lundi 12 août 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre XVI: Objectifs et patriotes

Comme la plupart des officiers de carrière, le capitaine de corvette Robby Jackson n’appréciait guère la presse. L’ironie était que Jack avait essayé maintes fois de le convaincre qu’il avait tort, que la presse était importante pour sauvegarder la démocratie américaine, tout autant que l’était la marine. Et maintenant il le voyait harcelé par des journalistes qui le bombardaient de questions tantôt stupides, tantôt indiscrètes. Pourquoi voulaient-ils savoir ce qu’éprouvait Jack à propos de l’état de sa fille ? N’étaient-ils pas capables de l’imaginer ? Et comment Jack saurait-il qui avait tiré, alors que la police ne le savait même pas ?
— Et vous, c’est comment, votre nom ? demanda finalement une journaliste à Robby.
Il le lui donna. Elle insista.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Jack est mon ami. Je l’ai accompagné.
Conne.
— Et qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
— Qu’est-ce que vous croyez que j’en pense ? Si c’était la petite fille de votre copain qui était là-haut, qu’est-ce que vous penseriez, bon Dieu ? riposta sèchement le pilote.
— Vous savez qui a fait le coup ?
— Mon métier, c’est de piloter des avions. Je ne suis pas un flic. Demandez-le-leur.
— Ils ne veulent rien dire.
Robby sourit.
— Un bon point pour eux. Ma petite dame, si vous laissiez mon ami un peu tranquille ? Si vous en passiez par là, vous croyez que ça vous plairait d’avoir une demi-douzaine d’inconnus sur le dos à vous poser des questions ? C’est un être humain, vous savez. Et il est mon ami et je n’aime pas ce que vous lui faites.
— Écoutez, commandant, nous savons que sa femme et sa fille ont été attaquées par des terroristes...
— Qui dit ça ?
— Qui voulez-vous que ce soit ? Vous croyez que nous sommes stupides ? cria-t-elle, mais Robby ne répondit pas. La première attaque par un groupe terroriste étranger sur le territoire américain, si nous avons bien compris. C’est important. Le public a le droit de savoir ce qui s’est passé et pourquoi !
Elle a raison, pensa à contrecoeur Robby. Cela ne lui plaisait pas, mais elle avait raison. Il jura à part lui.
— Est-ce que ça vous réconforterait de savoir que j’ai un gosse de cet âge ? Un garçon, dit la journaliste d’un air réellement compatissant.
Jackson n’arrivait plus à la détester.
— Répondez-moi franchement. Si vous aviez l’occasion d’interviewer les gens qui ont fait ça, vous le feriez ?
— C’est mon métier. Nous voulons savoir d’où ils viennent.
— D’où ils viennent ? Ma petite dame, ils tuent des gens histoire de rigoler. Ça fait partie de leur jeu, dit-il en se rappelant des rapports des SR qu’il avait vus dans la Méditerranée orientale. Il y a deux ans environ... Je ne vous ai jamais rien dit, d’accord ?
— Strictement entre nous, promit-elle gravement.
— J’étais à bord d’un porte-avions devant Beyrouth, vu ? Nous recevions des rapports des services de renseignements, des photos de gens qui arrivaient d’Europe par avion, pour tuer. C’était surtout des gosses, de bonne famille à voir comment ils étaient habillés. Ils avaient rendez-vous avec des cinglés qui leur procuraient des flingues et ils se mettaient à tirer, au petit bonheur dans les rues, pour s’amuser. Avec un fusil de guerre, on fait mouche à mille mètres. Ils tuaient des gens, histoire de rire ! C’était plutôt écoeurant, pas le genre de chose qu’on oublie. C’est de gens comme ça qu’il s’agit ici et je me fous de leur point de vue, madame. Quand j’étais un petit môme en Alabama, nous avions aussi des problèmes avec des gens comme ça, ceux du Klan. Je me fous de leur satané point de vue, aussi. La seule bonne chose, avec le Klan, c’est qu’ils étaient idiots. Les terroristes qui se baladent dans la nature sont bien plus intelligents. Mais si on pouvait tous les coincer dans un seul endroit, je crois que les marines et nous trouverions bien quelque chose, ajouta Robby, exprimant un souhait commun à tous les soldats de carrière du monde. Nous vous inviterions même à la veillée funèbre. Allons bon, qui c’est, ça ?
Deux nouvelles personnes venaient d’entrer dans la pièce.
Jack était épuisé. La nouvelle que Sally semblait hors de danger avait enlevé un gigantesque poids de ses épaules et il attendait maintenant de voir sa femme, qui allait bientôt être transférée dans un autre service. À quelques pas de lui, Wayson, l’agent de la sécurité britannique, observait les journalistes avec un mépris non dissimulé. La question qu’ils posaient inlassablement, c’était : « Qui ? Qui a fait le coup ? » Jack répondait qu’il n’en savait rien, mais il croyait bien le deviner. Et il avait dit à Cathy qu’il ne fallait pas s’en inquiéter.
Ç’aurait pu être pire, se disait-il. Au moins, maintenant, il était probable que Sally s’en sortirait. Sa faute de jugement n’avait pas provoqué la mort de sa fille.
— Monsieur Ryan ? demanda un des nouveaux visiteurs.
— Oui ?
Jack était trop fatigué pour redresser la tête. S’il ne dormait pas, c’était parce qu’il avait les nerfs à vif, et pourtant il en avait besoin.
— Je suis l’agent spécial Ed Donoho, du bureau de Boston du FBI. J’ai là quelqu’un qui voudrait vous dire quelque chose.
Dès que la nouvelle était tombée au journal télévisé de 23 heures, Paddy O’Neil avait demandé à son « escorte » du FBI de l’accompagner en avion jusqu’à Baltimore. Donoho n’avait aucun motif de lui interdire ce voyage et il avait été désigné pour l’accompagner lui-même...
— Monsieur Ryan, dit O’Neil d’une voix ruisselante de compassion, j’apprends que l’état de votre enfant s’améliore. J’espère que mes prières ont joué leur rôle et...
Il fallut bien dix secondes à Ryan pour reconnaître la figure qu’il avait vue quelques jours plus tôt à la télévision. Sa bouche s’ouvrit lentement et ses yeux s’arrondirent. Il n’entendait pas ce que cet homme lui disait. Les mots parvenaient à ses oreilles comme si c’était une langue étrangère inconnue, son cerveau refusait de leur donner un sens. Tout ce qu’il voyait, c’était la gorge de l’individu, à un mètre cinquante.
— Oh-oh, fit Robby de l’autre côté de la pièce.
Il se leva en regardant son ami virer au rouge, puis devenir aussi blanc que le col de sa chemise. Il bondit en bousculant l’agent du FBI à l’instant où Jack s’élançait du canapé, les mains tendues vers le cou d’O’Neil. L’épaule du pilote frappa Jack en pleine poitrine et il le prit à bras-le-corps pour le repousser sur le canapé, sous les flashes de trois photographes. Ryan ne dit pas un mot, mais Jackson avait tout compris. Il se retourna et cria :
— Faites sortir ce salopard d’ici avant que je le tue moi-même ! Emmenez cette ordure de terroriste !
Donoho fit signe à un agent de la police routière qui saisit O’Neil au collet et le traîna en un instant hors de la pièce. Tous les journalistes suivirent O’Neil qui protestait bruyamment de son innocence.
— Vous êtes complètement cinglé ou quoi ? hurla Jackson furieux à l’agent du FBI.
— Calmez-vous, commandant...
Jackson s’assit à côté de Ryan qui respirait bruyamment en regardant fixement le carrelage. Donoho s’assit de l’autre côté.
— Monsieur Ryan, je ne pouvais pas l’empêcher de venir. Je suis désolé, mais nous ne pouvons pas faire ça. Il voulait vous dire... ah merde, pendant tout le vol il m’a répété que son mouvement n’avait rien à voir avec tout ça, que ce serait une catastrophe pour eux. Il voulait vous exprimer sa compassion, je suppose.
L’agent s’en voulait à mort de dire cela, même si c’était assez vrai. Il s’en voulait encore plus de s’être pris d’amitié pour Paddy O’Neil, depuis une semaine. Le représentant du Sinn Fein ne manquait pas de charme et avait le don d’exposer son point de vue de la manière la plus raisonnable.
— Je ferai en sorte qu’il ne vous importune plus.
— Je vous le conseille, gronda Robby.
Donoho retourna dans le hall où il retrouva O’Neil en train de débiter son boniment aux journalistes.
— M. Ryan est hors de lui, disait-il, comme le serait n’importe quel père de famille dans de telles circonstances.
Au premier abord, la semaine précédente, cet homme avait déplu à Donoho. Et puis il s’était mis à l’admirer pour son charme et son habileté. Mais à cet instant, il lui parut répugnant. Une idée germa dans sa tête. Il se demanda si le Bureau approuverait et jugea finalement que ça en valait la peine. Donoho commença par saisir un agent de la police routière par le bras et s’assurer qu’O’Neil n’aurait plus l’occasion de s’approcher de Ryan. Ensuite, il s’approcha d’un photographe et lui parla un moment. Ensemble, ils allèrent à la recherche d’un médecin.
— Non, absolument pas question, répondit d’abord le chirurgien.
— Écouter, docteur, dit le photoreporter, ma femme est enceinte de mon premier. Si ça peut aider ce type, je suis pour. Et ça ne se retrouvera pas dans les journaux, vous avez ma parole.
— Je crois que ce sera utile, insista l’agent du FBI. Je le crois sincèrement.
Dix minutes plus tard, Donoho et le photographe se dépouillaient de leurs blouses stériles. L’agent du FBI prit la cassette de pellicule et la rangea dans sa poche. Avant de ramener O’Neil à l’aéroport, il téléphona au siège, à Washington, et deux agents se rendirent à la maison de Ryan, à Peregrine Cliff. Le système d’alarme ne leur posa aucun problème.
Jack était debout depuis plus de vingt-quatre heures, à présent. S’il avait été en état de s’en rendre compte, il se serait émerveillé d’être encore capable de penser et d’agir, encore que cette observation aurait soulevé des contestations de la part de ceux qui étaient avec lui. Pour le moment, il était seul. Robby était parti s’occuper de quelque chose, Jack avait oublié quoi.
De toute façon, même avec Robby, il aurait été seul. Vingt minutes plus tôt, Cathy avait été transférée dans le bâtiment principal du CHU et Jack allait la voir. Il marchait comme un homme en route vers son exécution, le long d’un triste corridor aux murs de brique vernissée. Il n’eut aucun mal à trouver sa chambre. Deux agents étaient en faction devant la porte. Ils le regardèrent s’avancer et Jack guetta dans leurs yeux un signe de réprobation : sans doute savaient-ils que tout était de sa faute, que sa femme et sa fille avaient failli mourir parce qu’il avait jugé qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Jamais jusqu’alors Jack n’avait connu l’échec et son goût amer lui donnait à penser que le monde entier avait pour lui le même mépris qu’il éprouvait lui-même.
Tu te crois tellement malin !
Il avait l’impression de ne pas s’approcher de la porte, que c’était elle qui venait vers lui, de plus en plus grande. Derrière elle, il y avait la femme qu’il aimait. La femme qui aurait pu mourir parce qu’elle avait eu confiance en lui. Que lui dirait-elle ? Il craignait de l’entendre. Il s’attarda un instant. Les agents s’appliquaient à ne pas le regarder. Peut-être avaient-ils pitié, pensa Jack, en sachant qu’il ne la méritait pas. Le bouton de porte métallique était d’un froid accusateur quand il le tourna pour entrer.
Cathy était dans une chambre particulière. Elle avait le bras dans le plâtre. Une énorme ecchymose violette couvrait la moitié droite de sa figure et elle avait un pansement sur une partie du front. Ses yeux étaient ouverts, mais paraissaient vides, fixés sur la télévision qui n’était pas allumée. Jack s’approcha comme un somnambule. Une infirmière avait placé une chaise à côté du lit. Il s’y assit et prit la main de sa femme, en cherchant ce qu’il pourrait lui dire. Elle tourna la tête vers lui. Ses yeux étaient pleins de larmes.
— Je te demande pardon, Jack, dit-elle.
— Quoi ?
— Je savais qu’elle jouait avec la boucle de la ceinture, mais je n’ai rien dit parce que j’étais pressée... et puis cette camionnette est arrivée et je n’ai pas eu le temps de... si je m’étais assurée qu’elle était bien attachée, Sally n’aurait rien... mais j’étais pressée... Je suis tellement désolée, Jack, conclut-elle en détournant la tête.
Mon Dieu, elle croit que c’est de sa faute...
— Elle va guérir, bébé, murmura-t-il péniblement, stupéfait de ce qu’il venait d’entendre, et il porta la main de sa femme à sa bouche pour l’embrasser. Et toi aussi. C’est tout ce qui compte à présent.
— Mais...
— Pas de, mais.
Elle le regarda de nouveau et tenta de sourire à travers ses larmes.
— J’ai parlé au docteur Ellingstone de Hopkins, il est venu et il a vu Sally aussi. Il dit... il dit qu’elle ira bien. Il dit que Shapiro lui a sauvé la vie.
— Je sais.
— Je ne l’ai même pas vue... je me souviens d’avoir vu le pont et puis je me suis réveillé il y a deux heures et... ah, Jack !
Ses doigts se refermèrent sur ceux de son mari. Il se pencha pour l’embrasser, mais avant que leurs lèvres se touchent, tous deux se mirent à pleurer.
— Tout va bien, Cathy, dit enfin Jack et il commença à le croire, à croire du moins que tout irait bien. Son monde ne s’était pas écroulé, pas tout à fait.
Mais celui de quelqu’un d’autre s’écroulera, se promit-il. La pensée était encore lointaine, mais calme et précise. En voyant sa femme verser des larmes causées par quelqu’un d’autre, il était pris d’une rage froide que seule la mort du coupable pourrait apaiser. Le temps du chagrin s’éloignait. Déjà, Ryan envisageait celui où il dominerait ses émotions. Mais il en resterait une et tant qu’il ne s’en serait pas purgé, il ne redeviendrait pas un homme à part entière.
On ne peut pleurer éternellement ; c’est comme si chaque larme emportait une partie de votre peine. Cathy fut la première à s’arrêter. Elle essuya du bout des doigts la figure de son mari. Maintenant, elle pouvait réellement sourire. Jack ne s’était pas rasé. Sa joue était comme du papier de verre.
— Quelle heure est-il ?
— Dix heures et demie, répondit Jack sans même avoir besoin de regarder sa montre.
— Tu as besoin de dormir, Jack.
— Oui...
— Salut, Cathy ! s’exclama Robby en entrant dans la chambre. Je viens vous l’enlever.
— D’accord.
— Nous sommes installés au Holiday Inn, à Lombard Street.
— Nous ? Robby, tu n’as...
— Tais-toi, Jack. Comment ça va, Cathy ?
— J’ai un mal de tête à ne pas croire.
— Ça fait plaisir de vous voir sourire. Sissy viendra après déjeuner. Elle peut vous apporter quelque chose ?
— Pas pour le moment. Merci, Rob,
— Allons-y, prof, dit Robby en prenant le bras de Jack pour le faire lever. Je vous le ramènerai plus tard.
Vingt minutes après, Robby faisait entrer Jack dans une chambre de motel. Il tira de sa poche une petite boîte de comprimés.
— Le toubib a dit que tu devais en prendre un.
— Je ne prends pas de médicaments.
— Tu vas avaler un de ceux-là, mon vieux. Regarde, c’est des jolis jaunes. Et ce n’est pas une prière, Jack, c’est un ordre. Tu as besoin de sommeil. Tiens.
Robby lança la boîte et attendit que Jack avale un comprimé. Dix minutes plus tard, Ryan était endormi. Jackson s’assura que la porte était bien fermée avant de se coucher dans l’autre lit. Il rêva de ceux qui avaient fait ça. Ils étaient dans un avion. Quatre fois, il tirait un missile contre leur oiseau et il regardait les corps tomber par le trou qu’il avait fait, pour les désintégrer avec son canon avant qu’ils plongent dans la mer.
Le Patriots Club était un bar, en face de la gare de Broadway, dans un des quartiers irlandais de Boston. Le patron John Donoho avait servi dans la première division des marines, il avait suivi l’amère retraite du Réservoir de Chosen. Deux fois blessé, il n’en avait pas moins suivi sa compagnie durant la longue marche glaciale jusqu’au port de Hungnam. Il avait été amputé de quatre orteils gelés à son pied droit, ce qui l’obligeait encore à boiter, mais il en était plus fier que de ses décorations exposées dans un cadre sous un fanion du Marine Corps, derrière le comptoir. Tous ceux qui entraient dans le bar en uniforme de marine avaient droit à un verre gratuit ainsi qu’à une anecdote ou deux sur le vieux corps, dans lequel le caporal John Donoho avait servi au bel âge de dix-huit ans.
C’était un véritable Irlandais. Tous les ans, il prenait un vol d’Aer Lingus à l’aéroport international Logan de Boston pour retourner au vieux pays afin de retrouver ses racines et son accent et le goût des meilleurs whiskies qu’on avait toujours du mal à trouver en Amérique. Donoho essayait aussi de se tenir au courant des événements dans le nord, les « six comtés », comme il les appelait, en soutenant les rebelles qui luttaient courageusement pour libérer leur peuple du joug britannique. Bien des dollars avaient été recueillis dans son bar pour venir en aide à ceux d’Irlande du Nord, bien des verres se levaient chez lui à la santé de la Cause.
— Salut, Johnny ! s’exclama Paddy O’Neil en entrant.
— Bien le bonsoir, Paddy !
Donoho tirait déjà une bière à la pression quand il vit son neveu arriver derrière O’Neil. Eddie était le fils unique de son frère mort, un bon garçon, élevé à Notre-Dame où il avait fait partie de l’équipe de football avant de s’engager dans le FBI. Ce n’était pas aussi bien que d’être un marine, mais l’oncle John savait que cela payait beaucoup mieux. Il avait entendu dire qu’Eddie suivait O’Neil partout, mais il fut un peu attristé de voir que c’était vrai. Peut-être était-ce pour protéger Paddy d’un assassin brit, pensa-t-il pour se consoler.
John et Paddy burent une bière ensemble tandis qu’Eddie s’installait à l’extrémité du bar pour prendre un café. Au bout de dix minutes, O’Neil s’en alla parler à ses partisans dans l’arrière-salle et Donoho vint dire bonjour à son neveu.
— Salut, oncle John.
— Est-ce que tu as enfin fixé la date ? demanda John en forçant son accent irlandais, comme il le faisait toujours quand O’Neil était là.
— Peut-être en septembre.
— Et qu’est-ce qu’il dirait, ton père, que tu vives avec cette fille depuis près d’un an ? Et les bons pères de Notre-Dame ?
— Probablement la même chose qu’à toi en apprenant que tu récoltes de l’argent pour des terroristes !
Le jeune homme en avait assez des remarques sur son style de vie.
— Je ne veux pas t’entendre parler comme ça chez moi, protesta Donoho qui en avait assez, lui aussi.
— C’est pourtant ce que tu fais avec O’Neil, oncle John.
— Ce sont des combattants de la liberté. Je sais qu’ils tournent certaines de nos lois, de temps en temps, mais les lois anglaises qu’ils transgressent ne me regardent pas. Ni toi !
— Tu regardes la télé ?
L’agent n’avait pas besoin de réponse. Un téléviseur grand écran était installé dans le coin opposé pour suivre le football et le baseball. L’oncle John était tout à fait indifférent à la politique. Tous les six ans, il votait pour Teddy Kennedy et se considérait comme un loyal soutien de la défense nationale.
— Je veux te montrer quelques photos, dit Eddie en posant la première sur le comptoir. C’est une petite fille qui s’appelle Sally Ryan. Elle habite à Annapolis.
Son oncle la prit et sourit.
— Je me souviens quand ma Kathleen était comme ça.
— Son père est professeur à l’Académie navale, il était lieutenant dans les marines, avant. Il a fait ses études à Boston College. Son père était un flic.
— Ça m’a l’air d’un bon Irlandais. Un ami à toi ?
— Pas précisément. Paddy et moi l’avons vu dans la matinée. Voilà dans quel état était sa fille, ce matin.
La deuxième photo tomba sur le bar.
— Jésus, Marie et Joseph !
Ce n’était pas facile de reconnaître l’enfant sous tout l’équipement médical. Ses pieds ressortaient de gros pansements. Elle avait un tuyau de plastique dans la bouche et les parties visibles de son corps formaient une masse horriblement livide que le photographe avait reproduite avec un art remarquable.
— Elle a eu de la chance, oncle John. Sa mère était là aussi.
Deux autres photos suivirent.
— Qu’est-ce qui s’est passé, un accident de voiture ? demanda John Donoho sans trop comprendre.
— Elle est chirurgien, la maman, et elle est enceinte, aussi. On ne le voit pas sur les photos. Hier, sa voiture a été mitraillée près d’Annapolis, dans le Maryland. Quelques minutes plus tard, un agent de la police routière a été tué.
— Quoi ? Qui a fait ça ?
Une nouvelle photo tomba.
— Voilà le père, Jack Ryan.
C’était le cliché que les journaux de Londres avaient publié, la photo de remise de diplôme de Jack à Quantico. Eddie savait que son oncle voyait toujours avec fierté l’uniforme de parade des marines.
— Je l’ai déjà vu quelque part.
— Oui. Il a empêché une attaque des terroristes à Londres, il y a quelques mois. On dirait qu’il les a assez offensés pour qu’ils viennent ici s’en prendre à lui et à sa famille. Le Bureau travaille là-dessus.
— Qui a fait ça ?
La dernière photo atterrit sur le bar. On voyait les mains de Ryan à moins de trente centimètres de la gorge de Paddy O’Neil et un homme noir qui le retenait.
Qui est le mal blanchi ? demanda John, et son neveu faillit perdre son sang-froid.
— Nom de Dieu, oncle John ! Cet homme est un pilote de chasse de l’aéronavale !
— Ah ?
John fut un peu gêné, sur l’instant. Il n’aimait pas les Noirs, même si un Noir en uniforme de marine avait droit aussi à son premier verre gratuit. C’était différent quand ils étaient en uniforme. Tous ceux qui servaient sous les drapeaux avaient droit à son admiration, disait-il toujours. Il regarda le reste des photos, pendant encore quelques secondes.
— Paddy avait quelque chose à voir là-dedans ?
— Ça fait des années que je te dis qui représente ce salopard. Si tu ne me crois pas, tu pourrais peut-être le demander à M. Ryan, là. Les amis de M. O’Neil ont bien failli tuer toute cette famille, hier. Deux marines de garde à l’Académie navale en ont arrêté un qui guettait Ryan pour le tuer. Il s’appelle Eamon Clark et nous savons qu’il travaillait pour l’IRA provisoire. Nous le savons, oncle John, c’est un assassin qui a déjà été condamné. On l’a surpris avec un pistolet chargé dans la poche. Alors, c’est toujours des braves types ? Bon Dieu, ils s’en prennent à des Américains, maintenant ! Si tu ne me crois pas, crois au moins ça ! gronda Eddie Donoho en étalant les photos sur la surface du comptoir de bois. Cette petite fille, et sa mère, et un gosse qui n’est même pas né, ils ont tous failli mourir hier. Un agent de la police routière est mort. Il laisse une femme et un enfant. Et ton ami dans l’arrière-salle vient mendier de l’argent pour acheter des armes !
— Mais pourquoi ?
— Je te l’ai dit, le papa de cette petite fille a empêché un attentat meurtrier, à Londres. Je suppose que les gens qu’il a gênés veulent se venger... et pour ça, ils ont visé toute sa famille !
— La petite fille n’a pas...
— Nom de dieu ! jura encore une fois Eddie. C’est pour ça qu’on les appelle des terroristes ! Il commençait à se faire entendre. Il voyait que son message portait.
— Tu es sûr que Paddy a à voir avec tout ça ? demanda son oncle.
— À notre connaissance, il ne s’est jamais servi d’une arme. Mais il est leur porte-parole, il vient ici recueillir de l’argent pour leur permettre de commettre des crimes comme celui-ci, là-bas. Oh, il ne se salit jamais les mains ! Il est trop malin pour ça. Mais c’est à ça que sert l’argent. Nous en sommes absolument sûrs. Et maintenant, ils viennent jouer à leurs jeux ici, chez nous.
L’agent Donoho savait que la récolte de fonds était secondaire, passait après les raisons psychologiques, mais ce n’était pas le moment de rentrer dans les détails. Il observa son oncle qui regardait fixement les photos de la petite fille. Sa figure révélait la confusion d’esprit qui accompagne toujours une pensée entièrement nouvelle.
— Tu en es sûr ? Vraiment sûr ?
— Oncle John, nous avons trente agents sur l’affaire, en ce moment, en plus de la police locale. Je te prie de croire que nous en sommes sûrs.
Nous les voulons. Ça coûtera ce que ça coûtera, mais nous les aurons, déclara Edward Michael Donoho junior, avec une froide résolution.
John Donoho contempla son neveu et, pour la première fois, il vit un homme. La position d’Eddie dans le FBI était un sujet d’orgueil pour la famille, mais John réalisait seulement à présent ce que cela signifiait. Eddie n’était plus un gamin. C’était un homme, avec une mission à accomplir qu’il prenait très au sérieux. Ce fut cela, plus que les photos, qui le décida.
Le patron du Patriots Club se redressa et longea le comptoir jusqu’à l’abattant. Il le souleva et se dirigea vers l’arrière-salle, son neveu sur ses talons.
— Mais nos garçons ripostent, disait O’Neil aux quinze hommes réunis. Tous les jours, nous luttons... Tu viens te joindre à nous, Johnny ?
— Dehors, dit calmement Donoho.
— Quoi... Je ne comprends pas, John, dit O’Neil, sincèrement surpris.
— Tu dois me croire plutôt stupide. Je devais l’être, sans doute. Fous le camp. Sors de mon club et n’y mets plus jamais les pieds.
La voix était plus forte, maintenant, et l’accent affecté avait disparu.
— Mais, Johnny... qu’est-ce que tu racontes ?
Donoho l’empoigna par le col et le souleva de sa chaise. O’Neil continua de protester alors qu’il était déjà à la porte du bar. Eddie Donoho salua son oncle de la main, en suivant l’Irlandais dans la rue.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda un des hommes de l’arrière-salle.
Un autre, journaliste au Boston Globe, commença à prendre des notes tandis que le patron du bar racontait, en bredouillant, ce qu’il venait d’apprendre.
À ce moment-là, aucun service de police n’avait impliqué de groupe terroriste précis. L’agent Donoho non plus, d’ailleurs. Ses instructions, venues de Washington avaient été explicites et scrupuleusement suivies. Mais dans la retransmission, par l’oncle John puis par le journaliste, les faits furent légèrement déformés – ce qui ne surprit personne – et quelques heures plus tard une dépêche de l’AP informait le monde que l’attaque contre Jack Ryan et sa famille avait été commise par l’aile provisoire de l’Irish Republican Army.
La mission de Sean Miller en Amérique venait d’être parachevée par une agence du gouvernement des États-Unis.
Miller et son groupe étaient déjà rentrés chez eux. Sean était parti de Dulles International à Washington pour Mexico ; de là il avait gagné les Antilles néerlandaises puis Shiphol International par un vol de la KLM et l’Irlande. Il suffisait de papiers en règle et d’un peu d’argent. Les papiers en question avaient déjà été détruits. Sean était assis de l’autre côté du bureau d’O’Donnell et buvait de l’eau pour compenser la déshydratation normale après un voyage en avion.
— Et Eamon ?
Un des règlements de l’ULA stipulait qu’aucune communication téléphonique transatlantique ne devait aboutir à cette maison.
— L’homme d’Alex nous a dit qu’il avait été arrêté, répondit Miller avec indifférence. C’était un risque. Je pensais qu’il en valait la peine. Je l’avais choisi parce qu’il sait très peu de choses de nous.
O’Donnell l’approuva. Clark était une des nouvelles recrues de l’organisation, mais c’était le hasard qui l’avait amené chez eux. Il avait suivi un de ses amis des blocs-H. O’Donnell avait décidé qu’on pourrait l’utiliser. Mais Clark était stupide. Ses mobiles étaient plus émotionnels qu’idéologiques. C’était, en fait, une brute typique de la PIRA, utile dans le sens où un chien dressé peut l’être. Il connaissait peu de noms dans l’organisation. Et, plus grave que tout, il avait échoué. La seule qualité de Clark était son inaltérable loyauté. Il n’avait pas craqué dans la prison de Long Kesh et il ne craquerait pas cette, fois-ci, fort probablement. Il manquait d’imagination.
— Très bien, dit Kevin O’Donnell après quelques instants de réflexion, pensant que l’on se souviendrait de Clark comme d’un martyr et qu’il aurait droit à plus de respect pour son échec qu’il n’en avait jamais eu pour ses réussites. Le reste ?
— Parfait. J’ai vu mourir la femme et la gosse et les hommes d’Alex ont pris la fuite sans histoires.
Miller sourit et se servit un whisky pour suivre son litre d’eau glacée.
— Elles ne sont pas mortes, Sean, dit O’Donnell.
— Quoi ?
Miller était déjà dans un avion moins de trois heures après l’attentat et il n’avait pas eu l’occasion d’entendre les nouvelles. Il écouta les explications de son supérieur en silence, complètement stupéfait.
— Mais ça n’a pas d’importance, conclut O’Donnell.
Il s’expliqua. L’histoire de l’AP dont la source était le Boston Globe avait été reprise par l’Irish Times de Dublin.
— C’était un bon plan, Sean. En dépit de tout ce qui a mal tourné, la mission est accomplie.
Sean s’interdit de réagir. Deux échecs de suite. Avant le fiasco de Londres, il n’avait jamais raté aucune opération, du tout. Il avait attribué ce premier échec au hasard, à la malchance, rien de plus. Mais deux de suite, ce n’était pas de la malchance. Et il savait que Kevin n’en tolérerait pas un troisième. Le jeune chef des opérations respira profondément et s’ordonna d’être objectif. Il avait considéré Ryan comme un objectif personnel, pas une cible politique. Cela avait été sa première faute. La perte de Clark, malgré son peu de valeur, en était une autre, grave. Miller passa son plan en revue, en ré examinant tous les aspects de l’opération. Attaquer seulement la femme et l’enfant n’aurait relevé que de la basse criminalité, ce n’était pas professionnel. S’en prendre uniquement à Ryan, cependant, n’aurait pas eu le même impact politique, but principal de l’opération. Donc, ses objectifs avaient été assez bons, mais...
— J’aurais dû prendre plus de temps, dit-il enfin. J’ai voulu être trop spectaculaire.
— Oui, acquiesça son chef, heureux que Sean reconnaisse ses erreurs.
— Toute l’aide que nous pourrons vous donner, vous l’aurez, assura Owens. Vous le savez, Dan.
— Oui, enfin, tout cela a attiré l’attention en haut lieu, répondit Murray en brandissant un câble du directeur Emil Jacobs en personne. Ma foi, ce n’était qu’une question de temps. Cela devait se produire tôt ou tard.
Et si nous n’épinglons pas ces fumiers, pensa-t-il ça se reproduira. L’ULA vient de prouver que des terroristes peuvent opérer aux USA. Le choc émotionnel que cet attentat avait provoqué avait étonné Murray. En professionnel, il savait que ce n’était que par chance que cela n’était encore jamais arrivé. Quelques groupes terroristes avaient posé quelques bombes, mais ils avaient immédiatement été traqués par le Bureau, avec un succès absolu. Pas un n’avait jusqu’alors eu de soutien de l’étranger. Cela venait de changer. Le pilote de l’hélicoptère avait dit qu’un des terroristes était un Noir, et il n’y en avait pas beaucoup en Irlande.
Une nouvelle partie s’engageait donc et, en dépit de toute son expérience, Murray était inquiet et ne savait si le Bureau serait capable de faire face. Le directeur Jacobs avait raison sur un point : c’était une mission ultraprioritaire. Bill Shaw mènerait l’enquête et Murray le connaissait comme une des plus grandes intelligences du métier. L’effectif de trente agents initialement affectés à l’affaire triplerait dans les prochains jours et triplerait encore par la suite. Le seul moyen d’empêcher qu’une chose pareille se reproduise, c’était de démontrer que l’Amérique était un pays trop dangereux pour des terroristes. Au fond de son coeur, Murray savait que c’était impossible. Aucun pays n’était trop dangereux pour eux, et surtout pas une démocratie.
Mais le Bureau avait de formidables ressources et il ne serait pas le seul service engagé dans la lutte.


                                                                                                                            TOM Clancy

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