lundi 11 novembre 2013

CINQUANTE NUANCE DE GREY: CHAPITRE IV

Allez, merde, quoi, embrasse-moi ! Tétanisée par ce désir si nouveau pour moi, je reste
hypnotisée par la bouche de Christian Grey ; il me regarde, l'oeil mi-clos, la prunelle
assombrie. Sa respiration s'est accélérée. La mienne s'est carrément arrêtée. Je suis dans
tes bras. Embrasse-moi, je t'en supplie. Il ferme les yeux, inspire profondément et secoue
légèrement la tête comme pour répondre à ma question muette. Quand il rouvre ses yeux,
il a l'air résolu.
— Anastasia, vous devriez m'éviter. Je ne suis pas l'homme qu'il vous faut.
Quoi ? D'où ça sort, ça ? Il me semble que c'est à moi seule d'en juger. Je fronce les
sourcils, sonnée.
— Respirez, Anastasia, respirez, dit’il en me repoussant doucement.
La poussée d'adrénaline qui m'a envahie après avoir été frôlée par ce cycliste et m'être
retrouvée dans les bras de Christian me rend à la fois surexcitée et flageolante. NON !
hurle ma conscience désespérée. Grey s'écarte, pose les mains sur mes épaules et me tient
à bout de bras en m'observant attentivement. Je ne pense qu'à une chose : je voulais qu'il
m'embrasse, je l'ai manifesté de façon assez évidente, et il n'a rien fait. Il ne veut pas de
moi. J'ai royalement planté notre tête-à-tête. Je retrouve enfin ma voix.
— C'est bon, j'ai compris. Merci.
Comment ai-je pu aussi mal interpréter la situation ? Il faut que je m'en aille, vite.
— Pourquoi merci ?
Il fronce les sourcils en me tenant toujours par les épaules.
— Merci de m'avoir sauvée.
— Cet imbécile roulait en sens interdit. Heureusement que j'étais là. Je tremble en
pensant à ce qui aurait pu vous arriver. Vous voulez venir à l'hôtel vous asseoir un
moment pour vous remettre ?
Il me relâche, laisse pendre ses bras et je me retrouve plantée devant lui comme une
idiote.
Je secoue la tête pour m'éclaircir les idées. Je veux simplement m'en aller. Tous mes
vagues espoirs se sont effondrés. Il ne veut pas de moi. Tu t'imaginais quoi, au juste ?
Pourquoi Christian Grey voudrait-il de toi ? me raille ma conscience. Je me tourne vers
l'intersection, en remarquant, soulagée, que le petit bonhomme du feu est passé au vert.
Je traverse rapidement. Grey me suit. Une fois devant l'hôtel, je me retourne brièvement
vers lui, sans réussir à le regarder dans les yeux.
— Merci pour le thé et la séance photo.
— Anastasia, je...
Sa voix angoissée m'oblige à relever les yeux. Les siens sont tristes. Il passe sa main
dans ses cheveux, l'air déchiré, frustré ; son self-control s'est évaporé.
— Quoi, Christian ?
Il ne répond pas. J'ai envie de disparaître pour soigner mon amour-propre blessé.
— Bonne chance pour vos examens, murmure-t-il. Hein ? C'est pour ça qu'il fait cette
tête-là ?
— Merci, dis-je sans me donner la peine de cacher mon air sarcastique. Adieu, monsieur
Grey.

Je fais volte-face, vaguement étonnée de ne pas avoir trébuché, et je m'éloigne en
direction du parking sans me retourner.
Arrivée dans le souterrain en béton éclairé de néons sinistres, je m'appuie contre un
mur, la tête entre les mains. Qu'est-ce que je m'imaginais ? Pourquoi je pleure ? Furieuse de
cette réaction idiote, je m'accroupis et me pelotonne pour me faire aussi petite que
possible, comme si ça pouvait diminuer ma douleur. Posant la tête sur mes genoux, je
laisse couler des larmes irrationnelles. Je pleure la perte de quelque chose que je n'ai
jamais eu. Ridicule.
Je n'ai jamais été rejetée par un homme. D'accord, j'ai toujours été la dernière choisie
pour les équipes de basket ou de volleyball, mais ça se comprend : je suis incapable de
courir en faisant autre chose en même temps, comme faire bondir ou lancer un ballon.
Sur un terrain de sport, je suis un danger public.
Mais en amour, je ne me suis jamais exposée, jamais. Toute ma vie, j'ai douté de moi - je
suis trop pâle, trop maigre, trop mal fringuée, trop empotée... la liste de mes défauts
s'allonge à l'infini. C'est donc toujours moi qui ai repoussé mes admirateurs potentiels. Il y
avait bien un garçon dans mon cours de chimie à qui je plaisais, mais personne ne m'a
jamais attirée - personne, sauf Christian. Quel salaud, celui-là. Je devrais peut-être me
montrer plus gentille avec des types comme Paul Clayton ou José Rodriguez : ni l'un ni
l'autre ne me ferait fondre en larmes dans un parking souterrain.
Arrête ! Arrête tout de suite ! me hurle ma conscience, les bras croisés, en tapant du
pied. Monte dans la bagnole, rentre à la maison, occupe-toi de tes études. Oublie-le... tout
de suite ! Et cesse de t'apitoyer sur toi-même.
J'inspire profondément. Un peu de dignité, Steele. Je me dirige vers la voiture de Kate en
essuyant mes larmes. Je ne repenserai plus à lui. J'ai appris ma leçon. Mieux vaut que je
me concentre sur mes examens.
Je trouve Kate assise à la table de la salle à manger avec son ordinateur. Son sourire
s'évanouit dès qu'elle me voit.
— Ana, qu'est-ce qu'il y a ?
Non... de grâce, pas l'Inquisition à la Katherine Kavanagh ! Je secoue la tête comme
pour lui dire « fous-moi la paix », mais autant s'adresser à une sourde-muette aveugle.
— Tu as pleuré.
Parfois, elle a vraiment le don d'enfoncer les portes ouvertes.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait, cet enfoiré ? rugit-elle. Bon sang, elle me fait peur.
— Rien, Kate.
C'est justement là le problème. Cette pensée me tire un sourire ironique.
— Alors pourquoi as-tu pleuré ? Tu ne pleures jamais, reprend-elle d'une voix plus
douce.
Elle se lève, inquiète, pour me serrer dans ses bras. Il faut que je lui dise quelque chose,
rien que pour qu'elle me laisse tranquille.
— J'ai failli me faire renverser par un cycliste.
C'est tout ce que j'ai trouvé, mais ça la distrait un instant de... lui.
— Tu n'es pas blessée, au moins ?
Elle me tient à bout de bras pour m'examiner de la tête aux pieds.
— Non, Christian m'a rattrapée. Mais je suis encore assez secouée.
— Ça ne m'étonne pas. Et ce café, c'était comment ? Toi qui détestes le café !
— J'ai pris un thé. Ça s'est très bien passé, rien à signaler. Je ne sais pas pourquoi il
m'a invitée.
— Tu lui plais, Ana.
Elle laisse retomber ses bras.
— Plus maintenant. Je ne le reverrai plus.
Je parviens à l'annoncer comme s'il s'agissait d'un simple constat.
— Ah?
Oh la gaffe ! Maintenant, j'ai piqué sa curiosité. Je me dirige vers la cuisine pour qu'elle
ne voie pas mon visage.
— Ouais... tu comprends, on ne joue pas dans la même catégorie.
— C'est-à-dire ?
— Mais enfin, Kate, c'est évident. Je fais volte-face pour la dévisager.
— Pas pour moi, proteste-t-elle. Bon, d'accord, il est plus riche que toi, mais cela dit il
est plus riche que presque tout le monde.
— Kate, il est...
Je hausse les épaules.
— Ana, pour l'amour du ciel - combien de fois devrai-je te le répéter ? Tu es canon, me
coupe-t-elle.
La voilà qui rabâche son éternelle tirade.
— Kate, s'il te plaît, il faut que je révise. Elle fronce les sourcils.
— Tu veux voir l'article ? Je viens de le terminer. José a pris des photos formidables.
Comme si j'avais besoin de photos pour me rappeler la beauté de monsieur « je ne veux
pas de vous ».
— Bien sûr.
Je m'oblige à sourire et m'approche de l'ordinateur. Il est là, en noir et blanc, à me
dévisager comme pour me répéter qu'il ne me trouve pas à la hauteur. Je fais semblant de
lire l'article, mais en réalité je scrute son portrait pour trouver un indice me permettant de
saisir en quoi il n'est pas « l'homme qu'il me faut ». Tout d'un coup, ça me saute aux yeux.
Il est tellement plus beau que moi que nous n'existons pas sur le même plan. Comme si
j'étais Icare volant trop près du soleil et s'écrasant au sol, embrasé. Vu comme ça, c'est
logique : en effet, il n'est pas l'homme qu'il me faut. Voilà ce qu'il voulait essayer de me
faire comprendre. Ce qui rend son rejet plus facile à accepter... enfin, presque. Je peux
assumer.
— Excellent, Kate. Bon, je vais réviser.
Me promettant de ne plus repenser à lui, du moins pour l'instant, je plonge le nez dans
mes notes.
Ce n'est qu'une fois au lit que je me permets de revenir sur cette étrange matinée. Je
n'arrête pas de me répéter cette phrase, « Les petites amies, ça n'est pas mon truc », et je
m'en veux de ne pas avoir compris avant de me retrouver dans ses bras à le supplier de
toutes les fibres de mon corps de m'embrasser. Il m'avait déjà dit très clairement qu'il ne
voulait pas de moi. Je me retourne dans mon lit en me demandant vaguement s'il a fait
voeu de chasteté. Peut-être qu'il attend de rencontrer la femme de sa vie ? Ma conscience
ensommeillée me donne un dernier coup de griffe : Ce n'est sûrement pas toi qu'il attend,
en tout cas.
Cette nuit-là, je rêve de deux yeux gris et de motifs de feuilles dans le lait, et je cours à
travers des lieux obscurs éclairés de néons sinistres, sans savoir si je cours vers quelque
chose ou si je fuis...
Je pose mon stylo. Ça y est. L'examen est fini. Je souris, sans doute pour la première
fois de la semaine. Nous sommes vendredi, et ce soir nous allons faire la fête. Je vais peut-
être même me saouler ! Je n'ai jamais été ivre. Je jette un coup d'oeil à Kate de l'autre côté
de la salle, toujours en train de scribouiller frénétiquement à cinq minutes de la fin. Voilà,
mes études sont terminées. Je n'aurai plus jamais à m'asseoir parmi des rangées
d'étudiants angoissés et isolés. Dans ma tête, je fais des pirouettes. Kate s'arrête d'écrire
et pose son stylo. Elle me regarde et sourit, elle aussi.
Nous rentrons ensemble dans sa Mercedes, en refusant de discuter de notre dernier
examen. Kate songe plutôt à ce qu'elle va porter au bar ce soir. Moi, je fouille dans mon
sac pour retrouver mes clés.
— Ana, il y a un colis pour toi.
Kate est sur les marches du perron, une boîte en carton à la main. Curieux. Je n'ai rien
commandé sur Amazon dernièrement. Kate me prend les clés pour ouvrir et me remet le
colis. Pas d'adresse d'envoyeur. C'est peut-être un cadeau de ma mère ou de Ray ?
— Ouvre-le !
Kate, excitée, fonce vers la cuisine pour aller chercher le Champagne destiné à célébrer
la fin de nos études.
Le colis contient une boîte en cuir abritant trois vieux livres à reliure en toile, identiques
et en parfait état, accompagnés d'une carte où sont inscrits ces mots :
Pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il y avait du danger avec les hommes ? Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ? Les
dames savent contre quoi se défendre parce qu’elles lisent des romans qui leur parlent du danger qu’il y a avec les
hommes…
Je reconnais ces citations, tirées de Tess. Quelle coïncidence ! Je viens tout juste de
passer trois heures à rédiger une dissertation sur les romans de Thomas Hardy. Mais
s'agit-il bien d'une coïncidence ? J'inspecte les livres plus attentivement : ce sont les trois
volumes de Tess d'Urberville. J'en ouvre un. J'y trouve, sur la page de garde, l'inscription
suivante dans une police de caractère désuète :
London : Jack R. Osgood, McBaine and Co, 1801
Merde alors, des éditions originales ! Elles doivent valoir une fortune. Ça y est, je sais
qui me les a envoyées. Kate, qui examine les livres par-dessus mon épaule, me prend la
carte.
— Ce sont des éditions originales, lui dis-je. Kate écarquille les yeux :
— Non ! Grey ? Je hoche la tête.
— Ça ne peut être que lui.
— Et ce mot, ça veut dire quoi ?
— Aucune idée. Peut-être qu'il m'avertit de ne pas m'approcher de lui. Alors qu'aux
dernières nouvelles je ne suis pas en train de tambouriner sur sa porte !
Je fronce les sourcils.
— Je sais que tu ne veux pas parler de lui, Ana, mais je crois qu'il craque sérieusement
pour toi, malgré cet avertissement.
Je ne me suis pas permis de songer à Christian Grey au cours de la semaine dernière.
Certes, ses yeux gris hantent toujours mes rêves, et je sais que je mettrai une éternité à
oublier la sensation d'être dans ses bras, son odeur enivrante. Pourquoi m'a-t’il fait ce
cadeau ? Il m'a pourtant affirmé qu'il n'était pas l'homme qu'il me fallait.
— J'ai trouvé une édition originale de Tess à vendre à New York pour quatorze mille
dollars. Mais la tienne est en bien meilleur état. Elle doit valoir plus cher.
Kate vient de consulter son meilleur ami, Google.
— Cette citation... C'est ce que Tess dit à sa mère après qu'Alec d'Urberville l'a séduite.
— Je sais, acquiesce Kate, songeuse. Qu'est-ce qu'il essaie de te faire comprendre ?
— Je ne sais pas et je m'en fous. Je ne peux pas accepter ce cadeau. Je vais le renvoyer
avec une citation tout aussi énigmatique, tirée d'un passage obscur du livre.
— Celui où Angel Clare l'envoie se faire foutre ? suggère Kate, narquoise.
— Par exemple.
Je glousse. J'adore Kate : elle est loyale et me soutient quoi qu'il arrive. Je remballe les
livres et je les laisse sur la table de la salle à manger. Kate me tend une coupe de
Champagne :
— À la fin de nos études et à notre nouvelle vie à Seattle.
— À la fin de nos études, à notre nouvelle vie à Seattle et à nos excellents résultats.
Nous entrechoquons nos verres.
Le bar est bourré de futurs diplômés braillards, décidés à se bourrer la gueule. José
s'est joint à nous, même s'il lui reste encore une année d'études : il est d'humeur à faire la
fête et nous encourage à profiter de notre liberté retrouvée en commandant un pichet de
margarita. En avalant mon cinquième verre, je me dis qu'après le Champagne ce n'était
peut-être pas une très bonne idée.
— Et maintenant, Ana ? me hurle José par-dessus le vacarme.
— Kate et moi, on s'installe à Seattle. Les parents de Kate lui ont acheté un
appartement.
— Dios mio, quel luxe ! Mais vous reviendrez pour mon vernissage ?
— Bien sûr, José, je ne raterais ça pour rien au monde.
Je souris, il m'enlace et m'attire contre lui.
— C'est important pour moi que tu sois là, Ana, me chuchote-t-il. Encore un margarita
?
— José Luis Rodriguez, essaierais-tu de me saouler, par hasard ? Parce que je crois que
ça marche. Il vaut mieux que je passe à la bière. Je vais aller en chercher un pichet.
— À boire, Ana ! beugle Kate.
Kate a un bras sur les épaules de Levi, étudiant de lettres comme nous et photographe
attitré du journal des étudiants. Il a renoncé à prendre des photos de la beuverie et n'a
d'yeux que pour Kate en petit débardeur, jean moulant et talons aiguille, les cheveux
relevés en chignon avec des mèches folles qui s'échappent et encadrent son visage :
comme toujours, elle est à tomber. Moi, je suis plutôt du genre Converse et tee-shirt, mais
je porte mon jean le plus seyant. Je me libère de l'étreinte de José pour me lever.
Hou là. J'ai la tête qui tourne. Je dois m'agripper au dossier de la chaise. Les cocktails à
la tequila, décidément, ça n'était pas l'idée du siècle.
En me frayant un chemin jusqu'au bar, je me dis que, tant qu'à être debout, autant faire
un tour aux w-c. Évidemment, il y a la queue, mais au moins le couloir est plus tranquille
et plus frais. Je consulte mon portable pour passer le temps. Qui ai-je appelé en dernier ?
José ? Mais avant ça, il y a un numéro que je ne reconnais pas. Ah oui, Grey. Je glousse.
Je ne sais pas quelle heure il est. Je vais peut-être le réveiller. Il pourra m'expliquer
pourquoi il m'a envoyé ces livres et ce message énigmatique. S'il veut me tenir à distance,
il devrait me laisser tranquille. Je souris en appuyant sur « appeler ». Il répond à la
deuxième sonnerie.
— Anastasia ?
Il paraît étonné. A vrai dire, je suis moi-même étonnée de mon geste. Mais au fait,
comment sait-il que c'est moi ?
— Pourquoi m'avez-vous envoyé ces livres ? dis-je d'une voix pâteuse.
— Anastasia, ça va ? Vous avez une drôle de voix. Il a l'air inquiet.
— Ce n'est pas moi qui suis drôle, c'est vous.
Voilà, l'alcool m'a donné du courage, j'ai lâché le morceau.
— Anastasia, vous avez bu ?
— Qu'est-ce que vous en avez à foutre ?
— Je suis... curieux. Où êtes-vous ?
— Dans un bar.
— Quel bar ?
Il a l'air exaspéré.
— Un bar à Portland.
— Comment rentrez-vous ?
— Je me débrouillerai.
Cette conversation ne se déroule pas comme prévu.
— Dans quel bar êtes-vous ?
— Pourquoi m'avez-vous envoyé ces livres, Christian ?
— Anastasia, où êtes-vous ? Dites-le-moi, tout de suite.
Son ton est tellement... dictatorial. Quel maniaque du contrôle, décidément. Je l'imagine
en cinéaste à l'ancienne avec un pantalon jodhpurs, un mégaphone et une cravache. Ça
me fait rire tout haut.
— Vous êtes tellement... autoritaire.
— Ana, bordel de merde, où êtes-vous ?
Tiens, Christian Grey qui emploie des gros mots ! Je glousse à nouveau.
— Je suis à Portland... C'est loin de Seattle.
— Où, au juste, à Portland ?
— Bonne nuit, Christian.
— Ana !
Je raccroche. Là ! Mais il ne m'a pas expliqué, pour les livres. Je fronce les sourcils.
Mission pas accomplie. Je suis vraiment très ivre - la tête me tourne tandis que j'avance
en traînant les pieds vers les w-c. Mais bon, c'était le but de la manoeuvre. Voilà donc ce
que c'est que d'être bourrée - pas la peine de répéter l'expérience. La queue avance, c'est à
mon tour. Je fixe d'un oeil hébété une affiche sur la porte du cabinet vantant les mérites
du sexe sans risques. Merde, je viens d'appeler Christian Grey ! Et merde, merde... La
sonnerie de mon portable me fait sursauter. Je pousse un petit cri.
— Allô?
Ça non plus, ça n'était pas prévu au programme.
— Je viens vous chercher, lance-t-il avant de raccrocher aussitôt.
Il n'y a que Christian Grey pour avoir l'air aussi calme et aussi menaçant en même
temps.
Merde alors. Je remonte mon Jean, le coeur battant. Il vient me chercher ? Non... Je
crois que je vais vomir... non... ça va. Minute. Il me fait marcher, là. Je ne lui ai pas dit où
j'étais. Il ne peut pas me retrouver. En plus, il mettrait des heures à arriver de Seattle. Si
jamais il débarque, nous serons partis depuis longtemps. Je me lave les mains et je me
regarde dans le miroir. Je suis rouge et j'ai l'oeil vague. Hum... la tequila.
J'attends le pichet de bière une éternité au bar et je reviens enfin à notre table.
— Où étais-tu passée ? me gronde Kate.
— Je faisais la queue aux toilettes.
José et Levi sont plongés dans une discussion passionnée au sujet de l'équipe locale de
baseball. José fait une pause pour nous verser de la bière ; j'en avale une grande gorgée.
— Kate, je pense qu'il vaudrait mieux que je sorte prendre l'air.
— Ana, tu es une petite nature.
— Je reviens dans cinq minutes.
Je me fraie de nouveau un chemin dans la foule. Je commence à avoir la nausée, la tête
qui tourne et les jambes molles. Enfin, plus molles que d'habitude.
Le grand air me fait comprendre à quel point je suis ivre. Je vois double. Pourquoi me
suis-je mise dans cet état ?
— Ana, ça va ? José m'a rejointe.
— Je pense que j'ai un peu trop bu. Je lui souris faiblement.
— Moi aussi, murmure-t-il en me dévisageant intensément de ses grands yeux noirs. Tu
as besoin d'aide ?
Il s'approche pour m'enlacer.
— José, ça va. C'est bon.
Je tente de le repousser faiblement.
— Ana, je t'en prie, chuchote-t-il.
Maintenant il me tient dans ses bras et m'attire contre lui.
— José, tu fais quoi, là ?
— Tu sais que tu me plais. Ana, je t'en prie...
Il pose une main au creux de mon dos pour me presser contre lui ; de l'autre, il
m'attrape le menton. Putain... il va m'embrasser.
— Non, José, arrête, non !
Je le repousse, mais c'est un mur de muscles et je n'y arrive pas. Sa main a glissé dans
mes cheveux pour m'immobiliser la tête.
— Ana, s'il te plaît, cariño, murmure-t-il contre mes lèvres.
Son haleine est douce et sucrée - un mélange de margarita et de bière. Il dépose une
série de baisers le long de ma mâchoire jusqu'à la commissure de mes lèvres. Je suis
paniquée, ivre, incapable de contrôler la situation. Je suffoque.
— José, non.
Je ne veux pas. Tu es mon ami, et je pense que je suis sur le point de vomir.
— La dame a dit non, je crois, lance une voix dans le noir.
Putain ! Christian Grey. Il est là. Comment ? José me lâche.
— Grey, dit’il, tendu.
Je lance un regard angoissé à Christian tandis qu'il foudroie José du sien. Puis mon
estomac se soulève et je me plie en deux. Mon corps ne peut plus tolérer l'alcool ; je vomis
spectaculairement par terre.
— Pouah ! Dios mio, Ana !
José, dégoûté, a fait un bond en arrière. Grey m'attrape les cheveux et les écarte de la
ligne de tir, tout en me guidant doucement vers une plate-bande en bordure du parking.
Je remarque, profondément reconnaissante, que cette zone est plongée dans l'ombre.
— Si vous voulez encore vomir, faites-le ici. Je vais vous soutenir.
Il passe un bras sur mes épaules ; de sa main libre, il relève mes cheveux en queue-decheval
pour les écarter de mon visage. J'essaie maladroitement de le repousser mais je
vomis encore... et encore. Quelle conne... c'est pas bientôt fini ? Même lorsque mon estomac
est vide et que plus rien ne sort, d'affreux spasmes me tordent le corps. Je fais voeu en
silence de ne plus jamais boire. C'est trop horrible. Enfin, ça s'arrête.

Les mains appuyées sur le mur en briques derrière la platebande, j'arrive à peine à tenir
sur mes jambes. C'est épuisant, de vomir comme ça. Grey me lâche pour me passer un
mouchoir. Il n'y a que lui pour avoir un mouchoir en lin avec ses initiales brodées dessus :
CTG. Je ne savais pas que ça existait encore. Je me demande vaguement ce que le « T »
veut dire tout en m'essuyant la bouche. Submergée par la honte, je n'arrive pas à le
regarder : je me dégoûte. Je voudrais être avalée par les azalées de la platebande, être
n'importe où sauf ici.
José rôde toujours près de l'entrée du bar et nous observe. Je gémis, la tête entre les
mains. C'est sûrement le pire moment de mon existence. Plus humiliant encore que quand
Christian a refusé de m'embrasser. Je risque un petit coup d'oeil vers lui. Il ne trahit pas la
moindre émotion. Je me retourne pour regarder José : il a l'air d'avoir honte de lui et,
comme moi, d'être intimidé par Christian. Je le foudroie du regard. J'aurais quelques mots
bien choisis à dire à mon soi-disant ami, et je ne veux en proférer aucun devant Christian
Grey, le grand P-DG. Il vient de te voir gerber par terre et dans la flore locale. Tu ne peux
plus faire semblant d'être une dame.
— Je... euh... à tout à l'heure, marmonne José. Mais nous l'ignorons tous les deux et il
rentre dans le bar, penaud, me laissant toute seule avec Grey. Qu'est-ce que je vais lui
dire ? D'abord, m'excuser pour mon coup de fil.
— Je suis désolée, dis-je en fixant le mouchoir que je tortille furieusement.
— De quoi êtes-vous désolée, Anastasia ? Il en veut pour son argent, ce salaud.
— Désolée vous avoir appelé. D'avoir vomi. La liste est interminable.
Mon Dieu, faites que je meure maintenant.
— Ça nous est tous arrivé un jour ou l'autre, mais peut-être pas de façon aussi
spectaculaire. Il faut connaître ses limites, Anastasia. Repousser ses limites, je suis pour,
mais là, vous êtes vraiment allée trop loin. Ça vous arrive souvent ?
Ma tête bourdonne sous le coup de l'alcool et de la colère. Mais qu'est-ce qu'il en a à
foutre ? Je ne lui ai pas demandé de venir me chercher. On dirait un papy qui gronde un
enfant désobéissant. Si je veux me bourrer la gueule tous les soirs, ça ne regarde que moi,
ai-je envie de lui rétorquer. Mais je n'en ai pas le courage. Pas après avoir vomi devant lui.
Pourquoi reste-t-il encore planté là?
— Non. Je n'ai jamais bu et en ce moment, je n'ai aucune envie de recommencer.
Je me sens de nouveau mal. Il me rattrape avant que je ne tombe, me soutient et me
presse contre sa poitrine comme une enfant.
— Venez, je vous raccompagne chez vous.
— Il faut que j'avertisse Kate. Je suis dans ses bras.
— Mon frère peut le lui dire.
— Quoi ?
— Mon frère Elliot est avec Mlle Kavanagh.
— Ah?
— Il était avec moi quand vous m'avez appelé.
— À Seattle ?
Je ne comprends plus rien.
— Non, je suis à l'hôtel Heathman. Encore ? Mais pourquoi ?
— Comment m'avez-vous retrouvée ?
— J'ai fait tracer votre appel, Anastasia.
Ah ? Comment est-ce possible ? Est-ce même légal ? C'est un harceleur, ce type, me
chuchote ma conscience à travers la brume de tequila qui flotte encore dans mon cerveau,
mais curieusement, parce que c'est Grey, ça ne me dérange pas.

— Vous avez une veste ou un sac ?
— Euh... oui, les deux. Christian, je vous en prie, il faut que je parle à Kate. Elle va
s'inquiéter.
Il pince les lèvres et soupire lourdement.
— Si vous y tenez.
Me prenant par la main, il me raccompagne dans le bar, ivre, gênée, épuisée, mortifiée,
mais aussi, curieusement, ravie au-delà de toute expression. Je vais bien mettre une
semaine à démêler toutes ces émotions.
Le bar est bondé, bruyant ; la piste de danse est prise d'assaut. Kate n'est plus à notre
table et José a disparu. Levi, resté seul, a l'air perdu et pitoyable.
— Où est Kate ?
Il faut que je crie pour me faire entendre. Ma tête commence à puiser au rythme de la
basse.
— Elle danse, hurle Levi.
L'air furieux, il scrute Christian d'un oeil soupçonneux. Je passe à grand-peine ma veste
noire et glisse la bandoulière de mon petit sac à main par-dessus ma tête. Je suis prête à
partir dès que j'aurai vu Kate. Je touche le bras de Christian et penche la tête en arrière
pour lui crier à l'oreille « Elle est sur la piste de danse ». Quand j'effleure ses cheveux du
bout du nez, humant son odeur fraîche et propre, toutes les émotions interdites et
inhabituelles que j'ai tenté de refouler se déchaînent d'un seul coup dans mon corps
épuisé. Je rougis et quelque part, au fond de moi, des muscles se contractent
délicieusement.
Il lève les yeux au ciel, me prend par la main et me traîne vers le bar. On le sert tout de
suite : on ne fait pas attendre monsieur Maniaque-du-contrôle. Tout lui vient-il aussi
facilement ? Je n'ai pas entendu ce qu'il commandait. Il me tend un grand verre d'eau
glacée.
— Buvez, m'ordonne-t-il.
Les spots puisent et tournoient au rythme de la musique, en jetant des couleurs et des
ombres colorées sur le bar et la clientèle. Christian, tantôt vert, bleu, blanc, ou rouge
démoniaque, m'observe attentivement tandis que je sirote une gorgée.
— Tout, hurle-t-il.
Mais il n'a pas fini de me donner des ordres ? Il passe sa main dans ses cheveux en
bataille, l'air frustré, furieux. C'est quoi, son problème ? À part une idiote qui l'appelle au
milieu de la nuit et qu'il se sent obligé de secourir ? Et qui, en effet, avait besoin d'être
sauvée des avances d'un ami trop empressé. Et qui vomit copieusement à ses pieds. Ah,
Ana... comment arriveras-tu à lui faire oublier ça ? Ma conscience émet de petits
claquements de langue désapprobateurs en me regardant par-dessus ses lunettes en
demi-lune. Je vacille un peu ; Grey pose la main sur mon épaule pour me stabiliser.
J'obéis et bois toute l'eau. Ça me barbouille. Il me reprend le verre et le pose sur le bar. Je
remarque dans un brouillard qu'il porte une chemise en lin ample, un jean moulant, des
Converse noires et une veste sombre à rayures tennis. Sa chemise est déboutonnée au col
; j'aperçois une touffe de poils dans l'interstice. Dans mon état d'esprit actuel, je lui
sauterais bien dessus.
Il me reprend la main. Oh la vache - il me conduit sur la piste de danse ! Putain. Je ne
sais pas danser. Il devine ma réticence et sous les lumières colorées je vois son sourire
amusé, sardonique. Il me tire brusquement par la main et je suis à nouveau dans ses bras
; il commence à bouger, m'entraînant avec lui. Qu'est-ce qu'il danse bien ! Je n'arrive pas
à croire que j'accompagne ses mouvements. C'est peut-être parce que je suis saoule. Il me
Cinquante Nuances de Grey serre contre lui, je sens son corps contre le mien... s'il ne m'agrippait pas aussi fermement,
je suis sûre que je tomberais dans les pommes à ses pieds et du fond de mon esprit,
l'avertissement que ma mère m'a souvent répété me revient : Ne fais jamais confiance à un
homme qui sait danser.
Il nous entraîne à travers la foule jusqu'à l'autre bout de la piste, et nous nous
retrouvons à côté de Kate et d'Elliot, le frère de Christian. La musique, forte et lascive,
puise dans ma tête. Ça alors. Kate se déchaîne. Ça ne lui arrive que quand un homme lui
plaît. Lui plaît vraiment. Autrement dit, nous serons trois au petit déjeuner demain matin.
Kate !
Christian se penche pour crier quelque chose à l'oreille d'Elliot, un grand blond baraqué
avec un regard d'allumeur. Je n'arrive pas à distinguer la couleur de ses yeux sous les
spots. Elliot sourit et attire Kate dans ses bras, où elle est visiblement heureuse de se
retrouver... Kate ! Même dans mon état d'ébriété, je suis choquée. Elle vient à peine de le
rencontrer. Elle hoche la tête quand Elliot lui chuchote quelque chose, me sourit et agite la
main. Christian nous propulse hors de la piste de danse en un temps record.
Je n'ai pas pu parler à Kate, mais je devine comment ça va se finir entre elle et Elliot. Il
faudra que je lui refasse mon sermon sur le sexe sans risques. J'espère qu'elle a lu les
affiches collées sur les portes des w-c. Les pensées se bousculent dans ma tête, je lutte
contre l'ivresse. Il fait trop chaud ici, il y a trop de couleurs, trop de bruit, trop de
lumières. Ma tête se met à tourner, non... le sol se précipite à la rencontre de mon visage.
La dernière chose que j'entends avant de m'évanouir dans les bras de Christian Grey, c'est
ce mot :
— Merde !


                                                                                                                   EL James

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