Il devrait y avoir une loi interdisant les lundis, pensa Ryan. Il commençait sa journée de la pire des façons, peut-être : un lacet cassé. Où étaient les lacets, dans cette maison ? Il ne pouvait pas le demander à Cathy, elle venait de partir avec Sally pour le jardin d’enfants et Hopkins. Il fouilla dans les tiroirs de la commode. Rien. La cuisine. Il descendit et traversa la maison pour aller regarder dans un tiroir de la cuisine où se trouvait tout un bric-à-brac. Cachée sous les blocs-notes, les aimants et les ciseaux il en trouva une paire... Non, blancs pour des baskets. Mais c’était par là. Il fouilla plus loin et finit par trouver. Il prit un lacet et laissa l’autre. Après tout, les lacets ne se cassaient qu’un à la fois.
Jack dut ensuite choisir une cravate. Ce n’était jamais facile, mais au moins sa femme n’était pas là pour lui tourner autour et critiquer son choix. Comme il portait un costume gris, il prit une cravate bleu marine à rayures rouges. Ryan mettait encore de bonnes vieilles chemises blanches à col boutonné, en coton. Les habitudes ont la vie dure. La veste du costume s’enfila aisément. C’était un de ceux que Cathy avait fait faire en Angleterre. C’était pénible à avouer, mais elle avait bien meilleur goût que lui pour l’habillement. Il se sourit dans la glace avant de descendre et se trouva beau garçon. Sa serviette l’attendait sur la table du vestibule. Il prit son pardessus dans la penderie, s’assura que ses clefs étaient dans la bonne poche, prit la serviette et sortit.
— Oups !
Il rouvrit la porte verrouillée et brancha le système d’alarme avant de repartir.
Le sergent-major Breckenridge passa devant la double rangée de marines et rien n’échappa à son oeil exercé. Un soldat avait un peu de coton sur sa tunique bleu marine à col montant. Les souliers d’un autre avaient besoin d’un peu plus de cirage et deux d’entre eux devaient aller se faire couper les cheveux : on voyait à peine la couleur du crâne sous les cheveux d’un centimètre. Dans l’ensemble, il n’était pas trop mécontent de cette bande-là. Breckenridge n’était pas un gueulard. Il avait surmonté cela. Ses remontrances étaient devenues paternelles. Elles avaient néanmoins la force d’un commandement du Bon Dieu. Il termina son inspection et renvoya le peloton de garde. Plusieurs partirent vers leur poste au pas cadencé. D’autres montèrent dans des camionnettes. Chacun portait son uniforme de parade et son ceinturon blanc à pistolet. Les pistolets n’étaient pas chargés, mais de pleins chargeurs de cartouches ACP 45 étaient toujours à portée de la main.
Est-ce que j’en ai vraiment envie ? Il fallut à Ryan toute son énergie rien que pour se poser la question. Mais il n’avait plus d’excuses. À Londres, ses blessures l’en avaient empêché. De même, lors de ses premières semaines à la maison. Et puis il avait passé toutes ses matinées à la CIA. Mais maintenant, il ne lui restait plus d’excuses.
Rickover Hall, se dit-il. Je m’arrêterai en arrivant à Rickover Hall. Il lui fallait s’arrêter bientôt. L’air glacé du fleuve lui donnait l’impression de respirer des couteaux. Il avait le nez et la bouche en papier de verre et son coeur menaçait d’exploser. Depuis des mois, Jack n’avait plus fait de jogging et il payait le prix de sa paresse.
Rickover Hall lui semblait à mille kilomètres, et pourtant il savait bien qu’il n’avait plus que quelques centaines de mètres à courir. Au mois d’octobre dernier, il faisait trois tours du campus et il en était quitte pour une bonne suée. À présent il en était à la moitié de son premier tour et la fatigue rendait déjà ses jambes caoutchouteuses. Ses foulées n’étaient plus régulières. Il titubait un peu, signe infaillible d’un coureur qui a dépassé sa limite.
Plus que cent mètres, plus que quinze secondes, se dit-il. Tout le temps qu’il avait passé sur le dos, tout le temps où il était resté assis, les cigarettes fumées en cachette à la CIA, tout cela revenait le punir. Le parcours du combattant de Quantico n’était rien à côté de ça. Oui, mais tu étais plus jeune, lui dit son esprit avec une joie mauvaise.
Il tourna la tête et vit qu’il était à la hauteur du mur oriental du bâtiment. Il se redressa et ralentit, au pas, les mains sur les hanches et le thorax dilaté pour absorber tout l’oxygène possible.
— Ça va, prof ?
Un midship s’était arrêté et examinait Jack, qui voulut le détester à cause de sa jeunesse et son énergie. Mais il n’en eut même pas la force.
— Ouais, simple manque d’entraînement, répondit-il en haletant.
— Faut s’y remettre lentement, monsieur, déclara le garçon de vingt ans, et il repartit comme une fusée, laissant son professeur d’histoire tousser dans sa poussière.
Jack tenta de rire de lui-même, mais cela ne fit qu’aggraver sa toux. Le suivant était une fille. Son grand sourire amusé n’arrangea rien.
Ne t’assieds pas. Quoi que tu fasses, ne t’assieds pas !
Il s’écarta du bord de la mer. La simple marche devenait un effort pour ses jambes flageolantes. Il ôta la serviette de son cou pour s’éponger la figure, puis s’étira en levant les bras. Il avait repris son souffle, à présent. L’oxygène affluait de nouveau dans ses membres et il avait moins mal. Dans dix minutes il se sentirait tout à fait bien. Il se promit d’aller un peu plus loin, le lendemain, jusqu’à la bibliothèque Nimitz. Quand viendrait le mois de mai, il ne se laisserait plus semer par les midships, du moins pas par les filles. Enfin, pas toutes. Il avait sur eux un handicap minimal de dix ans, qui ne ferait que s’aggraver.
Jack avait dépassé les trente ans ; prochain arrêt, quarante.
Miller assembla lentement la mitraillette. Il avait tout son temps. L’arme avait été soigneusement nettoyée et graissée, puis essayée la veille au soir dans une carrière, à trente-cinq kilomètres au nord de Washington. Ce serait son arme personnelle. Il l’aimait déjà. L’équilibre était parfait, la crosse pliante, une fois allongée, se tenait bien en main. La mire était facile à utiliser et le tir sur automatique total assez régulier. D’excellentes caractéristiques pour une aussi petite arme. Il ramena la culasse du plat de la main et pressa la détente, pour mieux la sentir le moment venu. La mitraillette devait peser dans les douze livres, un poids idéal, ni trop lourd ni trop léger. Miller laissa la culasse fermée sur une chambre vide et introduisit trente balles de 9 mm dans le chargeur. Puis il replia la crosse et vérifia l’emplacement du crochet à l’intérieur de son pardessus. C’était une modification standard de l’UZI, pour la porter dissimulée. Ce ne serait probablement pas nécessaire, mais Miller prévoyait tout. La dure expérience lui avait appris à ne négliger aucune éventualité.
— Ned ?
— Oui, Sean ?
Eamon Clark, appelé Ned, n’avait pas cessé d’examiner des cartes, des plans et des photos depuis son arrivée en Amérique. C’était un des assassins les plus expérimentés d’Irlande, un des hommes que l’ULA avait fait évader l’année précédente de la prison de Long Kesh. Clark, jeune homme de bonne apparence, avait passé la veille à visiter en touriste l’Académie navale, avec son appareil photographique. Il avait naturellement photographié la statue de Tecumseh... tout en examinant attentivement le portail trois. Ryan gravirait la côte tout droit, ce qui lui laisserait environ quinze secondes pour se préparer. Cela exigerait de la vigilance, mais Ned était patient. Et puis il connaissait l’emploi du temps de l’objectif. Le dernier cours de Ryan avait pris fin à 15 heures, cet après-midi, et il était arrivé au portail à l’heure prévue. Alex était en train de garer la voiture choisie pour son évasion dans King George Street. Clark avait des inquiétudes, mais il les gardait pour lui. Sean Miller avait été le cerveau de l’évasion qui avait fait de lui un homme libre. C’était maintenant sa première opération avec l’ULA : Clark estimait qu’il leur devait de la loyauté. D’ailleurs, la sécurité de l’Académie ne l’avait pas impressionné. Ned Clark se savait capable de travailler seul. Il l’avait prouvé sept fois.
Près de la maison, trois voitures étaient garées, la fourgonnette et deux breaks. La première serait utilisée pour la seconde partie de l’opération et les breaks conduiraient tout le monde à l’aéroport quand tout serait fini.
Miller s’assit dans un fauteuil et repassa dans sa tête toute l’opération. Comme toujours, il ferma les yeux et imagina chaque événement, puis il introduisit des variables : et si la circulation était anormalement dense ou anormalement fluide ? et si...
Un des hommes d’Alex entra et apporta un cliché Polaroid à Miller.
— Juste à l’heure ? demanda Sean.
— Pile, mec.
La photo montrait Cathy Ryan conduisant sa fille par la main au jardin d’enfants, Giant Steps. Ce nom fit sourire Miller. Ce serait en effet un pas-de-géant. Il renversa sa tête en arrière et referma les yeux, pour s’en assurer.
— Parfait, dit Cathy en retirant son masque. Bon travail, les amis.
Elle se leva du tabouret et s’étira. La patiente fut emmenée dans la salle de réveil pendant que Lisa-Marie, l’infirmière, vérifiait les instruments. Cathy Ryan lui abaissa son masque. Et puis elle porta les deux mains à son ventre. Le petit bonhomme était en pleine forme, ce matin.
— Un joueur de football ? demanda Bernice, l’autre infirmière.
— Toute une équipe, oui. Sally n’était pas si active. Je crois que celui-là est un garçon, répondit Cathy tout en sachant que cela ne signifiait rien.
Il suffisait d’ailleurs que le bébé soit très actif. C’était toujours un signe positif. Elle sourit, pour elle-même, du miracle et de la magie de la maternité. Là, en elle, il y avait un nouvel être humain tout neuf attendant de naître et, à en juger par son agitation, impatient de voir le jour.
— Allons, j’ai une famille à rassurer.
Elle sortit de la salle d’opération sans prendre le temps de se changer. On faisait toujours beaucoup plus d’effet avec la blouse verte. La salle d’attente n’était qu’à quinze mètres. La famille Jeffers, le père et une des filles, attendaient dans le canapé en feuilletant les inévitables magazines, sans les lire. Ils se levèrent d’un bond dès que Cathy poussa la porte battante. Elle leur adressa son plus beau sourire, le moyen le plus rapide de transmettre son message.
— Elle va bien ? demanda le mari avec une anxiété tangible.
— Tout s’est passé à la perfection, affirma Cathy. Pas de problèmes du tout. Elle ira très bien.
— Quand est-ce qu’elle pourra...
— Une semaine. Nous devons être patients. Vous pourrez la voir dans une heure et demie environ. Alors, si vous alliez manger un morceau, tous les deux ? Ce serait bête que vous soyez épuisés alors que la patiente est en bonne santé. Je...
— Docteur Ryan, appela le haut-parleur. Docteur Caroline Ryan.
— Excusez-moi.
Cathy alla prendre la communication dans le poste des infirmières.
— Cathy, c’est Gene, des urgences. Nous avons un traumatisme majeur de l’oeil. Un jeune Noir de dix ans, il est passé en vélomoteur à travers une vitrine. Son oeil gauche est salement amoché.
— Envoyez-le à la six.
Cathy raccrocha le téléphone et retourna auprès des Jeffers.
— Il faut que je me sauve, j’ai une urgence. Votre femme va très bien. Je vous verrai demain.
Elle retourna aussi vite que possible à la salle d’opération.
— Réveillons-nous, nous avons une urgence qui monte. Traumatisme majeur de l’oeil sur un gosse de dix ans.
Lisa-Marie était déjà en mouvement. Cathy décrocha le téléphone mural et appela le salon de repos des chirurgiens.
— Ici Ryan à Wilmer six. Où est Bernie ?
— Je vais le chercher.
Quelques instants plus tard :
— Docteur Katz.
— Bernie, j’ai un traumatisme majeur qui monte à la six. Gene Wood des urgences dit que c’est très moche.
— J’arrive.
Cathy se retourna.
— Terri ?
— Prête, répondit l’anesthésiste.
— Encore deux minutes, demanda Lisa-Marie.
Cathy alla se relaver les mains. Bernie Katz arriva avant qu’elle commence à se désinfecter. C’était un homme à l’allure tout à fait louche, à peine plus grand que Cathy, avec des cheveux trop longs et une moustache à la Bismarck, mais c’était aussi un des meilleurs chirurgiens de Hopkins.
— Vous feriez mieux de piloter, pour celui-là, dit Cathy. Ça fait un moment que je n’ai pas fait de trauma majeur.
— Pas de problème. Comment progresse le bébé ?
— Au poil.
Ils furent interrompus par les cris de douleur aigus d’un enfant. Les chirurgiens passèrent dans la salle d’opération. Ils regardèrent impassiblement deux infirmiers sangler le petit garçon sur le billard. Le côté gauche de sa figure était en bouillie. L’équipe de reconstitution allait avoir du travail, plus tard. L’oeil passait en premier. L’enfant avait essayé d’être courageux, jusque-là, mais il souffrait vraiment trop. Terri lui fit une première piqûre tandis que les deux infirmiers maintenaient le bras du blessé. Cathy et Bernie vinrent se pencher sur lui une minute plus tard.
— Moche, reconnut Bernie. Ce truc-là va demander du temps.
— Tout est prêt par ici, annonça l’infirmière chargée de la désinfection.
— Deux minutes de plus, conseilla l’anesthésiste.
— Gants, demanda Cathy, les mains en l’air.
Bernie les apporta et les lui enfila.
— Que s’est-il passé ?
— Il roulait sur le trottoir de Monument Street, expliqua un infirmier. Il a buté sur quelque chose et il est passé à travers la vitrine d’un magasin d’articles ménagers.
— Pourquoi n’était-il pas à l’école ? demanda Cathy en retournant examiner l’oeil gauche de l’enfant, où elle vit des heures de travail et un résultat incertain.
— La journée du Président, docteur.
— Ah oui, c’est vrai.
Elle regarda Bernie Katz. Sa grimace était visible sous le masque.
— Je ne sais pas, Cathy. Ça devait être une vitrine bon marché, des tas d’éclats de verre. Je compte cinq pénétrations, dit-il en regardant à travers la loupe de son serre-tête. Ah dites donc, regardez celle-là qui va jusque dans la cornée. Bon, allons-y.
La Chevrolet entra dans un des parkings en étages de Hopkins. Du plus haut niveau, le conducteur avait une vue parfaite de la porte de l’hôpital vers le parking des médecins. Le garage était gardé, naturellement, mais il y avait beaucoup d’allées et venues et il n’était pas rare qu’une personne attende dans une voiture pendant qu’une autre allait rendre visite à quelqu’un de sa famille à l’intérieur. Il s’installa confortablement et alluma une cigarette, en écoutant de la musique à la radio.
Ryan prit du rosbif, un petit pain et choisit du thé glacé. Le Club des officiers avait une curieuse façon de calculer l’addition ; il posa son plateau sur une balance et la caissière le fit payer au poids. Jack régla les deux dollars et dix centimes. Le prix du déjeuner n’avait rien d’exorbitant, mais il lui semblait que c’était vraiment là une méthode insolite. Il alla rejoindre Robby Jackson à une table de coin.
— Tu ne voles pas ? demanda-t-il à son ami.
— Tu rigoles ? Aujourd’hui, je peux me détendre. J’ai piloté samedi et dimanche.
— Je croyais que tu aimais ça.
— Oui, mais les deux jours, j’ai dû être en l’air avant 7 heures. Ce matin, j’ai pu dormir un peu. J’en avais besoin. Comment ça va chez toi ?
— Très bien. Cathy avait une importante opération ce matin, elle devait être là-bas à l’aube. L’ennui, quand on est marié avec un chirurgien, c’est qu’ils commencent toujours très tôt. C’est un peu dur pour Sally.
— Ouais, reconnut Robby. Comment progresse le bébé ?
— Super. Actif comme tout. Je n’ai jamais compris comment les femmes pouvaient supporter ça, les coups de pied.
— Je peux vous tenir compagnie ? demanda Skip Tyler en se glissant sur la banquette.
— Comment vont les jumeaux ? demanda tout de suite Jack.
La réponse fut un long gémissement : les poches sous les yeux de Tyler étaient suffisamment éloquentes.
— Le truc, c’est de les endormir tous les deux. On en a à peine calmé un que l’autre se déclenche comme une sirène d’incendie. Je ne sais pas comment fait Jean. Naturellement, elle peut arpenter la chambre avec eux. Quand moi, je fais ça, mes pas font tap-toc, tap-toc.
Ils rirent tous les trois. Skip Tyler n’avait jamais été particulièrement sensible à la perte de sa jambe.
— Et Jean tient bien le coup ? demanda Robby.
— Pas de problème. Elle dort quand ils dorment enfin et c’est moi qui me tape tout le ménage.
— Bien fait pour toi, patate, dit Jack. Tu devrais apprendre à te retenir.
— C’est ma faute, si j’ai le sang chaud ?
— C’est une façon de voir, reconnut Jack.
— Il paraît que tu as repris le jogging ce matin ? dit Tyler en changeant de conversation.
— J’en ai entendu parler, moi aussi, s’exclama Robby en riant.
— Je suis encore en vie, mes amis.
— Un de mes midships m’a dit que demain ils vont te suivre avec une ambulance.
— Pourquoi faut-il que le lundi se passe toujours comme ça ? se plaignit Jack.
Alex et Sean Miller effectuèrent une dernière reconnaissance sur la Route 50, en prenant soin de ne jamais dépasser la limitation de vitesse. Les voitures radars de la police routière étaient là en nombre, ce jour-là, pour une raison ou une autre. Alex assura à son compagnon que vers 16 h 30 elles seraient rentrées. À l’heure de pointe, il y avait vraiment trop de voitures pour une surveillance efficace. À l’arrière de la fourgonnette il y avait deux autres hommes, tous deux armés.
— Ici, ce serait bien, je pense, dit Miller, et Alex fut d’accord.
— Oui, je crois que c’est le meilleur endroit.
Sean prit son chronomètre.
— La route de fuite ?
— D’accord.
Alex changea de voie en continuant de rouler vers l’ouest.
— Souviens-toi que ça ira plus lentement, ce soir.
Miller hocha la tête. Il souffrait du trac habituel avant une opération. Repassant son plan dans sa tête, il envisagea toutes les éventualités, assis à l’avant de la camionnette, en observant les embouteillages à certaines sorties de l’autoroute. La chaussée était bien meilleure que celle des routes auxquelles il était habitué en Irlande, mais là on roulait du mauvais côté de la route, à son avis, encore que les conducteurs aient de bien meilleures manières qu’en Europe, Il secoua la tête et concentra son attention sur la situation actuelle.
Après l’attaque, ils rejoindraient le véhicule de fuite en moins de dix minutes. Tout étant bien chronométré, Ned Clark les attendrait. Miller acheva sa révision, certain que son plan, bien que précipité, était bon.
— Vous êtes en avance, observa Brenckenridge.
— Eh bien oui, j’ai deux midships qui doivent venir cet après-midi pour revoir leurs copies d’examen. Ça pose un problème ? demanda Jack en prenant le Browning dans sa serviette.
Le sergent-major prit une boîte de balles de 9 mm.
— Non. Le lundi, on est toujours bousculé.
Ryan alla se placer à l’allée numéro trois et dégaina son pistolet. Il éjecta d’abord le chargeur vide et ramena la culasse. Ensuite, il vérifia le canon pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’obstruction. Il savait que le mécanisme de l’arme était parfait, mais Breckenridge avait des règles de sécurité inviolables. Même le directeur de l’Académie devait s’y plier.
— O.K., Gunny.
— Je crois qu’aujourd’hui nous allons essayer le tir rapide.
Le sergent-major mit en place la cible voulue et la poulie électrique l’entraîna à quinze mètres. Ryan introduisit cinq balles dans le chargeur.
— Couvrez vos oreilles, lieutenant.
Breckenridge lui lança les protège-oreilles. Jack les mit. Il claqua le chargeur dans le pistolet et referma la culasse. L’arme était maintenant « en batterie », prête à tirer. Ryan la braqua et attendit. Quelques instants plus tard, la cible s’illumina. Jack redressa un peu le pistolet et plaça le cercle noir juste au-dessus du guidon avant, puis il pressa la détente. Les règles du tir rapide lui accordaient une seconde par coup. Il tira la première balle avec un léger retard, mais cela arrivait à tout le monde. Le pistolet éjecta la douille et Ryan le rabaissa pour le deuxième coup, en concentrant son attention sur la cible. Quand il eut compté jusqu’à cinq, le chargeur était vide. Il ôta ses protège-oreilles.
— Il y a du progrès, lieutenant, annonça Breckenridge. Tout dans le noir : un neuf, quatre dix et un dans l’X. Encore une fois.
Ryan rechargea en souriant. Ses cinq coups suivants furent tous des dix. Il essaya la position Weaver à deux mains et en plaça quatre sur cinq dans l’X, un cercle de la moitié du diamètre de l’anneau des dix, utilisé en compétition pour le tie-break.
— Pas mal pour un civil, approuva Breckenridge. Café ?
— Merci, Gunny.
— Je veux que vous vous concentriez un peu plus sur votre second coup. Vous déviez un peu sur la droite, vous vous précipitez trop.
La différence, Ryan le savait, n’était que de cinq centimètres à quinze mètres. Le sergent-major était un perfectionniste. L’idée lui vint que Cathy et Breckenridge avaient le même genre de personnalité : on faisait les choses exactement comme il fallait ou alors on faisait tout de travers.
— C’est quand même malheureux que vous ayez été blessé, lieutenant. Vous auriez fait un bon officier, avec un bon sergent pour vous aider. On en a toujours besoin, bien sûr.
— Vous voulez que je vous dise, Gunny ? J’ai connu deux types à Londres que vous adoreriez.
Jack remit en place le chargeur de son automatique.
— Ryan est vraiment un garçon intelligent, n’est-ce pas ? dit Owens en rendant le document à Murray.
— Rien de vraiment nouveau là-dedans, avoua Dan, mais il a au moins l’esprit clair.
— Et, nos amis de Boston ? Où en est Paddy O’Neil ?
Owens était un peu irrité par ce sujet. Padraig O’Neil était une insulte au système parlementaire britannique, un porte-parole élu de l’IRA provisoire. En dix ans d’efforts, pourtant, ni la brigade antiterroriste d’Owens ni la Royal Ulster Constabulary n’avaient pu associer son nom à une action illégale.
— Il boit beaucoup de bière, il parle à un tas de gens et il recueille un peu d’argent, comme toujours, répondit Murray en reprenant son verre de porto. Nous avons des agents qui le suivent partout. Il sait qu’ils sont là, bien sûr. S’il crache sur le trottoir, nous le collerons dans le premier avion en partance. Il le sait aussi. Il n’a pas transgressé une seule loi. Même son chauffeur... est un buveur d’eau. Ça me fait mal de le dire, Jimmy, mais ce type est blanc comme neige et il marque des points.
— Oh oui, c’est un garçon charmant, notre Paddy, grogna Owens. Faites un peu voir encore ce truc que votre Ryan a rédigé ?
— Les types du Cinq ont escamoté votre copie. Je pense qu’ils vous la rendront demain.
Owens grogna encore en se reportant au résumé, à la fin du document.
— Mais, c’est là... Dieu tout-puissant !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Murray se pencha dans son fauteuil.
— Le lien, le sacré lien. Il est là qui saute aux yeux !
— Qu’est-ce que vous racontez, Jimmy ? J’ai lu et relu ça...
— Le fait que le personnel de l’ULA semble avoir été entièrement recruté parmi les éléments extrémistes de la PIRA elle-même, lut Owens à haute voix, pourrait avoir une autre signification. Il paraît probable que, puisque les membres de l’ULA ont été ainsi recrutés, certains « transfuges »en place de l’ULA soient restés au sein de la PIRA pour servir de sources de renseignement à leur actuelle organisation mère. Il s’ensuit que de tels renseignements seraient d’une nature opérationnelle en plus de leur valeur évidente de contre-renseignement. » Nous avons toujours supposé, dit posément Owens, qu’O’Donnell cherchait simplement à se protéger... mais il pourrait jouer un tout autre jeu.
— Je ne vous suis toujours pas, Jimmy.
Murray posa son verre et réfléchit un moment.
— Ah ! Maureen Dwyer ? Vous n’avez jamais élucidé ce tuyau, n’est-ce pas ?
Owens pensait à une autre affaire, mais la question de Murray explosa devant ses yeux comme un éclair de magnésium. Le policier dévisagea son collègue américain pendant un moment, tandis que son cerveau triait à toute vitesse une foule d’idées.
— Mais pourquoi ? demanda Murray. Qu’ont-ils à gagner ?
— Ils peuvent mettre les dirigeants dans un grand embarras, compromettre des opérations.
— Mais quel bien est-ce que cela ferait à l’ULA ? O’Donnell ne peut vouloir baiser ses anciens amis uniquement pour s’amuser. L’ULA est trop sophistiquée pour ce genre de conneries.
— Oui. Nous venons de surmonter un obstacle pour trouver un autre mur devant nous. Quand même, cela nous donne de quoi interroger Miss Dwyer, il me semble.
— Ma foi, c’est une idée à creuser. L’ULA a infiltré la PIRA et parfois elle vous file un renseignement pour donner mauvaise mine aux provisoires.
Murray secoua la tête. Est-ce que je viens de dire qu’une organisation terroriste essaie de nuire à la réputation d’une autre ?
— Est-ce que vous avez assez de preuves pour étayer cette idée ? demanda-t-il.
— Je peux vous citer trois cas, l’année dernière, où des tuyaux anonymes nous ont donné des provisoires qui étaient en tête de notre liste. Dans aucun des trois cas nous n’avons trouvé qui était la source.
— Mais si les provisoires le soupçonnent... oh non, impossible. Ils veulent O’Donnell, n’importe comment, pour venger tous ceux qu’il a éliminés quand il faisait partie de l’organisation. D’accord, gêner la PIRA pourrait être un objectif en soi, à condition qu’O’Donnell essaie de recruter de nouveaux membres. Mais vous avez déjà rejeté cette hypothèse.
Owens jura tout bas. Les enquêtes criminelles, disait-il souvent, c’était comme un puzzle dont on n’avait pas toutes les pièces et dont on ne connaissait pas vraiment la forme. Si seulement ils n’avaient pas perdu Sean Miller ! Ils lui auraient peut-être soutiré quelque chose, depuis le temps. Son instinct lui disait qu’un seul petit indice lui permettrait de reconstituer le tableau. Mais sans cet indice, lui soufflait sa raison, tout ce qu’il entrevoyait n’était que de la spéculation. Une idée cependant l’obsédait.
— Dan, si vous vouliez gêner politiquement les dirigeants de la PIRA, comment et où le feriez-vous ?
— Allô, ici le professeur Ryan.
— Ici, Bernice Wilson, de Johns Hopkins. Votre femme m’a prié de vous dire qu’elle a une opération d’urgence et qu’elle aura probablement une demi-heure de retard, ce soir.
— Ah bon ! Merci.
Jack raccrocha. Encore le lundi ! pensa-t-il. Il se remit à discuter des copies d’examen avec ses deux midships. Sa pendulette de bureau marquait 16 heures. Rien ne pressait.
La garde changeait au portail trois. Le gardien civil s’appelait Bob Riggs. C’était un ancien capitaine d’armes de la Marine de plus de cinquante ans, avec un ventre de buveur de bière qui l’empêchait de voir ses souliers. Il souffrait beaucoup du froid et passait le plus de temps possible à l’abri dans le pavillon de garde. Il ne vit pas qu’un jeune homme s’était approché du coin opposé et disparaissait dans une embrasure de porte. Le sergent Tom Cummings, des marines, ne le vit pas non plus, car il était en train de vérifier un rapport. La garde de l’Académie était un service plutôt ennuyeux pour Cummings, assez jeune pour rêver d’action. La journée avait été caractéristique d’un lundi. La garde précédente avait donné trois contraventions de stationnement. Il bâillait déjà.
À quinze mètres de là, une vieille dame s’approchait de l’entrée d’un immeuble. Elle s’étonna de voir là un beau jeune homme et elle laissa tomber son cabas en cherchant sa clef.
— Puis-je vous aider ? demanda-t-il.
Il avait un accent bizarre, mais la dame le trouva aimable. Il lui tint son cabas pendant qu’elle ouvrait la porte.
— J’ai peur d’être un peu en avance, j’attends ma petite amie, vous comprenez ? expliqua-t-il avec un charmant sourire. Je regrette de vous avoir fait peur, madame. Je m’étais juste mis un peu à l’abri du vent.
— Vous ne voulez pas attendre à l’intérieur ? proposa-t-elle.
— Vous êtes très gentille, madame, mais non. Je risquerais de la manquer et c’est une surprise que je lui fais, vous savez ? Bonne journée, madame.
Il desserra la main sur le manche de son couteau, dans la poche de son manteau.
Le sergent Cummings acheva d’examiner les papiers et sortit. Il remarqua alors l’homme dans l’embrasure de porte. Il avait l’air d’attendre quelqu’un, jugea le sergent, à l’abri du vent. Ce qui était assez raisonnable. Le sergent consulta sa montre. 16 h 15.
— Je crois que ça y est, annonça Bernie Katz.
— Nous avons réussi, reconnut Cathy,
Il n’y avait que des sourires dans la salle d’opération. Il avait fallu plus de cinq heures, mais l’oeil du jeune garçon était réparé. Il faudrait sans doute une autre opération et il serait certainement obligé de porter des lunettes toute sa vie, mais c’était mieux que d’être borgne.
— Pour quelqu’un qui n’a rien fait de pareil depuis quatre mois, pas mal, Cath. Ce gosse aura ses deux yeux. Vous voulez l’annoncer à sa famille ? Faut que j’aille aux toilettes.
La mère de l’enfant attendait exactement au même endroit que la famille Jeffers plus tôt, avec la même expression anxieuse. À côté d’elle se tenait un homme avec un appareil photographique.
— Nous avons sauvé l’oeil, dit immédiatement Cathy.
Quand elle fut assise à côté de la mère, le photographe – il prétendait être du Baltimore Sun – travailla avec son Nikon pendant plusieurs minutes. Pendant ce temps, Cathy expliqua l’opération à la mère, en s’efforçant de la rassurer. Ce n’était pas facile, mais elle en avait l’habitude.
Finalement, quelqu’un du service social la relaya et Cathy put enfin aller au vestiaire. Elle ôta sa blouse verte et la jeta dans une corbeille à linge. Bernie Katz était assis sur le banc et se massait le cou.
— J’aurais bien besoin de ça moi-même, dit-elle.
Elle s’étira et Katz tourna la tête pour admirer le panorama.
— Vous prenez une belle ampleur, Cath. Comment va le dos ?
— Raide. Tout comme pour Sally. Détournez votre regard, docteur, vous êtes un homme marié.
— Est-ce ma faute si les femmes enceintes sont sexy ?
— Je suis ravie de le paraître, mais je ne me sens pas du tout sexy pour le moment, dit-elle en se laissant tomber sur le banc devant son casier. Je ne pensais pas que nous réussirions celle-là, Bernie.
— Nous avons eu de la chance. Heureusement, le Bon Dieu veille sur les fous, les ivrognes et les petits enfants. La plupart du temps, au moins.
Cathy ouvrit son armoire. Dans la glace à l’intérieur de la porte, elle vit que ses cheveux ressemblaient à ceux de Méduse. Elle se fit la grimace.
— J’ai encore besoin de vacances.
— Vous venez d’en prendre !
— Exact.
Elle soupira et glissa ses jambes dans son pantalon, puis elle décrocha son chemisier.
— Et quand ce foetus se décidera à devenir un bébé, vous en aurez d’autres.
La veste suivit.
— Bernie, si vous étiez en obstétrique, vos patientes vous étrangleraient pour ce genre de remarque.
— Quelle perte pour la médecine !
Cathy pouffa.
— Beau boulot, Bernie. Faites la bise à Annie pour moi.
— Bien sûr, et allez-y un peu mollo, hein ? Sinon je dirai à Madge North de vous tirer les oreilles.
— Je dois la voir vendredi. Elle dit que je vais très bien.
Cathy sortit et agita la main aux infirmières, en les félicitant encore une fois de leur travail superbe en salle d’opération. En prenant l’ascenseur, elle avait déjà ses clefs de voiture à la main.
La Porsche verte l’attendait. Elle ouvrit sa portière et jeta son sac à l’arrière avant de se glisser au volant. Le moteur de six cylindres démarra immédiatement. L’aiguille du compte-tours se stabilisa au ralenti en haut du cadran. Cathy laissa chauffer le moteur quelques secondes, pendant qu’elle bouclait sa ceinture et relâchait le frein à main. Le sourd grondement du moteur se répercutait entre les murs de béton du garage. Quand l’aiguille de la température commença à frémir, elle passa en marche arrière. Une minute plus tard, elle roulait vers Broadway. Elle jeta un coup d’oeil à la pendule du tableau de bord et fit une grimace. Et elle devait passer à l’hypermarché avant de rentrer, en plus. Enfin, se dit-elle, elle avait sa 911 pour rattraper le temps perdu.
— L’objectif est en route, annonça une voix à la radio, trois étages au-dessus.
— Pas trop tôt, grommela Miller quelques minutes plus tard. Pourquoi est-ce qu’elle est en retard, Bon Dieu ?
La dernière heure avait été exaspérante pour lui. Il se dit de se détendre. Elle devait être en temps voulu au jardin d’enfants pour prendre la petite.
— Elle est toubib. Ça arrive, mec, lui dit Alex. Allez, roulons.
La voiture de fuite partit la première, suivie par la fourgonnette. La Ford serait au supermarché en face du Giant Steps dans exactement trente minutes.
— Il doit attendre une bien jolie femme, supposa Riggs en rentrant dans le poste de garde.
— Il est encore là ?
Riggs fut surpris. Trois semaines plus tôt, Breckenridge avait averti le peloton de garde d’une menace possible contre le professeur Ryan. Cummings savait que le prof d’histoire sortait toujours par ce portail, mais ce soir il était en retard. Le sergent voyait qu’il y avait encore de la lumière dans son bureau. La faction était ennuyeuse, certes, mais Cummings la prenait au sérieux. Trois mois à Beyrouth lui avaient appris tout ce qu’il avait besoin de savoir. Il ressortit et se posta de l’autre côté de la rue.
Il observa les voitures qui sortaient. Elles étaient presque toutes conduites par des civils, mais celles qui l’étaient par des officiers avaient droit à un salut réglementaire du marine. Le vent était de plus en plus glacial. Cummings tapait dans ses mains en faisant les cent pas, sans jamais regarder franchement l’immeuble d’en face, sans avoir l’air de savoir qu’il y avait là quelqu’un. Il commençait à faire nuit et ce n’était pas facile de le voir, d’ailleurs. Mais quelqu’un était là.
— Plutôt rapide, marmonna l’homme dans la voiture de fuite.
Il consulta sa montre. Elle venait de gagner cinq minutes sur son meilleur temps. Merde, pensa-t-il, ça doit être chouette d’avoir une de ces petites Porsche. Il regarda la plaque. Oui, c’était la bonne. Il prit vivement sa radio.
— Salut, m’man, je suis là, dit-il.
— Pas trop tôt, répondit une voix masculine.
La fourgonnette était à huit cents mètres, en stationnement dans Joyce Lane, à l’ouest de Ritchie Highway.
Il vit la dame sortir du jardin d’enfants moins de deux minutes plus tard. Elle était pressée.
— Ça roule.
— O.K., lui répondit-on.
— Viens, Sally, nous sommes en retard. Attache-toi.
Cathy Ryan avait horreur d’être en retard. Elle redémarra. Depuis plus d’un mois, jamais elle n’était sortie aussi tard, mais si elle se dépêchait, elle pourrait quand même être à la maison avant Jack.
C’était l’heure de pointe, mais la Porsche était petite, rapide et nerveuse. Une minute après avoir quitté le parking, Cathy fonçait en faisant du slalom dans la circulation comme un pilote de course à Daytona.
En dépit de toute leur préparation, Alex faillit la manquer. Un dix-huit roues gravissait péniblement la côte dans la voie de droite quand la silhouette bien reconnaissable de la Porsche apparut à côté. Alex colla l’accélérateur au plancher et bondit sur la route, forçant le routier à bloquer à la fois ses freins et son avertisseur. Alex ne se retourna pas. Miller quitta le siège de droite et alla à l’arrière regarder par la vitre de la portière coulissante.
— Ouaih ! La dame est pressée ce soir !
— Tu peux la rattraper ? demanda Miller,
Alex se contenta de sourire.
— Nom de Dieu, vise un peu cette Porsche !
Le première classe Sam Waverly conduisait J-30, une voiture de la police routière revenant d’un après-midi de surveillance radar sur la Route 50. Son collègue Larry Fontana de J-19 et lui retournaient à la caserne de police d’Annapolis, près de Rowe Boulevard, après une longue journée de travail quand ils virent la voiture de sport verte s’engager dans la rampe d’entrée de Ritchie Highway. Les deux policiers roulaient à environ cent cinq kilomètres/heure, un privilège accordé uniquement à la police. Leurs voitures étaient banalisées. Ainsi, leur radar et eux étaient impossibles à repérer avant qu’il soit trop tard. Ils travaillaient généralement par deux et se relayaient, l’un avec le radar, l’autre à quatre cents mètres plus bas pour faire signe aux chauffards et dresser contravention.
— Encore une ? s’écria Fontana à la radio.
Une fourgonnette venait de déboîter sur la voie de gauche en forçant le conducteur d’une Pontiac à freiner brutalement.
— On y va !
Ils étaient tous deux jeunes et si, contrairement à la légende, la police routière ne fixe pas des quotas de contraventions à ses agents, tout le monde savait que le plus sûr chemin de la promotion était d’en dresser beaucoup. Cela avait l’avantage de rendre les routes plus sûres, ce qui était la mission de ces policiers. Aucun des deux n’aimait vraiment en distribuer, mais ils aimaient encore moins aller ramasser les morceaux en cas d’accident grave.
— D’accord, je prends la Porsche.
— Tu auras tout le plaisir, maugréa Fontana qui avait pu jeter un coup d’oeil à la conductrice.
C’était beaucoup plus difficile qu’on l’imagine. Ils devaient d’abord chronométrer le véhicule pour déterminer dans quelle mesure la vitesse autorisée était dépassée – plus la vitesse était grande, plus lourde serait l’amende, naturellement — et ensuite se rapprocher et faire des appels de phares pour obliger le conducteur à se rabattre sur le bas-côté. Les deux véhicules poursuivis étaient maintenant à deux cents mètres en avant des voitures de police.
Cathy jeta un coup d’oeil à sa pendule de bord. Elle avait réussi à gagner près de dix minutes. Elle regarda ensuite dans son rétroviseur pour guetter une voiture de police éventuelle. Elle ne voulait pas avoir de contravention. Il n’y avait apparemment que des voitures banales et des camions. Elle dut ralentir, car la circulation devenait plus dense à l’approche du pont sur la Severn. Elle envisagea de passer sur la voie de gauche, mais se ravisa. C’était parfois difficile de se rabattre sur la droite à temps pour prendre la sortie de la Route 2. À côté d’elle, Sally s’étirait le cou pour regarder par-dessus le tableau de bord et, comme d’habitude, elle jouait avec la boucle de sa ceinture de sécurité. Cathy ne dit rien, pour cette fois, et accorda toute son attention à la circulation, en levant un peu le pied.
Miller souleva le loquet de la portière et la tira de quelques centimètres. Un autre homme la maintint tandis qu’il s’accroupissait et faisait sauter le cran de sécurité de son arme.
Impossible de l’arrêter pour excès de vitesse, maintenant, pensa aigrement l’agent Waverly. Elle avait ralenti avant qu’il la chronomètre. Il était à cent mètres derrière. Mais Fontana pouvait dresser contravention à la fourgonnette pour déboîtage dangereux, et une sur deux, ce n’était pas trop mal. Waverly leva les yeux vers son rétroviseur. J-19 le rattrapait, il était sur le point d’arriver à sa hauteur. La fourgonnette bleue avait quelque chose de bizarre, il vit que... sa portière de côté n’était pas tout à fait normale.
— Vas-y ! cria Alex.
Cathy Ryan remarqua qu’une camionnette arrivait sur sa gauche. Elle lui jeta un coup d’oeil distrait au moment où la porte de côté coulissait. Il y avait un homme à genoux, qui tenait quelque chose. Ce qu’elle comprit en un instant la glaça. Elle plaqua la pédale du frein au plancher une fraction de seconde avant de voir un éclair blanc.
— Quoi !
Waverly vit une langue de flamme de trente centimètres jaillir du flanc de la fourgonnette. Le pare-brise de la Porsche devint opaque et la petite voiture dérapa, se redressa et s’écrasa à plus de quatre-vingts kilomètres/heure sur le contrefort en béton du pont. Instantanément, les voitures des deux voies freinèrent. La fourgonnette continua de rouler.
— Larry, des coups de feu... Des coups de feu tirés de la fourgonnette ! La Porsche a été touchée !
Waverly alluma ses phares et se dressa sur sa pédale de frein. La voiture de police dérapa vers la droite et faillit emboutir la Porsche.
— Cavale après la camionnette ! Cavale-lui après !
— Je suis dessus, répliqua Fontana.
Waverly comprit tout à coup que la langue de flamme qu’il avait vue ne pouvait venir que d’une mitraillette ou d’un pistolet-mitrailleur.
— Bon Dieu de merde, marmonna-t-il.
Il reporta son attention sur la Porsche. De la vapeur montait du moteur.
— J-30, Annapolis, rapporte coups de feu tirés, apparemment par une arme automatique, et un accident de personnes Route 50 direction ouest au pont sur la Severn. Très grave accident, apparemment. J-19 à la poursuite du véhicule 2. Restez à l’écoute.
— J’attends, répondit le dispatcheur en se demandant ce qui se passait.
Waverly saisit son extincteur et courut vers l’épave. Il y avait des débris de verre et de métal à perte de vue. Le moteur, grâce à Dieu, n’avait pas pris feu. Il regarda ensuite à l’intérieur de la voiture.
— Oh mon Dieu !
Il repartit en courant vers son véhicule.
— J-30, Annapolis. Appel urgent. Officier demande réaction hélicoptère. Très grave accident, deux victimes, femme et enfant, blanches, sexe féminin, je répète nous avons un très grave accident sur la Route 50 direction ouest, rive est du pont sur la Severn. Officier réclame hélicoptère.
— J-19, Annapolis, appela ensuite Fontana. Je suis à la poursuite d’une camionnette de couleur foncée, immatriculation handicapé Henry-Six-Sept-Sept-Deux. Coups de feu tirés de ce véhicule. Officier réclame assistance.
Il décida de ne pas allumer ses phares pour le moment.
— Tu l’as eue ? cria Alex vers l’arrière.
Miller avait la respiration haletante. Il n’était pas sûr... il n’était pas sûr de son tir. La Porsche avait brusquement ralenti alors qu’il pressait la détente, mais il avait vu la voiture s’écraser contre la pile du pont. Pas question que quelqu’un se tire de ce genre d’accident, il en était sûr.
— Ouais.
— O.K., alors filons.
Alex ne permettait pas à ses émotions d’entraver son travail. Cette opération, c’était des armes et de l’argent pour son mouvement. Dommage pour la bonne femme et la gosse, mais ce n’était pas sa faute si elles se faisaient de sales ennemis.
Le dispatcheur d’Annapolis était déjà à sa radio UHF pour appeler l’hélicoptère de la police, Trooper 1, un Bell Jet-Ranger II qui décollait à l’instant après un ravitaillement de l’aéroport international Baltimore-Washington.
— Bien reçu, répliqua le pilote en mettant cap au sud à pleine puissance.
L’infirmier dans le siège de gauche se pencha pour changer la fréquence de l’émetteur-récepteur et avertir ainsi les contrôleurs du trafic aérien que l’hélicoptère était en mission d’évacuation médicale.
— Trooper 1, J-30, nous sommes en route vers votre position. Temps estimé d’arrivée, quatre minutes.
Waverly n’accusa pas réception. Avec deux civils, il essayait de démonter la vitre de la Porsche avec un démonte-pneu. La conductrice et la pasagère étaient sans connaissance et il y avait du sang partout. La tête de la conductrice en était couverte. La petite fille gisait comme une poupée cassée. L’estomac de Waverly se serra comme une boule de glace sous son coeur battant. Encore un enfant mort, pensa-t-il. Mon Dieu, mon Dieu, s’il vous plaît, pas un autre enfant !
— Trooper 2 Annapolis, reçut ensuite le dispatcheur.
— Annapolis, où êtes-vous, Trooper 2 ?
— Nous sommes au-dessus de Mayo Beach, cap au nord. J’ai capté votre appel medivac. J’ai à bord le gouverneur et le ministre de la Justice. Est-ce que nous pouvons vous aider ? À vous.
Le dispatcheur prit une décision rapide. Trooper 1 serait sur les lieux de l’accident dans trois minutes. J-19 avait besoin d’assistance en vitesse. C’était un vrai coup de chance. Il avait déjà six véhicules de police convergeant sur les lieux, plus trois autres de la police du canton d’Anne Arundel, du poste d’Edgewater.
— Trooper 2, contactez J-19.
— Trooper 2, précisez votre position J-19, graillonna la radio dans la voiture de Fontana.
— Route 50 direction ouest, je viens juste de passer Rowe Boulevard. Je suis à la poursuite d’une camionnette de couleur foncée avec immatriculation handicapé. J-30 et moi avons vu le feu d’armes automatiques tiré par ce véhicule, je répète, armes automatiques. J’ai besoin d’assistance, les amis.
Ce fut facile à repérer. Le sergent qui pilotait Trooper 2 aperçut l’autre hélicoptère qui décrivait des cercles au-dessus de l’accident, à l’est, et la Route 50 était presque complètement dégagée de voitures du lieu de l’accident jusqu’à Rowe Boulevard. La voiture de police et la camionnette étaient juste derrière la circulation en mouvement.
— Que se passe-t-il ? demanda le gouverneur, de l’arrière.
L’infirmier le lui expliqua tandis que le pilote poursuivait sa recherche visuelle de... Là ! Je te tiens !
— J-19, ici Trooper 2, je vous ai en visuel vous et la voiture sujet, annonça-t-il en descendant à cinq cents pieds. Trooper 2, Annapolis, je les ai. Fourgonnette noire ou peut-être bleue, roulant vers l’ouest sur la 50, voiture banalisée à sa poursuite.
Alex se demandait ce qu’était cette voiture. Aucune inscription, une voiture banale, carrosserie ordinaire, unicolore, terne. Oh-oh !
— C’est un flic derrière nous ! cria-t-il.
Un des hommes de Miller regarda par le carreau. Les voitures banalisées n’étaient pas nouvelles, dans son pays.
— Débarrassez-vous de lui ! gronda Alex.
Fontana restait à cinquante mètres derrière la fourgonnette. C’était assez loin, pensait-il, pour être hors de danger. L’agent écoutait sur sa radio le caquetage incessant des voitures supplémentaires qui répondaient à l’appel. La distraction de ces voix fit qu’il mit une seconde de trop à remarquer l’ouverture brutale de la portière arrière du véhicule. Il pâlit et freina pile.
Ce fut encore Miller qui s’en occupa. Dès que la porte fut ouverte, il leva sa mitraillette et lâcha une salve de dix balles sur la voiture de police. Il la vit déraper en travers de la chaussée et se retourner. Il était trop surexcité même pour sourire, mais il débordait de joie. La portière se referma alors qu’Alex changeait de voie.
Fontana sentit la balle dans sa poitrine avant de s’apercevoir que le pare-brise s’émiettait autour de lui. Son bras droit s’abaissa pour tourner trop rapidement à droite. Les roues arrière bloquées provoquèrent un dérapage, un pneu éclata et la voiture se retourna. Fontana regarda avec fascination le monde tourner autour de lui. Comme la plupart des policiers, il ne se souciait jamais de sa ceinture de sécurité et il se rompit le cou sur le toit défoncé. Cela n’avait pas d’importance. La voiture qui le suivait vint s’écraser sur les débris, achevant le travail commencé par la mitraillette de Miller.
— Merde ! jura le pilote de Trooper 2. Trooper 2, Annapolis, J-19 est victime d’un accident grave sur la 50 à l’ouest de la sortie de la Route 2. Où diable sont les autres voitures ?
— Trooper 2, donnez état J-19.
— Il est mort, Bon Dieu ! Je suis sur cette foutue camionnette ! Où est le soutien ?
— Trooper 2, nous avons onze voitures qui convergent. Nous avons un barrage routier en cours d’installation sur la 50 à South Haven Road. Trois voitures se dirigent vers l’ouest sur la 50 à environ huit cents mètres derrière vous et deux autres en direction de l’est s’approchent de la sortie de General’s Highway.
— Bien reçu, je suis sur la camionnette, répondit le pilote,
— Grouille, Alex ! glapit Miller.
— On y est presque, mec, répondit le Noir en prenant la voie de droite pour la sortie.
À environ quinze cents mètres, devant eux, il apercevait les phares tournants rouge et bleu de deux voitures de police arrivant vers lui dans la direction opposée, mais il n’y avait pas de bretelle de sortie sur l’autre voie, à cet endroit. Pas de pot, cochons ! Il n’était pas très heureux d’avoir eu la Porsche, mais un flic mort, ça faisait toujours du bien.
— C’est comme si on y était !
— Annapolis, Trooper 2, appela le pilote. La camionnette sujet bifurque au nord en quittant la 50...
Il donna un ordre bref. Les voitures de police venant en sens opposé ralentirent, puis elles foncèrent en travers du terre-plein central. Mais la bande médiane herbeuse était inégale : une seule des voitures parvint à la franchir et fonça à contresens vers la bretelle de sortie, tandis que l’autre s’embourbait.
Alex attrapa le feu vert au croisement de West Street et fonça vers le nord. Du coin de l’oeil, il aperçut une voiture de la police cantonale coincée dans la circulation de l’heure de pointe, dans West Street à deux cents mètres sur sa droite, qui n’arrivait pas à se dégager malgré son gyrophare et sa sirène. Trop tard, cochons ! Il fit encore deux cents mètres et tourna à gauche.
Le sergent pilotant Trooper 2 continuait de jurer tout haut sans se soucier du gouverneur et du ministre à l’arrière. Il vit la camionnette entrer dans le parking de cinquante hectares entourant le Mall d’Annapolis, alors que trois voitures de poursuite débouchaient de West Street.
— Merde, merde de merde !
Il poussa son levier de contrôle collectif et plongea vers le parking.
Alex choisit un créneau réservé aux handicapés et y gara la camionnette. Ses passagers étaient prêts et ils ouvrirent les portes dès l’arrêt du véhicule. Lentement, normalement, ils se dirigèrent vers l’entrée du centre commercial. Le conducteur leva des yeux surpris en entendant le claquement de l’hélicoptère. L’appareil planait à une soixantaine de mètres. Alex s’assura que son chapeau était bien enfoncé avant de passer la porte.
Le pilote de l’hélicoptère regarda à sa gauche l’infirmier, dont la main était crispée de rage sur le 357 qu’il portait dans un étui d’aisselle.
— Ils ont disparu, annonça l’infirmier à l’interphone.
— Comment ça, ils ont disparu ? s’exclama le ministre de la Justice furieux.
Au-dessous d’eux, une voiture de la police cantonale et une autre de la police de l’État s’arrêtaient dans un grincement de freins près de l’entrée. Mais derrière ces portes, il y avait au moins trois mille clients et la police n’avait pas le signalement des suspects. Les agents attendirent, pistolet au poing, sans savoir que faire.
Alex et ses hommes entrèrent dans les toilettes. Deux membres de leur organisation les attendaient avec des sacs à provisions. Chaque homme de la fourgonnette reçut un manteau différent. Ils se séparèrent, par deux, et sortirent se mêler à la foule. Ils prirent tout leur temps. Ils n’avaient aucune raison de se presser.
— Faites quelque chose ! s’écria le gouverneur.
— Quoi ? demanda le pilote. Que voulez-vous que nous fassions ? Qui arrêter ? Ils sont partis, ils ont disparu, ils pourraient aussi bien être en Californie, maintenant.
Le ministre en bafouillait encore de rage. Partis d’un meeting politique de routine à Salisbury, sur la côte est du Maryland, ils s’étaient trouvés mêlés à une poursuite passionnante, qui se terminait maintenant de manière tout à fait insatisfaisante. Il avait vu tuer un policier de la route sous ses yeux et ni lui ni les siens n’avaient pu faire quoi que ce soit. Finalement, le gouverneur jura avec véhémence. Son langage aurait choqué ses électeurs.
Trooper 1 planait sur le pont sur la Severn, son rotor tournant rapidement pour rester au-dessus des barrières de béton. L’infirmier, l’agent Waverly et un automobiliste qui s’était révélé un pompier bénévole chargeaient les deux victimes de l’accident dans des civières Stokes pour les transporter à bord. Un autre conducteur qui avait voulu les aider s’était trouvé pris de nausées. Une voiture de pompiers arrivait et deux autres agents de la police routière se préparaient à rétablir la circulation, dès que l’hélicoptère serait parti. Il y avait déjà un bouchon d’au moins six kilomètres. Alors que les agents prenaient position sur la route, ils entendirent à leur radio ce qui était arrivé à J-19 et à son conducteur. Ils échangèrent des regards, mais pas de paroles. Cela viendrait plus tard.
En qualité de premier agent sur les lieux, Waverly prit le sac de la conductrice pour chercher son identité. Il avait beaucoup de formulaires à remplir, de personnes à avertir. Dans le sac, il trouva un dessin d’enfant, peint avec les doigts ; levant les yeux, il vit qu’on hissait le brancard de la petite fille dans la cabine de l’hélicoptère. Moins de trente secondes plus tard, l’appareil décollait. Waverly le regarda prendre de l’altitude, en murmurant une prière pour la petite fille qui avait dessiné cette sorte de vache bleue. Puis il se remit au travail. Il y avait un carnet d’adresses rouge, dans le sac. Il regarda le permis de conduire pour avoir un nom et feuilleta le carnet à la même lettre. Un nommé « Jack », sans nom de famille, s’y trouvait avec un numéro suivi de « travail ». Ce devait être le mari. Quelqu’un aurait à le prévenir.
— Approche Baltimore, ici Trooper 1 avec une medivac pour Baltimore.
— Trooper 1, bien reçu, vous êtes dégagé pour approche directe, arrivez sur la gauche par trois-quatre-sept et maintenez altitude actuelle, répondit l’aiguilleur du ciel de Baltimore-Washington International.
Le numéro de fréquence 5101 était net sur son écran radar et les urgences médicales avaient une priorité inconditionnelle.
— Hopkins Urgences, ici Trooper 1, arrivons avec fillette victime accident.
— Trooper 1, Hopkins. Détournez sur University. Nous sommes complets ici.
— Bien reçu. University, Trooper 1, recevez-vous. À vous.
— Trooper 1, ici University, nous recevons et nous sommes prêts pour vous.
— Bien reçu. ETA cinq minutes. Terminé.
— Gunny, ici Cummings au portail trois, dit le sergent au téléphone.
— Qu’est-ce qu’il y a, sergent ? demanda Breckenridge.
— Eh bien, y a un type, ça fait trois quarts d’heure qu’il est là au coin, juste de l’autre côté de la rue. Ça paraît bizarre, quoi, vous savez ?
— Vous avez appelé les flics ?
— Pour quoi faire ? répondit raisonnablement le sergent. Il n’a même pas craché sur le trottoir, que je sache.
— D’accord, je vais venir.
Breckenridge se leva. D’ailleurs, il s’ennuyait. Il mit sa casquette et traversa le campus. Il lui fallut cinq minutes, pendant lesquelles il salua six officiers et répondit à de nombreux saluts de midships. Originaire du Mississippi, il n’aimait pas le froid. Mais le printemps arrivait.
Il trouva Cummings dans le poste de garde. Un bon jeune sergent, ce Cummings. Breckenridge avait une charpente classique à la John Wayne, avec de larges épaules et une masse imposante. Cummings était un petit Noir, capable de courir toute la journée, ce que Gunny n’avait jamais pu faire. Breckenridge l’avait pris sous son aile, sans avoir l’air de rien. Le sergent-major savait que bientôt il ferait partie du passé du Corps. Cummings était son avenir.
— Salut, Gunny, dit le sergent.
— Le type à la porte ?
— Il est arrivé un peu après 16 heures. Il n’est pas du quartier...
Cummings s’interrompit. Il n’était après tout qu’un jeune sergent noir, aux galons tout neufs, s’adressant à un homme à qui les généraux parlaient avec respect.
— Je trouve ça drôle, quoi, c’est tout.
— On va lui accorder quelques minutes, pensa Breckenridge à haute voix.
— Dieu, j’ai horreur de faire préparer des examens.
— Alors sois indulgent, conseilla Robby en riant.
— Comme tu l’es ? demanda Ryan,
— J’enseigne un sujet difficile, technique, je dois poser des problèmes difficiles.
— Les ingénieurs ! Dommage que vous ne sachiez pas aussi bien lire et écrire que vous multipliez.
— Dis donc, t’as bouffé du lion à midi, Jack ?
— Ah, tu sais...
Le téléphone sonna. Jack décrocha.
— Professeur Ryan. Oui... Qui ? demanda-t-il et sa figure changea, sa voix devint prudente, Robby le vit se raidir brusquement. Vous en êtes sûr ?... Où sont-elles en ce moment ?... D’accord... euh, d’accord, oui, merci, je... euh... merci.
Jack resta figé pendant une seconde ou deux avant de raccrocher.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Robby.
— C’était la police... un accident...
— Où sont-elles ?
— On les a transportées par hélicoptère... on les a transportées à Baltimore. Il faut que j’y aille... Dieu, Robby...
Jack se leva en vacillant. Jackson fut immédiatement debout.
— Viens, je vais t’y conduire.
— Non, je...,
— Fous-moi la paix, Jack. C’est moi qui conduis. Allez, grouille.
Il prit son manteau et lança le sien à Jack, de l’autre côté du bureau.
— On les a transportées par hélicoptère...
— Où ça ?... Où, Jack ?
— University.
Robby lui saisit le bras.
— Ressaisis-toi, Jack ! Calme-toi un peu.
L’aviateur pilota son ami dans l’escalier et hors du bâtiment. Sa Corvette rouge était garée à cent mètres.
— Toujours là, rapporta le gardien civil, en rentrant dans le poste.
— C’est bon, dit Breckenridge.
Il se leva, regarda l’étui à pistolet accroché dans le coin, mais y renonça.
— Voilà ce que nous allons faire, déclara-t-il.
Dès le premier instant, Ned Clark n’avait pas aimé la mission. Mais il n’en avait rien dit. Sean avait été le cerveau de son évasion. Et Ned Clark était loyal à la Cause. Pour le moment, il était exposé, là, et il n’aimait pas ça non plus. On lui avait dit que les gardes aux portes de l’Académie étaient négligents et qu’ils n’étaient pas armés. De plus, ils n’avaient aucune autorité en dehors de l’enceinte de l’école navale. Mais il était là depuis trop longtemps. Son objectif avait une demi-heure de retard.
Il ne fumait pas, ne bougeait pas et il savait qu’on le distinguait à peine : il n’y avait pas de lumière à la porte du vieil immeuble ; un des gars d’Alex y avait veillé avec un pistolet à petits plombs, la nuit précédente.
Je devrais tirer un trait là-dessus, se dit Clark. Mais il ne le pouvait pas. Il ne voulait pas manquer à Sean. Il vit deux hommes sortir de l’Académie. De foutus marines dans leur tenue du dimanche. Ils étaient si vulnérables sans leurs armes !
— Qu’est-ce que tu dirais d’une bière ? disait le grand.
Ils traversèrent la rue, venant vers lui.
— Je ne dis pas non, Gunny. C’est vous qui régalez ?
— O.K. Mais faut que j’aille chercher de l’argent, d’abord.
Le grand plongea une main dans sa poche pour prendre des clefs et se tourna vers Clark.
— Excusez-moi, monsieur, je peux vous aider ?
Sa main ressortit de la poche, sans clefs. Clark réagit rapidement, mais pas tout à fait assez. Alors que sa main droite, dans son pardessus, commençait à remonter, celle de Breckenridge l’empoigna comme un étau.
— J’ai demandé si je pouvais vous aider, monsieur, dit-il aimablement. Qu’est-ce que vous avez dans cette main ?
Clark essaya de se dégager, mais le sergent-major le repoussa contre le mur.
— Doucement, Tom, avertit Breckenridge.
La main de Cummings glissa plus bas et découvrit le contour métallique d’un pistolet.
— Pistolet, annonça-t-il vivement.
— Faudrait pas que le coup parte, déclara Gunny, son bras gauche en travers de la gorge de Clark. Prends-le-lui, fils, et avec précaution.
Clark était stupéfait de sa propre stupidité, de les avoir laissés approcher si près de lui. Il essaya de tourner la tête vers le bout de la rue, mais l’homme qui l’attendait dans la voiture était derrière le coin. Avant qu’il ait eu le temps de penser à ce qu’il pourrait faire, le Noir l’avait désarmé et lui fouillait les poches. Cummings en retira le couteau.
— Parle-moi, dit Breckenridge.
Clark resta muet et l’avant-bras s’appuya brutalement sur sa gorge.
— Parlez-moi, monsieur, s’il vous plaît !
— Foutez-moi la paix et ôtez vos sales pattes ! Pour qui vous vous prenez ?
— D’où tu es, petit ?
Breckenridge n’avait pas besoin de réponse à cette question. Il arracha la main de Clark de la poche et lui tordit le bras dans le dos.
— C’est bon, petit, nous allons passer par ce portail là-bas et tu vas t’asseoir et être bien sage pendant que nous appelons la police. Si tu fais des histoires, je m’en vais t’arracher ce bras. Allons-y, mon garçon.
Le conducteur qui attendait Clark était venu jeter un coup d’oeil au coin de la rue. Il vit ce qui se passait et retourna à sa voiture. Deux minutes plus tard, il était à un kilomètre.
Cummings enchaîna l’homme à une chaise avec des menottes pendant que Breckenridge constatait qu’il n’avait pas de papiers, mais un pistolet automatique qui suffisait pour l’identification. Il appela d’abord son capitaine, puis la police d’Annapolis. Ce fut ainsi que l’affaire commença et, bien que Gunny n’en sût rien, elle n’allait pas s’arrêter là.
TOM Clancy
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