vendredi 25 octobre 2013

CINQUANTE NUANCES DE GREY: CHAPITRE II

Mon coeur bat à tout rompre. Dès que l'ascenseur parvient au rez-de-chaussée, je me
précipite hors de la cabine en trébuchant mais, heureusement, je ne m'étale pas sur le sol
immaculé. Je cours jusqu'aux grandes portes vitrées et tout d'un coup je suis libre dans
l'air tonique, sain et humide de Seattle. Je lève mon visage vers la pluie rafraichissante,
ferme les yeux et inspire comme pour me purifier et récupérer ce qui me reste d'équilibre.
Aucun homme ne m'a autant troublée que Christian Grey. Pourquoi ? Parce qu'il est
beau ? Riche ? Puissant ? Je ne comprends rien à mes réactions irrationnelles en sa
présence. Qu'est-ce qui m'arrive ? Appuyée contre l'un des piliers en acier de l'immeuble,
je tâche de me ressaisir. Quand mon coeur retrouve un rythme normal, et quand je peux
de nouveau respirer, je retourne vers ma voiture.
Tout en roulant dans Seattle, je me repasse l'interview. Quelle tarte ! J'ai honte de moi.
Bon, d'accord, il est très séduisant, sûr de lui, impressionnant - mais le revers de la
médaille, c'est qu'il est arrogant, tyrannique et froid malgré son irréprochable courtoisie.
En apparence, en tout cas. Un frisson me parcourt l'échiné. S'il est arrogant, c'est qu'il est
en droit de l'être - après tout, il a bâti un empire alors qu'il est encore très jeune. Les
questions idiotes l'agacent, mais pourquoi les tolérerait-il ? Une fois de plus, je suis
furieuse contre Kate qui ne m'a pas fourni de bio.
Alors que je me dirige vers l'autoroute, je continue de rêvasser. Qu'est-ce qui peut bien
mener un type à une telle réussite ? Certaines de ses réponses étaient tellement
énigmatiques - comme s'il cachait son jeu. Et les questions de Kate, alors ! Son adoption !
Lui demander s'il était gay ! J'en frémis. Je n'arrive toujours pas à croire que j'aie dit ça.
J'aurais voulu que le sol s'ouvre sous mes pieds pour m'engloutir. Je ne pourrai plus y
repenser à l'avenir sans me ratatiner de honte. Katherine Kavanagh, je ne te le
pardonnerai jamais !
En consultant le compteur de vitesse, je constate que je roule plus lentement que
d'habitude. Et je devine que c'est à cause de ces yeux gris pénétrants, de cette voix sévère
qui m'ordonnait d'être prudente. Grey parle comme s'il avait le double de son âge.
Oublie tout ça, Ana. En fin de compte, ça a été une expérience très intéressante, mais il
ne faut pas que je m'y attarde. Tire un trait là-dessus. Je ne serai plus jamais obligée de le
revoir. Cette idée me rend aussitôt ma bonne humeur. J'allume la radio, mets le volume à
fond, et appuie sur l'accélérateur au rythme d'un rock indie. En débouchant sur
l'autoroute, je me rends compte que je peux rouler aussi vite que je veux.
Nous habitons dans un lotissement près du campus de la Washington State University à
Vancouver, petite ville reliée par un pont à Portland, dans l'état de l'Oregon. J'ai de la
chance : les parents de Kate lui ont acheté ce duplex, et je ne lui paie qu'un loyer
symbolique. En me garant, je songe que Kate ne me lâchera pas les baskets avant d'avoir
obtenu un compte-rendu détaillé. Heureusement qu'elle aura l'enregistrement à se mettre
sous la dent !
— Ana ! Enfin !
Kate est dans le salon, entourée de livres, vêtue du pyjama rose en pilou orné de petits
lapins qu'elle réserve aux ruptures, aux maladies et aux coups de blues. Manifestement,
elle a passé la journée à réviser. Elle bondit vers moi pour me serrer dans ses bras.
— Je commençais à m'inquiéter. Je t'attendais plus tôt.
— L'interview a duré plus longtemps que prévu. Je brandis le dictaphone.
— Ana, merci, à charge de revanche. Alors, ça s'est passé comment ? Il est comment, lui
?
Et voilà, c'est parti : l'Inquisition à la Katherine Kavanagh.
Je cherche une réponse. Que dire ?
— Je suis ravie que ça soit fini et de n'avoir plus jamais à le revoir. Il est assez
intimidant, tu sais, dis-je en haussant les épaules. Très rigoureux, intense - et jeune. Très
jeune.
Kate prend son air innocent. Je fronce les sourcils.
— Ne prends pas ton air de sainte-nitouche. Pourquoi ne m'as-tu pas donné sa bio ?
J'ai eu l'air d'une imbécile.
Kate plaque sa main sur sa bouche.
— Zut, Ana, je suis désolée - je n'y ai pas pensé. Je grogne.
— En gros, il a été courtois, réservé et trop guindé pour un type dans la vingtaine. Il a
quel âge, au juste ?
— Vingt-sept ans. Ana, je suis désolée. J'aurais dû te briefer, mais j'étais tellement
malade. Donne-moi l'enregistrement, je vais commencer à le décrypter.
— Tu as meilleure mine. Tu as mangé ta soupe ? dis-je, pressée de changer de sujet.
— Oui, et elle était délicieuse, comme toujours. Je me sens beaucoup mieux.
Elle me sourit avec gratitude. Je consulte ma montre.
— Il faut que j'aille au boulot.
— Ana, tu vas être crevée.
— Ça ira. À plus tard.
Depuis le début de mes études, je travaille chez Clayton's, le plus grand magasin de
bricolage indépendant de la région de Portland. En quatre ans, j'ai eu le temps d'apprendre
à connaître à peu près tous les articles mais je suis toujours aussi nulle en bricolage. C'est
mon père, le spécialiste.
Je suis ravie d'être rentrée assez tôt pour aller au travail : ça me permettra de penser à
autre chose qu'à Christian Grey. Mme Clayton a l'air soulagée de me voir, d'autant que le
magasin est bondé.
— Ana ! Je croyais que tu ne viendrais pas aujourd'hui.
— Je me suis libérée plus tôt que prévu. Je peux faire mes deux heures.
Ravie, elle m'envoie dans la réserve pour que je puisse regarnir les rayons, et je suis
bientôt totalement absorbée par ma tâche.
Lorsque je rentre à la maison, Katherine, écouteurs aux oreilles, est en train de
décrypter l'entretien. Son nez est encore rose, mais elle tape à toute vitesse, furieusement
concentrée. Épuisée par mon aller-retour à Seattle, mon interview éprouvante et le travail
chez Clayton's, très achalandé en cette période de l'année, je m'affale dans le canapé en
songeant à ma dissertation et aux révisions que je n'ai pas faites aujourd'hui parce que
j'étais fourrée avec... Zut.
— Tu as fait du bon boulot, Ana. Je n'arrive pas à croire que tu n'aies pas accepté qu'il
te montre ses bureaux. Il voulait prolonger l'entretien, ça crève les yeux.
Elle m'adresse un regard interrogateur.
Je rougis, mon coeur s'affole. Pas du tout. Il voulait simplement me faire comprendre
qu'il était bien le seigneur et maître absolu de son domaine. Je mordille ma lèvre
inférieure. J'espère que Kate ne l'a pas remarqué. Heureusement, elle a recommencé à
décrypter.
— Je comprends ce que tu veux dire par « réservé ». Tu as pris des notes ?
— Euh... non.
— Tant pis. J'ai de quoi faire. Dommage qu'on n'ait pas de photos. Il est beau, ce con,
non ?
— Mouais.
Je m'efforce de paraître blasée.
— Allez, Ana, même toi, tu ne peux pas être insensible à une telle beauté.
Elle hausse un sourcil parfait.
Merde ! Mes joues s'enflamment. Je tente de détourner son attention en la flattant, ce
qui est toujours une stratégie efficace.
— Je suis certaine que tu aurais réussi à lui soutirer plus d'informations.
— J'en doute, Ana. Enfin, il t'a pratiquement offert un stage ! Tu t'en es très bien sortie,
surtout que je t'ai refilé le bébé à la dernière minute.
Elle me dévisage d'un air songeur. J'opère un retrait stratégique vers la cuisine.
— Alors, sincèrement, qu'est-ce que tu penses de lui ? Bordel, qu'est-ce qu'elle peut être
curieuse. Elle ne peut pas me lâcher la grappe ? Trouve quelque chose à dire, vite.
— Il est très déterminé, dominateur, arrogant. Il fait peur, mais il a beaucoup de
charme. Il est même assez fascinant.
— Toi, fascinée par un homme ? C'est une première, glousse-t-elle.
Je commence à me préparer un sandwich pour qu'elle ne voie pas ma tête.
— Pourquoi voulais-tu savoir s'il était gay ? C'était une question très indiscrète. J'étais
morte de honte, et il avait l'air furieux.
Je grimace en y repensant.
— Quand on le voit dans les pages people, il n'est jamais accompagné.
— C'était super embarrassant. Toute cette histoire était embarrassante, et je suis ravie
de ne plus jamais le revoir.
— Enfin, Ana, ça n'a pas pu être aussi terrible que ça. J'ai même l'impression qu'il a
craqué pour toi.
Craqué pour moi ? Kate est en plein délire.
— Tu veux un sandwich ?
— S'il te plaît.
À mon grand soulagement, il n'est plus question de Christian Grey ce soir-là. Après
avoir grignoté mon sandwich, je m'assieds à la table de la salle à manger avec Kate et
tandis qu'elle rédige son article, je termine ma dissertation sur Tess d'Urberville. Pauvre
fille, elle était vraiment au mauvais endroit et au mauvais moment du mauvais siècle. Il
est minuit quand j'y mets le point final. Kate est couchée depuis longtemps. Je titube vers
ma chambre, exténuée mais ravie d'avoir abattu autant de travail.
Blottie dans mon lit en fer forgé blanc, je m'enroule dans l'édredon confectionné par ma
mère et je m'endors instantanément. Cette nuit-là, je rêve de lieux obscurs, de sols froids,
blancs et sinistres, et d'un regard gris.
Le reste de la semaine, je me lance à corps perdu dans mes études et mon boulot chez
Clayton's. Kate révise tout en compilant une dernière édition du journal des étudiants
avant de passer la main à la nouvelle rédactrice en chef. Mercredi, elle va beaucoup mieux
et je n'ai plus à supporter le spectacle de son pyjama rose en pilou avec ses petits lapins.
J'appelle ma mère à Savannah pour prendre de ses nouvelles ; je veux qu'elle me souhaite
bonne chance, pour mes examens. Elle me raconte sa dernière lubie, fabriquer des
bougies - ma mère n'arrête pas de se lancer dans des entreprises farfelues. Au fond, elle
s'ennuie et cherche à tuer le temps, mais elle a la capacité de concentration d'un poisson
rouge. La semaine prochaine, elle sera déjà passée à autre chose. Elle m'inquiète. J'espère
qu'elle n'a pas hypothéqué sa maison pour financer ce nouveau projet. Et j'espère que Bob
- son mari -, beaucoup plus âgé qu'elle, la surveille un peu maintenant que je ne suis plus
là. Il me semble beaucoup plus pragmatique que le Mari Numéro Trois.
— Et toi, ça va, Ana ?
J'hésite un moment avant de répondre, ce qui pique la curiosité de ma mère.
— Ça va.
— Ana ? Tu as rencontré quelqu'un ?
Ça alors... comment a-t-elle deviné ? Elle frétille d'excitation, ça se devine, rien qu'à
l'entendre.
— Non maman. Tu serais la première à l'apprendre.
— Il faut vraiment que tu sortes plus souvent, ma chérie. Tu m'inquiètes.
— Maman, tout va bien, je t'assure. Et Bob, ça va ? Comme toujours, la meilleure
stratégie, c'est de changer de sujet.
Plus tard ce soir-là, j'appelle Ray, le Mari Numéro Deux de maman, que je considère
comme mon père et dont je porte le nom. Notre conversation est brève. En fait, il ne s'agit
pas d'une conversation mais plutôt d'une série de questions - les miennes - auxquelles il
répond par des grognements. Ray n'est pas bavard. Mais il est encore en vie, il regarde
encore le foot à la télé (sinon, il fait du bowling, fabrique des meubles ou bien il pêche à la
ligne). Ray est doué pour la menuiserie et c'est grâce à lui que je sais distinguer une scie à
chantourner d'une égoïne. Il a l'air en forme.
Vendredi soir, Kate et moi sommes en train de nous demander que faire de notre soirée
- nous voulons faire une pause dans notre travail - lorsqu'on sonne à la porte. C'est mon
grand pote José, une bouteille de Champagne à la main.
— José ! Quelle bonne surprise ! Entre ! dis-je en le serrant dans mes bras.
José est le premier ami que je me suis fait à la fac : je l'ai rencontré dès mon arrivée,
aussi esseulé et perdu que moi. Depuis ce jour-là, c'est mon âme soeur. Non seulement
nous avons le même sens de l'humour, mais nous avons aussi découvert que Ray et José
Senior avaient fait partie de la même unité à l'armée. Du coup, nos pères sont devenus
amis, eux aussi.
José prépare un diplôme d'ingénieur : il est le premier de sa famille à faire des études
supérieures. Mais sa véritable passion, c'est la photo.
— J'ai de bonnes nouvelles, m'annonce-t-il en souriant.
— Laisse-moi deviner : tu n'es pas recalé ! Il fait semblant de me foudroyer du regard.
— J'ai une expo à la galerie Portland Place le mois prochain.
— C'est génial ! Félicitations !
Ravie pour lui, je le serre à nouveau dans mes bras. Kate lui sourit aussi.
— Bravo José ! Je vais l'annoncer dans le journal. Rien de tel qu'un changement de
sommaire à la dernière minute un vendredi soir.
Elle soupire, faussement agacée.
— On va fêter ça. Évidemment, tu viens au vernissage, me dit José en me dévisageant
intensément.

Je rougis.
— Toi aussi, Kate, ajoute-t-il en lui jetant un coup d'oeil nerveux.
Au fond, José voudrait que ça aille plus loin entre nous. Il est mignon, marrant, mais je
le considère plutôt comme le frère que je n'ai jamais eu. Selon Katherine, le gène «j'ai
besoin d'un mec» me fait défaut, mais la vérité, c'est que je n'ai jamais rencontré quelqu'un
qui... enfin, qui m'attire, même si je rêve d'éprouver les sensations dont tout le monde me
rebat les oreilles : genoux tremblants, coeur palpitant, papillons dans l'estomac...
Parfois, je me demande si je n'ai pas quelque chose qui cloche. À force de fréquenter des
héros de roman, je me suis peut-être forgé des attentes et des idéaux trop élevés. Reste
que je n'ai jamais été remuée par un homme.
Jusqu'à tout récemment, me murmure la petite voix importune de ma conscience. NON !
Je repousse aussitôt cette idée. Je ne veux pas y penser, pas après cette interview
éprouvante. Êtes-vous gay, monsieur Grey ? Ce souvenir me fait grimacer. Si je rêve de lui
toutes les nuits, c'est sûrement pour purger cette pénible expérience de mon esprit.
Je regarde José déboucher le Champagne. La peau mate, les cheveux sombres, des yeux
de braise... Avec son jean et son tee-shirt, il est tout en muscles et en épaules. Oui, José
est assez sexy, mais je crois qu'il commence enfin à comprendre que nous ne sommes
qu'amis. Quand le bouchon saute, il lève les yeux et me sourit.
Samedi au magasin, c'est l'enfer. Nous sommes assiégés de bricoleurs qui veulent
redonner un coup de frais à leurs maisons pendant les vacances d'été. Mais ça se calme
vers l'heure du déjeuner, et Mme Clayton me demande de vérifier des commandes tandis
que je grignote discrètement un bagel derrière la caisse. Ma tâche consiste à vérifier les
numéros de catalogue par rapport aux articles commandés ; mon regard va du carnet de
commandes à l'écran de l'ordinateur pour m'assurer que les entrées correspondent. Tout
d'un coup, je ne sais pas pourquoi, je lève les yeux... et je me retrouve prisonnière du
regard gris de Christian Grey.
Crise cardiaque.
— Mademoiselle Steele. Quelle agréable surprise. Alors là... Qu'est-ce qu'il fout ici, avec
ses cheveux en bataille et sa tenue de baroudeur, gros pull irlandais, jean et bottes de
randonnée ? Je pense que ma bouche s'est ouverte. Ni mon cerveau ni ma voix ne
fonctionnent.
— Monsieur Grey.
Voilà tout ce que j'arrive à articuler. Un sourire erre sur ses lèvres et ses yeux pétillent
comme s'il savourait une plaisanterie connue de lui seul.
— J'étais dans le coin, j'avais besoin de faire quelques achats. Je suis ravi de vous
revoir, mademoiselle Steele, m'explique-t-il d'une voix veloutée comme du chocolat noir.
Je secoue la tête pour me ressaisir. Mon coeur bat la chamade, et sous son regard
scrutateur, j'ai viré au rouge pivoine. Mes souvenirs ne lui rendaient pas justice. Non
seulement il est beau, mais il représente le summum de la beauté masculine. Et il est là,
devant moi. Chez Clayton's. Allez savoir pourquoi. Mes fonctions cognitives se rétablissent
enfin et mon cerveau se rebranche sur le reste de mon corps.
— Ana. Mon nom, c'est Ana. Que puis-je faire pour vous, monsieur Grey ?
Il sourit encore comme s'il gardait un mystérieux secret connu de lui seul. J'inspire
profondément en me réfugiant derrière ma façade « je suis une pro du bricolage. » Allez, je
vais m'en sortir.
— J'ai besoin de quelques articles. Tout d'abord, des liens de serrage en plastique,
murmure-t-il d'un air à la fois détaché et amusé.
Des liens de serrage en plastique ?
— Nous en avons différentes tailles. Voulez-vous les voir ? fais-je d’une petite voix
tremblante.
Reprends-toi, Steele. Un léger froncement de sourcils déforme le joli front de Grey.
— S'il vous plaît. Montrez-les-moi, mademoiselle Steele.
Je tente d'adopter une allure nonchalante en contournant le comptoir, mais en réalité je
m'efforce de ne pas m'étaler, car mes jambes ont soudain pris la consistance de la gelée.
Heureusement que j'ai passé mon plus beau jean ce matin.
— Ils sont au rayon des accessoires électriques, allée huit.
Ma voix est un peu trop guillerette. Je le regarde et le regrette aussitôt. Qu'est-ce qu'il
est beau.
— Après vous, dit’il avec un signe de sa main aux longs doigts manucures.
Mon coeur menace de m'étouffer - parce qu'il est dans ma gorge, en train d'essayer de
me sortir par la bouche -tandis que je me dirige vers le rayon des accessoires électriques.
Que fait-il à Portland ? Pourquoi est’il ici, chez Clayton's ? D'une portion minuscule et sousemployée
de mon cerveau - sans doute située à la base de mon bulbe rachidien, là où se
niche ma conscience -une pensée surgit : Il est venu te voir. Impossible ! Pourquoi cet
homme superbe, puissant, sophistiqué, voudrait-il me voir ? C'est une idée grotesque, que
je chasse de mon esprit à coups de pied.
— Vous êtes à Portland pour affaires ?
Je couine comme si j'avais le doigt coincé dans une porte. Merde ! Du calme, Ana !
— Je suis venu visiter le département agroalimentaire de la Washington State
University, qui est situé à Vancouver. Je subventionne des recherches sur la rotation des
cultures et la science des sols.
Tu vois ? Il n'est pas du tout venu te voir, ricane ma conscience. Je rougis de ma
stupidité.
— Ça fait partie de vos projets pour nourrir la planète ?
— Plus ou moins, reconnaît-il avec un sourire en coin.
Il examine la sélection d'attaches en plastique. Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir en faire
? Je ne le vois pas du tout en bricoleur. Ses doigts caressent les différents emballages et,
sans savoir pourquoi, je suis obligée de détourner le regard. Il se penche pour choisir un
paquet.
— Ceux-là, ça ira, m'annonce-t-il avec son sourire qui dit « j'ai un secret ».
— Autre chose ?
— Je voudrais du gros scotch. Du gros scotch ?
— Vous faites des rénovations ?
Les mots me sont sortis de la bouche avant que je n'aie pu les retenir. Il doit sûrement
payer des gens pour faire ça.
— Non, pas de rénovations, réplique-t-il avec un petit sourire en coin.
J'ai l'impression qu'il se moque de moi.
— Par ici. Cet article se trouve au rayon décoration. Je jette un coup d'oeil par-dessus
mon épaule tandis
qu'il me suit.
— Vous travaillez ici depuis longtemps ?
Je m'empourpre. Pourquoi donc a-t’il cet effet sur moi ? J'ai l'impression d'être une
godiche de quatorze ans. Regarde devant toi, Steele !
— Quatre ans.
Je lui montre les deux largeurs de gros scotch que nous avons en stock.
— Celui-ci, dit Grey d'une voix douce en désignant le plus large.
Quand je le lui remets, nos doigts s'effleurent très brièvement. Une fois de plus, un
courant me traverse comme si j'avais touché un fil électrique, pour me parcourir le corps
jusqu'au ventre. Je m'efforce désespérément de reprendre pied.
— Ce sera tout ?
J'ai la voix rauque et haletante. Ses yeux s'agrandissent légèrement.
— Il me faudrait aussi de la corde.
Sa voix est aussi rauque que la mienne.
— Par ici.
Je baisse la tête pour dissimuler mon visage empourpré.
— Vous cherchez quoi, au juste ? Fibre synthétique, naturelle ? De la ficelle, des câbles
?
Je me tais en voyant son expression, ses yeux qui s'assombrissent... Oh la vache.
— Je prendrai cinq mètres de corde en fibre naturelle.
Rapidement, les doigts tremblants, je mesure la corde au mètre sous son regard gris
brûlant. Je n'ose pas le regarder. Plus gênée, ce serait impossible. Tirant mon cutter de la
poche arrière de mon jean, je coupe la corde, l'enroule et l'attache avec un noeud coulant.
Par miracle, je parviens à ne pas m'amputer un doigt avec mon cutter.
— Vous étiez scoute quand vous étiez petite ? me demande-t-il, ses lèvres ourlées et
sensuelles retroussées par un sourire.
Ne regarde pas sa bouche !
— Les activités de groupe, ça n'est pas mon truc, monsieur Grey.
Il hausse un sourcil.
— Et c'est quoi, votre truc, Anastasia ? me demande-t-il d'une voix douce, avec, de
nouveau, son sourire « secret ».
Aucun son ne sort de ma bouche. Je vacille sur des plaques tectoniques en mouvement.
Du calme, Ana, me supplie à genoux ma conscience.
— Les livres.
Je chuchote, mais ma conscience hurle : Vous ! C'est vous, mon truc ! Je la fais taire
d'une gifle, atterrée par sa folie des grandeurs.
— Quelles sortes de livres ?
Il penche la tête sur l'épaule. Pourquoi ça l'intéresse ?
— Eh bien, vous savez, comme tout le monde. Les classiques. Surtout la littérature
anglaise.
Il se caresse le menton de l'index et du pouce en réfléchissant à ma réponse. Ou alors, il
s'ennuie ferme et il essaie de le cacher.
— Vous avez besoin d'autre chose ?
Il faut que je détourne la conversation - ces doigts sur son visage sont captivants.
— Je ne sais pas. Que pourriez-vous me recommander ?
Ce que je pourrais vous recommander ? Mais je ne sais même pas pourquoi vous
achetez tous ces trucs !
— Pour bricoler ?
Il hoche la tête, l'oeil malicieux. Mon regard dérive vers son jean moulant.
— Une salopette.
C'est à ce moment-là que je comprends que je ne filtre plus les mots qui me sortent de la
bouche. Il hausse le sourcil, encore une fois amusé.
— Pour ne pas salir vos vêtements. Je désigne son jean d'un geste vague.
— Je pourrais les enlever, ricane-t-il.
— Euh.
Mes joues s'empourprent tellement que je dois être de la couleur du Petit Livre rouge de
Mao. Tais-toi. Tais-toi TOUT DE SUITE.
— Alors je prends une salopette. Il ne manquerait plus que je salisse mes vêtements,
ironise-t-il.
Je l'imagine tout d'un coup sans son jean, et je m'efforce de chasser cette image
importune.
— Autre chose ?
J'ai encore couiné en lui tendant une salopette bleue.
— Et votre article, ça avance ?
Ouf. Enfin une question facile, dénuée d'allusions et de sous-entendus troublants... une
question à laquelle je peux répondre. Je m'y agrippe comme à une bouée de sauvetage et
j'opte pour l'honnêteté.
— Ce n'est pas moi qui l'écris, c'est Katherine. Mlle Kavanagh. Ma colocataire. C'est elle,
la journaliste. Elle en est très contente. Elle est rédactrice en chef du journal des
étudiants, et elle était catastrophée de ne pas pouvoir faire l'entretien elle-même.
J'ai l'impression d'être revenue à l'air libre - enfin, un sujet de conversation normal.
— La seule chose qui l'ennuie, c'est de ne pas avoir de photo originale de vous.
— Quelle sorte de photo veut-elle ?
Je n'avais pas prévu cette question. Je secoue la tête, car je l'ignore.
— Eh bien, je suis dans le coin. Demain, peut-être...
— Vous seriez prêt à faire une séance photo ?
Je couine toujours. Katherine serait au septième ciel si je lui arrangeais le coup. Et
comme ça, tu le reverras demain, me susurre, tentatrice, une voix inconnue. Je chasse
cette pensée - c'est idiot, ridicule...
— Kate en serait ravie - si nous arrivons à trouver un photographe.
Je suis tellement contente que je lui adresse un grand sourire. Ses lèvres s'entrouvrent
et ses paupières frémissent. Pendant une fraction de seconde, il a l'air rêveur, et la Terre
oscille légèrement sur son axe ; les plaques tectoniques viennent à nouveau de bouger.
Oh mon Dieu. Le regard rêveur de Christian Grey.
— Tenez-moi au courant, pour demain.
Il sort son portefeuille de sa poche arrière.
— Voici ma carte, avec mon numéro de portable. Il faudra m'appeler avant 10 heures du
matin.
— D'accord, lui dis-je en souriant. Kate va être ravie.
— Ana !
Paul s'est matérialisé à l'autre bout de l'allée. C'est le frère cadet de M. Clayton. Je
savais qu'il était rentré de Princeton, mais je ne m'attendais pas à le voir ici aujourd'hui.
— Euh, excusez-moi un instant, monsieur Grey. Grey fronce les sourcils.
Paul est un bon copain, et je suis ravie d'interrompre mon dialogue incongru avec cet
homme tyrannique, riche, puissant et beau à en faire exploser les compteurs, pour parler
à quelqu'un de normal. Paul me serre dans ses bras, ce qui me prend au dépourvu.
— Ana, salut, ça me fait plaisir de te revoir !
— Salut, Paul, ça va ? Tu es rentré pour l'anniversaire de ton frère ?
— Ouais. Tu as bonne mine, Ana, vraiment bonne mine.
Il me tient à bout de bras pour me dévisager, souriant. Quand il me libère, il pose un
bras possessif sur mes épaules. Je me dandine sur place, gênée. J'aime bien
Paul mais il a toujours eu un comportement trop familier avec moi.

Christian Grey nous observe d'un oeil d'aigle, les lèvres pincées. Au lieu du client
bizarrement attentionné qu'il était, il s'est mué en être froid et distant.
— Paul, je suis avec un client. Je vais te le présenter, dis-je pour tenter de désamorcer
l'agressivité que je décèle dans le visage de Grey.
Je traîne Paul vers lui. Les deux hommes se jaugent du regard. L'ambiance est devenue
glaciale tout d'un coup.
— Paul, je te présente Christian Grey. Monsieur Grey, voici Paul Clayton, le frère du
propriétaire du magasin.
Sans raison, j'ai l'impression qu'il faut que je m'explique.
— Je connais Paul depuis que je travaille ici, mais on ne se voit pas très souvent. Il est
rentré de Princeton où il fait des études de management.
Ça n'a vraiment aucun intérêt, ce que je suis en train de raconter... Stop !
— Monsieur Clayton.
Grey lui tend la main. Son expression est impénétrable. Paul la prend :
— Monsieur Grey... le Christian Grey? De Grey Enterprises Holdings ?
Paul passe du revêche au stupéfait en moins d'une nanoseconde. Grey lui adresse un
sourire poli qui n'atteint pas ses yeux.
— Ça alors. Je peux vous aider ?
— Anastasia s'en est chargée, monsieur Clayton. Elle m'a donné toute satisfaction.
Son expression reste impassible, mais ses mots... c'est comme s'il disait tout à fait autre
chose.
— Super, répond Paul. À tout à l'heure, Ana.
— D'accord, Paul.
Je le suis des yeux alors qu'il se dirige vers la réserve.
— Autre chose, monsieur Grey ?
— Ce sera tout.
Il parle d'une voix froide et cassante, comme si je l'avais offensé. J'inspire profondément
en passant derrière la caisse. C'est quoi, son problème ?
— Ça vous fera quarante-trois dollars, s'il vous plaît. Je lève les yeux vers Grey et le
regrette aussitôt. Il me
scrute si intensément que c'est déstabilisant.
— Voulez-vous un sac ?
Je prends sa carte bancaire.
— S'il vous plaît, Anastasia.
Quand sa langue caresse mon prénom, mon coeur s'affole à nouveau. J'arrive à peine à
respirer. Je me hâte de ranger ses emplettes dans un sac en plastique.
— Vous m'appellerez, pour la séance photo ?
Il a repris sa voix d'homme d'affaires. Je hoche la tête, incapable de prononcer un mot,
en lui rendant sa carte bancaire.
— Très bien. Alors à demain, peut-être. Il fait mine de partir, puis s'arrête.
— Au fait, Anastasia, je suis ravi que Mlle Kavanagh n'ait pas pu faire cette interview.
Il sourit, puis sort du magasin d'un pas décidé en jetant le sac en plastique par-dessus
son épaule, me laissant réduite à une masse tremblante d'hormones féminines en pleine
ébullition. Je passe plusieurs minutes à regarder fixement la porte qu'il vient de franchir
avant de revenir sur la planète Terre.
Bon, d'accord, il me plaît. Voilà, je me le suis avoué. Je ne peux pas me cacher ce que
j'éprouve. Je n'ai jamais rien ressenti de pareil. Je le trouve séduisant, très séduisant.
Mais c'est une cause perdue, je le sais. Je soupire amèrement. S'il est entré ici, c'est par
hasard. Cela dit, rien ne m'empêche de l'admirer de loin. Il n'y a pas de mal à ça. Et si je
trouve un photographe, je pourrai l'admirer tout mon saoul demain. Je me mordille la lèvre
inférieure en souriant comme une gamine. Il faut que je téléphone à Kate pour organiser la
séance photo.
                                                                                                                       EL James

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