lundi 28 octobre 2013

CINQUANTE NUANCES DE GREY: CHAPITRE III:

Kate est folle de joie quand je l'appelle pour lui annoncer la nouvelle, planquée dans la
réserve.
— Mais qu'est-ce qu'il foutait chez Clayton's ? Je m'efforce de répondre avec
désinvolture :
— Il était dans le coin.
— C'est insensé, comme coïncidence. Tu ne penses pas qu'il est venu exprès pour te
voir ?
Mon coeur fait une embardée, mais ma joie est de courte durée. La triste réalité, c'est
qu'il est ici pour affaires.
— Il visite le département agroalimentaire de la fac. Il finance des programmes de
recherche.
— Ah oui, c'est vrai, il leur a accordé une subvention de 2,5 millions de dollars.
Waouh.
— Comment le sais-tu ?
— Ana, je suis journaliste et je viens de rédiger un portrait de ce type. C'est mon boulot
de savoir ce genre de chose.
— Ça va, ne monte pas sur tes grands chevaux. Alors, tu les veux, ces photos ?
— Évidemment. La question, c'est de savoir qui va les faire, et où.
— On n'a qu'à demander à Grey où il veut qu'on le retrouve, puisqu'il est à Portland.
— Tu peux le contacter ?
— J'ai son numéro de portable. Kate s'étrangle.
— Le célibataire le plus riche, le plus insaisissable et le plus énigmatique de la côte
ouest vient de te donner son numéro de portable ?
— Euh... oui.
— Ana ! Tu lui plais. Ça ne fait pas un pli.
— Kate, il veut simplement se montrer aimable. Mais tout en prononçant ces mots, je
sais qu'ils sont faux. Christian Grey n'est pas du genre aimable. Poli, à la rigueur. Une
petite voix douce me chuchote : Peut-être que Kate a raison. Mon cuir chevelu se met à
picoter à l'idée que peut-être, peut-être je lui plais un petit peu. Après tout, il m'a bien
affirmé qu'il était ravi que Kate n'ait pas fait l'interview. Je jubile silencieusement en
caressant cet espoir. Kate me ramène sur terre.
— Ce qui m'emmerde, c'est qu'on n'a pas de photographe. Levi n'est pas dispo, il passe
le week-end chez ses parents à Idaho Falls. Il va être furieux d'avoir raté l'occasion de faire
le portrait de l'un des plus grands chefs d'entreprise d'Amérique.
— Hum... Et José ?
— Bonne idée ! Demande-lui. Il ferait n'importe quoi pour toi. Ensuite, tu appelleras
Grey pour savoir où il veut qu'on le rejoigne.
Qu'est-ce que c'est agaçant, sa façon de prendre José pour acquis.
— Je pense que ce serait plutôt à toi de l'appeler.
— Qui, José ? ricane Kate.
— Non, Grey.
— Ana, c'est avec toi qu'il est en relation.
— En relation ? Je le connais à peine, ce type ! Ma voix a subitement gravi plusieurs
octaves.
— Mais tu l'as déjà vu. Et lui, j'ai l'impression qu'il a envie de mieux te connaître. Ana,
appelle-le, aboie-t-elle en raccrochant.
Qu'est-ce qu'elle est autoritaire, parfois ! Je tire la langue à mon portable.
Je suis en train de laisser un message à José lorsque Paul entre dans la réserve pour
prendre du papier émeri.
— Tu viens ? Il y a du monde, là.
— Ouais, euh, excuse, j'arrive tout de suite.
— Au fait, comment as-tu rencontré Christian Grey ? Paul s'efforce en vain de prendre
un ton nonchalant.
— Je l'ai interviewé pour le journal des étudiants. Kate était souffrante.
Je hausse les épaules, tentant à mon tour d'avoir l'air désinvolte, sans y réussir mieux
que lui.
— Christian Grey chez Clayton's. Tu te rends compte ? hoqueté Paul, stupéfait, en
secouant la tête. Enfin, bon, tu veux aller prendre un verre ce soir ?
Paul m'invite chaque fois qu'il rentre voir sa famille, et je refuse toujours. C'est devenu
un rituel. Ce n'est jamais malin de sortir avec le frère de son patron et en plus, Paul est
mignon dans le genre brave garçon américain bien propre sur lui, mais il n'a rien d'un
héros de roman. Et Grey ? me demande ma conscience en haussant virtuellement un
sourcil. Je lui file une claque.
— Tu ne dînes pas chez ton frère ?
— Demain.
— Une autre fois, Paul. Ce soir, il faut que je révise. J'ai mes examens la semaine
prochaine.
— Ana, un de ces jours tu diras oui.
Il sourit tandis que je m'échappe vers les rayons.
— Mais je ne fais jamais de portraits, gémit José.
— José, s'il te plaît ?
Agrippée à mon portable, je fais les cent pas dans le salon de notre appartement en
regardant le crépuscule tomber.
— Passe-moi le téléphone.
Kate me l'arrache des mains en rejetant ses cheveux blonds-roux soyeux sur ses
épaules.
— Écoute-moi bien, José Rodriguez, si tu veux que le journal couvre ton vernissage, tu
vas faire ces photos pour nous demain, compris ?
Kate peut être d'une dureté impressionnante.
— Bon. Ana te rappelle pour te dire l'heure et le lieu de la séance. À demain.
Elle raccroche.
— C'est réglé. Maintenant, reste à savoir où et quand. Appelle-le.
Elle me tend le téléphone. Mon estomac se tord.
— Appelle Grey. Maintenant !
Je lui lance un regard noir et tire la carte de visite de Grey de ma poche. J'inspire
profondément pour me calmer et compose son numéro les doigts tremblants.
Il répond à la deuxième sonnerie. Sa voix est tranchante, calme et froide.
— Grey.
— Euh... monsieur Grey ? C'est Anastasia Steele.
Je ne reconnais pas ma propre voix tant je suis nerveuse. Il y a un petit silence. Je
tremble à l'intérieur.
— Mademoiselle Steele. Je suis ravi de vous entendre. Sa voix a changé. Il est étonné, je
crois, mais surtout, il est devenu tellement... chaleureux, voire séducteur. J'ai du mal à
respirer, je rougis. Kate me fixe, bouche bée. Je me précipite dans la cuisine pour
échapper à son regard.
— Euh... Nous aimerions faire une séance photo... Respire, Ana, respire. Mes poumons
aspirent une bouffée d'air en vitesse. Je reprends :
— ... demain, si vous êtes toujours d'accord. Est-ce que ça vous irait, monsieur ?
J'entends presque son sourire de sphinx.
— Je suis à l'hôtel Heathman, à Portland. Disons 9 h 30 demain matin ?
— Très bien, nous y serons.
Je suis excitée comme une gamine. On ne croirait pas que je suis une adulte qui a le
droit de voter et de boire dans l'État de Washington.
— Je m'en réjouis d'avance, mademoiselle Steele.
Je devine qu'une lueur perverse erre dans son regard. Comment peut-il donner à ces
petits mots un ton aussi alléchant ? Je raccroche. Kate me dévisage, absolument ébahie.
— Anastasia Rose Steele. Tu craques pour lui ! Je ne t'ai jamais vue aussi... aussi
chamboulée par un homme. Tu rougis, ma parole !
— Kate, tu sais bien que je rougis pour un oui ou un non. Arrête de dire des conneries.
Elle me dévisage, étonnée - je me fâche rarement - et je me radoucis un peu.
— C'est simplement que je le trouve... intimidant, voilà tout.
— Le Heathman, j'aurais dû m'en douter, marmonne Kate. Je vais passer un coup de fil
au directeur pour négocier un endroit pour la séance.
— Je vais préparer le dîner. Ensuite, il faut que je révise. Je dors mal cette nuit-là : je
me tourne et me retourne dans mon lit en rêvant de ses yeux gris fumée, de salopettes, de
longues jambes, de longs doigts et de lieux sombres inexplorés. Je me réveille deux fois, le
coeur battant. Aïe, la tête que je vais avoir demain matin si je ne dors pas. Je donne des
coups de poing à mon oreiller et j'essaie de me rendormir.
Le Heathman, dans le centre-ville de Portland, est un imposant édifice en grès brun
élevé juste avant le Krach, à la fin des années 1920. José, Travis et moi sommes entassés
dans ma Coccinelle ; comme nous n'y tiendrions pas tous les quatre, Kate a pris sa
Mercedes. Travis, un copain de José, vient l'aider pour les éclairages. Kate a réussi à
obtenir l'usage gratuit d'une chambre au Heathman en échange d'un crédit photo.
Lorsqu'elle annonce au réceptionniste que nous avons rendez-vous avec Christian Grey,
nous sommes instantanément redirigés vers une suite. Apparemment, M. Grey occupe la
plus vaste de l'hôtel. Le directeur marketing, survolté, nous accompagne jusqu'à la suite -
il est très jeune, et curieusement nerveux. Je soupçonne la beauté et l'attitude autoritaire
de Kate de le déstabiliser : il lui mange dans la main. La suite, luxueusement meublée, est
d'une élégance raffinée.
Il est 9 heures. Nous avons donc une demi-heure pour tout mettre en place. Kate dirige
les opérations.
— José, on va utiliser ce mur comme fond, d'accord ? Elle n'attend pas sa réponse.
— Travis, dégage ces fauteuils. Ana, tu pourrais faire monter des consommations ? Et
dis à Grey où nous sommes.
Oui, maîtresse. Quel despotisme. Je lève les yeux au ciel mais j'obéis.
Une demi-heure plus tard, Christian Grey fait son entrée.

Je vais mourir. Il porte une chemise blanche déboutonnée au col et un pantalon en
flanelle grise qui lui descend sur les hanches. Ses cheveux rebelles sont encore humides.
Rien qu'à le voir, j'en ai la bouche sèche tant il est sexy. Grey est flanqué d'un homme
dans la mi-trentaine avec les cheveux taillés en brosse, une cravate et un costume
sombre, qui se poste en silence dans un coin pour nous observer, impassible.
— Mademoiselle Steele, ravi de vous revoir.
Grey me tend la main. Je la serre en clignant des yeux à toute vitesse. Oh mon Dieu... il
est vraiment... En touchant sa main, un délicieux courant électrique me parcourt,
m'allume, m'enflamme les joues, et je suis sûre qu'on peut m'entendre haleter.
— Monsieur Grey, voici Katherine Kavanagh.
Elle s'avance vers lui en le regardant droit dans les yeux.
— La tenace mademoiselle Kavanagh. Comment allez-vous, dit’il avec un petit sourire,
l'air sincèrement amusé. Anastasia m'a dit que vous étiez souffrante la semaine dernière.
J'espère que vous êtes remise ?
— Je vais très bien maintenant, merci, monsieur Grey.
Elle lui serre la main fermement, sans ciller. Kate a étudié dans les meilleures écoles
privées de l'État de
Washington, elle vient d'une famille riche, elle est sûre d'elle et de sa place dans le
monde. Elle ne se laisse impressionner par personne.
— Merci de nous accorder votre temps, dit-elle avec un sourire poli et professionnel.
— C'est un plaisir, répond-il en me regardant, ce qui me fait de nouveau rougir - et
merde.
— Et voici José Rodriguez, notre photographe, dis-je en souriant à José.
Il m'adresse en retour un sourire affectueux, mais son regard devient froid lorsqu'il se
pose sur Grey.
— Monsieur Grey.
— Monsieur Rodriguez.
L'expression de Grey se transforme aussi tandis qu'il scrute José.
— Où voulez-vous que je me mette ? lui demande Grey d'un ton vaguement menaçant.
Mais Kate n'a pas l'intention de laisser José diriger les opérations.
— Monsieur Grey, pourriez-vous vous asseoir ici, s'il vous plaît ? Attention, il y a des
câbles. Ensuite on prendra quelques photos de vous debout.
Elle lui indique un fauteuil poussé contre un mur.
Travis allume les spots, ce qui éblouit Grey un instant, et marmonne des excuses. Puis
Travis et moi reculons tandis que José mitraille. Il prend sept photos l'appareil à la main,
en demandant à Grey de se tourner tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de déplacer son
bras ou de le laisser pendre. José prend encore plusieurs photos avec un pied tandis que
Grey pose, patient et naturel, pendant environ vingt minutes. Mon rêve s'est réalisé : je
peux admirer Grey de près. Mais quand nos regards se croisent, je dois détourner le mien.
— Assez de photos assises, intervient Katherine. Monsieur Grey, pourriez-vous vous
lever ?
Travis se précipite pour déplacer le fauteuil. L'obturateur du Nikon se remet à cliqueter.
— Je crois que c'est bon, annonce José cinq minutes plus tard.
— Génial, dit Kate. Encore merci, monsieur Grey. Elle lui serre la main, José aussi.
— J'ai hâte de lire votre article, mademoiselle Kavanagh, murmure Grey, qui se tourne
ensuite vers moi alors qu'il s'apprête à franchir la porte. Vous me raccompagnez,
mademoiselle Steele ?
— Euh... Bien sûr.
Prise de court, je jette un coup d'oeil anxieux à Kate, qui hausse les épaules. José se
renfrogne. Grey m'ouvre la porte et s'efface pour me laisser passer.
Bordel... c'est quoi, cette histoire ? Qu'est-ce qu'il me veut ? J'attends dans le couloir en
m'agitant nerveusement tandis que Grey émerge de la suite, suivi par Coupe-en-Brosse.
— Je vous appellerai, Taylor, dit’il à Coupe-en-Brosse. Tandis que Taylor s'éloigne dans
le couloir, Grey tourne vers moi son regard gris brûlant. Merde... j'ai fait une bêtise ?
— Vous joindriez-vous à moi pour prendre un café ? Mon coeur a un raté. Christian
Grey veut me voir en tête à tête ? Non, il t'offre un café. Peut-être qu'il trouve que tu n'as pas
l'air réveillée, ironise ma conscience. Je me racle la gorge.
— Il faut que je raccompagne les autres.
— Taylor, lance Grey, ce qui me fait sursauter. Taylor fait demi-tour.
— Ils habitent près de l'université ? me demande Grey. Je hoche la tête, trop stupéfaite
pour parler.
— Taylor peut les raccompagner. C'est mon chauffeur. Nous avons un 4 x 4, il pourra
également transporter le matériel.
— Monsieur Grey ? lui demande Taylor quand il nous rejoint, toujours impassible.
— S'il vous plaît, pourriez-vous raccompagner le photographe, son assistant et
mademoiselle Kavanagh ?
— Bien sûr, monsieur, répond Taylor.
— Voilà. Maintenant, vous joindrez-vous à moi pour un café ?
Grey sourit comme si c'était une affaire entendue. Je fronce les sourcils.
— Euh, monsieur Grey, c'est vraiment... Écoutez, Taylor n'est pas obligé de les
raccompagner, dis-je en jetant un coup d'oeil à Taylor qui reste de marbre. Kate et moi
pouvons échanger nos voitures, si vous me donnez un instant.
Grey m'adresse un sourire éblouissant, spontané, naturel, sublime. Oh mon Dieu... Il
m'ouvre la porte de la suite. Je le contourne pour entrer, et je trouve Katherine en pleine
discussion avec José.
— Ana, tu lui plais, c'est sûr et certain, claironne-t-elle tandis que José m'adresse un
regard désapprobateur. Mais à ta place, je ne lui ferais pas confiance.
Je lève la main pour la faire taire. Par miracle, elle obéit.
— Kate, si je te passe Wanda, je peux prendre ta bagnole ?
— Pourquoi ?
— Parce que Christian Grey m'a invitée à prendre un café.
Elle en reste bouche bée. Kate, muette ! Je savoure cet instant rare. Elle m'agrippe par
le bras pour m'entraîner dans la chambre adjacente au salon de la suite.
— Ana, il a un truc pas net, ce type. Il est sublime, d'accord, mais je crois qu'il est
dangereux. Surtout pour une fille comme toi.
— Qu'est-ce que ça veut dire, une fille comme moi ?
— Innocente, Ana. Tu sais bien ce que je veux dire. Je rougis.
— Kate, on va prendre un café, c'est tout. Il faut que je révise, je ne resterai pas
longtemps.
Elle pince les lèvres comme si elle envisageait ma requête. Enfin, elle extirpe ses clés de
voiture de sa poche et me les remet. Je lui donne les miennes.
— À tout à l'heure. Si tu ne reviens pas vite, je préviens la police.
— Merci, dis-je en la serrant dans mes bras. Quand j'émerge de la suite, Christian Grey
m'attend, appuyé contre un mur, l'air d'un mannequin masculin prenant la pose.
— D'accord, on va prendre un café. Je suis rouge betterave. Il me sourit.
— Après vous, mademoiselle Steele.

Il se redresse et me fait signe de le précéder. J'avance dans le couloir, les genoux
tremblants, des papillons dans l'estomac, le coeur battant à cent à l'heure. Je vais prendre
un café avec Christian Grey... et en plus, je déteste le café.
Nous parcourons ensemble le vaste couloir jusqu'à l'ascenseur. On va parler de quoi ?
Qu'est-ce que je peux bien avoir en commun avec lui ? Sa voix douce et chaude me tire de
ma rêverie.
— Vous connaissez Katherine Kavanagh depuis longtemps ?
Ouf. Une question facile.
— Depuis notre première année de fac. C'est une très bonne amie.
L'ascenseur arrive presque aussitôt. Ses portes s'ouvrent sur un jeune couple en pleine
étreinte passionnée. Surpris et gênés, ils s'arrachent l'un à l'autre en regardant d'un air
coupable dans toutes les directions, sauf la nôtre.
Luttant pour rester impassible, je regarde fixement mes pieds, les joues roses. Quand je
jette un coup d'oeil à Grey à la dérobée, il me semble qu'il esquisse un demi-sourire, mais
je n'en suis pas sûre. Le jeune couple se tait. Nous n'avons même pas de musique
d'ascenseur pour faire diversion.
Quand les portes s'ouvrent, à ma grande stupéfaction, Grey me prend par la main. Un
courant électrique me parcourt. Derrière nous, le jeune couple étouffe ses gloussements.
Grey sourit.
— Les ascenseurs, ça fait toujours de l'effet.
Nous traversons le vaste hall de l'hôtel mais Grey évite la porte tournante : je me
demande si c'est pour ne pas être obligé de me lâcher la main.
Il fait doux par ce beau dimanche de mai et il n'y a pas beaucoup de circulation. Grey
prend à gauche en me tenant toujours par la main. Christian Grey me tient par la main.
Personne ne m'a jamais tenue par la main. J'en ai le vertige, des picotements partout, et je
lutte pour ravaler le sourire imbécile qui menace de me fendre le visage en deux. Un peu de
dignité, Ana, m'implore ma conscience.
Nous parcourons quatre pâtés de maison avant d'atteindre Portland Coffee House, où
Grey me lâche enfin la main pour m'ouvrir.
— Voulez-vous choisir une table pendant que je prends nos consommations ? Que
souhaitez-vous ? me demande-t-il, toujours aussi poli.
— Je prendrai... euh... de l'English Breakfast Tea, avec le sachet dans la soucoupe.
Il hausse les sourcils.
— Vous ne voulez pas un café ?
— Je n'aime pas le café. Il sourit.
— Bon, alors un thé. Sucre ?
— Non merci.
Je fixe mes doigts entrelacés.
— Voulez-vous manger quelque chose ?
— Non merci.
Je secoue la tête et il se dirige vers le comptoir.
Je l'observe discrètement pendant qu'il fait la queue. Je pourrais l'admirer toute la
journée... Il est grand, mince, avec des épaules larges, et la façon dont son pantalon lui
descend sur les hanches... Oh mon Dieu. À une ou deux reprises, il passe ses longs doigts
gracieux dans ses cheveux, secs maintenant mais toujours rebelles. Hum... J'aimerais bien
lui faire ça. Je mordille ma lèvre inférieure en regardant mes mains. Le tour que prennent
mes pensées m'inquiète.
— À quoi pensez-vous ?
Grey m'a fait sursauter.
Je m'empourpre. Je me disais que j'aimerais passer les doigts dans vos cheveux, ils
doivent être tellement doux. Je secoue la tête. Il pose son plateau sur la petite table ronde
plaquée bouleau, me tend une tasse et une soucoupe, une petite théière et une autre
soucoupe où est posé un sachet de Twinings English Breakfast Tea, mon préféré. Un motif
en forme de feuille est dessiné dans le lait de son cappuccino. Comment arrivent-ils à faire
ça ? Il s'est pris un muffin aux myrtilles. Il repousse le plateau et s'assied en face de moi
en croisant ses longues jambes. Il a l'air tellement à l'aise dans son corps que je l'envie.
Moi, je suis si maladroite que j'ai du mal à me rendre d'un point A à un point B sans
m'étaler.
— A quoi pensez-vous ? insiste-t-il.
— Je pense que c'est mon thé préféré.
Ma voix n'est qu'un souffle. Je n'arrive pas à croire que je suis assise en face de
Christian Grey dans un café de Portland. Il fronce les sourcils. Il sait que je cache quelque
chose. Je lâche mon sachet de thé dans la théière et je le repêche presque aussitôt avec ma
cuiller. Alors que je le replace dans la soucoupe, Grey penche la tête sur son épaule en me
dévisageant d'un air interrogateur.
— Je préfère que mon thé ne soit pas trop infusé.
— Je vois. C'est votre petit ami ? Quoi ?
— Qui?
— Le photographe. José Rodriguez. Je ris, nerveuse mais intriguée.
— Non. José est un très bon ami, rien de plus. Qu'est-ce qui vous fait penser qu'on est
ensemble ?
— La façon dont vous vous êtes souri.
Il me regarde droit dans les yeux. C'est déstabilisant. Je voudrais détourner le regard
mais je suis prise au piège, ensorcelée.
— José est comme un frère pour moi.
Grey hoche la tête, apparemment satisfait de ma réponse, et baisse les yeux vers son
muffin aux myrtilles.
Ses longs doigts le déshabillent de son emballage tandis que je l'observe, fascinée.
— Vous en voulez ? me demande-t-il avec son sourire « secret ».
— Non merci.
Je fronce les sourcils en me remettant à regarder mes mains.
— Et le garçon d'hier, au magasin, ce n'est pas votre petit ami ?
— Non. Paul est un copain. Je vous l'ai déjà dit. Pourquoi me posez-vous la question ?
Cette conversation prend vraiment un tour absurde.
— J'ai l'impression que vous êtes nerveuse avec les hommes.
Merde alors, c'est vraiment indiscret, ça. Il n'y a que vous qui me rendiez nerveuse, Grey.
— Vous m'intimidez.
Je deviens écarlate mais je me félicite de ma franchise, tout en baissant de nouveau les
yeux vers mes mains. Je l'entends inspirer brusquement.
— Vous avez raison de me trouver intimidant. Vous êtes très honnête. Je vous en prie,
ne baissez pas les yeux. J'aime voir votre regard.
Ah bon ? Quand j'obéis, il m'adresse un petit sourire ironique d'encouragement.
— Ça me permet d'essayer de deviner ce que vous pensez. Vous êtes mystérieuse,
mademoiselle Steele.
Mystérieuse ? Moi ?
— Je n'ai rien de mystérieux.
— Vous êtes très secrète.
Ah bon ? Je suis surtout profondément perplexe. Moi, secrète ? N'importe quoi.
— Sauf quand vous rougissez, évidemment, ce qui vous arrive souvent. J'aimerais bien
savoir ce qui vous fait rougir.
Il glisse un petit morceau de muffin entre ses lèvres et le mâche lentement sans me
quitter des yeux. Je rougis, comme sur commande. Merde !
— Vous faites toujours des remarques aussi personnelles aux gens ?
— Je n'avais pas conscience que celle-là le soit. Vous ai-je offensée ?
— Non.
— Bien.
— Mais vous êtes très autoritaire.
Il hausse les sourcils et, si je ne m'abuse, rosit légèrement à son tour.
— Je suis habitué à obtenir ce que je veux, Anastasia. Dans tous les domaines.
— Je n'en doute pas. Pourquoi ne m'avez-vous pas demandé de vous appeler par votre
prénom ?
Je m'étonne moi-même de mon audace. Pourquoi cette conversation a-t-elle pris un tour
aussi sérieux ? Je suis étonnée de l'agressivité que j'éprouve envers lui. J'ai l'impression
qu'il m'avertit de ne pas m'approcher.
— Les seules personnes qui m'appellent par mon prénom sont les membres de ma
famille et quelques amis intimes. Je préfère.
Ah. Je m'attendais qu'il me réponde : « Appelez-moi Christian. » C'est vraiment un
maniaque du contrôle, il n'y a pas d'autre explication. Il aurait mieux valu que ce soit Kate
qui l'interviewe. Elle aussi, c'est une maniaque du contrôle. En plus, elle est presque
blonde - enfin, blond vénitien - comme toutes les femmes de son bureau. Et elle est belle,
me rappelle ma conscience. Christian et Kate, ça ne me plaît pas du tout, comme idée. Je
sirote mon thé et Grey mange un autre bout de muffin.
— Vous êtes fille unique ? me demande-t-il tout d'un coup.
Hou là... Cette conversation n'arrête pas de changer de direction.
— Oui.
— Parlez-moi de vos parents.
Pourquoi veut-il savoir ce genre de truc ? C'est tellement ennuyeux.
— Ma mère vit à Savannah avec son nouveau mari. Mon beau-père habite à Montesano.
— Et votre père ?
— Mort quand j'étais bébé.
— Je suis désolé, marmonne-t-il tandis qu'un trouble traverse ses traits.
— Je ne me souviens pas de lui.
— Et votre mère s'est remariée ? Je glousse.
— C'est le moins qu'on puisse dire. Il fronce les sourcils.
— Vous n'aimez pas vous livrer, fait-il sèchement remarquer en se frottant le menton
comme s'il réfléchissait.
— Vous non plus.
— Vous m'avez déjà interviewé, et si mes souvenirs sont bons, certaines de vos
questions étaient assez indiscrètes, ironise-t-il.
Et merde. Il se rappelle que je lui ai demandé s'il était gay. Une fois de plus, j'en suis
mortifiée. Dans les années à venir, je crois qu'il me faudra suivre une psychothérapie
intensive pour ne pas mourir de honte chaque fois que ce moment me reviendra à l'esprit.
Je me mets à lui raconter tout et n'importe quoi au sujet de ma mère pour chasser ce
souvenir désagréable.
— Ma mère est adorable. C'est une romantique incurable. Elle en est en ce moment à
son quatrième mari.
Christian hausse les sourcils, étonné.
— Elle me manque. Mais elle a Bob, maintenant. J'espère simplement qu'il sait la
surveiller et ramasser les pots cassés quand ses projets farfelus n'aboutissent pas.
Je souris tendrement. Il y a si longtemps que je n'ai pas vu ma mère. Christian
m'observe attentivement en sirotant son café. Je ne devrais vraiment pas regarder sa
bouche. Elle me trouble.
— Vous vous entendez bien avec votre beau-père ?
— Bien sûr. C'est lui qui m'a élevée. Je le considère comme mon père.
— Il est comment ?
— Ray ? Il est... taciturne.
— C'est tout ?
Je hausse les épaules. Qu'est-ce qu'il veut que je lui raconte ? L'histoire de ma vie ?
— Taciturne comme sa belle-fille, insiste-t-il. Je me force à ne pas lever les yeux au ciel.
— Il est vétéran de l'armée. Il aime le foot, le bowling, la pêche à la ligne et la
menuiserie.
— Vous avez habité longtemps avec lui ?
— Oui. Ma mère a rencontré son Mari Numéro Trois quand j'avais quinze ans. Je suis
restée avec Ray.
— Vous ne vouliez pas habiter avec votre mère ? Ça ne le regarde pas.
— Son Mari Numéro Trois habitait au Texas. J'étais chez moi à Montesano. Et puis, en
plus, ma mère était une jeune mariée, alors...
Je me tais. Ma mère ne parle plus jamais de son Mari Numéro Trois. Où Grey veut-il en
venir ? Il se mêle vraiment de ce qui ne le regarde pas. On peut être deux à jouer à ce petit
jeu.
— Parlez-moi de vos parents, vous. Il hausse les épaules.
— Mon père est avocat, ma mère pédiatre. Ils vivent à Seattle.
Il a donc grandi dans une famille aisée. Je songe à ce couple de professionnels qui a
adopté trois enfants, dont l'un est devenu ce bel homme qui s'est taillé un empire. Ils
doivent être fiers de lui.
— Et vos frère et soeur, ils font quoi dans la vie ?
— Elliot travaille dans la construction, et ma petite soeur est à Paris, où elle étudie avec
un grand chef cuisinier.
Son regard se voile. Il ne tient pas à parler de lui ou de sa famille.
— Il paraît que c'est très beau, Paris.
Pourquoi ne veut-il pas parler de sa famille ? Parce qu'il a été adopté ?
— C'est beau, en effet. Vous n'y êtes jamais allée ?
— Je ne suis jamais sortie des États-Unis.
Nous voici donc revenus aux banalités. Que me cache-t-il?
— Vous aimeriez y aller ?
— À Paris ?
Il m'a prise de court. Qui n'a pas envie d'aller à Paris ?
— Évidemment. Mais c'est l'Angleterre que j'aimerais voir en premier.
Il penche la tête sur son épaule en caressant sa lèvre inférieure de son index... Oh mon
Dieu.
— Parce que ?
Je cligne des yeux. Concentre-toi, Steele.
— Parce que c'est la patrie de Shakespeare, de Jane Austen, des soeurs Brontë, de
Thomas Hardy. Je voudrais voir les lieux qui ont inspiré leurs livres.
Le tour littéraire de cette conversation me rappelle mes études. Je consulte ma montre.
— Il faut que j'y aille. Je dois réviser.
— Pour vos examens ?
— Oui. Ils commencent mardi.
— Où est garée la voiture de Mlle Kavanagh ?
— Dans le parking de l'hôtel.
— Je vous raccompagne.
— Merci pour le thé, monsieur Grey. Il m'adresse son drôle de petit sourire.
— Je vous en prie, Anastasia. Tout le plaisir est pour moi. Venez, m'ordonne-t-il en me
tendant la main.
Je la prends, perplexe, et le suis hors du café.
Nous retournons d'un pas tranquille vers l'hôtel ; j'aimerais croire que c'est dans un
silence complice. Lui, en tout cas, est calme et assuré, comme toujours. Alors que moi,
j'essaie désespérément de comprendre ce qu'il me veut. J'ai l'impression d'avoir passé un
entretien d'embauché, mais pour quel poste ?
— Vous êtes toujours en jean ? me demande-t-il brusquement.
— La plupart du temps.
Il hoche la tête. Nous sommes revenus à l'intersection en face de l'hôtel. J'ai la tête qui
tourne. Quelle curieuse question... Je sais que nous allons nous séparer bientôt. Ça y est.
J'ai eu ma chance et je me suis plantée. Il y a peut-être quelqu'un dans sa vie.
— Vous avez une amie ?
Et merde -j'ai dit ça à haute voix ? Ses lèvres esquissent un demi-sourire tandis qu'il se
tourne vers moi.
— Non, Anastasia. Les petites amies, ça n'est pas mon truc.
Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Il n'est pas gay, pourtant. Ou alors, il m'a menti lors de
l'interview. J'attends qu'il me fournisse une explication, un indice me permettant
d'élucider cette réponse énigmatique - mais rien. J'ai besoin d'être seule. Je dois
rassembler mes pensées, m'éloigner de lui. Alors que je m'apprête à traverser la rue, je
trébuche sur le bord du trottoir.
— Merde ! Ana ! s'écrie Grey.
Il tire tellement fort sur ma main qu'il me plaque contre lui à l'instant même où un
cycliste roulant en sens interdit m'évite de justesse.
Tout s'est passé tellement vite - un instant je suis en train de tomber et le suivant, il me
serre dans ses bras. Je sens son odeur de linge frais et de gel douche. C'est enivrant. Je la
hume goulûment.
— Ça va ? chuchote-t-il.
Il m'enlace d'un bras, pressant mon corps contre le sien, tandis que de sa main libre il
dessine les traits de mon visage comme pour s'assurer qu'ils sont intacts. Quand son
pouce effleure ma lèvre inférieure, il s'arrête un instant de respirer. Il me regarde dans les
yeux. Je soutiens ce regard anxieux, brûlant, pendant un instant, ou alors une éternité...
mais c'est sa bouche magnifique qui m'attire. Pour la première fois en vingt et un ans, je
veux qu'on m'embrasse. Je veux sentir ses lèvres sur les miennes.

                                                                                                                      EL James

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