vendredi 28 septembre 2012
LE DEMON MARIE (4e partie)
Il passa ainsi environ une année, à la fin de laquelle, se
trouvant n'avoir de reste de ses cent mille écus que la seule espérance
du retour des vaisseaux qu'il avait envoyés sur les deux
mers, il fut réduit à prendre de l'argent à intérêt sur son crédit,
qui était grand, pour soutenir son train et sa dépense ; et il tarda
peu à faire remarquer qu'il empruntait, et qu'il était endetté, par
l'emploi qu'il donnait tout à la fois à plusieurs gens de change
afin de lui trouver de l'argent. Il commençait à perdre son crédit,
lorsqu'un jour il lui vint des nouvelles sûres que l'un des
frères de son honnête épouse avait joué et perdu toute la valeur
de son vaisseau, et que l'autre, revenant de son voyage avec un
vaisseau richement chargé sans l'avoir fait assurer, avait péri
avec tout son bien par son naufrage.
Ces malheureuses nouvelles
ne furent pas plutôt sues, que les créanciers de Rodéric s'assemblèrent
pour veiller à leurs intérêts ; et, ne doutant point
qu'il ne fît banqueroute, ils convinrent qu'il fallait l'observer
pour empêcher qu'il ne prît la fuite, n'osant encore l'arrêter,
parce que le terme de leur payement n'était pas encore venu.
Rodéric, d'autre part, ne trouvant point de remède à ses malheurs,
et pensant à l'engagement qu'il avait pris de demeurer
dix ans sur la terre, se désespérait presque à voir seulement de
loin la figure qu'il allait faire durant un si long temps, accompagné
de la pauvreté, de l'infamie, et d'une femme encore pire que
l'une et l'autre. Il résolut enfin de prendre la fuite, et un jour, de
grand matin, étant monté à cheval, comme il faisait quelquefois,
et sa maison étant près de la porte Prado, il sortit de la ville par
cette porte. Ses créanciers en furent bientôt avertis, et, ayant
sur-le-champ recouru aux magistrats pour avoir permission de
le poursuivre et de le ramener, ils coururent après, la plupart
n'ayant pas eu le temps de monter à cheval. Rodéric n'avait pas
fait encore une lieue, lorsque d'une éminence il aperçut le
monde qui venait après lui ; il se crut, dès lors, perdu s'il suivait
le grand chemin : il résolut donc de le quitter, et de cacher sa
fuite au travers des campagnes ; mais, comme le terrain était
coupé par plusieurs fossés que son cheval n'aurait pu franchir, il
le quitta, et, s'étant mis à pied, il s'écarta dans les vignes et en
d'autres endroits couverts ; et, après un assez long chemin, sans
être aperçu de ses créanciers, il arriva enfin dans la maison de
Jean Mathieu de Brica, au-dessus de Pertole, qu'il trouva heureusement
dans sa cour.
Ce Jean Mathieu était fermier de Jean
Delbène, Florentin ; il donnait à manger à ses boeufs,
qui revenaient du labourage. Rodéric lui demanda retraite, disant qu'il
était poursuivi par ses ennemis, qui voulaient le faire mourir en
prison ; mais que, s'il voulait lui aider à sauver sa vie et sa liberté,
il le ferait riche pour jamais, et que devant que quitter sa
maison il en aurait des preuves certaines ; et que, s'il y manquait,
il consentait que Jean Mathieu lui-même le livrât à ceux
qui le poursuivaient. Quoique Jean Mathieu ne fût qu'un
paysan, c'était pourtant un homme de résolution et de bon sens,
qui, voyant qu'il n'y avait rien à perdre ni à risquer à sauver Rodéric,
lui promit de le mettre à l'abri de tous dangers. Il le fit
cacher sous un tas de fagots qui était devant sa maison, et le
couvrit encore de paille, de cannes et d'autres matières combustibles
qu'il avait ramassées pour l'usage de sa cuisine. À peine
l'eut-il caché, que ceux qui le poursuivaient parurent, qui,
n'ayant pu obtenir de Jean Mathieu, ni par menaces ni par caresses,
de dire seulement qu'il l'avait vu, passèrent outre ; et,
l'ayant inutilement cherché partout, six lieues à la ronde, ce
jour-là et le lendemain, ils retournèrent à Florence.
naient du labourage. Rodéric lui demanda retraite, disant qu'il
était poursuivi par ses ennemis, qui voulaient le faire mourir en
prison ; mais que, s'il voulait lui aider à sauver sa vie et sa liberté,
il le ferait riche pour jamais, et que devant que quitter sa
maison il en aurait des preuves certaines ; et que, s'il y manquait,
il consentait que Jean Mathieu lui-même le livrât à ceux
qui le poursuivaient. Quoique Jean Mathieu ne fût qu'un
paysan, c'était pourtant un homme de résolution et de bon sens,
qui, voyant qu'il n'y avait rien à perdre ni à risquer à sauver Rodéric,
lui promit de le mettre à l'abri de tous dangers. Il le fit
cacher sous un tas de fagots qui était devant sa maison, et le
couvrit encore de paille, de cannes et d'autres matières combustibles
qu'il avait ramassées pour l'usage de sa cuisine. À peine
l'eut-il caché, que ceux qui le poursuivaient parurent, qui,
n'ayant pu obtenir de Jean Mathieu, ni par menaces ni par caresses,
de dire seulement qu'il l'avait vu, passèrent outre ; et,
l'ayant inutilement cherché partout, six lieues à la ronde, ce
jour-là et le lendemain, ils retournèrent à Florence.
Alors Jean Mathieu retira Rodéric du lieu où il était si bien
caché, et l'ayant sommé de sa parole : « Mon frère, lui dit Rodéric,
je vous ai une obligation à laquelle je dois satisfaire, et le
veux ainsi de tout mon coeur ; mais, afin que vous en soyez persuadé,
et que j'aie le pouvoir de m'acquitter de ma promesse, je
veux vous dire qui je suis. » Et pour lors il lui raconta son histoire,
lui dit les lois qu'on lui avait imposées au sortir de l'enfer,
lui parla de son mariage, et n'oublia rien de ce que nous venons
de dire ; il lui dit aussi par quel moyen il voulait l'enrichir, et le
voici en peu de mots : « Toutes les fois que vous apprendrez
qu'il y aura quelque femme ou fille possédée, en quelque pays
que ce soit, soyez sûr, lui dit-il, que c'est moi qui la posséderai,
et qui me serai rendu le maître de son corps, duquel je ne sortirai
point que vous ne veniez pour m'en chasser ; et comme vous
rendrez par là un service très-considérable à la possédée et à ses
parents, vous en tirerez tout ce que vous voudrez, soit en argent,
soit en autres choses de valeur. » Jean Mathieu fut content
de laproposition, et, Rodéric s'étant retiré, il arriva peu de jours
après que la fille d'Ambroise Amédée, mariée à Bonalde Tébaluci,
tous deux habitants de Florence, parut avoir tous les accidents
d'une démoniaque. Son mari et ses parents eurent d'abord
recours aux remèdes ordinaires, même aux exorcismes ; mais
tout cela ne profita point, et afin que nul ne pût douter que ce ne
fût une véritable obsession du démon, cette femme parlait latin
et toutes les autres langues ; elle traitait avec facilité des plus
hauts points de la philosophie, et découvrit à plusieurs leurs
péchés les plus cachés, et entre autres à un soldat qui avait gardé
chez soi quatre ans durant une concubine vêtue en homme,
ce qui étonnait tout le monde.
Le seigneur Ambroise, qui aimait sa fille, était désespéré de
voir son mal au-dessus de tous les remèdes, lorsque Jean Mathieu,
qui avait observé tout ce qui s'était passé, le vint trouver,
et osa lui promettre de guérir sa fille s'il voulait lui donner cinq
cents florins pour acheter un fonds à Pertole. Don Ambroise
accepta le parti. Jean Mathieu ayant fait et ordonné quelques
prières, et pratiqué quelques autres cérémonies, par forme seulement,
s'approcha de l’oreille de la dame, et dit à Rodéric, qu'il
savait bien être dans son corps : « Cher ami, je suis ici pour vous
sommer de votre parole. — Je le veux bien, repartit Rodéric ;
mais ce que son père vous donnera ne pouvant suffire pour vous
faire riche, aussitôt que je serai sorti d'ici, je vais entrer dans le
corps de la fille de Charles, roi de Naples, et je n'en sortirai que
par vos exorcismes ; c'est pourquoi faites-y bien votre compte,
et pensez à vos affaires et à votre fortune, avant que de l'entreprendre
; parce qu'après cela je vous déclare que vous n'avez
plus de pouvoir sur moi, et que vous ne délivrerez plus de possédés.
» Après ce peu de mots, la fille se trouva délivrée, au
grand étonnement de toute la ville, et à la satisfaction des parents.
Quelque temps après, le bruit fut grand par toute l'Italie
que la fille du roi Charles était possédée,
et tous les autres remèdes n'ayant de rien servi, on dit au roi ce qui était arrivé à
Florence en semblable cas, par le moyen de Jean Mathieu ; c'est
pourquoi il l'envoya demander. Celui-ci, étant à Naples, guérit
la princesse, comme il avait délivré la première ; mais Rodéric,
avant de quitter le corps de la fille du roi, parla encore à Jean
Mathieu : « Tu vois, lui dit-il, combien amplement je me suis
acquitté de mes promesses ; te voilà riche par mon moyen ; c'est
pourquoi je ne te dois plus rien aussi ; et ne te présente plus devant
moi, parce qu'au lieu de te faire plaisir, je te ferai du préjudice.
»
Jean Mathieu retourna à Florence, chargé d'or et d'argent,
car le roi lui avait fait donner plus de cinquante mille ducats, et
il ne pensait plus qu'à jouir en repos de ses richesses, et à vivre
doucement le reste de sa vie, sans rien entreprendre davantage,
quoiqu'il ne pût croire que Rodéric pût jamais se résoudre à lui
nuire. Mais la tranquillité de son esprit fut troublée peu après
par les nouvelles qui vinrent à Florence que la fille de Louis VII,
roi de France, était possédée comme les précédentes. Cette nouvelle
l'affligea beaucoup, lorsqu'il pensait à la grande autorité du
roi, auquel il ne pourrait se dispenser d'obéir, et aux dernières
paroles de Rodéric. Il ne fut pas longtemps dans cette inquiétude,
parce que tout le mal qu'il craignait lui arriva. Le roi, informé
du don qu'avait Jean Mathieu de faire sortir les esprits
des corps des possédés, envoya à Florence un simple courrier,
pour le prier de venir délivrer la princesse sa fille ; mais cette
première invitation n'ayant pas réussi, parce que Jean Mathieu
ne voulut pas venir, feignant quelque indisposition, le roi fut
contraint de le demander à la seigneurie, qui le fit obéir. Il partit
donc pour Paris très-triste, et fort incertain de l'événement, n'en
pouvant espérer que de mauvais résultats ; étant arrivé, il représenta
au roi qu'à la vérité il savait quelque chose qui avait opéré
ci-devant la guérison de quelques démoniaques, mais que ce
n'était pas une conséquence qu'il pût les guérir tous, parce qu'il
y avait des esprits si obstinés, qu'ils ne craignaient ni effets ni
menaces, ni enchantements, ni même la religion ;
qu'il ne laisserait pas néanmoins d'y faire son devoir ; mais que, si le succès
ne répondait pas à ses soins, il en demandait d'avance pardon à
Sa Majesté. Le roi, étant déjà fâché de ce que Jean Mathieu
s'était fait prier et contraindre pour venir, fut tellement piqué de
cette préface, qu'il prenait pour un effet de la mauvaise volonté
du Florentin, qu'il lui répondit que, s'il ne guérissait sa fille, il le
ferait pendre.
mercredi 26 septembre 2012
LE DEMON MARIE (3e partie)
Honorie n'en demeura pas là : elle voulut jouer et recevoir
des joueurs chez elle ; il en vint beaucoup de tout sexe, de tout
âge et de toutes qualités ; le bon accueil qu'elle leur fit, et son
peu d'adresse au jeu, les attira. Elle perdait presque toujours, et
souvent de grosses sommes ; à cela elle joignait de fréquents
cadeaux et des repas magnifiques, ce qui consuma beaucoup au
pauvre Rodéric, car ses revenus n'y suffisaient pas. Sa patience
fut encore la même sur ce chapitre ; il n'en osait rien témoigner,
et s'il lui échappait d'en toucher quelque chose dans leur
conversation particulière, c'était une querelle aussi forte que sur
le chapitre de la jalousie. « Quoi ! disait Honorie, blâmer mon
jeu, qui m'attire tant d'honnêtes gens, et où je gagne beaucoup !
Veut-il donc me traiter en petite bourgeoise et me renfermer
dans une chambre noire ? Ce divertissement innocent, dont je
ne me soucie, ne l'admettant que par complaisance, empêche-til
que je ne veille sur ma famille et sur les affaires domestiques ?
Trouvera-t-on une maison à Florence mieux réglée que la nôtre,
et où toutes choses soient mieux en ordre, et le tout par mes
soins ? Aimerait-il mieux que je fisse l'amour comme telle et
telle (notamment plusieurs dames de sa ville, plus honnêtes
qu'elle, et dont néanmoins elle déchirait impitoyablement la
réputation) ? » C'est l'humeur des joueuses, lesquelles, pour
élever leur conduite sur celle des femmes qui sont assez sages
pour n'aimer pas le jeu, les accusent de galanterie, leur maxime étant
qu'une femme doit jouer ou faire l'amour.
Mais celles qui étaient les plus maltraitées par Honorie étaient les amies de
Rodéric : car la jalousie, se joignant à l'inclination maligne de
médire, ajoutait à leur égard tout ce que la fureur lui pouvait
inspirer. Elle n'épargnait pas même ses proches parentes qui
croyaient devoir quelque affection et de la confiance à Rodéric,
à cause de l'alliance ; c'était contre celles-là qu'elle se déchaînait
davantage. Un jour qu'étant à table avec son mari, elle avait entamé
cette matière avec tant de véhémence, et qu'elle parlait
contre une de ses parentes comme une dissolue et qui n'avait
nulle pudeur, avec des circonstances, lesquelles, bien que fausses
et inventées, ne laissaient pas de faire horreur : « Mais, Madame,
lui dit son mari, peut-on penser ce que vous dites de son
prochain, sans en avoir aucune preuve ? Est-ce par votre expérience
que vous jugez si mal de la vertu de votre sexe ? On ne
devrait soupçonner autrui que des faiblesses dont on est capable
: pensez-vous que Dieu vous ait favorisée d'un privilège spécial
? Et quand vous voulez qu'on le croie prodigue de chasteté
envers vous, est-il à présumer qu'il en soit avare envers les autres
femmes ? » Honorie, révoquant à injure ce qu'on venait de
lui dire, s'échappa contre son mari d'une force à perdre toute
considération ; elle lui dit qu'il soutenait toujours le mauvais
parti ; que c'était une preuve qu'il aimait la débauche, et qu'il
avait de mauvaises habitudes avec celle dont elle avait parlé ;
qu'elle les ferait repentir tous deux ; qu'elle publierait partout
leur commerce.
Et Rodéric, ne pouvant plus souffrir que l'innocence
de cette dame fût plus longtemps outragée, la pria de se
taire, et d'un ton ferme ajouta que la vertu de la dame était sans
reproche ; qu'il n'endurerait pas qu'elle fût ainsi maltraitée par
le poison de la médisance ; qu'elle valait plus qu'Honorie, laquelle
il croyait elle-même si faible, que, si sa vertu n'était à
l'abri de son peu de mérite, son honneur serait de longtemps
plus ébranlé que de raison ; qu'elle était un tyran sans miséricorde,
qui exigeait un tribut de patience des gens qui lui en devaient
le moins. Il n'en fallait pas tant pour porter la fureur de
cette femme jusqu'au dernier excès : elle leva la main contre son mari,
qui évita le coup ; mais elle lui jeta certain meuble par la
tête qui l'atteignit un peu. Il ne put endurer cette dernière insulte
sans repousser l'injure, et il allait se venger, peut-être assez
rudement, lorsqu'un voisin, qui vivait familièrement avec
eux, survint inopinément. Rodéric s'arrêta à sa vue, et fit même
signe à Honorie de se taire ; mais c'était le moyen de la faire
crier davantage. Elle déclama de nouveau contre son mari ; elle
l'accusa de l'avoir battue ; elle inventa mille faussetés pour le
décrier, et enfin elle ne se tut qu'à faute d'haleine, qui lui manqua
plutôt que sa rage, et qui la fit retirer.
Ce voisin officieux n'approuva pas ces clameurs ; mais, ne
pouvant s'empêcher de croire quelque chose de ce qu'elle avait
supposé, il entra dans ses intérêts et disposa aisément Rodéric à
la paix, de peur du scandale, qu'il craignait, et qui aurait infailliblement
suivi une aventure aussi surprenante.
Honorie ne fut pas si traitable ni si timide ; elle aimait à
scandaliser son mari et à le traduire en ridicule ; elle en vint à
bout, et dans peu de temps tout le quartier se divertit de cette
querelle, plaignant la femme, qu'on supposait avoir été battue,
et blâmant Rodéric d'avoir osé la frapper.
Il y eut pourtant enfin quelque réconciliation, et Rodéric,
agissant de bonne foi, en usa selon sa coutume, c'est-à-dire
comme le meilleur mari du monde, souffrant tout et ne disant
rien. Cette méchante femme en abusa plus que jamais, et résolut
de s'enrichir avec ses parents aux dépens du bon homme.
Elle commença par lui enlever toutes ses pierreries et sa
vaisselle d'argent ; après cela elle divertit ses meubles les plus
précieux, dont il ne savait ni le nombre ni l'importance ; et enfin,
le flattant pour le mieux tromper, elle lui inspira de fournir
à deux de ses frères les moyens d'entreprendre un grand commerce
sur mer, lequel n'est pas défendu à la noblesse de Florence
; elle lui fit entendre qu'il serait cause de leur fortune,
et qu'il augmenterait en même temps la sienne, puisqu'il aurait
part au profit. Elle l'obligea encore à fournir à ses soeurs de quoi
les marier, alléguant que son père, qui n'avait pas trop de bien,
ne pouvait pas se résoudre à les doter durant sa vie, de crainte
de manquer des choses nécessaires à sa subsistance ; mais que
Rodéric trouverait après sa mort de quoi se dédommager avantageusement
de ses avances, et que ce n'était qu'un argent prêté,
qui serait fidèlement rendu.
Les deux frères furent pareillement mis en état de trafiquer
sur mer ; il leur équipa à chacun un vaisseau, et chargea sur l'un
et sur l'autre de riches marchandises : le premier fut dépêché au
Levant, et l'autre vers le Ponent1, et ce fut là principalement que
la meilleure partie de son bien fut employée.
Cependant Honorie ne rabattait rien de son orgueil et de sa
vanité ordinaires ; elle changeait de meubles et d'habits plus de
douze fois l'année ; ce n'était que festins et que régals chez lui,
mais particulièrement au temps du carnaval, et aux fêtes qu'on
célèbre à Florence en l'honneur de saint Jean-Baptiste, lorsque
tout le monde, et surtout les gens de qualité et les riches, font
des dépenses considérables à régaler leurs amis. Honorie voulait
surpasser tous les autres en magnificence, et par conséquent
en dépense, ce qui le consuma peu à peu ; mais il aurait trouvé
en cela moins d'amertume s'il avait pu avoir une paix domestique
et attendre en repos le temps de sa décadence, ce que Honorie
lui refusa toujours, devenant de plus en plus insupportable
et intraitable.
vendredi 21 septembre 2012
LE DEMON MARIE (2e partie)
Le seigneur Donati était sans doute d'une très-noble famille,
et fort considéré dans sa ville ; mais, ayant encore trois
autres filles, aussi prêtes à marier que leur aînée, et trois fils
hommes faits, on peut dire qu'il était très-pauvre par rapport à
sa qualité et au rang qu'il était obligé de tenir, et par sa nombreuse
famille.
Rodéric n'oublia rien pour rendre ses noces pompeuses et
magnifiques ; tout y fut éclatant et splendide, et la fête en fut
très-galante ; et comme, suivant la loi à lui imposée, il devait
être sujet à toutes les passions des hommes, il eut l'ambition de
rechercher les honneurs et les applaudissements publics. Il était
avide de louanges ; il aimait le faste, et cette passion lui fit faire
de grandes dépenses.
D'autre part, il prit tant d'amour pour
Honorie, qu'il ne pouvait vivre sans elle, et s'il la voyait triste ou
mécontente, c'était assez pour le désespérer. Elle avait porté
dans la maison de son mari, avec sa noblesse et sa beauté, un
orgueil si insolent, que celui de Lucifer même n'était rien en
comparaison ; et Rodéric, qui avait éprouvé l'un et l'autre, trouvait
que celui de sa femme l'emportait de beaucoup ; mais cet
orgueil alla bien plus loin quand elle s'aperçut que Rodéric l'aimait
éperdument : elle se mit en tête de le gouverner absolument,
et de se donner une autorité sans mesure ; elle lui commandait
donc de faire les choses les plus difficiles, ou de s'abstenir
des plus agréables ; et sans avoir ni compassion ni respect
pour lui, s'il s'avisait de lui refuser quoi que ce fût, elle l'accablait
d'injures et d'outrages, à quoi elle joignait un mépris si déclaré
que le pauvre diable en mourait de chagrin.
Ce ne fut pas tout : pour le gourmander davantage, elle feignît
d'en être jalouse ; mais la feinte dura peu, parce qu'elle le
devint tout de bon. Rodéric était assez solitaire ; il sortait peu,
méprisant les divertissements vulgaires, auxquels il préférait
l'étude et la lecture ; il était officieux, et, s'intriguant dans les
affaires de ses amis, il accommodait leurs différends et leur
donnait de bons conseils pour finir leurs procès. On pouvait dire
de lui, sans mentir, que c'était un bon diable.
Cette conduite attirait chez lui force gens de toutes qualités
et de tout sexe ; il y venait des veuves, il y venait des religieux, il
y venait des gens d'affaires. Honorie était incessamment aux
écoutes, voulant savoir tout ce qui se passait ; elle avait même
fait percer la porte du cabinet de Rodéric, afin de voir ceux ou
celles qui conversaient avec lui ; mais le trou en était presque
imperceptible ; il n'était su que d'elle.
Par cet endroit elle pouvait
entrevoir ce qui se passait, ou entendre quelque chose
des conversations, qu'elle tournait toujours en mauvaise part, quelque
innocentes qu'elles fussent ; et, non contente de cette impertinente
curiosité, qu'on ne saurait trop condamner en une
femme, elle avait l'impudence de déclarer à son mari qu'elle
avait vu et ouï tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait dit, et de
lui faire là-dessus son procès sans miséricorde, sans vouloir
écouter ses raisons ; et plus le bonhomme s'efforçait de se justifier,
plus elle le déclarait coupable, abusant ainsi de sa bonne foi
et de sa patience.
Comme il est difficile qu'en écoutant de la sorte on puisse
bien entendre tout ce qui se dit et connaître l'intention de ceux
qui parlent, Honorie en soupçonnait plus qu'elle n'en comprenait
; et comme son mauvais naturel la portait à de malicieuses
explications, elle crut tout de bon que son mari manquait à la foi
conjugale, ce qu'elle crut encore avoir reconnu à d'autres marques
; mais ne sachant à qui appliquer ses soupçons, elle mit
toute son étude à découvrir les intrigues maritales, et n'y épargna
ni soin ni dépense. Pour cet effet elle tâcha de gagner tous
les domestiques pour observer Rodéric, et disposa même un de
ses frères pour l'accompagner partout, sous prétexte de lui faire
honneur, afin qu'il ne pût faire un pas ni un mouvement dont
elle ne fût informée.
Le frère ni les domestiques ne purent jamais rien découvrir
de ce qu'elle souhaitait ; la conduite de Rodéric était sage, et il
se comporta toujours si honnêtement en leur présence, qu'ils ne
purent se dispenser d'en faire de louables rapports. Les démons
sont chastes naturellement, et celui-ci, quoique soumis aux passions
humaines, n'eut jamais de faible du côté de l'amour que
pour sa femme. Honorie ne fut pas satisfaite du rapport de son
frère, ni de celui des domestiques ; elle crut qu'ils étaient négligents
ou gagnés par son mari : cela fut cause qu'elle rompit avec
ce frère, et qu'elle chassa tous les domestiques, en la présence
même de Rodéric, qui n'eut jamais la force de révoquer ce bannissement,
quoique injuste, et que, parmi les domestiques,
ils'en trouvât de bons et de fidèles, tant il craignait d'irriter cette
femme, qui le bravait impunément. Les démons mêmes qu'il
avait amenés avec lui pour le servir en forme humaine, comme
domestiques affidés, furent si mal traités et si longtemps, qu'ils
quittèrent comme les autres, et aimèrent mieux retourner en
enfer que de demeurer avec elle. Le changement de domestiques
donna lieu à d'autres ombrages et à d'autres querelles, si
l'on peut appeler ainsi une persécution où la femme insultait
incessamment, et le mari souffrait tout sans rien dire. Elle voulut
gagner à elle le monde nouveau qu'elle avait fait ; la première
leçon qu'elle leur donnait était d'être toujours de son parti
contre son mari, de ne rien faire de ce qu'il commanderait sans
qu'elle l'eut examiné et permis, et de prendre garde à ses déportements,
dont elle voulait être informée sur-le-champ, à peine
d'être chassés. C'était autant d'espions qu'elle voulait avoir auprès
de ce pauvre mari, dont elle disait tout le mal qu'elle pouvait,
se plaignant toujours et n'étant contente d'aucune démarche
qu'il pût faire.
Les domestiques, prévenus contre Rodéric, employaient les
premiers jours à observer sa conduite, en laquelle ne voyant
rien que d'honnête et de raisonnable, les plus sages n'en faisaient
aucun rapport à Honorie qui ne fût à sa louange ; cela ne
lui plaisait pas, et lui donnait lieu de les quereller premièrement,
et quelquefois de les battre de ses propres mains, et ensuite
de les chasser honteusement et avec scandale, les accusant
ouvertement, quoique faussement, ou de larcin ou de débauche,
et en secret d'être du parti de son mari, qui les avait gagnés, ce
qu'elle appelait être du mauvais parti et du plus faible.
Les serviteurs ou servantes qui valaient le moins étaient caressés
pourvu qu'ils applaudissent à la dame et qu'ils entrassent
dans ses sentiments, méprisant Rodéric, et disant du mal de
lui ; elle les y forçait même souvent, et d'avouer des choses qu'ils
ne savaient pas, comme s'ils les eussent vues, à peine d'être
chassés comme les premiers ; et l'artificieuse femme,
qui voulait justifier ses violences et son orgueil auprès de ses parents et de
ses amis, appelait en témoignage devant eux ces serviteurs corrompus,
qui blâmaient la conduite de Rodéric et donnaient gain
de cause à sa femme. Ces gens ne manquaient pas de se prévaloir
des folies de la femme et de la patience du mari ; ils volaient
impunément l'un et l'autre, et dissipaient leur bien avec fureur.
Honorie, s'en apercevant enfin, était contrainte de changer encore
de domestiques, et cela arriva si souvent, qu'en une seule
année elle eut plus de cinquante femmes de chambre différentes,
les unes après les autres, dont les plus vertueuses méritaient
le fouet par les mains du bourreau.
mardi 18 septembre 2012
POUR VOUS UNE OEUVRE MACHIAVEL.
Le démon marié
On trouve parmi les anciennes annales de Florence une
histoire à laquelle on a d'abord assez de peine à ajouter foi ;
mais les circonstances en sont si notables et si pressantes, que
l'esprit est enfin contraint de s'y rendre, car les personnes et les
familles y sont nommées, et quelques-unes sont encore présentement
si considérables, qu'on n'aurait pas osé les comprendre
en cette relation, si elle n'était fort authentique ; et l'histoire en
serait périe avec le temps si la vérité ne l'avait défendue contre
l'oubli. Un homme de probité de cette ville-là (je ne feindrai
point de dire que c'est le fameux Machiavel) en a laissé des
mémoires qu'il dit avoir reçus de Rodéric même, qui est le héros de la pièce.
Il dit donc que du temps que Florence était une république,
une infinité de gens allaient en enfer pour être morts en péché
mortel, et qu'à leur entrée dans ce malheureux séjour, presque
tous se plaignaient qu'ils n'étaient tombés en ce malheur que
pour avoir épousé des femmes insupportables ; que les juges
infernaux en étaient fort étonnés, et qu'ils ne pouvaient qu'à
peine croire que la malignité des femmes fût si grande et que
l'accusation en fût véritable. Mais comme depuis longtemps on
ne leur disait autre chose, et que presque tous les damnés s'accordaient
dans cette accusation, ils en firent leur rapport à Lucifer,
qui jugea que la chose était digne d'en faire information ; il
voulut être éclairci de la vérité, et pour cet effet, ayant sur-lechamp
assemblé son conseil, il leur dit ces paroles :
« Messieurs, encore que ma puissance soit absolue et arbitraire
dans ce royaume sombre, et que je ne sois obligé par aucune
loi ni coutume de prendre sur mes affaires l'avis de personne,
néanmoins, comme il y a plus de sagesse à prendre
conseil qu'à le négliger, je vous ai fait venir pour prendre vos
sentiments sur une chose que je trouve très-importante, et qui
pourrait procurer quelque blâme à mon gouvernement si je la
laissais passer sans en découvrir la vérité. Tous les hommes qui
viennent ici ne se plaignent que de leurs femmes ; ils les accusent
constamment d'être la seule cause de leur perte. Cela me
paraît impossible ; mais pourtant je crains, d'une part, de passer
pour ridicule en accordant ma créance à ce rapport, et, d'autre
part, d'être blâmé de négligence si je ne m'en informe à fond et
diligemment. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous pensez
que je doive faire en cette occasion. »
La chose parut à tous de conséquence, et ils convinrent
d'abord qu'il fallait par tous moyens découvrir si les plaintes des
hommes mécontents de leurs mariages étaient fondées sur la vérité ;
mais ils ne furent pas d'accord sur les mesures qu'il fallait
prendre pour n'y être pas trompé. Les uns opinèrent qu'il
fallait envoyer sur la terre un démon en forme humaine, qui
connût par lui-même du fait pour en faire ensuite son rapport ;
les autres disaient qu'on pourrait savoir la chose sans se mettre
si fort en frais, et qu'il n'y avait qu'à redoubler la torture à plusieurs
âmes de différentes espèces, pour leur faire avouer la vérité.
Cet avis trop cruel fut rejeté, parce qu'on assura que les
tourments étaient une mauvaise voie pour savoir la vérité, et
qu'au contraire ils faisaient toujours mentir : ceux qui ne pouvaient
les souffrir, pour s'en délivrer, et ceux qui étaient assez
forts pour les endurer, par la gloire qui flattait leur orgueil
d'avoir résisté aux plus rudes peines ; mais on ajouta que, s'il
s'agissait de tirer de l'âme d'une femme damnée la vérité par
force de tourments, on y perdrait sa peine, vu que son obstination
à résister à son devoir, étant déjà invincible durant sa vie,
se trouverait encore confirmée et endurcie en enfer. C'est pourquoi
il fut résolu, à la pluralité des voix, qu'on députerait un de
la troupe en l'autre monde, pour y voir de ses propres yeux la
vérité de ce qui s'y passait.
Mais personne ne s'offrant pour cet emploi, on tira au sort,
et il tomba sur Belfégor, l'un des principaux ministres de cette
cour, et qui, d'archange avant sa chute du ciel, était devenu archidiable.
Il ne prit cette commission qu'à regret ; mais il fut
contraint d'obéir, et s'engagea à pratiquer et faire exactement
tout ce qui avait été résolu dans le conseil. Il avait été ordonné
que celui qui serait député recevrait du trésor cent mille ducats
pour aller sur la terre en forme humaine, et qu'étant là il prendrait
une femme, avec laquelle il serait obligé de tenir ménage
durant dix ans, au bout desquels, feignant de mourir, il abandonnerait
son corps et viendrait rendre compte à ses supérieurs
de l'expérience qu'il aurait faite des fatigues et des peines du
mariage. On lui déclara encore que pendant tout ce temps il serait
soumis à toutes les disgrâces, à toutes les passions et à toutes
les faiblesses d'esprit auxquelles les mortels sont sujets,
même à l'ignorance, à la pauvreté et à la perte de la liberté, à
moins qu'il ne s'en sût défendre par la force ou par adresse. Belfégor
vint en ce monde ayant accepté ces conditions et reçu l'argent,
et s'étant promptement mis en équipage, il arriva à Florence
avec une suite magnifique. Il y fut reçu avec beaucoup de
courtoisie, et il y établit son domicile par préférence à toutes les
autres villes de la terre, comme celle qu'il jugea plus propre à
faire valoir son argent et où l'usure se pratique le mieux. Il se fit
appeler Rodéric de Castille, et se logea près du bourg de Tous
les Saints ; et afin qu'on ne s'arrêtât pas à s'informer plus amplement
de sa qualité, il déclara qu'il était Espagnol, d'une naissance
assez médiocre ; mais qu'ayant voyagé en Syrie, il avait
négocié dans la ville d'Alep, où il avait gagné tout son bien, et
que, s'étant voulu retirer, il était venu en Italie, résolu de s'y
établir et de s'y marier, comme étant un pays plus poli que l'Asie
et plus conforme à son humeur. Comme il s'était fait un corps à
sa manière, il était beau et de bonne mine ; il paraissait être à la
fleur de son âge ; et ayant dans peu de jours fait connaissance
avec les principaux de la ville et fait montre de ses richesses et
de sa libéralité, témoignant à tout le monde une extrême honnêteté
et une grande douceur, plusieurs des nobles qui avaient peu
de biens et beaucoup d'enfants s'empressèrent de le caresser et
de rechercher son alliance ; mais il préféra à toutes les autres
femmes Honorie, fille d'Améric Donati, une des plus belles de
Florence, et qu'il crut mieux lui convenir.
Le démon marié
On trouve parmi les anciennes annales de Florence une
histoire à laquelle on a d'abord assez de peine à ajouter foi ;
mais les circonstances en sont si notables et si pressantes, que
l'esprit est enfin contraint de s'y rendre, car les personnes et les
familles y sont nommées, et quelques-unes sont encore présentement
si considérables, qu'on n'aurait pas osé les comprendre
en cette relation, si elle n'était fort authentique ; et l'histoire en
serait périe avec le temps si la vérité ne l'avait défendue contre
l'oubli. Un homme de probité de cette ville-là (je ne feindrai
point de dire que c'est le fameux Machiavel) en a laissé des
mémoires qu'il dit avoir reçus de Rodéric même, qui est le héros de la pièce.
Il dit donc que du temps que Florence était une république,
une infinité de gens allaient en enfer pour être morts en péché
mortel, et qu'à leur entrée dans ce malheureux séjour, presque
tous se plaignaient qu'ils n'étaient tombés en ce malheur que
pour avoir épousé des femmes insupportables ; que les juges
infernaux en étaient fort étonnés, et qu'ils ne pouvaient qu'à
peine croire que la malignité des femmes fût si grande et que
l'accusation en fût véritable. Mais comme depuis longtemps on
ne leur disait autre chose, et que presque tous les damnés s'accordaient
dans cette accusation, ils en firent leur rapport à Lucifer,
qui jugea que la chose était digne d'en faire information ; il
voulut être éclairci de la vérité, et pour cet effet, ayant sur-lechamp
assemblé son conseil, il leur dit ces paroles :
« Messieurs, encore que ma puissance soit absolue et arbitraire
dans ce royaume sombre, et que je ne sois obligé par aucune
loi ni coutume de prendre sur mes affaires l'avis de personne,
néanmoins, comme il y a plus de sagesse à prendre
conseil qu'à le négliger, je vous ai fait venir pour prendre vos
sentiments sur une chose que je trouve très-importante, et qui
pourrait procurer quelque blâme à mon gouvernement si je la
laissais passer sans en découvrir la vérité. Tous les hommes qui
viennent ici ne se plaignent que de leurs femmes ; ils les accusent
constamment d'être la seule cause de leur perte. Cela me
paraît impossible ; mais pourtant je crains, d'une part, de passer
pour ridicule en accordant ma créance à ce rapport, et, d'autre
part, d'être blâmé de négligence si je ne m'en informe à fond et
diligemment. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous pensez
que je doive faire en cette occasion. »
La chose parut à tous de conséquence, et ils convinrent
d'abord qu'il fallait par tous moyens découvrir si les plaintes des
hommes mécontents de leurs mariages étaient fondées sur la vérité ;
mais ils ne furent pas d'accord sur les mesures qu'il fallait
prendre pour n'y être pas trompé. Les uns opinèrent qu'il
fallait envoyer sur la terre un démon en forme humaine, qui
connût par lui-même du fait pour en faire ensuite son rapport ;
les autres disaient qu'on pourrait savoir la chose sans se mettre
si fort en frais, et qu'il n'y avait qu'à redoubler la torture à plusieurs
âmes de différentes espèces, pour leur faire avouer la vérité.
Cet avis trop cruel fut rejeté, parce qu'on assura que les
tourments étaient une mauvaise voie pour savoir la vérité, et
qu'au contraire ils faisaient toujours mentir : ceux qui ne pouvaient
les souffrir, pour s'en délivrer, et ceux qui étaient assez
forts pour les endurer, par la gloire qui flattait leur orgueil
d'avoir résisté aux plus rudes peines ; mais on ajouta que, s'il
s'agissait de tirer de l'âme d'une femme damnée la vérité par
force de tourments, on y perdrait sa peine, vu que son obstination
à résister à son devoir, étant déjà invincible durant sa vie,
se trouverait encore confirmée et endurcie en enfer. C'est pourquoi
il fut résolu, à la pluralité des voix, qu'on députerait un de
la troupe en l'autre monde, pour y voir de ses propres yeux la
vérité de ce qui s'y passait.
Mais personne ne s'offrant pour cet emploi, on tira au sort,
et il tomba sur Belfégor, l'un des principaux ministres de cette
cour, et qui, d'archange avant sa chute du ciel, était devenu archidiable.
Il ne prit cette commission qu'à regret ; mais il fut
contraint d'obéir, et s'engagea à pratiquer et faire exactement
tout ce qui avait été résolu dans le conseil. Il avait été ordonné
que celui qui serait député recevrait du trésor cent mille ducats
pour aller sur la terre en forme humaine, et qu'étant là il prendrait
une femme, avec laquelle il serait obligé de tenir ménage
durant dix ans, au bout desquels, feignant de mourir, il abandonnerait
son corps et viendrait rendre compte à ses supérieurs
de l'expérience qu'il aurait faite des fatigues et des peines du
mariage. On lui déclara encore que pendant tout ce temps il serait
soumis à toutes les disgrâces, à toutes les passions et à toutes
les faiblesses d'esprit auxquelles les mortels sont sujets,
même à l'ignorance, à la pauvreté et à la perte de la liberté, à
moins qu'il ne s'en sût défendre par la force ou par adresse. Belfégor
vint en ce monde ayant accepté ces conditions et reçu l'argent,
et s'étant promptement mis en équipage, il arriva à Florence
avec une suite magnifique. Il y fut reçu avec beaucoup de
courtoisie, et il y établit son domicile par préférence à toutes les
autres villes de la terre, comme celle qu'il jugea plus propre à
faire valoir son argent et où l'usure se pratique le mieux. Il se fit
appeler Rodéric de Castille, et se logea près du bourg de Tous
les Saints ; et afin qu'on ne s'arrêtât pas à s'informer plus amplement
de sa qualité, il déclara qu'il était Espagnol, d'une naissance
assez médiocre ; mais qu'ayant voyagé en Syrie, il avait
négocié dans la ville d'Alep, où il avait gagné tout son bien, et
que, s'étant voulu retirer, il était venu en Italie, résolu de s'y
établir et de s'y marier, comme étant un pays plus poli que l'Asie
et plus conforme à son humeur. Comme il s'était fait un corps à
sa manière, il était beau et de bonne mine ; il paraissait être à la
fleur de son âge ; et ayant dans peu de jours fait connaissance
avec les principaux de la ville et fait montre de ses richesses et
de sa libéralité, témoignant à tout le monde une extrême honnêteté
et une grande douceur, plusieurs des nobles qui avaient peu
de biens et beaucoup d'enfants s'empressèrent de le caresser et
de rechercher son alliance ; mais il préféra à toutes les autres
femmes Honorie, fille d'Améric Donati, une des plus belles de
Florence, et qu'il crut mieux lui convenir.
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