour de France ?
La duchesse était trop fine mouche pour ne pas éviter, par
tous les moyens, un esclandre qui eût à jamais déshonoré sa
reine, sa meilleure amie, et lui eût peut-être coûté, à elle, la
prison perpétuelle. Elle se contenta de songer :
« Si cette femme pouvait dire vrai ! Car plus vite l’enfant
viendra au monde, plus tôt notre sécurité à tous sera assurée. »
Et, tout en descendant l’escalier, elle se prit à murmurer :
– Ce diable de Mazarin aurait mieux fait de rester en
Italie !
Elle regagna le salon qui était maigrement éclairé par des
bougies plantées dans des appliques en bronze doré fixées de
chaque côté d’une vaste glace surmontant une haute cheminée.
Poussée par un mouvement de coquetterie bien féminine, elle
s’approcha du miroir et s’y regarda avec plus de sévérité que de
complaisance. Cet examen fit envoler aussitôt les doutes qu’elle
pouvait avoir sur son pouvoir de séduction.
Jamais, en effet, elle n’avait été plus séduisante.
– Allons, se dit-elle, mon jeune chevalier ne me trouvera
pas changée à mon désavantage et, ainsi que le prétend
Mazarin, je crois que je vais pouvoir en faire, non pas mon
chevalier, mais mon esclave, car, moi, ayant tout à lui accorder,
il n’aura rien à me refuser.
Une demi-heure après, ainsi que l’avait annoncé l’Italien,
on frappait de nouveau à la porte du salon et Mazarin se
présentait avec Castel-Rajac, qui, pendant le temps qu’il était
resté à l’hostellerie de Dampierre, en avait profité pour faire un
brin de toilette, s’épousseter, et réparer le désordre de ses
vêtements et de son abondante chevelure noire.
Maintenant, toute hardiesse l’avait abandonné. Il n’était
plus qu’un amoureux effaré de la bonne fortune inattendue qui
lui tombait du ciel et, oubliant même de saluer la dame de ses
pensées, il demeura immobile, pour une fois muet de
saisissement.
Ses yeux clairs et ardents exprimaient de si tendres
sentiments que, plus émue qu’elle ne voulût le paraître et
désireuse de le mettre tout de suite à son aise, Mme de Chevreuse
s’avança vers lui, et dit simplement :
– Est-il vrai, chevalier, que vous eussiez fait le voyage
d’Agen jusqu’ici uniquement pour me revoir ?
– Oui, madame, répondit timidement le jeune Gascon, en
cherchant des yeux le pseudo-comte Capeloni, qui, telle une
ombre discrète, s’était déjà évanoui.
Affectant un ton de reproche, la duchesse poursuivit :
– Savez-vous, monsieur le chevalier, que vous avez agi
envers moi avec une étourderie qui frise l’impertinence.
– Oh, madame !
– Et que je serais en droit de vous en vouloir vivement.
Mais rassurez-vous, je vous pardonne. Car je ne vous cacherai
point que, non seulement je ne vous avais pas complètement
oublié, mais que j’ai éprouvé, en vous retrouvant, un plaisir non
moins égal au regret que j’avais ressenti d’être obligée de vous
quitter si promptement.
– Ah ! madame, s’écria Gaëtan, auquel ces quelques mots
avaient suffi pour rendre tout son aplomb, vous ne pouvez vous
imaginer à quel point je suis heureux de vous entendre me
parler ainsi. Il me semble que je vis un rêve.
» Ah ! vous voir, vous entendre ! Certes, depuis l’an passé
votre voix aux inflexions harmonieuses n’avait cessé de chanter
à mes oreilles ; mais ce n’était qu’un souvenir, qu’une illusion,
tandis que vous êtes là, près de moi ; il me suffirait d’étendre la
main pour toucher la vôtre. Ah ! madame, je vous en prie,
laissez-moi vous admirer, vous adorer en silence, car, vraiment,
je suis incapable de trouver les mots qu’il faudrait pour vous
exprimer mon amour… Je crois même qu’il n’en est pas sur
terre…
Et, tout en disant, Castel-Rajac se pencha vers la duchesse
qui, reconquise de nouveau par cette ardeur juvénile et si
sincère, le contemplait, elle aussi, prête à s’abandonner de
nouveau.
Tout à coup, le visage du jeune Gascon s’assombrit. Un pli
d’amertume tordit sa bouche et un léger soupir gonfla sa
poitrine.
– Qu’avez-vous ? interrogea Marie de Rohan.
– Je songe, hélas ! que mon rêve est éphémère et qu’il va
bientôt se briser en éclats.
Tout en lui souriant, la duchesse lui dit doucement :
– Et si je vous donnais le moyen de le prolonger ?
– Pendant longtemps ?
– Plus longtemps, peut-être, que vous ne l’imaginez !
– Oh ! madame, vous seriez la plus généreuse…
– Écoutez-moi, mon ami… Bien que vous vous soyez
montré à mon égard d’une indiscrétion que je reconnais,
d’ailleurs, fort excusable…
– Madame, vous permettez ? interrompit le Gascon.
– Dites !
– Je vous avais juré de ne point interroger vos serviteurs,
mais je ne vous avais nullement promis de ne point questionner
les autres personnes qui étaient à même de me donner sur vous
les renseignements que la passion que vous m’aviez inspirée me
forçait à leur demander.
Tout en accentuant son sourire, Mme de Chevreuse
poursuivit :
– Le gentilhomme qui vient de vous amener ici avait
raison.
– Le comte Capeloni…
– Oui. Il me disait que vous étiez plein de finesse.
– Ce n’est pas ma faute. Dans tout l’Agenais, nous sommes
ainsi.
– Ne vous en défendez pas, c’est une qualité de plus à votre
actif et je suis la dernière à m’en plaindre. D’autant plus que
vous survenez ici à un moment où j’ai besoin d’avoir à mes côtés
un ami, un défenseur qui allie à un courage absolu une adresse
sans égale.
– Madame, vous me faites peur, observa le Gascon.
– Pourquoi donc ?
– Un dévouement sans limites, j’en suis capable, surtout
quand c’est vous qui me le demandez… Un courage absolu, mon
Dieu, je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais,
mordious ! je crois que je le possède. D’ailleurs, parmi les
Gascons, c’est une qualité qui n’a rien d’exceptionnel. Nous
sommes tous braves en naissant et on ne peut faire moins en
grandissant de le devenir davantage ?
» Quant à l’adresse sans égale, ça, madame, je ne veux pas
trop m’avancer. Il me suffit de vous dire que je ferai de mon
mieux pour vous servir.
– J’en suis sûre, répondit la duchesse et voilà pourquoi je
n’hésite plus un seul instant à vous révéler ce que j’attends de
vous.
Le jeune Gascon était tellement empoigné par son
interlocutrice et tellement désireux de ne point perdre la
moindre parole qu’elle allait prononcer, qu’il s’avança encore
vers Marie, jusqu’à la toucher.
– Mon cher chevalier, attaqua-t-elle, vous avez peut-être
été surpris de constater que je vous recevais dans cette vieille
maison…
– Pas du tout, protesta Gaëtan. L’amour n’adore-t-il pas le
mystère ?
– Et même, souligna la duchesse, il l’ordonne, parfois…
Mais ce n’est point là le vrai motif qui fait que nous nous
sommes rencontrés ici. Une de mes amies a eu l’imprudence de
se laisser conter fleurette par un galant pendant l’absence d’un
mari parti pour un long voyage. Il en est résulté pour la pauvre
femme des suites telles qu’il est absolument indispensable de les
dissimuler à tous. Aussi est-elle venue se cacher dans cette
maison qui m’appartient et où tout a été préparé de façon que
personne n’y soupçonne sa présence.
Tout en baissant la voix, comme pour donner plus de poids
à sa révélation, Mme de Chevreuse ajouta :
– L’enfant va naître cette nuit.
La figure de Castel-Rajac s’éclaira d’un franc sourire et, sur
un ton plaisant, il s’écria :
– Ah ça ! madame, auriez-vous l’intention de m’en faire
endosser la paternité ?
– Pas du tout, répliqua Mme de Chevreuse, en partageant la
gaieté de son amoureux. Il s’agit seulement que vous m’aidiez à
le faire disparaître…
– Mordious !
– Quand je dis « disparaître », j’emploie un terme
impropre, car mon amie tient essentiellement à ce que cet
enfant, qu’elle ne peut garder près d’elle, soit bien élevé, bien
traité et n’ait surtout que de bons exemples sous les yeux.
– Très bien, approuvait le Gascon.
Marie de Rohan reprenait :
– Aussi, lorsque votre ami l’Italien…
– Le comte ?
– Oui, le comte, est venu m’annoncer qu’il avait soupé avec
vous dans une hostellerie de Dampierre, tout de suite j’ai pensé
que vous m’étiez envoyé par la Providence.
– Madame, déclarait Gaëtan, je ne demande pas mieux de
faire pour ce petit tout ce qu’il dépendra de moi, puisque c’est
vous qui me le demandez… Mais je ne puis, pourtant, être sa
nourrice !
Tout en lui donnant une tape amicale sur la main, la
duchesse, de plus en plus amusée, reprenait :
– Je ne vous le demande pas non plus ! Je désirerais plutôt
que vous soyez son grand frère, et que, l’élevant à votre image,
vous en fassiez, non pas un freluquet de Cour, mais un fier et
beau gentilhomme, et que vous soyez toujours prêt à le défendre
au cas où il serait menacé.
– Madame, dit Castel-Rajac, gravement, cette fois, la
mission que vous me faites l’honneur de me confier est trop
noble pour que je ne l’accepte pas sur-le-champ. Je me charge
de l’enfant ! Je m’engage à tout mettre en oeuvre pour qu’il soit
un jour ce que vous désirez. Mais, par exemple, je me demande
où et comment je vais l’emporter ?
– Écoutez-moi, demanda Mme de Chevreuse, devenue, elle
aussi, très sérieuse. Dès que l’enfant sera venu au monde, nous
partirons immédiatement pour votre pays.
– Nous partirons ! s’exclama le chevalier, en tressaillant
d’allégresse.
– Oui, précisa la belle Marie. L’enfant, la femme qui doit lui
donner le sein pendant le voyage, vous et moi.
– Dieu soit loué ! s’exclama le Gascon avec enthousiasme.
– Vous le remercierez encore bien davantage, insinua
Mme de Chevreuse, lorsque je vous aurai dit que mon séjour
dans votre pays est appelé à se prolonger assez longtemps pour
que nous ayons l’occasion de nous rencontrer très souvent.
– Tous les jours, je l’espère…, déclara galamment Castel-
Rajac.
Mme de Chevreuse, se redressant, dit d’un ton presque
solennel qui contrastait avec ses précédentes allures si
gentiment familières :
– Maintenant, chevalier, je me vois dans l’obligation
d’exiger de vous un serment, celui de ne chercher jamais à
savoir quel est l’enfant que je vous confie et pour lequel on vous
fera parvenir chaque année une somme destinée à son
entretien.
– Madame, répliqua Castel-Rajac, l’enfant, je l’accepte,
mais, la somme, je la refuse. Moi, je ne fais pas les choses à
moitié. Nous ne sommes pas riches, là-bas, mais on y vit bien et
à peu de frais. Et puis, croyez-moi, si vous voulez qu’un jour cet
enfant me ressemble, il ne faut pas qu’il soit élevé dans un luxe
qui engendre fatalement la mollesse ; il faut, au contraire, qu’il
soit trempé, comme nous le sommes tous, dans ce bain de soleil
qui nous rend beaucoup plus riches en sang, en bravoure, en
audace et en gaieté, que tous les louis d’or que pourrait contenir
une galère royale.
– Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi, s’écria
Marie de Rohan.
– Je vous ai dit ce que je pensais.
– Décidément, nous sommes faits pour nous entendre.
Et, tout en enveloppant le jeune Gascon d’un regard plein
d’amoureuse admiration, elle lui dit :
– Lorsque j’aurai appris à mon amie à qui je confie son
enfant, ce sera pour elle un grand réconfort de le savoir entre
vos mains.
– Ah ! madame, vous pourrez lui dire d’être bien tranquille
et que je serai trop heureux, lorsqu’elle viendra l’embrasser, de
lui prouver que je sais tenir une parole.
– Hélas ! mon ami, reprit Mme de Chevreuse, mon amie
n’aura même pas cette consolation.
– Pourquoi ?
– Parce que… Mais, je vous en prie, ne m’interrogez pas,
car je ne puis pas vous en dire davantage…
– Oui, c’est vrai…
Le regard comme illuminé par une flamme, Castel-Rajac, le
front haut, s’écria :
– Chez nous, madame, quand on fait un serment, c’est
toujours l’épée nue à la main.
Et, tirant sa rapière de son fourreau, il l’étendit en disant :
– Je jure de respecter le secret de cette mère, comme je
jure d’être un frère pour son enfant.
Et, d’un geste large, il replaça sa lame dans le fourreau.
Alors, n’écoutant plus que son coeur qui, maintenant, ne
battait plus que pour son beau chevalier, la duchesse de
Chevreuse se jeta dans ses bras et tous deux échangèrent un
long et ardent baiser.
lundi 22 octobre 2012
L'INSTANT D'UN RÊVE
Une séconde,
l'instant d'un regard pour emballer lon coeur,
faire frissonner mon âme et me pousser vers toi.
Je ne m'étais pas fourvoyer en me laissant emporter.
Une minute,
l'instant d'une conversation passionnée,
se découvrant des intérêts communs,
susciter le désir d'être ensemble
et décrocher un regard plein de promesse de retrouvaille.
Une heure,
d'un tête à tête charmant
dévoilant tes traits de caractères,
ton esprit vif et entreprenant
fascinant encore plus mon âme.
Un jour,
de pleine vanité,
remplit de bouffe, de danse et de rire.
ensemble pour s'accorder sur l'avenir,
decider de faire front commun
et batir un lendemain.
Une année,
de pure extase,
moments féeriques, magiques et intenses,
dont on ne voudrais jamais en sortir.
sure de résister à tout,
de surmonter toutes les épreuves tant qu'on démeure ensemble,
nous avons vécu l'instant d'un rêve.
l'instant d'un regard pour emballer lon coeur,
faire frissonner mon âme et me pousser vers toi.
Je ne m'étais pas fourvoyer en me laissant emporter.
Une minute,
l'instant d'une conversation passionnée,
se découvrant des intérêts communs,
susciter le désir d'être ensemble
et décrocher un regard plein de promesse de retrouvaille.
Une heure,
d'un tête à tête charmant
dévoilant tes traits de caractères,
ton esprit vif et entreprenant
fascinant encore plus mon âme.
Un jour,
de pleine vanité,
remplit de bouffe, de danse et de rire.
ensemble pour s'accorder sur l'avenir,
decider de faire front commun
et batir un lendemain.
Une année,
de pure extase,
moments féeriques, magiques et intenses,
dont on ne voudrais jamais en sortir.
sure de résister à tout,
de surmonter toutes les épreuves tant qu'on démeure ensemble,
nous avons vécu l'instant d'un rêve.
vendredi 19 octobre 2012
L'HOMME AU MASQUE DE FER. Chapitre II: Le chevalier gascon
Le même jour, vers sept heures du soir, la salle principale
de l’hostellerie du Plat d’Étain, située au coeur du charmant
village de Dampierre, était remplie d’une foule de voyageurs qui
s’apprêtaient à faire honneur à la cuisine de maître Eustache
Collin, dont la renommée s’était répandue à plusieurs lieues à la
ronde.
Devant une cheminée dans laquelle flambait un grand feu
de bois, maître Collin, énorme gaillard coiffé d’un bonnet blanc
qui touchait presque au plafond, une louche à la main, imposant
et quasi sacerdotal, surveillait les volailles dodues et déjà à
moitié dorées qui rôtissaient au rythme régulier d’un colossal
tournebroche.
Sa femme, dame Jeanne, encore plus corpulente que lui,
s’agitait, suant, soufflant, et s’évertuant à placer de son mieux
ses chalands qui, en attendant les meilleurs morceaux, se
disputaient les meilleures places !
Tout son monde étant casé, elle se dirigeait vers son
comptoir, afin d’y lamper le verre de vin clairet qu’elle avait si
bien mérité, lorsqu’une voix juvénile s’éleva sur le seuil,
claironnant avec un accent gascon plein de bonne humeur :
– Bonsoir, tout le monde !
Tous les yeux se dirigèrent vers le nouvel arrivant. C’était
un beau garçon de vingt-cinq ans à peine, à la figure à la fois
souriante et énergique, à la bouche bien dessinée sous
une petite moustache, au menton volontaire que marquait à peine la
virgule d’une barbichette. Ses yeux pétillants de malice, sans la
moindre méchanceté, provoquaient immédiatement la
sympathie, tant ils n’exprimaient qu’un désir de plaire à
chacune et d’être bien avec tous.
Dame Jeanne répondit d’un ton cordial :
– Bonsoir, monsieur le cavalier.
Le nouvel arrivant, qui avait dû laisser sa monture à
l’écurie, était botté, éperonné, son costume, formé d’un
justaucorps, s’ouvrait sur une chemise en toile écrue. Son
pantalon, serré à la taille par un ceinturon auquel était attachée
une solide rapière, était d’un gris uniforme qu’il devait
beaucoup plus à la poussière des chemins qu’à sa couleur
naturelle.
La plantureuse hôtelière était beaucoup trop altérée pour
pousser plus loin les politesses préliminaires, et elle continua à
se diriger vers la bouteille, objet de ses légitimes désirs, ce qui
ne parut nullement offusquer le beau jeune homme. Pénétrant
dans la salle, il promena autour de lui un regard circulaire,
cherchant un coin où il pourrait bien s’asseoir.
Comme il n’en trouvait point, il s’approcha d’un jeune
gentilhomme de mise élégante, qui occupait seul une petite
table placée près d’une fenêtre.
– Monsieur, fit le cavalier, se découvrant avec politesse,
serais-je indiscret en vous demandant de bien vouloir me
permettre de m’asseoir en face de vous ?
D’un air hautain, le gentilhomme répliquait :
– Je ne vous connais point, monsieur !
– Souffrez que je me présente : chevalier Gaëtan-Nompar-
Francequin de Castel-Rajac.
Froidement, et répondant à peine au salut de son
interlocuteur, l’homme interpellé ripostait avec un léger accent
italien :
– Comte Julio Capeloni, de Florence.
– Un beau pays, déclarait Gaëtan, de plus en plus aimable.
Je n’y suis jamais allé, mais j’ai ouï-dire par mon aïeul paternel,
qui y avait quelque peu guerroyé, que Florence était une des
plus belles villes du monde.
Ce compliment parut impressionner favorablement
Capeloni, car il reprit :
– Moins belle que votre Paris, monsieur le chevalier,
puisqu’il sait si bien attirer à lui les habitants des pays les plus
reculés du monde.
– Monsieur le comte, reprenait Castel-Rajac, je crois
qu’après cet échange de politesses, nous sommes destinés à
nous entendre le mieux du monde. Voilà pourquoi je me
permets de vous renouveler la demande que je viens d’avoir
l’honneur de vous adresser… Voulez-vous m’accepter comme
voisin de table ? Vous m’obligeriez infiniment, car je viens de
faire vingt lieues à francs étriers… Je meurs de faim, je crève de
soif, et cela doit suffire pour que vous ayez pitié de moi.
Gagné par l’entrain du jeune Gascon qui semblait incarner
si richement toutes les qualités de sa race, Capeloni, d’un geste
gracieux, l’invita à s’asseoir en face de lui.
Et, frappant sur la table, il lança sur le ton d’un familier de
la maison :
– Hé là ! dame Jeanne, il vous arrive de province un jeune
loup qui a les dents longues. Il s’agit de le rassasier au plus vite
car, sans cela, il est capable de vous dévorer toute crue…
Dame Jeanne, qui avait eu le temps d’avaler non pas un,
mais trois verres de vin, s’approcha aussitôt de son hôte, qui
devait être un client important, car, tout de suite, elle dit avec
un empressement qui n’était pas précisément dans ses
habitudes :
– Que faut-il servir à ce monsieur ?
Immédiatement, Castel-Rajac répliquait :
– Tout ce que vous avez de meilleur.
Et, frappant sur sa ceinture, il ajouta :
– J’ai de quoi vous régler la dépense. Je viens de faire un
héritage… celui d’un oncle qui m’a laissé… cent pistoles.
Rassurée, dame Jeanne s’en fut aussitôt donner ses ordres
à l’une des jeunes servantes chargées de répartir la boisson et
les vivres entre tous ces ventres affamés qu’il s’agissait de
satisfaire. Moins de trois minutes après, devant un verre rempli
d’un petit vouvray clair comme un rayon de soleil, Gaëtan-
Nompar-Francequin de Castel-Rajac attaquait vigoureusement
une énorme tranche de pâté en croûte.
L’Italien, qui en était déjà à la moitié de son repas,
regardait le Gascon dévorer avec une expression de sympathie
évidente.
– Alors, mon cher chevalier, fit-il au bout d’un instant,
vous êtes venu uniquement à Paris dans le but d’y faire ripaille ?
– Oui et non ! éluda le jeune homme.
– Cela m’étonnait aussi qu’un gentilhomme de votre allure
s’amusât à faire plus de cent cinquante lieues à cheval pour
venir y manger et y boire quelques dizaines de pistoles !
– Mordious, vous avez raison ! approuvait l’excellent
Gaëtan, qui vida d’un trait son verre de vin.
Le comte le remplit aussitôt et, élevant le sien, qu’il n’avait
pas encore approché de ses lèvres, il dit :
– Chevalier, buvons à nos amours !
– Aux vôtres ! rectifia Gaëtan.
– Aux vôtres aussi, insista son voisin de table.
Avec une naïveté non feinte, le jeune cavalier s’exclamait :
– Ah ça ! comment avez-vous deviné que j’étais amoureux ?
– D’abord parce qu’à votre âge, et avec votre tournure, on
l’est toujours.
– À mon âge, oui, mais… quant à ma tournure… je crois
que, mon cher comte, vous me flattez un peu trop… Je ne suis
qu’un gentilhomme campagnard qui, jusqu’alors, ayant toujours
vécu au fond de sa province, ignore les grandes manières de la
Cour et surtout l’art de parler aux femmes.
– Je suis sûr, au contraire, protestait l’Italien, que vous ne
comptez plus vos succès !
– Alors, mon cher chevalier, fit-il au bout d’un instant,
vous êtes venu uniquement à Paris dans le but d’y faire ripaille ?
– Oui et non ! éluda le jeune homme.
– Cela m’étonnait aussi qu’un gentilhomme de votre allure
s’amusât à faire plus de cent cinquante lieues à cheval pour
venir y manger et y boire quelques dizaines de pistoles !
– Mordious, vous avez raison ! approuvait l’excellent
Gaëtan, qui vida d’un trait son verre de vin.
Le comte le remplit aussitôt et, élevant le sien, qu’il n’avait
pas encore approché de ses lèvres, il dit :
– Chevalier, buvons à nos amours !
– Aux vôtres ! rectifia Gaëtan.
– Aux vôtres aussi, insista son voisin de table.
Avec une naïveté non feinte, le jeune cavalier s’exclamait :
– Ah ça ! comment avez-vous deviné que j’étais amoureux ?
– D’abord parce qu’à votre âge, et avec votre tournure, on
l’est toujours.
– À mon âge, oui, mais… quant à ma tournure… je crois
que, mon cher comte, vous me flattez un peu trop… Je ne suis
qu’un gentilhomme campagnard qui, jusqu’alors, ayant toujours
vécu au fond de sa province, ignore les grandes manières de la
Cour et surtout l’art de parler aux femmes.
– Je suis sûr, au contraire, protestait l’Italien, que vous ne
comptez plus vos succès !
– Quelques mots d’abord sur moi. Oh ! ce ne sera pas long,
car je suis de ceux qui, à vingt-cinq ans, n’ont pas de bien
longues histoires à conter. Je suis le fils unique du baron de
Castel-Rajac, ancien page, puis écuyer de Sa Majesté Henri IV,
et qui, depuis l’arrivée au pouvoir de Son Éminence le cardinal
Richelieu, vit retiré dans son manoir, si tant est qu’on puisse
appeler ainsi la pauvre maison à moitié en ruine qui, avec trois
maigres fermes, quelques vignes, un étang et un bois de
cinquante arpents constitue tout son patrimoine, destiné à
devenir le mien, le plus tard possible, si Dieu daigne le vouloir !
» Ma mère passe son temps à s’occuper des soins de la
maison, à prier dans l’église du village, à visiter les malheureux
et à les soulager de ses soins les plus touchants, en même temps
que de ses maigres aumônes. C’est donc vous dire que j’ai été
élevé devant un horizon beaucoup trop étroit pour être
tourmenté par des ambitions très vives.
» Dans mon enfance, cependant, émerveillé par les récits
de mon aïeul, de mon père et de leurs compagnons d’armes, je
rêvais d’être à mon tour soldat, officier, et de me battre pour
accomplir, moi aussi, de vaillantes prouesses. J’avais, tout
jeune, appris à monter à cheval avec un ancien écuyer du brave
Crillon, et les armes avec un vieux maître qui vivait retiré dans
notre pays et se targuait, à juste titre, d’avoir appris l’art de tuer
son prochain aux plus illustres capitaines de ce temps. C’est
ainsi que je devins un cavalier assez solide et un escrimeur, ma
foi, tout aussi bon qu’un autre.
» Lorsque, ayant atteint ma dix-septième année, je fis part
à mes parents de mon projet de m’enrôler dans les armées de Sa
Majesté, mon père s’y opposa, sous prétexte que, n’ayant
aucune protection à la Cour, quelle que fût ma valeur, je
risquais fort de végéter dans les grades subalternes.
» Peut-être aurais-je passé outre à la volonté paternelle,
mais je ne pus résister aux larmes de ma mère, qui m’adjura si
tendrement de renoncer à mon projet, que je lui cédai et que je
restai au pays, me contentant de guerroyer contre les chevreuils,
les cerfs, les sangliers et les loups.
» Je vécus ainsi, non dans la joie, mais sans ennui,
dépensant mes forces en courses, en galopades, en exercices de
toutes sortes, jusqu’au jour où, sur la grande route d’Agen, j’eus
l’occasion, une nuit, de dispenser un coup d’épée à trois ou
quatre vauriens – je ne sais combien au juste – qui avaient eu
l’audacieuse insolence de s’attaquer à un carrosse dans lequel se
trouvait une jolie voyageuse évanouie.
– Voici le roman qui commence, souligna l’Italien.
Castel-Rajac, qui avait profité de cette interruption pour
vider un nouveau verre de vin, reprenait :
– En effet ! Et quel roman ! Le cocher et les laquais de ma
belle inconnue, qui avaient tous été plus ou moins blessés au
cours d’une rencontre où ils ne paraissaient point avoir déployé
des prodiges de valeur, se lamentaient, incapables de porter
secours à leur maîtresse. Je me précipitai vers elle et je me
demandais comment j’allais bien m’y prendre pour la ramener à
la vie, lorsque ses yeux s’ouvrirent ! Mordious ! quels yeux !… à
faire damner un évêque ! Me prenant sans doute pour l’un de
ses agresseurs, elle me supplia, d’une voix que j’entendrai
toujours :
» – Faites de moi ce que vous voudrez, mais laissez-moi la
vie !
» – Madame, répondis-je à l’adorable créature, que sa
frayeur rendait encore plus aguichante, croyez que je n’ai
nullement l’intention d’abréger vos jours ; je ne demande,
au contraire, qu’à vous servir. Je suis le chevalier de Castel-Rajac ;
je dépose à vos pieds l’hommage de mon respect et de mon
dévouement le plus absolu.
» La voyageuse, visiblement rassurée par ces paroles,
répliqua :
» – Monsieur, je vous sais gré de votre attitude si
courageuse. Je tiens donc à vous en exprimer tout de suite ma
reconnaissance. Et puisque vous me l’offrez si galamment, puisje
vous demander de rallier mes gens et de me conduire
jusqu’au village le plus rapproché, où je pourrai trouver un
gîte ?
» Je ne pouvais qu’acquiescer à une telle requête.
» Je ne vous cacherai pas, mon cher comte, que j’étais déjà
follement amoureux de mon exquise inconnue. Je fis donc ce
qu’elle me demandait. Je ravivai le courage de ses serviteurs, je
convainquis le cocher de reprendre ses chevaux en mains et les
deux laquais de regagner leur place à l’arrière du carrosse, et,
sautant en selle, je conduisis sans encombre mon adorable
voyageuse jusqu’au village de Saint-Marcelin, situé à une demilieue
de là, où il y avait une hostellerie qui, sans être aussi
accueillante que celle-ci, n’en offrait pas moins un gîte
convenable.
» Je réveillai les tenanciers que je connaissais, et qui
s’empressèrent de mettre leur meilleure chambre à la
disposition de la jeune femme dont la richesse de l’équipage ne
pouvait que favorablement disposer les patrons du Faisan d’Or.
» Je l’aidai à descendre de carrosse. Lorsqu’elle posa sa
main sur mon poignet, je sentis comme un frisson me parcourir.
Alors, elle me regarda. J’en fus comme étourdi, grisé, car il
venait d’allumer en moi un incendie aussi subit que dévorant et,
dans un geste spontané et respectueux, je lui saisis la taille et
l’attirai vers moi.
» À peine avais-je esquissé ce mouvement que je le
regrettai : car j’étais persuadé que j’allais être repoussé ; mais il
n’en fut rien… Elle me sourit, au contraire. Ah ! mordious ! ce
sourire… Il acheva de m’affoler à un tel point que ma bouche
s’approcha de la sienne et que nos lèvres s’unirent !
» Je dois dire, d’ailleurs, mon cher comte, quitte à passer
pour un fat, que la charmante femme ne fit rien pour éviter ce
baiser.
» Une minute après, je pénétrai avec elle dans l’hostellerie,
et au moment où elle mettait le pied sur la première marche de
l’escalier qui conduisait à sa chambre, elle se tourna vers moi et
me dit à voix basse :
» – Allez m’attendre sous ma fenêtre, allez !
» Je crus que je rêvais. Il n’en était rien car, ayant obéi et
m’étant rendu devant l’hostellerie, je n’attendis pas plus de cinq
minutes pour voir, à la hauteur du premier étage, au-dessus
d’une porte encadrée de pilastres, une baie vitrée s’ouvrir
lentement et laisser apparaître, dans un rayon de lune, la tête
blonde de mon inconnue.
» Elle se livra à une pantomime qui signifiait clairement :
« Tâchez de venir me rejoindre sans que personne s’en
aperçoive. » Ce soir-là, je me sentais de taille à escalader les
murailles les plus hautes. Aussi, fût-ce pour moi un jeu d’enfant
de grimper le long d’un des pilastres jusqu’à la baie derrière
laquelle le bonheur semblait m’être promis.
» Mes prévisions se réalisèrent bien au-delà de mes
espérances !
» Quelle était cette femme, me demandez-vous, n’est-ce
pas ? Je ne saurais vous le dire, car non seulement elle refusa de
me révéler son nom, mais elle me fit jurer de ne pas interroger
ses serviteurs à ce sujet et de respecter son incognito.
» Nous dûmes nous séparer quand le soleil se leva. Je
repartis par le même chemin et je rentrai chez moi, ravi de cette
aventure à laquelle, cependant, je n’attachais pas une excessive
importance. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle avait
pris une place tellement importante dans ma vie, qu’elle allait la
bouleverser de fond en comble.
» En effet, mon entrevue avec la mystérieuse femme avait
laissé en moi une empreinte telle que, désormais, je ne rêvais
plus qu’à elle, si bien que je tombai dans un état d’ennui et
bientôt de chagrin tel que ma mère, sans se douter de la raison
pour laquelle je me morfondais et dépérissais ainsi, fut la
première à me conseiller de partir en voyage, afin de me
distraire et de retrouver cette gaieté qui, ainsi qu’elle me le
disait, mettait du soleil partout où je passais. »
L’Italien, qui semblait de plus en plus intéressé par
l’histoire que le jeune Gascon narrait avec son impétuosité
habituelle, demanda :
– Sans doute avez-vous cherché à retrouver la trace de
votre belle inconnue ?
– Parbleu ! Si je lui avais promis sur l’honneur de ne point
interroger ses gens, je n’avais point juré de me montrer aussi
discret envers les hôteliers. Dès le lendemain, je me rendais à
Saint-Marcelin, et j’interrogeai la patronne du Faisan d’Or, qui
me déclara qu’à certains propos qu’elle avait surpris entre le
cocher et l’un des laquais, leur maîtresse devait être une très
grande dame de la Cour, qui, exilée par le cardinal de Richelieu,
voyageait en nos lointaines provinces afin de tuer le temps, ou…
pour tout autre motif !
» Ces renseignements ne suffirent point à ma curiosité, et
je me mis à battre les environs et à m’informer de toute part.
» J’appris alors, monsieur le comte, la chose la plus
extraordinaire, la plus inouïe, la plus invraisemblable… Ça, par
exemple, je ne vous le dirai jamais.
– Et si je vous le disais, moi ? dit assez énigmatiquement
l’Italien.
– Ah ça ! vous êtes donc sorcier ?
– Et qui sait ?
– Voyons un peu !
Se rapprochant de son interlocuteur et baissant
discrètement la voix, Capeloni murmura :
– Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse !
Gaëtan eut un sursaut, qui était un aveu. Et, littéralement
ahuri, il reprit, avec un accent de savoureuse candeur :
– Ça, par exemple, je me demande comment vous avez
pu… ?
Puis, se reprochant déjà d’en avoir trop dit, il voulut
protester :
– Vous vous trompez, mon cher comte, ce n’est point…
D’un geste amical, l’Italien l’interrompit, tout en disant :
– Que diriez-vous si je vous conduisais près d’elle ?
Cette fois, entièrement désarmé, Castel-Rajac balbutia :
– Vous vous moquez de moi…
– Nullement, mon cher chevalier. Vous m’inspirez, au
contraire, une très vive sympathie, et je vous rendrai d’autant
plus volontiers le service de vous conduire près de la dame de
vos pensées que je sais pertinemment que votre présence ne lui
sera nullement désagréable.
– Comment, elle vous a dit !…
– Rien, mais je sais, par une mienne amie à laquelle elle ne
cache rien, qu’elle a gardé de son aventure à l’hostellerie du
Faisan d’Or un souvenir des plus agréables.
– Ah ! mon cher comte, s’écria Gaëtan, débordant
d’enthousiasme, béni soit le ciel qui m’a fait vous rencontrer
dans cette maison ! Sans vous, je crois que je n’eusse jamais osé
aborder de front celle à qui, depuis près d’un an, je ne cesse de
penser nuit et jour, à un tel point que, dès que j’ai su qu’elle
était revenue dans ce pays, je n’ai eu de cesse de la revoir ! Et
vous dites que vous pourriez me conduire jusqu’à elle ?
– Le plus facilement du monde.
– Ah ! mon cher comte, je vous en garderai une
reconnaissance qui ne finira qu’avec moi-même.
– C’est pour moi un vif plaisir que d’obliger le si galant
chevalier que vous êtes.
– Seul, sans votre secours, déclarait le jeune Gascon avec
une teinte de mélancolie charmante, je n’aurais jamais osé
reparaître devant elle et encore moins lui adresser la parole.
» Je me serais contenté de rôder aux alentours de son
château, de m’efforcer d’apercevoir de loin son inoubliable
silhouette, d’entendre l’écho de sa voix et de revivre en illusion
l’heure unique du paradis que j’ai vécue près d’elle et qui s’est
envolée de ma vie, sans espoir de retour. Grâce à vous, je puis
espérer encore. Peut-être mieux, je vais la revoir de loin, lui
parler, et qui sait, goûter encore la saveur de son baiser.
– Et pourquoi pas ? déclara gaiement l’Italien.
– Alors, quand aurai-je la joie que vous me promettez ?
– Dès ce soir !
– Est-ce possible ?
– J’en ai la conviction.
Bouillant d’impatience, le jeune Gascon s’écria :
– Alors, partons tout de suite.
– Si vous le voulez, accepta aussitôt le comte Capeloni, qui
semblait disposé à favoriser de son mieux les ardeurs de son
compagnon.
Déjà, celui-ci appelait la servante pour lui régler son repas,
mais l’Italien l’arrêta, en disant :
– Souffrez que cela soit moi qui vous régale.
– Ah ! je n’en ferai rien, c’est moi, plutôt, qui veux…
– Je vous en prie, insista l’Italien, ne me privez pas de vous
offrir votre souper. Grâce à vous, je viens de rencontrer sur ma
route un vrai gentilhomme de France qui, je l’espère, ne va pas
tarder à devenir mon ami.
– Il l’est déjà, déclarait Castel-Rajac avec élan.
L’Italien régla les deux repas et sortit avec Gaëtan dans la
cour de l’hostellerie. Là, il dit à ce dernier :
– Veuillez m’attendre ici pendant une heure environ. Si,
comme j’en suis persuadé, la duchesse consent à vous recevoir,
je vous enverrai un émissaire qui vous conduira jusqu’à elle.
– Et si elle refuse ? interrogeait Gaëtan, déjà inquiet.
– Elle ne refusera pas, heureux coquin ! répondit l’Italien,
en partant d’un franc éclat de rire !
mardi 16 octobre 2012
L'HOMME AU MASQUE DE FER: 1ere partie: L'enfant du mystère. (Chapitre premier: La surprise du cardinal)
À l’époque où commence cette histoire, c’est-à-dire au
début du printemps de l’année 1637, le cardinal de Richelieu
avait atteint l’apogée de sa puissance.
Déjà gravement atteint par la maladie qui devait quelques
années plus tard le conduire au tombeau, on eût dit qu’il n’avait
plus qu’à se reposer sur ses lauriers encore rouges du sang des
victimes qu’il avait cru devoir immoler pour le triomphe de ses
idées et de sa cause.
Il n’en était rien. Jamais encore le grand cardinal n’avait
déployé, mais en secret cette fois, une activité plus fébrile ; car
jamais encore, peut-être, aucun problème aussi troublant ne
s’était posé à son esprit, sous la forme de cette question :
– Que va devenir la couronne de France ?
La reine Anne d’Autriche, en effet, n’avait pas encore
donné d’héritier à la couronne. Or les médecins avaient déclaré
qu’elle n’était point stérile et qu’elle était, au contraire, capable
d’avoir de beaux et nombreux enfants.
C’était donc le roi, qu’il fallait rendre responsable de cette
non-paternité qui préoccupait si vivement l’homme rouge, tant
il redoutait, faute d’héritier direct de la couronne, de voir son
ennemi le plus acharné, Gaston d’Orléans, succéder à son frère.
Richelieu avait beau imaginer les projets les plus divers, il
ne trouvait aucune solution à un état de choses qui ne pouvait
que se résoudre par sa propre perte, et par la ruine de toute sa
politique.
Ce jour-là, Richelieu, suivant son habitude, se promenait,
après son frugal repas de midi, dans les splendides jardins de sa
résidence de Rueil située à deux lieues environ de Paris.
Toujours escorté de ses gardes, car, depuis qu’il avait failli,
un soir, sur la route de Saint-Germain, être enlevé de vive force
par un groupe de cavaliers masqués, Richelieu, même dans son
parc, ne sortait jamais sans escorte, tant il craignait un nouveau
coup de force de la part d’adversaires qui n’avaient point
désarmé. Ses gardes le suivaient à une distance respectueuse,
mais suffisante pour qu’ils pussent l’entourer à la moindre
alerte.
Après s’être assis quelques instants sur un banc, à l’ombre
de grands tilleuls qui étendaient au-dessus de son front l’ombre
de leurs larges feuilles, vêtu comme toujours de son camail
rouge, sur lequel tranchait la blancheur d’un large col en
dentelles fermé par deux glands d’or et le bleu moiré du large
ruban de la croix du Saint-Esprit, coiffé de la barrette, d’où
s’échappaient ses longs cheveux grisonnants, le cardinal se leva
pour continuer sa promenade méditative.
Il s’arrêta tout à coup et dit au capitaine de ses gardes, un
reître au visage balafré, abrité par un large chapeau de feutre
orné d’une immense plume rouge :
– Quel est ce gentilhomme qui s’avance là-bas ?
– Éminence, c’est M. de Durbec.
– C’est juste ! fit le cardinal, je ne l’avais pas reconnu.
Décidément, ma vue baisse…
Et il soupira :
– Qu’il est donc pénible de vieillir, quand on aurait encore
tant besoin de sa jeunesse !
M. de Durbec, gentilhomme de mise fort élégante, au profil
aristocratique, au regard tout brûlant d’une flamme qui
n’exprimait pas la bonté, s’immobilisa à quelques pas du
cardinal et, s’inclinant devant le maître, il attendit que celui-ci
lui donnât l’ordre d’approcher.
Richelieu le toisa un instant, comme s’il éprouvait envers
ce personnage une méfiance doublée d’un certain mépris. Enfin,
il l’invita de la main à s’avancer vers lui.
M. de Durbec obéit ; il allait adresser au cardinal un
nouveau salut, quand celui-ci, d’un ton impérieux, lui dit :
– Sans doute, monsieur, pour vous être permis
d’interrompre ma promenade, m’apportez-vous d’importantes
nouvelles ?
– Oui, Éminence ! Des nouvelles que je ne puis
communiquer à nul autre.
Le ministre secoua la tête et dit à son interlocuteur :
– Soit ! monsieur ! suivez-moi.
Il se dirigea vers un petit pavillon, au centre d’une pelouse
fleurie. Il poussa une porte qui donnait accès à une pièce
octogonale pauvrement décorée et uniquement meublée d’une
table, d’un grand fauteuil et de quelques sièges.
Le cardinal fit passer devant lui M. de Durbec. Tandis que
les gardes de son escorte entouraient le pavillon, Richelieu,
refermant la porte, prit place dans le fauteuil et dit :
– Maintenant, monsieur, parlez !
– Éminence, conformément à la mission que vous m’aviez
donnée de surveiller discrètement Sa Majesté la reine, j’ai établi
autour du couvent du Val-de-Grâce, où Sa Majesté vient de se
rendre pour y faire une retraite de plusieurs semaines, tout un
réseau d’informateurs par lequel je viens d’apprendre que Sa
Majesté ne se trouvait plus dans ce couvent.
Malgré toute sa maîtrise de lui-même, Richelieu ne put
réprimer un tressaillement.
– Sa Majesté n’est plus au Val-de-Grâce ?
– Non, Éminence, elle en est partie depuis plusieurs jours
avec la complicité de la mère abbesse qui, dans toute cette
affaire, a joué un rôle des plus suspects.
D’un geste nerveux, Richelieu coupa la parole à
M. de Durbec.
– Avez-vous pu connaître l’endroit où s’était retirée la
reine ?
– Oui, Éminence ! Dans une gentilhommière qui se trouve
à un quart de lieue du château de Chevreuse.
– Avez-vous pu découvrir le motif de cette fugue ?
– Oui, Éminence ! Sa Majesté est sur le point de devenir
mère.
La foudre fût tombée aux pieds du cardinal qu’elle n’eût
sans doute pas produit sur lui un effet aussi impressionnant.
D’un bond, il se leva et, les mains crispées sur les bras de
son fauteuil, il s’exclama :
– Que me dites-vous là ?
– La vérité, Éminence.
Richelieu, qui devait avoir de bonnes raisons pour ne point
mettre en doute la parole de son interlocuteur, reprit, comme
s’il se parlait à lui-même :
– Il me paraît invraisemblable que depuis si longtemps la
reine ait pu dissimuler sa grossesse aux yeux de tous… Je sais
bien que, depuis quelque temps, elle se plaignait d’être malade
et qu’elle évitait de paraître à toutes les réceptions de la Cour…
» Enfin, monsieur Durbec, continuez votre surveillance,
tenez-moi au courant de tout ce qui se passera, tâchez de
connaître les intentions de la reine au sujet de cet enfant
mystérieux, et faites en sorte de savoir, dès qu’il sera venu au
monde, à qui on l’aura confié et à quel endroit on l’aura conduit.
» Je n’ajouterai qu’un mot : vous êtes dépositaire,
monsieur de Durbec, d’un des plus graves secrets qui aient
jamais existé. Votre tête répond de votre silence.
– Votre Éminence peut compter entièrement sur moi.
D’ailleurs, elle m’a mis assez souvent à l’épreuve pour qu’elle
soit tranquille à ce sujet.
Richelieu regarda son émissaire s’éloigner et, lourdement,
comme accablé, se laissa retomber sur son fauteuil.
De qui peut bien être cet enfant se demandait-il. Pour que
la reine s’en aille accoucher aussi clandestinement, avec la
complicité certaine de son amie la duchesse de Chevreuse,
il faut qu’il lui soit impossible de faire accepter au roi la
paternité de ce rejeton qui ne peut donc être que le fruit d’un
adultère. Cherchons quel peut bien en être le père.
Le front du cardinal se plissa. Dans ses yeux flamba une
lueur étrange ; un sourire indéfinissable entrouvrit ses lèvres
minces et décolorées, puis un nom lui échappa :
– Mazarin !
Quel était donc cet homme sur lequel venait de se fixer la
conviction du grand ministre ?
C’était un jeune Italien, très souple, très fin, fort élégant
cavalier, à la voix chaude, insinuante, à l’esprit endiablé, à
l’intelligence remarquable, que Richelieu avait remarqué
quelque temps auparavant parmi les seigneurs étrangers qui
réussissaient, grâce à leur adresse, à se faufiler en si grand
nombre à la Cour de France.
Tout d’abord, il signore Mazarini n’avait guère plu au
cardinal. Il trouvait qu’il se vantait un peu trop bruyamment de
prouesses qu’il avait soi-disant accomplies en Italie, ainsi que
des services plus ou moins illusoires que, dans ce pays, il avait
rendus à la France. Richelieu avait d’abord eu l’impression que
ce Mazarin n’était qu’un aventurier banal, capable de beaucoup
plus de bruit que de besogne.
L’Italien ne s’était point tenu pour battu, car il était d’une
opiniâtreté rare. Diplomate dans le fond de l’âme, il se dit qu’il
ne pourrait rien s’il ne conquérait les bonnes grâces du cardinal.
Il s’y employa de son mieux, évitant les moyens trop directs,
prenant des chemins détournés, rendant çà et là de menus
services, faisant parvenir à celui dont il faisait le siège des
renseignements qui, sous leurs apparences insignifiantes, n’en
étaient pas moins d’une qualité et d’une importance rares,
si bien que Richelieu l’attacha à ses services, dans lesquels il ne
tarda pas à se distinguer avec la discrétion, l’habileté, le doigté
d’un véritable prestidigitateur de la politique.
Richelieu ne tarda point à s’apercevoir que Mazarin avait
produit sur la reine Anne d’Autriche une impression
considérable. N’ignorant point que la reine, si outrageusement
délaissée par le roi Louis XIII, était au fond une grande
amoureuse, l’homme rouge s’était vite persuadé qu’Anne
d’Autriche était amoureuse du jeune Italien et, pour des motifs
demeurés obscurs, au lieu de chercher à briser cette galante
intrigue, l’avait favorisée, non point en l’encourageant d’une
façon directe qui n’eût point manqué d’être choquante, mais en
rendant chaque jour de plus en plus importante la situation
qu’il avait faite à Mazarin auprès de lui.
Il n’avait pourtant pas prévu que cette liaison, qui lui
permettait de se tenir au courant de tout ce qui se disait chez la
reine, aboutirait au résultat que l’on venait de lui annoncer.
Maintenant que son premier mouvement de surprise était
passé, il semblait non point s’en affliger, mais, au contraire, on
eût dit qu’il s’en réjouissait intérieurement.
En effet, depuis longtemps, ses yeux n’avaient pas exprimé
de satisfaction aussi vive ; ses traits tirés se détendaient et,
chose qui ne lui était pas arrivée depuis déjà plusieurs années, il
se mit à frotter l’une contre l’autre les paumes de ses mains
longues et soignées.
– Allons, murmura-t-il, je crois que ce faquin de Mazarini
est décidément appelé à jouer un rôle dans l’histoire de la
France !
vendredi 12 octobre 2012
LES AMOURS D'UN FAUX COL
Il y avait une fois un élégant cavalier, dont tout le mobilier
se composait d’un tire-botte et d’une brosse à cheveux. – Mais il
avait le plus beau faux col qu’on eût jamais vu. Ce faux col était
parvenu à l’âge où l’on peut raisonnablement penser au
mariage ; et un jour, par hasard, il se trouva dans le cuvier à
lessive en compagnie d’une jarretière. « Mille boutons ! s’écriat-
il, jamais je n’ai rien vu d’aussi fin et d’aussi gracieux. Oseraije,
mademoiselle, vous demander votre nom ?
– Que vous importe, répondit la jarretière.
– Je serais bien heureux de savoir où vous demeurez. »
Mais la jarretière, fort réservée de sa nature, ne jugea pas à
propos de répondre à une question si indiscrète. « Vous êtes, je
suppose, une espèce de ceinture ? continua sans se déconcerter
le faux col, et je ne crains pas d’affirmer que les qualités les plus
utiles sont jointes en vous aux grâces les plus séduisantes.
– Je vous prie, monsieur, de ne plus me parler, je ne pense
pas vous en avoir donné le prétexte en aucune façon.
– Ah ! mademoiselle, avec une aussi jolie personne que
vous, les prétextes ne manquent jamais. On n’a pas besoin de se
battre les flancs : on est tout de suite inspiré, entraîné.
– Veuillez vous éloigner, monsieur, je vous prie, et cesser
vos importunités.
– Mademoiselle, je suis un gentleman, dit fièrement le faux
col ; je possède un tire-botte et une brosse à cheveux. »
Il mentait impudemment : car c’était à son maître que ces objets
appartenaient ; mais il savait qu’il est toujours bon de se vanter.
« Encore une fois, éloignez-vous, répéta la jarretière, je ne
suis pas habituée à de pareilles manières.
– Eh bien ! vous n’êtes qu’une prude ! » lui dit le faux col
qui voulut avoir le dernier mot. Bientôt après on les tira l’un et
l’autre de la lessive, puis ils furent empesés, étalés au soleil pour
sécher, et enfin placés sur la planche de la repasseuse. La patine
à repasser arriva1. « Madame, lui dit le faux col, vous m’avez
positivement ranimé : je sens en moi une chaleur
extraordinaire, toutes mes rides ont disparu. Daignez, de grâce,
en m’acceptant pour époux, me permettre de vous consacrer
cette nouvelle jeunesse que je vous dois.
– Imbécile ! » dit la machine en passant sur le faux col avec
la majestueuse impétuosité d’une locomotive qui entraîne des
wagons sur le chemin de fer. Le faux col était un peu effrangé
sur ses bords, une paire de ciseaux se présenta pour l’émonder.
« Oh ! lui dit le faux col, vous devez être une première
danseuse ; quelle merveilleuse agilité vous avez dans les
jambes ! Jamais je n’ai rien vu de plus charmant ; aucun homme
ne saurait faire ce que vous faites.
– Bien certainement, répondit la paire de ciseaux en
continuant son opération.
– Vous mériteriez d’être comtesse ; tout ce que je possède,
je vous l’offre en vrai gentleman (c’est-à-dire moi, mon tirebotte
et ma brosse à cheveux).
– Quelle insolence ! s’écria la paire de ciseaux ; quelle
fatuité ! » Et elle fit une entaille si profonde au faux col, qu’elle
le mit hors de service.
« Il faut maintenant, pensa-t-il, que je m’adresse à la
brosse à cheveux. » « Vous avez, mademoiselle, la plus
magnifique chevelure ; ne pensez-vous pas qu’il serait à propos
de vous marier ?
– Je suis fiancée au tire-botte, répondit-elle.
– Fiancée ! » s’écria le faux col.
Il regarda autour de lui, et ne voyant plus d’autre objet à
qui adresser ses hommages, il prit, dès ce moment, le mariage
en haine. Quelque temps après, il fut mis dans le sac d’un
chiffonnier, et porté chez le fabricant de papier. Là, se trouvait
une grande réunion de chiffons, les fins d’un côté, et les plus
communs de l’autre. Tous ils avaient beaucoup à raconter, mais
le faux col plus que pas un. Il n’y avait pas de plus grand
fanfaron. « C’est effrayant combien j’ai eu d’aventures, disait il,
et surtout d’aventures d’amour ! mais aussi j’étais un gentleman
des mieux posés ; j’avais même un tire-botte et une brosse dont
je ne me servais guère. Je n’oublierai jamais ma première
passion : c’était une petite ceinture bien gentille et gracieuse au
possible ; quand je la quittai, elle eut tant de chagrin qu’elle alla
se jeter dans un baquet plein d’eau. Je connus ensuite une
certaine veuve qui était littéralement tout en feu pour moi ;
mais je lui trouvais le teint par trop animé, et je la laissai se
désespérer si bien qu’elle en devint noire comme du charbon.
Une première danseuse, véritable démon pour le caractère
emporté, me fit une blessure terrible, parce que je me refusais à
l’épouser. Enfin, ma brosse à cheveux s’éprit de moi si
éperdument qu’elle en perdit tous ses crins. Oui, j’ai beaucoup
vécu ; mais ce que je regrette surtout, c’est la jarretière… je veux
dire la ceinture qui se noya dans le baquet. Hélas !
il n’est que trop vrai, j’ai bien des crimes sur la conscience ; il est temps que
je me purifie en passant à l’état de papier blanc. » Et le faux col
fut, ainsi que les autres chiffons, transformé en papier.
Mais la feuille provenant de lui n’est pas restée blanche –
c’est précisément celle sur laquelle a été d’abord retracée sa
propre histoire. Tous ceux qui, comme lui, ont accoutumé de se
glorifier de choses qui sont tout le contraire de la vérité, ne sont
pas de même jetés au sac du chiffonnier, changés en papier et
obligés, sous cette forme, de faire l’aveu public et détaillé de
leurs hâbleries. Mais qu’ils ne se prévalent pas trop de cet
avantage ; car, au moment même où ils se vantent, chacun lit
sur leur visage, dans leur air et dans leurs yeux, aussi bien que si
c’était écrit : « Il n’y a pas un mot de vrai dans ce que je vous
dis. Au lieu de grand vainqueur que je prétends être, ne voyez
en moi qu’un chétif faux col dont un peu d’empois et de
bavardage composent tout le mérite. »
Histoire de HANS CHRISTIAN ANDERSEN
mardi 9 octobre 2012
LA BERGERE ET LE RAMONEUR
As-tu jamais vu une très vieille armoire de bois noircie par
le temps et sculptée de fioritures et de feuillages ? Dans un
salon, il y en avait une de cette espèce, héritée d’une aïeule,
ornée de haut en bas de roses, de tulipes et des plus étranges
volutes entremêlées de têtes de cerfs aux grands bois. Au beau
milieu de l’armoire se découpait un homme entier, tout à fait
grotesque ; on ne pouvait vraiment pas dire qu’il riait, il
grimaçait ; il avait des pattes de bouc, des cornes sur le front et
une longue barbe. Les enfants de la maison l’appelaient le
« sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc ».
Évidemment, peu de gens portent un tel titre et il est assez
long à prononcer, mais il est rare aussi d’être sculpté sur une
armoire.
Quoi qu’il en soit, il était là ! Il regardait constamment la
table placée sous la glace car sur cette table se tenait une
ravissante petite bergère en porcelaine, portant des souliers
d’or, une robe coquettement retroussée par une rose rouge, un
chapeau doré et sa houlette de bergère. Elle était délicieuse !
Tout près d’elle, se tenait un petit ramoneur, noir comme du
charbon, lui aussi en porcelaine. Il était aussi propre et soigné
que quiconque ; il représentait un ramoneur, voilà tout, mais le
fabricant de porcelaine aurait aussi bien pu faire de lui un
prince, c’était tout comme.
Il portait tout gentiment son échelle, son visage était rose
et blanc comme celui d’une petite fille, ce qui était une erreur,
car pour la vraisemblance il aurait pu être un peu noir aussi de
visage. On l’avait posé à côté de la bergère, et puisqu’il en était
ainsi, ils s’étaient fiancés, ils se convenaient, jeunes tous les
deux, de même porcelaine et également fragiles.
Tout près d’eux et bien plus grand, était assis un vieux
Chinois en porcelaine qui pouvait hocher de la tête. Il disait
qu’il était le grand-père de la petite bergère ; il prétendait même
avoir autorité sur elle, c’est pourquoi il inclinait la tête vers le
« sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc »
qui avait demandé la main de la bergère.
– Tu auras là, dit le vieux Chinois, un mari qu’on croirait
presque fait de bois d’acajou, qui peut te donner un titre
ronflant, qui possède toute l’argenterie de l’armoire, sans
compter ce qu’il garde dans des cachettes mystérieuses.
– Je ne veux pas du tout aller dans la sombre armoire,
protesta la petite bergère, je me suis laissé dire qu’il y avait làdedans
onze femmes en porcelaine !
– Eh bien ! tu seras la douzième. Cette nuit, quand la vieille
armoire se mettra à craquer, vous vous marierez, aussi vrai que
je suis Chinois. Et il s’endormit.
La petite bergère pleurait, elle regardait le ramoneur de
porcelaine, le chéri de son coeur.
– Je crois, dit-elle, que je vais te demander de partir avec
moi dans le vaste monde. Nous ne pouvons plus rester ici.
– Je veux tout ce que tu veux, répondit-il ; partons
immédiatement, je pense que mon métier me permettra de te
nourrir.
– Je voudrais déjà que nous soyons sains et saufs au bas de
la table, dit-elle, je ne serai heureuse que quand nous serons
partis.
Il la consola de son mieux et lui montra où elle devait poser
son petit pied sur les feuillages sculptés longeant les pieds de la
table ; son échelle les aida du reste beaucoup.
Mais quand ils furent sur le parquet et qu’ils levèrent les
yeux vers l’armoire, ils y virent une terrible agitation. Les cerfs
avançaient la tête, dressaient leurs bois et tournaient le cou, le
« sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc »
bondit et cria :
– Ils se sauvent ! Ils se sauvent !
Effrayés, les jeunes gens sautèrent rapidement dans le
tiroir du bas de l’armoire. Il y avait là quatre jeux de cartes
incomplets et un petit théâtre de poupées, monté tant bien que
mal. On y jouait la comédie, les dames de carreau et de coeur, de
trèfle et de pique, assises au premier rang, s’éventaient avec
leurs tulipes, les valets se tenaient debout derrière elles et
montraient qu’ils avaient une tête en haut et une en bas, comme
il sied quand on est une carte à jouer. La comédie racontait
l’histoire de deux amoureux qui ne pouvaient pas être l’un à
l’autre. La bergère en pleurait, c’était un peu sa propre histoire.
– Je ne peux pas le supporter, dit-elle, sortons de ce tiroir.
Mais dès qu’ils furent à nouveau sur le parquet, levant les
yeux vers la table, ils aperçurent le vieux Chinois réveillé qui
vacillait de tout son corps. Il s’effondra comme une masse sur le
parquet.
– Voilà le vieux Chinois qui arrive, cria la petite bergère, et
elle était si contrariée qu’elle tomba sur ses jolis genoux de
porcelaine.
– Une idée me vient, dit le ramoneur. Si nous grimpions
dans cette grande potiche qui est là dans le coin nous serions
couchés sur les roses et la lavande y et pourrions lui jeter du sel
dans les yeux quand il approcherait.
– Cela ne va pas, dit la petite. Je sais que le vieux Chinois et
la potiche ont été fiancés, il en reste toujours un peu de
sympathie. Non, il n’y a rien d’autre à faire pour nous que de
nous sauver dans le vaste monde.
– As-tu vraiment le courage de partir avec moi, as-tu
réfléchi combien le monde est grand, et que nous ne pourrons
jamais revenir ?
– J’y ai pensé, répondit-elle.
Alors, le ramoneur la regarda droit dans les yeux et dit :
– Mon chemin passe par la cheminée, as-tu le courage de
grimper avec moi à travers le poêle, d’abord, le foyer, puis le
tuyau où il fait nuit noire ? Après le poêle, nous devons passer
dans la cheminée elle-même ; à partir de là, je m’y entends,
nous monterons si haut qu’ils ne pourront pas nous atteindre, et
tout en haut, il y a un trou qui ouvre sur le monde.
Il la conduisit à la porte du poêle.
– Oh ! que c’est noir, dit-elle.
Mais elle le suivit à travers le foyer et le tuyau noirs comme
la nuit.
– Nous voici dans la cheminée, cria le garçon. Vois, vois, làhaut
brille la plus belle étoile.
Et c’était vrai, cette étoile semblait leur indiquer le chemin.
Ils grimpaient et rampaient. Quelle affreuse route ! Mais il la
soutenait et l’aidait, il lui montrait les bons endroits où appuyer
ses fins petits pieds, et ils arrivèrent tout en haut de la
cheminée, où ils s’assirent épuisés. Il y avait de quoi.
Au-dessus d’eux, le ciel et toutes ses étoiles, en dessous, les
toits de la ville ; ils regardaient au loin, apercevant le monde.
Jamais la bergère ne l’aurait imaginé ainsi. Elle appuya sa petite
tête sur la poitrine du ramoneur et se mit à sangloter si fort que
l’or qui garnissait sa ceinture craquait et tombait en morceaux.
– C’est trop, gémit-elle, je ne peux pas le supporter. Le
monde est trop grand. Que ne suis-je encore sur la petite table
devant la glace, je ne serai heureuse que lorsque j’y serai
retournée. Tu peux bien me ramener à la maison, si tu m’aimes
un peu.
Le ramoneur lui parla raison, lui fit souvenir du vieux
Chinois, du « sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc
», mais elle pleurait de plus en plus fort, elle
embrassait son petit ramoneur chéri, de sorte qu’il n’y avait rien
d’autre à faire que de lui obéir, bien qu’elle eût grand tort.
Alors ils rampèrent de nouveau avec beaucoup de peine
pour descendre à travers la cheminée, le tuyau et le foyer ; ce
n’était pas du tout agréable. Arrivés dans le poêle sombre, ils
prêtèrent l’oreille à ce qui se passait dans le salon. Tout y était
silencieux ; alors ils passèrent la tête et… horreur ! Au milieu du
parquet gisait le vieux Chinois, tombé en voulant les poursuivre
et cassé en trois morceaux ; il n’avait plus de dos et sa tête avait
roulé dans un coin. Le sergent-major général se tenait là où il
avait toujours été, méditatif.
– C’est affreux, murmura la petite bergère, le vieux grandpère
est cassé et c’est de notre faute ; je n’y survivrai pas. Et, de
désespoir, elle tordait ses jolies petites mains.
– On peut très bien le requinquer, affirma le ramoneur. Il
n’y a qu’à le recoller, ne sois pas si désolée. Si on lui colle le dos
et si on lui met une patte de soutien dans la nuque,
il seracomme neuf et tout prêt à nous dire de nouveau des choses
désagréables.
– Tu crois vraiment ?
Ils regrimpèrent sur la table où ils étaient primitivement.
– Nous voilà bien avancés, dit le ramoneur, nous aurions
pu nous éviter le dérangement.
– Pourvu qu’on puisse recoller le grand-père. Crois-tu que
cela coûterait très cher ? dit-elle.
La famille fit mettre de la colle sur le dos du Chinois et un
lien à son cou, et il fut comme neuf, mais il ne pouvait plus
hocher la tête.
– Que vous êtes devenu hautain depuis que vous avez été
cassé, dit le « sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc
». Il n’y a pas là de quoi être fier. Aurai-je ou
n’aurai-je pas ma bergère ?
Le ramoneur et la petite bergère jetaient un regard si
émouvant vers le vieux Chinois, ils avaient si peur qu’il dise oui
de la tête ; mais il ne pouvait plus la remuer. Et comme il lui
était très désagréable de raconter à un étranger qu’il était obligé
de porter un lien à son cou, les amoureux de porcelaine
restèrent l’un près de l’autre, bénissant le pansement du grandpère
et cela jusqu’au jour où eux-mêmes furent cassés.
(Histoire de Hans Christian Andersen)
vendredi 5 octobre 2012
PASSION ET FOLIE
Je
la hais,
Plus encore, je l’ai dans la peau
Détruire son corps,
Le voir disparaitre,
Hante mon esprit.
Mais,
La savoir loin de moi
Saigne mon cœur
Plonge le dard dans mon cerveau
Me fait perdre le nord
M’arrache des cris de douleur.
Je
la hais,
Du droit chemin
Elle a détourné mes yeux.
Fasciné,
Mon être n’est que désir ardent
La tourmente envahit mon âme
Egare mon esprit ;
Point de repos pour mes
paupières.
Je
la hais,
Plus encore, je l’ai dans la
peau.
Je ne peux
L’extraire de mes pensées
Panser la blessure qu’elle m’a
faite
Fête pour les anges de l’enfer
Car mon âme est vouée à l’obscur.
Je
la hais.
mardi 2 octobre 2012
LE DEMON MARIE (Fin)
Ces paroles furent un coup de foudre pour le pauvre Jean
Mathieu ; mais enfin, ayant repris courage, il fit venir la possédée,
et s'étant approché de son oreille, il se recommanda très humblement
à Rodéric, le priant de se ressouvenir de ses services
passés, et quelle serait son ingratitude s'il l'abandonnait
dans un péril aussi pressant.
Mais Rodéric, encore plus en colère
que le roi : « Traître infâme que tu es, lui dit-il, oses-tu bien
encore paraître devant moi, après te l'avoir défendu ? et ton
avarice ne devait-elle pas être assouvie des biens que je t'ai procurés
? L'ambition d'en avoir davantage te fera perdre ceux dont
tu jouis ; tu ne te vanteras pas longtemps d'être devenu grand
seigneur par mon moyen ; je te ferai sentir, et à tout le reste des
mortels, qu'il est en mon pouvoir de donner et d'ôter quand il
me plaît ; et avant qu'il soit peu je te ferai pendre. »
Dans cette extrémité, Jean Mathieu, se voyant déchu de
tout espoir de ce côté, voulut tenter fortune d'une autre part ; et,
s'étant retiré, il fit voir assez de fermeté, et dit au roi, après avoir
fait retirer la princesse : « Sire, je vous ai déjà fait entendre qu'il
y a certains esprits si malins et si opiniâtres qu'on ne peut prendre
aucunes mesures certaines avec eux ; celui-ci est de cette
espèce ; mais je veux faire une dernière épreuve, de laquelle Votre
Majesté et moi en aurons du plaisir ; et si elle manque, je
suis en votre disposition, et j'espère que vous aurez pitié de mon
innocence. Je supplie donc Votre Majesté d'ordonner que l'on
fasse devant l'église de Notre-Dame un grand enclos, fermé de
barrières, qui puisse contenir toute votre cour et tout le clergé
de cette ville. Vous ferez garnir tout cet enclos de riches tapis
d'or et de soie, et d'autres ornements les plus beaux ; on élèvera
au milieu un autel, sur lequel je prétends qu'on célèbre une
messe dimanche au matin, à laquelle Votre Majesté et tous les
princes et seigneurs de la cour assisteront dévotement, et viendront
en ce lieu avec une pompe royale ; la princesse y sera pareillement
amenée lors du sacrifice, et vous ferez, s'il vous plaît,
tenir à l'un des bouts de la place, hors de l'enceinte, vingt ou
trente personnes avec des trompettes, tambours ou autres instruments
de guerre et de musique faisant grand bruit, tous lesquels,
aussitôt que je leur en donnerai le signal, qui sera de lever
mon chapeau, joueront de leurs instruments et s'avanceront à
petit pas, en jouant, vers l'enclos où sera Votre Majesté, et je
crois que cette musique avec quelques autres secrets que j'y
ajouterai feront sortir cet esprit résistant.
Le roi donna incontinent ses ordres que tout fût prêt
comme Jean Mathieu l'avait dit ; et le dimanche étant venu,
l'enceinte fut remplie de toute la cour et du clergé, et les rues
aboutissantes à la place furent remplies de peuple ; la messe fut
célébrée avec solennité, et la démoniaque amenée dans les barrières
par deux évêques et suivie de plusieurs seigneurs.
Quand Rodéric vit tant de peuple assemblé, et un si bel appareil,
il en fut surpris, et dit en soi-même : « Quelle est la pensée
de ce faquin ? Croît-il m'éblouir par cette faible pompe, moi
qui suis accoutumé à voir celle du ciel, aussi bien que les fureurs
de l'enfer ? Il me la payera ; je le châtierai assurément de son
audace. » Alors Jean Mathieu s'approcha de lui et le conjura
encore de vouloir sortir ; mais le démon, irrité : « Est-ce là, lui
dit-il, tout ce que tu sais faire ? Et ce bel appareil est-il pour me
tenter, ou pour éviter ma puissance et la colère du roi ? Ce sera
plutôt pour te voir pendre avec plus d'ornement et en meilleure
compagnie, malheureux, coquin ! infâme affronteur ! » Et
comme il continuait à l'outrager de paroles en présence de tout
le monde, Jean Mathieu crut qu'il n'avait plus de temps à perdre,
et, ayant donné le signal avec son chapeau, toutes les trompettes,
les clairons, fifres et tambours, hautbois et autres instruments
ordonnés pour jouer commencèrent à faire un bruit si
grand qu'il fut facilement entendu de tous ceux qui étaient dans
l'enceinte ; et comme les instruments en approchaient toujours
et que le bruit en augmentait, Rodéric, qui ne s'y attendait
point, en fut étonné, et, la curiosité le pressant, il demanda à
Jean Mathieu (qui était encore près de lui) ce que ce bruit signifiait.
À quoi Jean Mathieu, feignant de la tristesse, répondit :
«Hé ! mon cher Rodéric, je vous plains : c'est votre femme qui
vient vous retrouver.» Chose merveilleuse, le trouble que conçut
Rodéric à cette nouvelle fut si grand, et la crainte de retomber
encore au pouvoir de cette folle fut si véhémente, que, sans
avoir le loisir d'examiner si la chose était vraisemblable, ou
même possible, et sans considérer l'intérêt de celui qui lui en
faisait le conte, et qui pouvait raisonnablement lui être suspect,
il quitta promptement le corps de la princesse, plein d'épouvante
et de dépit, sans répliquer une seule parole, et retourna
sur-le-champ en enfer, où il aima mieux aller rendre raison de
sa commission, quoique avant le temps, que de se voir de nouveau
exposé à la tyrannie du mariage et aux douleurs, dégoûts et
périls que cause une mauvaise compagne. Ainsi Belfégor, retournant
en enfer, vérifia authentiquement par son rapport l'excès
des maux qu'une méchante femme amène avec soi dans la
maison d'un mari facile, et Jean Mathieu fit voir qu'il en savait
plus que le démon même, et s'en retourna chez lui riche et
content.
Quelques années après on vit aux enfers une autre aventure,
qui confirma davantage combien grand est le malheur
d'avoir une méchante femme. Un nouveau venu auquel, suivant
la coutume, on faisait sentir pour sa bienvenue les plus rudes
tourments, n'en parut pas ému davantage que si on l'eût bien
caressé. Ses bourreaux, indignés de lui voir cet air indolent, si
peu connu aux enfers, crurent de s'être relâchés à son égard, et
que les pointes des instruments qu'ils employèrent pour la torture
étaient émoussées ; ils s'armèrent donc d'armes nouvelles
et d'une cruauté que leur colère augmentait, et s'étant jetés avec
la dernière fureur sur ce malheureux, ils l'auraient mis en pièces
mille fois, s'il avait pu autant de fois mourir ; mais les damnés
ne meurent pas, en souffrant pourtant mille morts à chaque
moment. Celui-ci résista toujours comme auparavant, et fut
muet durant la plus grande rage des coups, montrant même un
air assez satisfait qui bravait tous les ministres de l'enfer. Ceuxci,
plutôt las de le tourmenter que lui de souffrir, avouèrent de
n'avoir jamais rien vu de semblable, et en firent leur rapport à
Lucifer, lequel, étonné d'une chose si rare, voulut lui-même le
voir et l'interroger. Cet homme, étendu sur la terre, disait quelque
chose entre ses dents quand Lucifer arriva. « Et qui es-tu,
lui dit-il, à qui tout l'enfer ne saurait faire peur, et qui comptes
pour rien tous nos supplices et tous nos malheurs ? — Comment,
seigneur, répondit l'inconnu, serait-il vrai que je suis en
enfer ! Hélas ! je croyais n'être qu'en purgatoire, et je disais en
moi-même, quand vous êtes venu, que j'étais encore bien heureux
au prix de ce que j'étais en l'autre monde en la compagnie
de la plus détestable femme que le soleil ait jamais vue. Durant
vingt ans de mariage je n'ai pu avoir un quart d'heure de repos
avec elle, et son esprit était si ingénieux à me tourmenter qu'elle
me régalait tous les jours de quelque nouvelle persécution, dont
la moindre surpassait tout ce que j'ai trouvé ici de plus rude et
de plus cruel ; c'est la raison pour laquelle je n'ai ni gémi, ni
crié, quoi qu'on m'ait pu faire ; et, si je suis en enfer, je dirai toujours
qu'on y est mieux qu'avec une telle femme, plus redoutable
que tout l'enfer même. »
Le prince des démons frémit à ce discours, et, avant que de
se retirer, il ordonna de nouveaux supplices à ce discoureur.
Mais rien ne put le faire dédire de ce qu'il avait avancé. Il disait
qu'il trouverait du rafraîchissement au milieu des flammes, et
que, pourvu que sa femme ne vînt pas le rejoindre et se mettre
de la partie, il prendrait patience, et tous les autres maux à gré.
Il tint en effet parole, et jamais on ne le vit soupirer ni se plaindre
par les efforts de la douleur. Mais enfin sa femme mourut, et
Lucifer, que la pitié ne toucha jamais, l'ayant reçue comme elle
le méritait, la renvoya à son mari : elle le tourmenta comme elle
avait de coutume, et le pauvre infortuné, rencontrant dès lors
véritablement son enfer, est celui de tous les damnés qui crie le
plus et qui souffre davantage.
FIN.
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