dimanche 24 novembre 2013

CINQUANTE NUANCES DE GREY: CHAPITREV

Silence. Lumière tamisée. Je suis bien au chaud dans un lit. Mm... J'ouvre les yeux et,
pendant un instant, je savoure la sérénité de cette chambre inconnue, dont la tête de lit en
forme de soleil m'est pourtant curieusement familière, tout comme la palette de tons
bruns, beiges et dorés du décor luxueux. Mon cerveau embrumé tâtonne dans mes
souvenirs récents. Une suite de l'hôtel Heathman... Et merde. Je suis dans la suite de
Christian Grey. Qu'est-ce que je fais là ?
Des souvenirs épars remontent lentement à la surface. La boisson - aïe, j'ai trop bu -, le
coup de fil - aïe, je l'ai appelé -, les vomissements - aïe, j'ai vomi -, José, Christian. Non,
non, non ! Je me recroqueville. Je ne me rappelle pas comment je suis arrivée jusqu'ici. Je
porte mon tee-shirt, mon soutien-gorge et ma culotte. Pas de chaussettes. Pas de jean. Et
merde.
Je jette un coup d'oeil à la table de chevet. Un verre de jus d'orange et deux comprimés
d'Advil : en authentique maniaque du contrôle, il a tout prévu. Je m'assieds pour avaler
les comprimés. En fait, je ne me sens pas si mal que ça. Le jus d'orange a un goût divin.
On frappe à la porte. Mon coeur ne fait qu'un bond et je n'arrive pas à retrouver ma voix.
Il entre sans y être invité.
Il a déjà fait sa gym, car il porte un pantalon de survêt gris qui lui descend sur les
hanches et un tee-shirt gris sans manches trempé de sueur, comme ses cheveux. La sueur
de Christian Grey... rien que cette idée me trouble. J'inspire profondément en fermant les
yeux, comme quand j'avais deux ans. Si je ferme les yeux, je ne suis pas vraiment là.
— Bonjour, Anastasia. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux que ce que je mérite.
Il dépose un gros sac en plastique sur une chaise et agrippe la serviette qui lui pend
autour du cou. Comme toujours, je n'arrive pas à deviner ce qu'il pense.
— Comment suis-je arrivée ici ? fais-je d'une petite voix contrite.
Il s'assied au bord du lit, assez près de moi pour que je le touche, que je le sente. Oh
mon Dieu... la sueur, le gel douche, et Christian. C'est un cocktail enivrant -bien plus
qu'une margarita, et désormais je parle d'expérience.
— Vous vous êtes évanouie, et je n'ai pas voulu faire courir aux sièges de ma voiture le
risque de vous raccompagner chez vous. Alors je vous ai emmenée ici, m'explique-t-il,
flegmatique.
— C'est vous qui m'avez couchée ?
— Oui.
— J'ai encore vomi ?
— Non.
— Vous m'avez déshabillée ?
— Oui.
Il hausse un sourcil ; je rougis furieusement.
— Nous n'avons pas... ?
Ma bouche est trop sèche pour que je termine la question.
— Anastasia, vous étiez dans le coma. La nécrophilie, ça n'est pas mon truc. J'aime
qu'une femme soit consciente et réceptive.

— Je suis vraiment navrée. Il a un petit sourire ironique.
— Ce fut une soirée très divertissante. Je ne risque pas de l'oublier.
Moi non plus - hé, il se moque de moi, ce salaud.
— Je ne vous ai pas obligé à me repérer avec vos gadgets à la James Bond, que vous
êtes sans doute en train de développer pour les vendre au plus offrant !
Il me dévisage, étonné et, si je ne m'abuse, un peu blessé.
— Premièrement, la technologie nécessaire à tracer les appels des téléphones portables
est largement disponible sur Internet. Deuxièmement, ma société ne fabrique pas
d'appareils de surveillance. Troisièmement, si je n'étais pas venu vous chercher, vous vous
seriez sans doute réveillée dans le lit de ce photographe, et si j'ai bien compris, vous n'étiez
pas particulièrement ravie qu'il vous poursuive de ses assiduités.
Qu'il me poursuive de ses assiduités ? Je lève les yeux vers Christian, qui me dévisage
d'un air sévère, sans arriver à retenir un gloussement.
— Vous vous êtes échappé d'une chronique médiévale, ou quoi ? Vous parlez comme un
preux chevalier.
Son regard se radoucit aussitôt et son expression devient plus chaleureuse.
— Anastasia, ça m'étonnerait. Ou alors, un chevalier noir, ajoute-t-il avec un petit
sourire ironique. Vous avez mangé hier soir ?
Sa voix est accusatrice. Je secoue la tête. Quelle transgression majeure ai-je donc osé
commettre là ? Sa mâchoire se crispe, mais il demeure impassible.
— Il faut que vous mangiez. C'est pour ça que vous avez été aussi malade. Manger avant
de boire, c'est la règle numéro un.
Il passe sa main dans ses cheveux, exaspéré.
— Vous allez me gronder encore longtemps comme ça ?
— Je vous gronde ?
— Je crois.
— Vous avez de la chance que je ne fasse que vous gronder.
— C'est-à-dire ?
— Si vous étiez à moi, après votre petite escapade d'hier soir, vous ne pourriez pas vous
asseoir pendant une semaine. Vous n'avez rien mangé, vous vous êtes saoulée, vous vous
êtes mise en danger.
Il ferme les yeux, une expression d'horreur parcourt brièvement ses traits, et il frémit.
Quand il les rouvre, c'est pour me foudroyer du regard :
— J'ai peur quand je pense à ce qui aurait pu vous arriver.
Qu'est-ce qu'il en a à foutre ? Si j'étais à lui... Eh bien je ne suis pas à lui. Même si, en
fait, ça me plairait. Je rougis de l'impudence de ma déesse intérieure, qui danse comme
une folle en jupe hawaïenne rouge rien qu'à l'idée de lui appartenir.
— Il ne me serait rien arrivé. J'étais avec Kate.
— Et le photographe ?
Hum... le jeune José. Il va falloir que je l'affronte tôt ou tard.
— José a un peu dépassé les bornes, c'est tout. Je hausse les épaules.
— La prochaine fois qu'il dépasse les bornes, quelqu'un devra lui enseigner les bonnes
manières.
— Vous êtes adepte de la discipline, on dirait.
— Anastasia, vous ne savez pas à quel point vous avez raison.
Il plisse les yeux en souriant malicieusement. C'est désarmant. Un instant, je suis
déroutée et furieuse et l'instant d'après, son sourire magnifique me fait craquer. Il sourit si
rarement. Du coup, j'oublie totalement ce dont il est en train de parler.

— Je vais prendre une douche. A moins que vous ne préfériez passer en premier ?
Il penche la tête sur son épaule sans arrêter de sourire. Mon coeur s'emballe, et mon
bulbe rachidien oublie de me dire de respirer. Le sourire de Grey s'élargit. Il tend la main
et caresse du pouce ma joue et ma lèvre inférieure.
— Respirez, Anastasia, chuchote-t-il en se levant. Le petit déjeuner sera là dans quinze
minutes. Vous devez être affamée.
Il se dirige vers la salle de bains et referme la porte derrière lui.
Je lâche enfin le souffle que je retenais. Pourquoi est’il aussi follement séduisant ? En ce
moment, j'ai envie d'aller le rejoindre dans la douche. Je n'ai jamais éprouvé ça pour qui
que ce soit. Mes hormones sont en pleine ébullition. Ma peau picote là où son pouce a
parcouru ma joue et ma lèvre inférieure. Je me tortille, prise d'un besoin, d'une douleur...
Je ne comprends rien à cette réaction. Tiens... ça doit être ça, le désir.
Je me rallonge sur les oreillers en plume. Si vous étiez à moi. Oh mon Dieu - qu'est-ce
que je ne ferais pas pour être à lui ? C'est le seul homme qui m'ait jamais excitée. Et
pourtant, il est exaspérant, difficile, compliqué, déroutant. Un instant il me repousse,
l'instant d'après il m'envoie des livres à quatorze mille dollars et me traque comme un
harceleur. Et malgré tout cela, je viens de passer la nuit dans sa suite et je me sens en
sécurité. Protégée. Il m'aime assez pour me secourir quand il me croit en danger. Ce n'est
pas un chevalier noir mais un chevalier blanc dans une armure étincelante, un héros de
roman, un Gauvain ou un Lancelot.
Je saute hors du lit pour chercher mon jean. Christian émerge de la salle de bains
encore mouillé, la peau luisante, pas rasé, avec juste une serviette autour des reins.
— Au fait, votre jean est au pressing. Il était éclaboussé de vomi.
— Oh.
Je vire à l'écarlate. Pourquoi, mais pourquoi me prend-il toujours en défaut ?
— J'ai envoyé Taylor vous acheter un autre jean et des chaussures. Tout est dans le sac
sur la chaise.
Des vêtements propres. Quelle bénédiction.
— Euh... je vais prendre une douche. Merci.
Je saisis le sac et fonce vers la salle de bains pour fuir la proximité de la nudité
troublante de Christian, qui n'a rien à envier à celle du David de Michel-Ange.
La pièce est embuée. Je me déshabille et entre rapidement dans la douche, impatiente
de me retrouver sous son jet purifiant. Je tends mon visage à la cascade d'eau chaude. J'ai
envie de Christian Grey. Pour la première fois de ma vie, j'ai envie de coucher avec un
homme. Je veux sentir ses mains et sa bouche sur moi.
Il dit qu'il aime qu'une femme soit consciente et réceptive. Donc, il n'a pas fait voeu de
chasteté. Mais il ne m'a fait aucune avance. Je ne comprends pas. Est-ce qu'il a envie de
moi ou est-ce que je le dégoûte ? La semaine dernière, il n'a pas voulu m'embrasser.
Pourtant, cette nuit, il m'a emmenée ici. À quoi joue-t-il ? Tu as passé toute la nuit dans
son lit et il ne t'a pas touchée, Ana. Tires-en les conclusions qui s'imposent. Ma conscience
vient de se manifester dans toute sa mesquinerie. Je fais comme si je ne l'entendais pas.
L'eau chaude me réconforte. Mm... Je pourrais rester dans cette douche, dans cette salle
de bains, a jamais. Je m'enduis de son gel douche de la tête aux pieds, en fantasmant que
c'est lui qui fait mousser ce savon au parfum divin sur mon corps, mes seins, mon ventre,
entre mes cuisses, avec ses grands doigts. Oh mon Dieu. Mon coeur s'emballe à nouveau.
C'est si... bon.
— Le petit déjeuner est servi.
En frappant à la porte, il m'a brutalement tirée de ma rêverie erotique.
Sortant de la douche, j'attrape deux serviettes pour me faire un turban de l'une et me
sécher en vitesse avec l'autre. Sur ma peau hypersensible, ce contact est agréable.
J'inspecte le contenu du sac. Taylor m'a non seulement acheté un jean et des Converse,
mais aussi un chemisier bleu clair, des chaussettes, un soutien-gorge et une culotte - bien
qu'une description aussi banale et utilitaire ne rende pas justice à cette exquise lingerie
française en soie et en dentelle bleu poudre. Waouh. Tout me va parfaitement. Je rougis
en songeant que c'est Coupe-en-Brosse qui m'a choisi ces articles. Quelles autres
attributions figurent dans la description de son poste ?
Je m'habille rapidement et me sèche les cheveux avec la serviette avant de tenter de les
mater. Comme d'habitude, ils refusent d'obtempérer : seule option, les attacher. J'ai peutêtre
un élastique dans mon sac ? J'inspire profondément. Il est temps d'affronter monsieur
Surprenant.
Je suis soulagée de trouver la chambre déserte. Mon sac à main n'y est pas. J'inspire de
nouveau et passe au salon. Il est immense, avec des canapés, des fauteuils, des tas de
coussins, une table basse où sont empilés des beaux livres, un coin bureau avec un iMac
dernière génération et un énorme écran plasma au mur. Christian, attablé à l'autre bout
de la pièce, lit le journal. La table est aussi vaste qu'un court de tennis. Je ne joue pas au
tennis mais j'ai déjà regardé jouer Kate, et...
— Merde ! Kate ! Christian lève les yeux.
— Elle sait que vous êtes ici et que vous êtes encore vivante. J'ai envoyé un SMS à Elliot,
m'apprend-il avec un brin d'ironie.
Je me rappelle sa danse enfiévrée de la veille, ses mouvements calculés pour produire
l'effet maximal... Draguer le frère de Christian, excusez du peu ! Donc, elle est toujours
avec Elliot. Ça ne lui est arrivé que deux fois, d'avoir une aventure d'une nuit ; les deux
fois, j'ai dû supporter son hideux pyjama rose pendant une semaine. Et qu'est-ce qu'elle
va penser de moi ? Je n'ai jamais découché.
Christian me dévisage d'un air impérieux. Il porte une chemise en lin blanc au col et
aux poignets déboutonnés.
— Asseyez-vous, m'ordonne-t-il en désignant une -chaise.
Je traverse la pièce pour m'asseoir en face de lui. La table est chargée de nourriture.
— Je ne savais pas ce que vous aimiez alors j'ai commandé un peu de tout.
Il m'adresse un petit sourire d'excuse.
— C'est très extravagant de votre part.
Cette abondance me déroute, bien que je sois affamée.
— Oui, en effet.
On dirait qu'il se sent réellement coupable.
J'opte pour des pancakes, du sirop d'érable, des oeufs brouillés et du bacon. Christian
retient un sourire en revenant à son omelette aux blancs d'oeufs. Tout est délicieux.
— Thé?
— Oui, s'il vous plaît.
Il me tend un petit pot d'eau chaude et une soucoupe avec un sachet de Twinings
English Breakfast Tea. Ça alors, il se rappelle mon thé préféré !
— Vous avez les cheveux mouillés, me gronde-t-il.
— Je n'ai pas trouvé le sèche-cheveux.
En fait, je ne l'ai pas cherché. Christian pince les lèvres mais ne dit rien.
— Merci pour les vêtements.
— Ça m'a fait plaisir, Anastasia. Cette couleur vous va bien.
Je rougis en regardant mes doigts.

— Vous savez, il faut que vous appreniez à accepter les compliments.
— Je vais vous rembourser pour ces vêtements.
Il me regarde comme si je l'avais insulté, mais j'insiste :
— Vous m'avez déjà offert les livres, qu'évidemment je ne peux pas accepter. Mais ces
vêtements... je vous en prie, laissez-moi vous rembourser.
Je lui souris timidement.
— Anastasia, croyez-moi, j'ai les moyens de vous les offrir.
— Là n'est pas la question. Pourquoi me faire un tel cadeau ?
— Parce que je le peux.
Une étincelle malicieuse s'allume dans son regard.
— Simplement parce que vous le pouvez, ça ne veut pas dire que vous le devez.
Il hausse un sourcil, le regard pétillant, et, tout d'un coup, j'ai l'impression que nous
parlons d'autre chose, mais de quoi ? Ce qui me rappelle que...
— Pourquoi m'avez-vous offert ces livres, Christian ? Il pose ses couverts et me scrute
intensément, le regard brûlant d'une émotion insondable. Oh la vache, j'en ai la bouche
sèche.
— Quand vous avez failli vous faire renverser par ce cycliste, que je vous tenais dans
mes bras et que vous me regardiez comme pour me dire « embrassez-moi, Christian »...
Il se tait un instant et hausse les épaules.
— ... j'ai eu le sentiment que je vous devais des excuses et un avertissement.
Il passe sa main dans ses cheveux.
— Anastasia, je ne suis pas du genre à offrir des fleurs et des chocolats... Les histoires
d'amour, ça n'est pas mon truc. J'ai des goûts très particuliers. Vous devriez m'éviter.
Il ferme les yeux, comme s'il s'avouait vaincu.
— Il y a quelque chose en vous qui m'attire irrésistiblement, ajoute-t-il. Mais je crois que
vous l'aviez déjà deviné.
Mon appétit disparaît. Qui l'attire irrésistiblement !
— Alors ne résistez pas.
Il inspire brusquement, les yeux écarquillés.
— Vous ne savez pas ce que vous dites.
— Expliquez-moi.
Nous nous regardons dans les yeux sans toucher notre nourriture.
— Donc, vous n'avez pas fait voeu de chasteté ? Une lueur amusée traverse son regard.
— Non, Anastasia, je ne suis pas chaste.
Il se tait un instant pour me laisser enregistrer cette information, et je m'empourpre. Je
n'arrive pas à croire que j'aie parlé à haute voix. Mon filtre est encore tombé en panne.
— Quels sont vos projets pour les jours qui viennent ? me demande-t-il.
— Je travaille aujourd'hui à partir de midi. Il est quelle heure ?
Tout d'un coup, je panique.
— Un peu plus de 10 heures : vous avez tout votre temps. Et demain ?
Il a posé les coudes sur la table et soutient son menton de ses longs doigts joints.
— Kate et moi, nous allons commencer à faire nos cartons. Nous déménageons à Seattle
la semaine prochaine, et je travaille chez Clayton's toute la semaine.
— Vous avez déjà trouvé un appartement à Seattle ?
— Oui.
— Où ?
— Je ne me rappelle pas l'adresse. C'est dans le quartier de Pike Market.
— Pas loin de chez moi, sourit-il. Qu'allez-vous faire à Seattle ?
Où veut-il en venir ? L'inquisition à la Christian Grey est presque aussi agaçante que la
version Katherine Kavanagh.
— J'ai envoyé des candidatures de stages. J'attends des nouvelles.
— Avez-vous demandé un stage chez moi, comme je vous l'ai suggéré ?
Je rougis... Ça va pas, la tête ?
— Euh... non.
— Qu'est-ce que vous lui reprochez, à ma compagnie ?
— A votre compagnie ou à votre compagnie ?
— Vous moqueriez-vous de moi, mademoiselle Steele ?
Il penche la tête sur son épaule et je crois qu'il s'amuse, mais je n'en suis pas sûre. Je
rougis en fixant mon assiette. Je n'arrive pas à le regarder dans les yeux quand il me parle
sur ce ton-là.
— J'aimerais bien mordre cette lèvre, chuchote-t-il d'un air sombre.
Je tressaille. Je ne m'étais pas rendu compte que je me mordillais la lèvre inférieure.
J'en reste bouche bée. Personne ne m'a jamais rien dit d'aussi sexy. Mon coeur s'affole, je
tremble, alors qu'il ne m'a même pas touchée. Soutenant son regard ténébreux, je relève le
défi :
— Pourquoi pas ?
— Parce que je ne veux pas vous toucher, Anastasia. Pas avant d'avoir obtenu votre
consentement écrit, précise-t-il en esquissant un sourire.
Quoi ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Exactement ce que j'ai dit.
Il soupire en secouant la tête, à la fois amusé et exaspéré.
— Il faut que je vous explique tout ça, Anastasia. A quelle heure finissez-vous de
travailler ?
— Vers 20 heures.
— Nous pourrions aller à Seattle ce soir ou samedi prochain, comme vous voulez, pour
dîner chez moi, et je vous expliquerai.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Parce que je savoure mon petit déjeuner en votre compagnie. Une fois que vous
saurez, vous ne voudrez sans doute plus me revoir.
Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Est-ce qu'il réduit les petits enfants en esclavage dans
un trou perdu de la planète ? Fait-il partie d'un cartel de la drogue ? Cela expliquerait
pourquoi il est aussi riche. Est’il profondément croyant ? Impuissant ? Il me faut résoudre
l'énigme de Christian Grey dès que possible. Si son secret est tellement immonde que je ne
voudrai plus le revoir, alors franchement, ça me soulagera. Ne te raconte pas de bobards,
me hurle ma conscience, il faudrait que ce soit vraiment épouvantable pour te faire partir en
courant.
— Ce soir.
Il hausse un sourcil.
— Comme Eve, vous avez hâte de croquer le fruit de l'arbre de la connaissance, ricane-til.
— Vous moqueriez-vous de moi, monsieur Grey ? Quel tour de phrase prétentieux...
Il prend son BlackBerry.
— Taylor, j'aurai besoin de Charlie Tango. Charlie Tango ? C'est qui, celui-là ?
— De Portland, disons à 20 h 30... Non, à disposition à l’Escala... Toute la nuit.
Toute la nuit ?
— Oui. Jusqu'à demain matin. Je le piloterai moi-même de Portland à Seattle.
Piloterai ?
— Ensuite, je veux qu'un pilote reste à disposition à Seattle à partir de 22 h 30.
Il pose le téléphone. Ni s'il vous plaît ni remerciement.
— Les gens font-ils toujours ce que vous leur demandez ?
— En général, s'ils veulent garder leur poste.
— Et s'ils ne travaillent pas pour vous ?
— Je suis capable d'être très persuasif, Anastasia. Finissez votre petit déjeuner. Ensuite
je vous déposerai chez vous. Je passerai vous prendre chez Clayton's à 20 heures. Nous
irons en hélico à Seattle.
— En hélico ?
— Oui, j'ai un hélicoptère privé.
J'en reste bouche bée. Mon deuxième rendez-vous avec le mystérieux M. Grey, et je
passe direct du café à l'hélico. Ça alors.
— On va en hélicoptère à Seattle ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Il sourit d'un air malicieux.
— Parce que je le peux. Finissez votre petit déjeuner.
Comment pourrais-je en avaler une bouchée ? Je vais en hélico à Seattle avec Christian
Grey ! En plus, il a envie de mordre ma lèvre inférieure...
— Mangez, répète-t-il plus sèchement. Anastasia, je déteste qu'on gaspille la
nourriture... mangez.
— Je ne peux pas avaler tout ça. Je désigne ce qui reste sur la table.
— Videz votre assiette. Si vous aviez mangé hier, vous ne seriez pas ici aujourd'hui, et je
n'aurais pas été obligé de dévoiler mon jeu aussi rapidement.
Il se pince les lèvres. J'attaque mon assiette, où tout est froid maintenant. Tout ça me
coupe l'appétit, Christian. Vous ne comprenez donc pas ? Mais je suis trop lâche pour le
dire à haute voix, surtout quand il boude. On dirait un petit garçon. Cette idée m'amuse.
— Qu'est-ce qui vous fait rire ? me demande-t-il.
Je secoue la tête car je n'ose pas le lui dire non plus, et je ne lève plus les yeux de mon
assiette avant d'avoir avalé ma dernière bouchée de pancake. Il me regarde d'un air pensif.
— Bravo. Je vous raccompagnerai chez vous quand vous vous serez séché les cheveux.
Je ne tiens pas à ce que vous tombiez malade.
Ces paroles recèlent une sorte de promesse. Que veut-il dire par là ? Je me demande si
je dois demander la permission de sortir de table. Non : ça risquerait d'établir un
précédent. Tout d'un coup, je me fige.
— Où avez-vous dormi cette nuit ?
Je ne vois ni couvertures ni draps dans le salon. Il les a peut-être déjà fait enlever ?
— Dans mon lit.
— Ah.
— Oui, ça aussi, c'était assez nouveau pour moi. Il sourit.
— De ne pas avoir... de rapports sexuels ?
Là. J'ai dit le mot. Je rougis, comme prévu. Il secoue la tête en fronçant les sourcils,
comme si un souvenir désagréable lui revenait.
— Non. De ne pas dormir seul.
Il reprend son journal.
Pour l'amour du ciel, que veut-il dire par là ? Qu'il n'a jamais couché avec personne ?

Est’il vierge ? J'en doute fort. Je reste plantée là, perplexe. Je n'ai jamais rencontré
quelqu'un d'aussi énigmatique. Tout d'un coup, je me rends compte que j'ai dormi avec
Christian Grey. Je pourrais me gifler - qu'est-ce que je n'aurais pas donné pour le regarder
dormir ? Pour le voir dans un état vulnérable ? J'ai du mal à me l'imaginer comme ça.
Enfin, il paraît qu'il va tout me révéler dès ce soir.
De retour dans la salle de bains, je trouve le sèche-cheveux dans un tiroir. Après avoir
improvisé un brushing avec mes doigts, je lorgne la brosse à dents de Christian. Ce serait
comme si je l'avais dans la bouche. Hum... En jetant un coup d'oeil coupable par-dessus
mon épaule, je passe le doigt sur les poils. Ils sont humides. Il l'a utilisée. Je m'en empare,
mets du dentifrice dessus et me brosse les dents à toute vitesse. J'ai l'impression d'être
une vilaine petite fille. Ça m'excite.
J'attrape le tee-shirt, le soutien-gorge et la culotte que je portais la veille pour les fourrer
dans le sac en plastique apporté par Taylor et je retourne dans le salon. Ô joie, je trouve
un élastique dans mon sac à main. Christian me regarde m'attacher les cheveux d'un air
impénétrable ; il continue à me suivre des yeux quand je m'assieds pour attendre qu'il ait
terminé son coup de fil.
— Ils en veulent deux ?... Ça vaut combien ?... D'accord, quelles mesures de sécurité
avons-nous prises ?... Ils vont passer par Suez ?... Et quand arriveront-ils au Darfour ?...
D'accord, on fait comme ça. Tenez-moi au courant.
Il raccroche.
— Prête ?
Je hoche la tête en me demandant de quoi il parlait à l'instant. Il passe sa veste marine
à rayures tennis et prend ses clés de voiture.
— Après vous, mademoiselle Steele, murmure-t-il en m'ouvrant la porte.
Je m'attarde un instant pour le contempler. Dire que j'ai dormi avec lui cette nuit, après
la tequila et les vomissements, et qu'il est encore là. Et qu'en plus il veut m'emmener à
Seattle. Pourquoi moi ? Je ne comprends pas. Je franchis la porte en me rappelant ses
paroles - « Il y a quelque chose en vous qui m'attire irrésistiblement ». Eh bien, ce
sentiment est entièrement réciproque et je suis décidée à découvrir son secret.
Nous parcourons le couloir en silence. Pendant que nous attendons l'ascenseur, je
l'observe à la dérobée ; il me regarde du coin de l'oeil. Je souris, et ses lèvres frémissent.
L'ascenseur arrive. Nous sommes seuls. Soudain, l'ambiance se charge d'électricité. Je
respire plus vite, mon coeur s'emballe. Il se tourne légèrement vers moi. Ses yeux ont viré à
l'ardoise. Je me mords la lèvre.
— Oh, et puis merde pour la paperasse.
Il me pousse contre le mur de la cabine, m'agrippe les deux mains et les cloue audessus
de ma tête tout en m'immobilisant avec ses hanches. De sa main libre, il m'attrape
par les cheveux et tire dessus pour me renverser la tête en arrière ; il écrase ses lèvres sur
les miennes. C'est presque douloureux. Je gémis, livrant passage à sa langue qui en profite
pour explorer ma bouche. Je n'ai jamais été embrassée comme ça. Ma langue caresse
timidement la sienne et s'y joint pour une danse lente, erotique, un frotté-collé-serré de
sensations. Il m'attrape par le menton. Je suis sans défense, les mains épinglées au mur,
le visage maintenu ; ses hanches m'empêchent de bouger. Son érection contre mon ventre.
Oh mon Dieu... Il a envie de moi. Christian Grey. Le dieu grec. Il a envie de moi, et j'ai envie
de lui, ici, maintenant, dans cet ascenseur.
— Vous êtes adorable, murmure-t-il en détachant chaque mot.
L'ascenseur s'arrête, les portes s'ouvrent, et il s'écarte de moi en un clin d'oeil, me
laissant pantelante. Trois hommes en costume sombre nous adressent des sourires
égrillards. Mon coeur bat à m'en faire éclater la poitrine. J'ai l'impression d'avoir gravi une
montagne en courant. J'ai envie de me pencher en avant et de m'agripper les genoux pour
reprendre mon souffle...
Je lève les yeux vers lui. Il a l'air aussi flegmatique que s'il venait de faire les mots
croisés du Seattle Times. Pas juste. Je ne lui ai donc fait aucun effet ? Il me regarde du
coin de l'oeil et lâche un petit soupir. Ouf, quand même un peu. Ma déesse intérieure se
lance dans une samba triomphale en ondulant des hanches. Les hommes d'affaires
descendent au premier. Plus qu'un étage.
— Vous vous êtes brossé les dents, dit’il en me fixant.
— Et je me suis servie de votre brosse à dents. Il sourit à demi.
— Ah, Anastasia Steele, que vais-je donc faire de vous ? Les portes s'ouvrent au rez-dechaussée.
Il me prend par la main.
— Les ascenseurs, ça fait toujours de l'effet, marmonne-t-il tout en traversant le hall.
Il marche tellement vite que j'ai du mal à le suivre. D'autant que ce qui me restait de
présence d'esprit s'est fracassé en mille morceaux dans l'ascenseur numéro trois de l'hôtel
Heathman.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire