jeudi 19 décembre 2013

CINQUANTE NUANCES DE GREY: CHAPITRE X

Il se retire brusquement de moi, ce qui m'arrache une grimace de douleur, et s'assied
sur le lit pour jeter son préservatif usagé dans la corbeille.
— Allez, on s'habille : je vais te présenter à ma mère. Il se lève d'un bond et passe son
jean à même la peau. J'ai du mal à m'assoir car je suis toujours ligotée.
— Christian, je ne peux pas bouger.
Il se penche pour défaire le noeud. L'empreinte que l'étoffe a laissée sur mes poignets me
trouble. L'oeil pétillant, il m'embrasse rapidement sur le front et m'adresse un sourire
radieux.
— Encore une première, lance-t-il.
Je suis en train de me demander à quoi il fait allusion quand tout d'un coup, je
panique. Sa mère ! Nom de Dieu ! Elle nous a pratiquement surpris en flagrant délit et en
plus, je n'ai pas de vêtements propres à me mettre.
— Il vaut peut-être mieux que je reste ici.
— Pas question, menace Christian. Je peux te prêter quelque chose.
Il enfile un tee-shirt blanc et passe sa main dans ses cheveux ébouriffés. Malgré mon
angoisse, je perds le fil de mes pensées. Sa beauté me stupéfie.
— Anastasia, même avec un sac à pommes de terre tu serais ravissante. Je t'en prie, ne
t'en fais pas. J'ai vraiment envie de te présenter à ma mère. Habille-toi. Je vais aller la
rassurer. Sa bouche se pince.
— Je t'attends dans cinq minutes, sinon je viens te chercher, quelle que soit ta tenue.
Mes tee-shirts sont dans ce tiroir. Mes chemises sont dans le dressing. Sers-toi.
Il me dévisage un moment, songeur, puis s'éclipse.
Et merde, merde, merde. La mère de Christian ! Je n'en demandais pas tant. Cela dit, ça
m'aidera peut-être à reconstituer une partie du puzzle. À comprendre pourquoi Christian
est tel qu'il est... Oui, en fin de compte, j'ai' très envie de la rencontrer. Je ramasse mon
chemisier par terre, ravie de constater qu'il est à peine froissé, et retrouve sous le lit mon
soutien-gorge bleu poudre. Mais s'il y a une chose que je déteste, c'est de ne pas porter de
culotte propre. En fouillant dans les tiroirs de Christian, je déniche ses boxers. Après avoir
passé un Calvin Klein gris ajusté, j'enfile mon jean et mes Converse.
Je me précipite dans la salle de bains : j'ai les yeux trop brillants, les joues trop roses, et
quant à mes cheveux... l'horreur ! Les couettes style « je viens de me faire sauter », ça ne
me va pas, mais alors pas du tout. Je fouille dans l'armoire à la recherche d'une brosse : je
ne trouve qu'un peigne. Je vais devoir m'en contenter. J'attache mes cheveux rapidement
en contemplant ma tenue, désespérée. Je devrais peut-être prendre Christian au mot et
accepter qu'il m'offre des vêtements. Ma conscience, offusquée, lâche le mot « pute ». Je ne
l'écoute pas. J'enfile ma veste, ravie que les manches recouvrent les traces laissées sur
mes poignets par la cravate, et je jette un dernier coup d'oeil anxieux au miroir. Ça va
devoir aller. Je me rends dans la salle de séjour.
— La voici.
Christian se lève du canapé avec un regard chaleureux et admiratif. Une femme aux
cheveux blonds-roux se retourne pour m'adresser un sourire radieux et se lève à son tour.
Dans sa robe en laine mérinos camel et ses chaussures assorties, elle est très élégante, ce
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qui me donne envie de rentrer sous terre : j'ai l'air d'une souillon à côté d'elle.
— Maman, je te présente Anastasia Steele. Anastasia, je te présente Grâce Trevelyan-
Grey.
Le Dr Trevelyan-Grey me tend la main. T, pour Trevelyan ? L'initiale brodée sur le
mouchoir en lin ?
— Ravie de faire votre connaissance, dit-elle.
Si je ne m'abuse, sa voix et son regard noisette chaleureux expriment à la fois
l'émerveillement, l'étonnement et le soulagement. Je lui serre la main en lui rendant son
sourire.
— Docteur Trevelyan-Grey.
— Appelez-moi Grâce, s'il vous plaît. Elle m'adresse un clin d'oeil.
— Et alors, comment vous êtes-vous rencontrés ? Elle interroge Christian du regard.
— Anastasia m'a interviewé pour le journal des étudiants de l'université de Washington,
où je remets les diplômes la semaine prochaine.
Tiens, c'est vrai, j'avais oublié.
— Donc, vous allez recevoir votre diplôme la semaine prochaine ? me demande Grâce.
— Oui.
Mon portable sonne. Je parie que c'est Kate.
— Excusez-moi.
Il est resté sur lé comptoir de la cuisine. Je réponds sans vérifier le numéro d'appel.
— Kate ?
— Dios mio, Ana !
José. Il ne manquait plus que ça.
— Tu es où ? J'ai essayé de te joindre. Je voulais m'excuser, pour vendredi. Pourquoi tu
ne m'as pas rappelé ?
— Écoute, José, tu tombes mal, là.
Je jette un coup d'oeil angoissé à Christian qui m'observe attentivement, impassible, en
murmurant quelque chose à sa mère. Je leur tourne le dos.
— Où es-tu ? Kate ne veut rien me dire, se lamente José.
— Je suis à Seattle.
— Qu'est-ce que tu fous à Seattle ? Tu es avec lui ?
— José, je te rappelle. Je ne peux pas te parler.
Je raccroche et rejoins Christian et sa mère d'un pas nonchalant. Grâce parle à cent à
l'heure.
— ... c'est Elliot qui m'a appelée pour me dire que tu étais dans le coin - ça fait deux
semaines que je ne t'ai pas vu, mon chéri.
— Ah bon, il t'a dit ça ? murmure Christian en me regardant d'un air impénétrable.
— J'avais pensé qu'on pourrait déjeuner ensemble, mais je ne veux pas te déranger, tu
as sûrement d'autres projets.
Elle prend son long manteau crème et se tourne vers lui pour lui tendre sa joue. Il
l'embrasse rapidement mais affectueusement. Elle ne le touche pas.
— Il faut que je raccompagne Anastasia à Portland.
— Bien sûr, mon chéri. Anastasia, j'ai été ravie de faire votre connaissance. J'espère que
nous nous reverrons bientôt.
Elle me tend la main, les yeux brillants. Taylor surgit... d'où ?
— Madame Grey ?
— Merci, Taylor.
Il la raccompagne. Taylor était là ? Depuis combien de temps ? Où se cachait-il ?

Christian me regarde d'un oeil mauvais.
— Alors comme ça, le photographe t'a appelée ? Merde.
— Oui.
— Qu'est-ce qu'il te voulait ?
— Simplement s'excuser pour vendredi dernier. Les paupières de Christian se plissent.
— Je vois. Taylor reparaît.
— Monsieur Grey, il y a un problème avec la cargaison du Darfour.
— Charlie Tango est à Boeing Field ?
— Oui, monsieur.
Taylor m'adresse un signe de tête.
— Mademoiselle Steele.
Je lui souris timidement. Il tourne le dos et disparaît.
— Taylor habite ici ?
— Oui.
Il m'a répondu sèchement. C'est quoi, son problème ? Christian se dirige vers la cuisine
pour prendre son BlackBerry. Il pince les lèvres en composant un numéro.
— Ros, qu'est-ce qui se passe ? aboie-t-il.
Il écoute tout en m'observant d'un oeil préoccupé. Je reste plantée au milieu du salon à
me demander quoi faire.
— Pas question de faire courir un tel risque à l'équipage. Non, annulez l'opération...
Nous parachuterons la livraison... Très bien.
Il raccroche, le regard glacial, et passe dans son bureau pour en ressortir aussitôt.
— Voici le contrat. Lis-le, nous en discuterons le week-end prochain. Je te suggère de te
documenter, pour mieux comprendre ce que ça implique.
Il se tait un instant.
— À supposer que tu acceptes, ce que j'espère sincèrement, fait-il d'une voix anxieuse et
plus douce.
— Me documenter ?
— Tu serais étonnée de tout ce qu'on peut trouver sur Internet.
Internet ? Je n'y ai pas accès, sauf sur le portable de Kate. Impossible d'utiliser celui de
Clayton's, en tout cas pour ce genre de recherche.
— Qu'est-ce qu'il y a ? me demande-t-il en penchant la tête sur son épaule.
— Je n'ai pas d'ordinateur. En général, j'utilise ceux de la fac. Je vais voir si je peux
emprunter le portable de Kate.
Il me tend une enveloppe en papier Kraft.
— Je peux... t'en prêter un. Prends tes affaires, je te raccompagne à Portland en voiture,
on déjeunera en route. Je m'habille.
— Il faut juste que je passe un coup de fil. J'ai besoin d'entendre la voix de Kate.
— Au photographe ?
Sa mâchoire se crispe et ses yeux me lancent des flammes.
— Je n'aime pas partager, mademoiselle Steele. Souvenez-vous-en.
Après m'avoir dévisagée froidement, il se dirige vers sa chambre.
Et merde. Je voulais simplement appeler Kate, ai-je envie de lui lancer, mais sa soudaine
froideur me paralyse. Qu'est’il arrivé à l'homme généreux, détendu et souriant qui me
faisait l'amour il n'y a pas une demi-heure ?
— Prête ? me lance Christian devant la porte du vestibule.
Je hoche la tête timidement. Il est redevenu distant, poli, guindé : bref, il a remis son
masque. Il a pris une housse à costume. Pourquoi a-t’il besoin de ça ? Il dort peut-être à
Portland. Avec son blouson en cuir noir, il n'a pas l'air d'un milliardaire mais d'un
mauvais garçon, d'une rockstar ou d'un top-modèle. Je soupire en mon for intérieur :
hélas, je n'ai pas un dixième de son aisance. Il est tellement calme et maîtrisé. Mais je me
rappelle alors son accès de colère à propos de José.
Taylor rôde encore dans les parages.
— À demain, lance Christian à Taylor, qui hoche la tête.
— Oui monsieur. Quelle voiture prenez-vous, monsieur ?
— La R8.
— Bon voyage, monsieur Grey. Mademoiselle Steele. Taylor me regarde gentiment, avec
un soupçon de pitié au fond des yeux. Sans doute croit-il que j'ai succombé aux moeurs
sexuelles douteuses de monsieur
Grey. Pas encore : simplement à ses talents érotiques exceptionnels, à moins que le sexe
ne soit comme ça pour tout le monde. Je me renfrogne à cette idée. Je n'ai aucun point de
comparaison et je n'ai pas le droit d'interroger Kate. Il va donc falloir que j'en parle avec
Christian. Mais comment m'y prendre alors qu'un instant il est ouvert et se renferme
l'instant d'après ?
Taylor nous tient la porte. Christian appelle l'ascenseur.
— Qu'est-ce qu'il y a, Anastasia ?
Comment a-t’il deviné que je ruminais quelque chose ? Il me relève le menton.
— Arrête de te mordiller la lèvre ou je vais te baiser dans l'ascenseur, tant pis si on nous
surprend.
Je rougis, mais il esquisse un sourire. Apparemment, il a encore changé d'humeur.
— Christian, j'ai un problème.
— Ah?
L'ascenseur arrive. Nous y montons.
— Eh bien...
Je rougis. Comment formuler ça ?
— Il faut que je parle à Kate. Je me pose tellement de questions sur le sexe. Si tu veux
que je fasse tous Ces trucs avec toi, comment pourrais-je savoir...
Je cherche un instant mes mots.
— Bref, je n'ai pas de point de référence. Il lève les yeux au ciel.
— Parle-lui si tu t'y sens obligée. Mais fais en sorte qu'elle n'aille pas tout répéter à
Elliot.
Cette insinuation me hérisse. Kate n'est pas comme ça.
— Elle ne ferait jamais ça, et je ne te raconterais rien de ce qu'elle me dit sur Elliot - à
supposer qu'elle me dise quoi que ce soit.
— Eh bien, la différence entre mon frère et moi, c'est que moi, je ne veux rien savoir de
sa vie sexuelle, murmure Christian sèchement. Elliot est trop curieux. Parle seulement à
Kate de ce qu'on a fait jusqu'à présent. Ta copine m'arracherait les couilles si elle savait ce
que j'ai envie te faire, ajoute-t-il, d'une voix si basse que je ne sais pas si cette remarque
m'est destinée.
Je n'ai aucune envie que Kate arrache les couilles de Christian.
Il esquisse un sourire et secoue la tête.
— Plus vite j'obtiendrai ta soumission, mieux ça vaudra. On pourra arrêter tout ce
cirque.
— Quel cirque ?
— Ta façon de me défier sans arrêt.
Il attrape mon menton et plante un baiser rapide et tendre sur mes lèvres au moment
où s'ouvrent les portes de l'ascenseur. Il me prend par la main et m'entraîne dans le garage
souterrain.
Moi, je le défie ? Comment ?
Ce n'est pas l'Audi noire qui s'ouvre avec un bip mais un cabriolet, noir également - le
genre de bagnole qui devrait inclure dans l'équipement standard une blonde toute en
jambes allongée sur le capot, vêtue uniquement d'une écharpe.
— Jolie bagnole.
Il sourit.
— Je sais.
Pendant une fraction de seconde, j'entraperçois un Christian gentil, jeune et insouciant.
Son enthousiasme m'attendrit. Ah, les garçons et leurs joujoux... Je lève les yeux au ciel
mais je ne peux pas m'empêcher de sourire. Il m'ouvre la portière. Hou là... qu'est-ce que
c'est bas. Christian contourne la voiture d'un pas souple et y glisse son grand corps avec
élégance. Mais comment fait-il ?
— C'est quoi, comme voiture ?
— Une Audi R8 Spyder... Il fait beau. On va pouvoir décapoter. Il y a une casquette de
baseball dans la boîte à gants. Il doit même y en avoir deux. Et des lunettes de soleil, si tu
veux.
Il met le contact et fait vrombir le moteur. La capote se rétracte lentement et la voix de
Bruce Springsteen s'élève. Christian sourit :
— Ah, Bruce... Comment ne pas l'aimer ?
Je sors les casquettes de baseball - celles des Madriers, l'équipe de Seattle. Tiens, je ne
savais pas qu'il était fan. Je lui en tends une, je passe ma queue de cheval à travers
l'arrière de la mienne et je baisse la visière sur mes yeux.
Les gens se retournent sur notre passage. Je pense d'abord que c'est Christian qu'ils
admirent... puis, dans ma paranoïa, je m'imagine que c'est moi qu'ils regardent parce qu'ils
savent ce que j'ai fait au cours des douze dernières heures. Je finis par comprendre que
c'est la voiture qui fait sensation. Perdu dans ses pensées, Christian ne se rend compte de
rien.
Le vent souffle sur nos têtes et Bruce chante le feu du désir. Comme Christian porte ses
Ray-Ban, je ne sais pas à quoi il pense. Sa bouche tressaille légèrement, il pose une main
sur mon genou et le presse doucement. Je retiens ma respiration.
— Tu as faim ? me demande-t-il. Je n'ai pas faim de nourriture.
— Pas spécialement. Sa bouche se durcit.
— Tu dois manger, Anastasia. Je connais un bon petit restaurant près d'Olympia. On va
s'arrêter là.
Il presse à nouveau mon genou, puis remet sa main sur le volant et appuie sur
l'accélérateur, ce qui me plaque contre mon siège. Qu'est-ce qu'elle va vite, cette bagnole...
Le restaurant Cuisine sauvage est un chalet en pleine forêt, intime et rustique, meublé
de chaises dépareillées et de nappes à carreaux, avec des fleurs des champs dans de petits
vases.
— Il y a longtemps que je ne suis pas venu ici... Il n'y a pas de menu, m'explique
Christian. On mange les fruits de la chasse ou de la cueillette du jour.
Il hausse les sourcils comme s'il était horrifié, ce qui me fait pouffer de rire. Quand la
serveuse vient nous demander ce que nous voulons boire, elle s'empourpre dès qu'elle voit
Christian et évite de croiser son regard en voilant ses yeux de sa longue frange blonde.
Elle craque pour lui ! Je ne suis pas la seule !
— Deux verres de pinot gris, tranche Christian. Je fais la moue.
— Quoi ? aboie-t-il.
— Je voudrais un Coca light. Il secoue la tête.
— Leur pinot gris est très correct. Il accompagnera bien les plats, quoi qu'on nous serve,
m'explique-t-il patiemment.
— Quoi qu'on nous serve ?
— Oui.
Il me décoche son sourire éblouissant, la tête penchée sur son épaule, et mon estomac
fait un saut à la perche par-dessus ma rate. Je ne peux pas m'empêcher de répondre à ce
sourire enjôleur.
— Tu as plu à ma mère.
— Vraiment ?
Je rosis de plaisir.
— Oui. Elle s'est toujours imaginé que j'étais gay. J'en reste bouche bée, et je me
rappelle la question de l'interview... Aïe.
— Pourquoi ?
— Parce qu'elle ne m'a jamais vu avec une fille.
— Ah... pas même l'une des quinze ? Il sourit.
— Tu te souviens du nombre. Non, aucune des quinze.
— Ah.
— Tu sais, Anastasia, pour moi aussi, ça a été un week-end avec beaucoup de
premières.
— C'est vrai ?
— Je n'ai jamais dormi avec personne, je n'ai jamais couché avec une femme dans mon
lit, je n'ai jamais fait monter une femme à bord de Charlie Tango, je n'ai jamais présenté
une femme à ma mère. Tu vois quel effet tu me fais ?
Ses yeux s'enflamment. Leur intensité me coupe le souffle.
La serveuse arrive avec nos verres de vin, et j'en avale aussitôt une gorgée. Est’il en
train de se livrer, ou énonce-t-il simplement les faits ?
— Ce week-end, ça m'a vraiment plu, Christian. Il plisse les yeux.
— Arrête de te mordiller la lèvre... À moi aussi, ajoute-t-il.
— Au fait, c'est quoi, le sexe-vanille ? Il éclate de rire.
— Le sexe, tout bêtement, Anastasia, sans joujoux ni accessoires, m'explique-t-il en
haussant les épaules. Tu sais bien... bon, en fait, tu ne sais pas, mais voilà ce que ça veut
dire.
— Ah.
Et moi qui pensais que ce qui s'était passé entre nous, c'était du sexe avec une sauce au
chocolat noir, de la crème Chantilly et une cerise à l'eau de vie ! Mais bon, pour ce que j'en
sais...
La serveuse nous apporte une soupe, que nous examinons tous les deux d'un air
dubitatif.
— Soupe aux orties, nous annonce-t-elle avant de faire volte-face pour s'enfuir vers la
cuisine.
Je crois que ça la vexe, que Christian ne fasse pas attention à elle. Je goûte. C'est
délicieux. Nos regards soulagés se croisent. Je glousse, et il penche la tête sur son épaule.
— C'est un très joli son, murmure-t-il.
— Pourquoi n'as-tu jamais pratiqué le sexe-vanille ? As-tu toujours fait... euh, ce que tu
fais ?

Il hoche lentement la tête.
— Plus ou moins.
Il fronce les sourcils un moment puis relève les yeux, comme s'il avait pris une décision.
— Une amie de ma mère m'a séduit quand j'avais quinze ans.
— Oh ?
— Elle avait des goûts très particuliers. J'ai été son soumis pendant six ans.
Il hausse les épaules. Mon cerveau s'est figé, paralysé par cet aveu stupéfiant.
— Donc je sais ce que ça représente, Anastasia.
Je le fixe, incapable d'articuler un mot - même ma conscience se tait.
— Mon initiation au sexe n'a pas été banale.
Je suis dévorée par la curiosité.
— Tu n'as donc jamais eu de copine à la fac ?
— Non, dit’il en secouant la tête.
Nous nous taisons pendant que la serveuse débarrasse. Dès qu'elle repart, je reprends :
— Pourquoi ?
Il sourit d'un air narquois.
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
— Oui.
— Ça ne m'intéressait pas. Elle était tout ce je voulais, tout ce que je désirais. En plus,
elle m'aurait flanqué une volée.
Ce souvenir lui soutire un sourire attendri. Oh mon Dieu, c'est trop d'information -
pourtant, je veux en savoir plus.
— Cette amie de ta mère, elle avait quel âge ?
Il ricane.
— L'âge d'agir en connaissance de cause.
— Tu la revois ?
— Oui.
— Vous faites encore... euh...
Je m'empourpre.
— Non.
Il secoue la tête et me sourit avec indulgence.
— C'est une très bonne amie.
— Ah. Et ta mère, elle est au courant ?
Il me regarde avec l'air de me dire « ne sois pas idiote ».
— Bien sûr que non.
La serveuse revient avec du gibier, mais mon appétit a disparu. Christian, soumis...
merde alors. J'avale une grande gorgée de pinot gris - évidemment, il avait raison, c'est
délicieux. Que de révélations... Il me faudra du temps pour assimiler tout ça, quand je
serai seule. Il sait ce que c'est.
— Mais ce n'était pas à plein temps ?
— En fait, si, même si je ne la voyais pas tout le temps. Ça aurait été... compliqué. Après
tout, j'étais encore au lycée, puis je suis allé en fac. Mange, Anastasia.
— Je n'ai pas faim, Christian.
Tes aveux me coupent l'appétit. Ses traits se durcissent.
— Mange, répète-t-il d'une voix posée, trop posée.
Je fixe cet homme dont on a abusé sexuellement quand il était adolescent, et qui me
parle d'une voix si menaçante.
— Donne-moi un moment.
— D'accord, murmure-t-il en continuant à manger. Si je signe, ça sera tout le temps
comme ça. Est-ce vraiment ce dont j'ai envie ? Je reprends mes couverts pour me découper
un bout de viande. C'est très savoureux.
— C'est à ça que va ressembler notre... relation ? Tu vas me donner des ordres à tout
bout de champ ?
Je n'arrive pas à le regarder dans les yeux.
— Oui.
— Je vois.
— Et qui plus est, tu le désireras, ajoute-t-il à voix basse.
Franchement, j'en doute. Je me découpe une autre bouchée de viande et l'approche de
ma bouche.
— C'est un grand pas à franchir, dis-je avant de la manger.
— En effet.
Il ferme brièvement les yeux. Lorsqu'il les rouvre, ils sont graves.
— Anastasia, tu dois suivre ton instinct. Renseigne-toi, lis le contrat. Je serai à Portland
jusqu'à vendredi. Si tu veux m'en parler avant le week-end prochain, appelle-moi. On
pourrait peut-être dîner ensemble, disons, mercredi ? J'ai vraiment envie que ça marche,
entre nous. À vrai dire, je n'ai jamais autant désiré quoi que ce soit.
Sa sincérité et son désir se reflètent dans ses yeux. Mais justement, voilà ce que je ne
saisis pas. Pourquoi moi ? Pourquoi pas l'une des quinze ? Je suis quoi, moi, dans cette
histoire - un numéro ? La seizième d'une longue succession de femmes ?
— Qu'est-ce qui s'est passé avec les quinze ?
Il hausse les sourcils, étonné, puis secoue la tête d'un air résigné.
— Toutes sortes de choses... mais ça pourrait se résumer à...
Il se tait. Visiblement, il cherche ses mots.
— ... une incompatibilité, lâche-t-il enfin en haussant les épaules.
— Et tu penses que toi et moi, on serait compatibles ?
— Oui.
— Tu ne revois aucune d'entre elles ?
— Non, Anastasia. J'ai des relations monogames. Quel scoop !
— Je vois.
— Renseigne-toi, Anastasia.
Je pose mes couverts. Je ne peux plus rien avaler.
— C'est tout ce que tu comptes manger ?
Je hoche la tête. Il me regarde d'un air furieux mais ne dit rien. Je pousse un petit
soupir de soulagement. Toutes ces informations m'ont noué l'estomac et le vin m'a un peu
tourné la tête. Je le regarde dévorer tout ce qu'il y a dans son assiette. Il mange comme un
ogre. Il doit faire beaucoup de sport pour rester aussi mince. Le souvenir de la façon dont
son pantalon de pyjama lui descendait sur les hanches me revient à l'esprit et me trouble.
Je me tortille sur ma chaise. Il lève les yeux vers moi. Je rougis.
— Je donnerais n'importe quoi pour savoir à quoi tu penses en ce moment, dit’il.
Je m'empourpre davantage. Il me sourit d'un air malicieux.
— Je devine.
— Heureusement que tu ne peux pas lire dans mon esprit.
— Dans ton esprit, non, Anastasia. Mais dans ton corps - j'ai bien appris à le connaître
depuis hier, ronronne-t-il d'une voix suggestive.
Comment fait-il pour changer d'humeur aussi rapidement ? J'ai du mal à suivre.
Il fait signe à la serveuse pour lui demander l'addition. Une fois qu'il a payé, il se lève et
me tend la main.
— Viens.
Il me ramène à la voiture en me tenant toujours par la main. Voilà ce qui me déroute le
plus chez lui : ce contact peau sur peau, si normal, si intime. Je n'arrive pas à concilier un
geste aussi tendre et banal avec ce qu'il veut me faire dans... la Chambre rouge de la
Douleur.
Tous deux plongés dans nos pensées, nous ne parlons pas entre Olympia et Vancouver.
Il est 17 heures quand nous nous garons devant mon appartement. Il y a de la lumière -
Kate est à la maison. Sans doute en train de faire ses cartons, à moins qu'Elliot ne soit
encore avec elle. Christian arrête le moteur et je me rends compte que je vais devoir le
quitter.
— Tu veux entrer ?
Je n'ai aucune envie qu'il s'en aille.
— Non merci. J'ai du travail, se contente-t-il de dire, impassible.
Je baisse la tête, le coeur serré. Il me fait un baisemain.
— Merci pour ce week-end, Anastasia. Ça a été... merveilleux. Alors à mercredi ?
— À mercredi.
Il me fait de nouveau un baisemain et descend m'ouvrir la portière. J'ai une boule dans
la gorge, mais je ne dois pas lui laisser deviner ce que j'éprouve. Affichant un sourire
factice, je sors de la voiture pour remonter l'allée, sachant que je vais devoir affronter Kate.
À mi-chemin, je me retourne pour le regarder. Du courage, Steele.
— Ah, au fait, je porte un de tes boxers.
Je lui fais un petit sourire en tirant sur l'élastique du Calvin Klein pour qu'il le voie.
Christian en reste bouche bée. Sa réaction me remonte aussitôt le moral et je rentre chez
moi en me déhanchant. J'aurais envie de sauter sur place en donnant des coups de poings
en l'air. OUI ! Ma déesse intérieure est aux anges.
Kate est en train de ranger ses livres dans des cartons.
— Te voilà ! Où est Christian ? Et toi, ça va ?
Elle s'élance vers moi pour m'attraper par les épaules et scruter minutieusement mon
visage, avant même que je ne l'aie saluée.
Merde... Kate va exiger de tout savoir, et j'ai signé un accord m'interdisant de parler.
Comment vais-je m'en tirer ?
— Alors, c'était comment ? Je n'ai pas arrêté de penser à toi, enfin... après le départ
d'Elliot.
Elle sourit malicieusement.
Je ne peux m'empêcher de lui sourire à mon tour en la voyant s'inquiéter autant pour
moi, mais tout d'un coup, prise d'un accès de pudeur, je rosis. C'est très intime, ce que j'ai
vécu. Tout ce que j'ai vu, tout ce que je sais de Christian, tout ce que je dois cacher. Mais il
faut que je livre quelques détails à Kate, sinon elle ne me lâchera pas.
— C'était bon, Kate. Très bon, je crois, dis-je en tentant de ravaler un sourire révélateur.
— Tu crois ?
— Je n'ai pas de point de comparaison, tu sais bien.
Je hausse les épaules comme pour m'excuser.
— Il t'a fait jouir ?
Merde, qu'est-ce qu'elle est directe. Je vire au cramoisi.
— Oui.
Kate m'attire vers le canapé et prend mes mains dans les siennes.
— Alors oui, pour une première fois, c'est génial, s'exclame-t-elle. Christian doit
vraiment être doué.
Kate, si seulement tu savais.
— Moi, ma première fois, c'était immonde, reprend-elle en feignant une tristesse
comique.
— Ah?
Elle ne m'en a jamais parlé auparavant.
— Steve Patrone. Au lycée. Un con d'athlète. Il a été brutal. Je n'étais pas prête. On était
tous les deux bourrés. Accident d'après-boum. Pouah. J'ai mis des mois à me décider à
retenter le coup. Pas avec lui, cette couille molle. J'étais trop jeune. Tu as eu raison
d'attendre.
— Ma pauvre.
Kate a l'air nostalgique.
— Ouais, j'ai mis près d'un an à avoir un orgasme durant la pénétration, et toi... dès la
première fois ?
Je hoche la tête pudiquement. Ma déesse intérieure s'est mise en position du lotus, l'air
serein malgré son sourire crâneur.
— Je suis ravie que tu aies perdu ta virginité avec quelqu'un qui sait distinguer son cul
de son coude, décrète-t-elle en me faisant un clin d'oeil. Alors, tu le revois quand ?
— Mercredi. On dîne ensemble.
— Il te plaît toujours ?
— Oui. Mais je ne sais pas... où ça peut mener.
— Pourquoi ?
— Il est compliqué, Kate. Tu comprends, il vit dans un monde très différent du mien.
Génial, comme excuse. Crédible, en plus. Bien mieux que : Il a une Chambre rouge de la
Douleur et il veut faire de moi son esclave sexuelle.
— Je t'en prie, n'en fais pas une affaire d'argent, Ana. D'après Elliot, c'est très rare que
Christian sorte avec une fille.
— Ah bon ?
Ma voix vient de gravir plusieurs octaves.
Cache ton jeu, Steele ! Ma conscience me foudroie du regard en agitant un long doigt
osseux, puis se transforme en balance de la justice pour me rappeler que Christian
pourrait me faire un procès si je parle. Et alors ? Qu'est-ce que je risque, au juste ? Qu'il me
prenne tous les sous que je n'ai pas ? Il faudra que je recherche sur Google « pénalités pour
infraction à un accord de confidentialité ». C'est comme si j'avais des devoirs à faire. Il
notera peut-être ma copie. Je rougis, en me rappelant que j'ai été reçue avec mention à
l'oral de ce matin.
— Ana, qu'est-ce qu'il y a ?
— Je viens de me rappeler un truc que m'a dit Christian.
— Tu n'as plus la même tête, dit Kate affectueusement.
— Je me sens différente. En plus, j'ai mal.
— Mal?
— Un peu. Je rougis.
— Moi aussi. Ah, les hommes, glousse-t-elle en feignant le dégoût. Tous des bêtes.
Nous éclatons de rire. Tout de même, ça m'étonne :
— Tu as mal toi aussi ?
— Oui... j'ai un peu abusé.
Je glousse.
— Raconte-moi comment Elliot a abusé de toi ?
J'ai l'impression de me détendre pour la première fois depuis que je faisais la queue au
bar... avant le coup de fil qui a tout déclenché, quand j'admirais encore de loin M. Grey.
Une époque heureuse, sans complications.
Kate s'empourpre. Oh mon Dieu... Katherine Agnes Kavanagh qui se la joue Anastasia
Rose Steele. Elle a l'oeil embué. Je ne l'ai jamais vue se mettre dans cet état à cause d'un
homme. J'en reste ébahie. Qu'avez-vous fait de Kate ? Rendez-la-moi !
— Oh mon Dieu, Ana, s'épanche-t-elle, il est tellement... tout. Et quand on... ah la la,
qu'est-ce que c'est bon.
Elle en est tellement retournée qu'elle n'arrive même plus à formuler une phrase
cohérente.
— Bref, il te plaît.
Elle hoche la tête en souriant comme une bienheureuse.
— Et je le revois samedi. Il va nous aider à déménager. Elle se lève d'un bond pour faire
des pirouettes dans le salon en applaudissant. Le déménagement... Merde, j'avais oublié,
malgré les cartons qui nous entourent.
— C'est gentil.
Peut-être que si j'apprenais à connaître Elliot, il pourrait m'aider à comprendre son
frère.
— Alors, vous avez fait quoi hier soir, Elliot et toi ?
Kate penche la tête sur son épaule et hausse un sourcil en me regardant avec l'air de
dire « à ton avis, idiote ? ».
— La même chose que toi, sauf qu'on est allés dîner avant, me sourit-elle. Tu es sûre
que ça va ? Tu as l'air un peu sonnée.
— En effet. Christian est tellement impétueux.
— Ça ne m'étonne pas. Mais il a été gentil avec toi, au moins ?
— Oh oui. Je suis morte de faim, tu veux que je fasse à dîner ?
Elle hoche la tête tout en prenant des livres pour les mettre dans un carton.
— Tu vas faire quoi de ses bouquins à quatorze mille dollars ?
— Je vais les lui rendre.
— Vraiment ?
— C'est trop extravagant, comme cadeau. Je ne peux pas les accepter, surtout
maintenant.
Je souris à Kate qui acquiesce.
— Je comprends. Ah, au fait, tu as reçu deux lettres, et José a appelé toutes les heures.
Il a l'air désespéré.
— Je vais le rappeler.
Si je raconte à Kate ce qui s'est passé avec José, elle va le bouffer tout cru. Je prends
mes lettres sur la table de la salle.
— Hé, j'ai des entretiens pour deux stages ! Dans quinze jours, à Seattle !
— Dans quelles maisons d'édition ?
— Les deux que j'ai contactées.
— Je t'avais bien dit qu'avec tes résultats ce serait facile.
Évidemment, Kate a déjà décroché un stage au Seattle Times. Son père a des relations.
— Et Elliot, qu'est-ce qu'il en pense, du fait que tu partes en vacances ?
Kate me rejoint dans la cuisine, et pour la première fois de la soirée, elle a l'air triste.
— Il comprend. Quelque part, je n'ai pas envie d'y aller, mais c'est tentant de buller au
soleil pendant quinze jours. D'autant plus que maman y tient : d'après elle, ce seront nos
dernières vraies vacances en famille avant qu'on trouve des jobs, Ethan et moi.
Moi, je n'ai jamais quitté le territoire américain. Kate, elle, part aux Bermudes avec ses
parents et son frère Ethan pour quinze jours. Je serai seule dans notre nouvel
appartement. Ça me fera tout drôle. Ethan parcourt le monde depuis qu'il est sorti de fac
l'an dernier. Je me demande si je le verrai avant qu'ils ne partent en vacances. Il est
adorable.
La sonnerie du téléphone me tire de ma rêverie.
— C'est sûrement José. Je soupire.
— Allô ?
— Ana, tu es rentrée ! hurle José.
— Manifestement.
Ma voix dégouline d'ironie. Il se tait un moment.
— On peut se voir ? Je suis désolé, pour vendredi soir. J'étais bourré et toi... enfin, Ana,
s'il te plaît, pardonne-moi.
— Évidemment, que je te pardonne, José. Mais ne me refais plus jamais ce coup-là. Tu
sais que je n'éprouve pas ce genre de sentiment pour toi.
Il soupire tristement.
— Je sais, Ana. Je pensais juste que si je t'embrassais, tu pourrais changer d'avis.
— José, je t'aime énormément, je tiens beaucoup à toi. Tu es le frère que je n'ai jamais
eu et ça ne changera pas, tu le sais.
Ça me désole de lui faire de la peine, mais c'est la vérité.
— Alors tu es avec lui, maintenant ? me demande-t-il d'une voix hargneuse.
— José, je ne suis avec personne.
— Mais tu as passé la nuit avec lui.
— Ça ne te regarde pas !
— C'est parce qu'il est riche ?
— José ! Comment oses-tu dire une chose pareille ? Je ne me sens pas de force à
affronter une scène de jalousie. Je sais que je l'ai blessé, mais Christian Grey me donne
déjà bien assez de fil à retordre. José est mon ami et je l'aime beaucoup. Pour l'instant, je
n'ai aucune envie de discuter avec lui, mais je veux me montrer conciliante :
— On prend un café demain.
— O.K., à demain, alors. Tu m'appelles ? Sa voix pleine d'espoir me fend le coeur.
— Oui. Bonne soirée, José.
Je raccroche sans attendre sa réponse.
— C'est quoi, cette histoire ? me demande Kate, les poings sur les hanches, l'air plus
intraitable que jamais.
J'opte pour la franchise.
— José m'a sauté dessus vendredi.
— José ? Et Christian Grey ? Ana, tes phéromones fonctionnent à plein tube ! Mais
qu'est-ce qu'il s'imaginait, ce con ?
Elle secoue la tête, dégoûtée, et retourne faire ses cartons.
Trois-quarts d'heure plus tard, nous prenons une pause pour savourer la spécialité de
la maison, mes lasagnes. Kate débouche une bouteille de vin, et nous nous attablons
parmi les cartons pour regarder une émission de télé idiote. La vie normale, quoi. Ça me
remet les pieds sur terre après ces dernières quarante-huit heures de... folie. C'est la
première fois depuis cette fameuse soirée tequila que je mange tranquillement, sans me
faire bousculer ni engueuler. C'est quoi, cette obsession de la bouffe ? Kate débarrasse
tandis que je finis de faire les cartons dans le salon. Il nous reste une semaine pour tout
emballer.

Le téléphone sonne de nouveau. C'est Elliot. Kate me fait un clin d'oeil et gambade vers
sa chambre comme une gamine de quatorze ans. Elle devrait être en train de rédiger son
discours pour la cérémonie de remise des diplômes, puisqu'elle est major de notre
promotion, mais, apparemment, Elliot a la priorité. Qu'est-ce qu'ils ont de si spécial, les
frères Grey ? Qu'est-ce qui les rend aussi fascinants, dévorants, irrésistibles ? J'avale une
gorgée de vin en zappant d'une chaîne à l'autre. En fait, je cherche à gagner du temps. Le
fameux contrat est en train de faire un trou dans mon sac. Aurai-je la force de le lire ce
soir ?
Je prends ma tête entre mes mains. José est facile à gérer. Mais Christian... Christian
est bien plus difficile à comprendre. Une partie de moi aurait envie de fuir, de se cacher.
Que faire ? Au souvenir de son regard de braise, je tressaille. Il n'est même pas là, et je
suis excitée. Ce n'est pas seulement une histoire de cul, tout de même ? Je me rappelle
notre conversation détendue au petit déjeuner, sa joie face à mon émerveillement dans
l'hélicoptère, sa façon de jouer au piano cet air doux et mélancolique...
Il est tellement compliqué. Maintenant, je comprends un peu mieux pourquoi. Il a été
privé de son adolescence par une espèce de Mrs Robinson qui a abusé de lui
sexuellement... pas étonnant qu'il ait vieilli avant l'heure. J'ai le coeur serré en songeant à
ce qu'il a dû subir. Je suis trop ignorante pour savoir ce que c'est au juste, mais mon
enquête devrait m'en apprendre plus long. Cela dit, ai-je vraiment envie de savoir ? Est-ce
que je tiens à explorer ce monde dont j'ignore tout ? C'est un grand pas à franchir.
Si je ne l'avais pas rencontré, je serais encore plongée dans une bienheureuse
ignorance. Je repense aux expériences incroyablement sensuelles que je viens de vivre.
Serais-je prête à renoncer à tout ça ? Non ! hurle ma conscience... ma déesse intérieure
acquiesce dans un silence zen.
Kate revient dans le salon en souriant d'une oreille à l'autre. Elle est peut-être
amoureuse. Je la fixe des yeux, ébahie. Elle ne s'est jamais comportée de la sorte.
— Ana, je vais me coucher. Je suis crevée.
— Moi aussi.
Elle me serre dans ses bras.
— Je suis ravie que tu sois rentrée en bon état. Il y a quelque chose chez Christian qui
me fait froid dans le dos...
Je lui adresse un petit sourire rassurant, tout en me demandant comment elle a bien pu
deviner. Voilà ce qui fera d'elle une grande journaliste : son intuition infaillible.
J'entre dans ma chambre d'un pas traînant, épuisée par mes ébats et mon dilemme. Je
m'assieds sur mon lit pour tirer l'enveloppe en papier Kraft de mon sac. Je la retourne
entre mes mains. Suis-je prête à découvrir la dépravation de Christian dans toute son
ampleur ? Jai peur. J’inspire profondément, et l'estomac noué, j'ouvre l'enveloppe.

                                                                                                                                    EL James

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