vendredi 23 août 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre XIX: Épreuves et surprises

— C’est un drôle d’oiseau, observa Owens.
Ce dossier était le résultat de trois semaines de travail. On aurait pu aller plus vite, naturellement, mais quand on ne voulait pas éveiller les soupçons de la personne surveillée, on se devait d’être circonspect.
Dennis Cooley était natif de Belfast, d’une famille catholique de la classe moyenne, mais aucun de ses parents n’avait été pratiquant, ce qui était assez singulier dans une région où la religion définit à la fois la vie et la mort. Dennis était allé à la messe – une obligation quand on est élevé dans une école paroissiale – jusqu’à l’université ; il avait alors cessé tout à coup et n’avait jamais remis les pieds à l’église. Pas de casier judiciaire. Vierge. Pas même une petite mention dans le dossier d’une association soupçonnée. Étudiant, il avait louvoyé en marge de quelques groupes activistes, mais n’en avait jamais fait partie, préférant évidemment ses études de littérature. Il avait obtenu son diplôme avec la plus haute mention. Quelques cours de marxisme, quelques-uns d’économie, toujours avec un professeur aux tendances nettement à gauche, constata Owens. Il renifla avec un certain mépris. Il y en avait bien assez de ceux-là, à la London School of Économies !
Pendant deux ans, on n’avait plus rien sur lui que des documents fiscaux, aucun dossier de police. Il travaillait dans la librairie de son père. De très discrets sondages à Belfast avaient seulement livré que toutes sortes de gens fréquentaient cette librairie, même des soldats de l’armée britannique, qui étaient arrivés là-bas à peu près au moment où Cooley avait terminé ses études. La vitrine avait été brisée une ou deux fois par des bandes de protestants en maraude, mais rien de plus grave. Le jeune Dennis ne fréquentait pas beaucoup les pubs locaux, ne faisait partie d’aucune organisation religieuse, d’aucun club politique, d’aucune association sportive. « Il passait son temps à lire », avait dit quelqu’un aux inspecteurs. Quelle sacrée révélation ! se dit Owens. Un libraire qui lit...
Et puis ses parents avaient été tués dans un accident de la route.
Owens fut frappé qu’ils soient morts d’une façon aussi banale. La rupture de freins d’un camion et leur Mini avait été écrasée, un samedi après-midi. C’était difficile de se souvenir que des gens mouraient « normalement » dans l’Ulster, qu’ils étaient tout aussi morts que ceux qui sautaient sur une bombe ou qui étaient abattus par des terroristes rôdant dans la nuit. Dennis Cooley avait touché l’argent de l’assurance et continué de diriger le magasin, après l’office funèbre discret à l’église locale. Quelques années plus tard, il avait vendu le fonds et s’était installé à Londres, ouvrant d’abord un magasin à Knightsbridge et, bientôt après, celui du passage où il était encore.
Les archives fiscales révélaient qu’il gagnait confortablement sa vie. Une vérification de son immeuble indiqua qu’il ne vivait pas au-dessus de ses moyens. Il était bien considéré par ses collègues. Son unique employée, Beatrix, qui travaillait avec lui à mi-temps, l’appréciait. Cooley n’avait pas d’amis, il ne fréquentait pas les pubs de son quartier – il buvait rarement, apparemment –, vivait seul et n’avait pas de préférences sexuelles connues. Il voyageait beaucoup pour ses affaires.
— Rien du tout. Ce type est un zéro, déclara Owens.
— Oui, répondit Ashley. Ça explique au moins où Geoff l’a connu. Il était lieutenant dans un des premiers régiments à être envoyés là-bas et il est probablement entré une ou deux fois dans la librairie. Vous savez quel bavard est Geoffrey. Ils ont sans doute commencé à parler de livres, Cooley ne s’intéresse qu’à ça.
— Oui, c’est ce qu’on appelle un rat de bibliothèque. Ou tout au moins c’est l’image qu’il cultive. Et ses parents ?
Ashley sourit.
— On se souvient d’eux comme de communistes. Rien de bien méchant, mais nettement engagés, jusqu’à la révolte hongroise de 56. Celales a désenchantés, semble-t-il. Ils ont continué à tenir des propos communistes, mais leur activité politique s’est arrêtée là. À vrai dire, on les trouvait assez charmants, mais bizarres. Ils encourageaient les enfants à lire, ce qui était une bonne politique commerciale, au moins. Payaient régulièrement leur facture au jour dit. À part ça, rien.
— Beatrix ?
— Elle n’est pas allée à l’université, mais c’est une autodidacte de la littérature et de l’histoire de l’édition. Vit avec son vieux père, un sergent de la RAF à la retraite. Elle n’a aucune vie mondaine. Elle doit passer ses soirées à regarder la télévision en sirotant du Dubonnet. Elle déteste ostensiblement les Irlandais, mais aime assez travailler pour « M. Dennis », parce que c’est un expert dans son domaine. Rien du tout de ce côté-là.
— Nous avons donc un marchand de livres rares avec une famille marxiste, mais aucun lien connu avec un groupe terroriste, résuma Owens. Il était à l’université en même temps que notre ami O’Donnell, n’est-ce pas ?
— Oui, mais personne ne se souvient qu’ils se soient rencontrés. Kevin vivait à deux pas de la librairie, mais, là encore, personne ne se rappelle s’il la fréquentait. Notez que cela remonte bien avant le temps où O’Donnell a attiré sérieusement l’attention ; donc, nous n’avons aucune documentation. Ils ont eu le même professeur d’économie. Il aurait pu être un témoin utile, mais il est mort il y a deux ans, de mort naturelle. Leurs condisciples se sont dispersés aux quatre vents et nous n’en avons pas encore trouvé un qui les connaissait tous les deux.
Owens alla dans le coin de son bureau se verser une tasse de thé. Un type avec des antécédents marxistes, fréquentant la même université qu’O’Donnell... Malgré l’absence totale de rapports avec un groupe terroriste, cela méritait d’être étudié. Si l’on pouvait trouver la moindre chose suggérant que Cooley et O’Donnell se connaissaient, alors Cooley serait un chaînon vraisemblable. Cela ne voulait pas dire qu’il existait un indice permettant d’imaginer la réalité de ce Malllon mais en plusieurs mois, on n’avait absolument rien trouvé d’approchant.
— Bon. Alors, David, que proposez-vous de faire ?
— Nous allons installer des micros clandestins dans son magasin et à son domicile et, naturellement, mettre ses lignes téléphoniques sur écoute. Quand il voyagera, il aura un compagnon.
Owens approuva. C’était plus qu’il ne pouvait faire légalement, mais les services de sécurité obéissaient à d’autres lois que celles de la police métropolitaine.
— La mise sous surveillance de sa boutique ?
— Pas facile, quand on se rappelle où elle est. Quand même, nous pouvons toujours essayer de faire embaucher un de nos hommes par un des magasins voisins.
— Celui d’en face est une joaillerie, je crois ?
— Nicholas Reemer et Fils, oui. Le patron et deux employés.
Owens réfléchit.
— Je vais voir si je trouve un inspecteur spécialiste des cambriolages connaissant bien ce domaine...
— Bonjour, Jack, dit Cantor.
— Salut, Marty.
Ryan avait renoncé depuis quelques semaines à examiner les photos par satellite. Il essayait maintenant de découvrir des relations au sein du réseau terroriste. Quel groupe était en rapport avec quel autre. D’où leurs armes venaient. Où ils s’entraînaient. Qui les aidait pour cet entraînement. Qui leur fournissait de l’argent, des papiers. Quels pays ils utilisaient pour des transferts sûrs...
Le problème sur ces questions n’était pas le manque, mais la pléthore de renseignements. Des milliers d’agents de la CIA, d’innombrables autres agents des services secrets occidentaux passaient le monde au peigne fin. Beaucoup – ressortissants étrangers recrutés et payés par l’Agence – transmettaient des rapports sur les rencontres les plus banales, dans l’espoir de dénicher le renseignement qui sonnerait le glas d’Abou Nidal, de la Djihad islamique ou de tout autre groupe important, contre une substantielle récompense. Il en résultait des milliers de communiqués, la plupart pleins d’un verbiage oiseux. Jack n’avait pas imaginé l’étendue de la tâche. Les hommes qui y travaillaient avaient tous du talent, mais ils étaient submergés par un raz de marée de renseignements isolés qui devaient être examinés, évalués, collationnés et recoupés avant même d’être analysés. Certains des groupes n’étaient composés que d’une poignée de personnes, dans les cas extrêmes d’une seule famille.
— Marty, dit Jack en levant les yeux de ses papiers, c’est la chose la plus impossible que j’ai jamais vue !
— Peut-être, mais je suis venu transmettre un bravo.
— Quoi !
— Vous savez, la photo satellite de la fille en bikini ?
Les Français pensent l’avoir identifiée. Françoise Théroux. Longs cheveux bruns, châssis superbe. Ça confirme que le camp appartient à Action Directe.
— Et qui est cette fille ?
— Une tueuse, répliqua Marty en montrant à Jack une photo prise à plus courte portée. Et une redoutable. Trois meurtres à son actif, supposés, deux hommes politiques et un industriel, tous au pistolet. Vous êtes un homme d’âge moyen, vous vous promenez dans la rue, vous voyez une jolie fille qui vous sourit ; elle vous demande peut-être son chemin ou quelque chose, et vlan, elle a un pistolet dans la main.
Jack regarda la photo. La fille n’avait pas l’air dangereux... une créature de rêve, le fantasme de tout homme.
— Comme nous disions à l’école, pas le genre de fille qu’on fait tomber de son lit. Bon dieu, dans quel monde vivons-nous, Marty ?
— Vous savez ça mieux que moi. Bref, on nous demande de garder un oeil sur ce camp. Si nous la revoyons, les Français voudraient que nous leur transmettions la photo en temps réel.
— Ils vont la prendre en chasse ?
— Ils n’ont rien dit, mais vous vous souvenez peut-être qu’ils ont des soldats au Tchad, à cinq, six cents kilomètres. Des unités aéroportées, avec des hélicoptères.
— Quel gaspillage !
— C’est sûr, reconnut Cantor en rempochant la photo. Comment se passe votre analyse ?
— Jusqu’à présent, je n’ai strictement rien. Les types qui font ça à plein temps...
— Ouais. Pendant un moment, ils faisaient le tour du cadran au boulot. Nous avons dû arrêter, ils se tuaient. L’informatique a été d’un certain secours. Une fois, selon les rapports, le chef d’un groupe apparaissait le même jour dans six aéroports différents. C’était de la connerie, naturellement. Mais de temps en temps nous tombons sur quelque chose de bon. Nous avons raté ce gars-là d’une demi-heure, en mars dernier à Beyrouth. Trente foutues petites minutes !
Trente minutes ! pensa Jack. Si j’avais quitté mon bureau une demi-heure plus tôt, je serais mort. Comment est-ce que je pourrais m’habituer à ça ?
— Qu’est-ce que vous lui auriez fait ?
— Nous ne lui aurions pas lu ses droits constitutionnels, répondit Cantor. Alors, avez-vous découvert des liens, des rapports ?
— Non. Cette ULA est trop petite. J’ai seize soupçons de contacts entre l’IRA et d’autres groupes, dont certains pourraient être nos gars, mais comment savoir ? Il n’y a pas de photos sur les documents, les signalements correspondraient à n’importe qui. Même quand nous avons un contact de l’IRA avec une bande à qui elle ne doit pas parler, en principe – et qui pourrait aussi bien être l’ULA.– eh bien, a, notre information n’est pas garantie authentique et, b, ça pourrait être la première fois qu’ils ont des relations. Comment diable voulez-vous qu’on trouve un sens logique à ce fatras ?
— Eh bien, la prochaine fois qu’on demandera ce que fait la CIA contre le terrorisme, vous direz que vous ne savez pas, dit Cantor avec un sourire ironique. Ces gens que nous cherchons ne sont pas bêtes. Ils savent ce qui se passera s’ils sont repérés. Même si nous ne le faisons pas nous-mêmes – ce que nous ne voudrons peut-être pas –, nous pouvons toujours tuyauter les Israéliens. Les terroristes sont des durs, une sale engeance, mais ils ne sont pas capables de résister à de vrais soldats et ils le savent très bien. C’est ce qu’il y a d’exaspérant. Mon beau-frère est commandant d’infanterie, il fait partie de la Force Delta, à Fort Bragg. Je les ai vus opérer. Ils sont capables de raser ce camp que vous avez examiné en moins de deux minutes, de tuer tout le monde et de disparaître avant que les échos se taisent. Ils sont redoutables, compétents, mais sans les renseignements voulus ils ne savent pas qui frapper. Même chose avec la police. Combien de hold-ups de banque réussiraient s’il y avait une équipe de policiers qui attendait à l’intérieur ? Mais il faut savoir où sont les bandits. Tout dépend des SR et les SR finissent par se résumer à une bande de bureaucrates anonymes qui pataugent dans un fatras d’informations. Les hommes qui recueillent les renseignements nous les donnent et nous les trions et les remettons à nos équipes sur le terrain. La bataille se livre ici aussi, Jack. Ici même, dans cet immeuble, par une bande de fonctionnaires qui rentrent tranquillement chez eux le soir.
Mais la bataille est en train de se perdre, pensa Jack. Elle n’est certainement pas gagnée.
— Où en est le FBI ?
— Rien de nouveau. La seule piste, c’est celle du Noir, mais c’est comme s’il n’existait pas. Ils ont une mauvaise photo vieille de plusieurs années, un pseudonyme et pas d’empreintes. Le Bureau enquête sur tous les individus qui faisaient partie de groupes extrémistes – c’est curieux comme ils se sont presque tous rangés –, mais sans succès jusqu’à présent.
— Et la bande qui est allée là-bas il y a deux ans ?
À l’époque, des membres de plusieurs groupements extrémistes américains avaient pris l’avion pour aller en Libye rencontrer des « éléments progressistes » du tiers monde. Les échos de cet événement se répercutaient encore dans le milieu terroriste.
Vous avez remarqué que nous n’avons pas de photos de Bengazi. Notre agent s’est fait avoir, un de ces horribles accidents. Ça lui a coûté la vie et, à nous, les photos. Heureusement, ils n’ont pas découvert pour qui il travaillait. Nous connaissons les noms de quelques personnes qui étaient là-bas, mais pas de toutes.
— Le service des passeports ?
Cantor s’adossa contre le côté de la porte.
— Disons que M. X prend l’avion pour l’Europe, un Américain en vacances, ils sont des dizaines de milliers par mois. Il entre en contact avec quelqu’un, de l’autre côté, qui l’achemine pour le reste de son voyage sans passer par les procédures habituelles du contrôle de l’immigration. C’est facile, l’Agence elle-même le fait tout le temps. Si nous avions un nom, nous saurions s’il a quitté le pays au moment voulu. Ce serait un commencement, mais nous n’avons pas de nom.
— Nous n’avons rien du tout ! s’écria Ryan.
— Mais si. Nous avons tout ça, dit Cantor en désignant d’un grand geste la pile de papiers sur le bureau. Et tout ce qui va encore rentrer. Quelque part dans le tas, il y a la solution.
— Vous le croyez réellement ?
— Chaque fois que nous résolvons une affaire de ce genre, nous nous apercevons que nous avions toute l’information sous le nez depuis le début. Les commissions parlementaires nous harcèlent tout le temps à cause de ça. Là, au milieu de cette pile, il y a le départ d’une piste, Jack. C’est presque une certitude statistique. Mais vous avez sans doute deux ou trois cents de ces rapports, là, et il n’y en a qu’un seul qui compte.
— Je n’espérais pas de miracles, mais je pensais tout de même avancer un peu, grommela Jack en prenant enfin conscience de l’énormité de la tâche.
— Vous avez avancé. Vous avez vu quelque chose qui avait échappé à tout le monde. Vous avez retrouvé Françoise Théroux. Alors maintenant, si un agent français voit quelque chose qui pourrait nous être utile, il nous le refilera tout de suite. Vous ne le savez peut-être pas, mais les SR internationaux fonctionnent selon le vieux système du troc. Si ce truc-là réussit, ils nous devront beaucoup. Ils tiennent à cette fille. Elle a descendu un ami de leur président et il a pris l’affaire à coeur. Enfin bref, vous avez un bravo de l’amiral et de la DGSE. Et le patron dit que vous devriez y aller plus doucement, au fait.
— J’irai plus doucement quand j’aurai trouvé ces salauds !
— Il faut parfois prendre du recul. Vous avez une mine de déterré. Vous êtes fatigué. La fatigue fait commettre des erreurs. Plus d’heures supplémentaires, Jack, ça aussi c’est un ordre de Greer. Vous partez d’ici à six heures.
Cantor repartit sans laisser à Ryan le temps de protester.
Il se retourna vers son bureau, mais resta plusieurs minutes en contemplation devant le mur. Cantor avait raison. Il travaillait si tard que la moitié du temps il ne pouvait même pas faire un saut jusqu’à Baltimore pour voir comment allait sa fille. Il se justifia en se disant que sa femme était auprès d’elle tous les jours, qu’elle passait fréquemment la nuit à Hopkins pour rester près de Sally. Cathy a son travail et j’ai le mien.
Ainsi, dit-il au mur, j’ai fini par faire quelque chose de bien. Il savait bien que c’était un hasard, que c’était Marty qui avait établi le rapprochement, mais il était vrai aussi qu’il avait remarqué l’anomalie. Il pouvait en être fier. Il avait découvert une terroriste, mais malheureusement pas la bonne.
Avec un soupir, Jack se pencha de nouveau sur la pile pour chercher cet hypothétique renseignement précieux. Les hommes qu’il traquait étaient là, parmi ces papiers. Il devait les trouver.
— Salut, Alex, dit Miller en montant en voiture.
— T’as fait bon voyage ?
Cette fois il était allé en avion au Mexique, avait franchi la frontière en voiture et avait pris un vol national pour D.C., où Alex était venu le chercher. Dobbens remarqua qu’il avait gardé sa barbe, mais cela n’avait pas grande importance, personne ne l’avait trop vu.
— La sécurité à la frontière est une foutue rigolade.
— Ça te ferait plaisir qu’ils la renforcent ? rétorqua Alex. Parlons business.
La brusquerie du ton surprit Miller. Te voilà bien fier, avec une seule opération dans la poche ! pensa-t-il.
Nous avons un autre boulot pour toi.
— Vous ne m’avez pas encore payé le dernier, mec.
Miller tendit un chéquier.
— Compte numéroté, banque des Bahamas. Je crois que la somme te conviendra.
Alex empocha le carnet de chèques.
— Je me sens mieux. Bon, cet autre boulot... J’espère que tu ne seras pas aussi pressé que l’autre fois ?
— Nous avons plusieurs mois pour le préparer.
— Je t’écoute.
Et Alex écouta en silence pendant dix minutes avant de s’écrier :
— Vous êtes complètement cinglés ou quoi ?
— Peux-tu obtenir les renseignements qu’il nous faut ?
— Le problème n’est pas là, Sean. Le problème, c’est de vous faire entrer et sortir tous. Pas moyen.
— C’est moi que ça regarde.
— Des clous ! Si mes gars sont dans le coup, ça me regarde aussi. Si ce con de Clark craque avec les flics, c’est un repaire grillé et moi avec !
— Mais il n’a pas craqué, n’est-ce pas ? C’est pour ça que nous l’avons choisi.
— Écoute, ce que tu fais avec tes gens, je m’en fous. Mais ce qui arrive à mes gars, je ne m’en fous pas. Cette dernière petite partie que nous avons jouée pour toi était merdeuse, Sean.
— L’opération était politiquement saine, tu le sais bien. Tu as l’air d’oublier que l’objectif est toujours politique. Sur ce plan, ç’a été un succès total.
— Je n’ai pas besoin de toi pour me le dire ! riposta sèchement Alex de sa voix la plus intimidante ; Miller était un petit morveux orgueilleux, mais Alex était sûr de pouvoir lui arracher la tête sans se donner de mal. T’as perdu un homme parce que tu as mis en jeu tes sentiments personnels. Je sais ce que tu penses ! C’était notre premier gros coup, hein ? Eh bien, petit, je crois que nous avons prouvé que nous en avions. Et je t’ai averti aussi sec dès le début que ton homme était trop exposé. Si tu m’avais écouté, tu n’aurais pas un mec dans le trou. Je sais que vos états de service sont assez impressionnants, mais ici c’est mon turf et je le connais bien.
Miller savait qu’il devait s’incliner. Il resta impassible.
— Alex, si nous n’étions pas satisfaits, nous ne reviendrions pas te chercher. Oui, vous en avez, assura-t-il en pensant Sale foutu négro. Alors, est-ce que tu peux obtenir les renseignements qu’il nous faut ?
— C’est sûr, si on y met le prix. Tu veux qu’on participe ?
— Nous ne savons pas encore, répondit franchement Miller.
Naturellement, la seule question, c’était l’argent. Foutus Américains.
— Si vous voulez de nous dans le coup, je veux participer au plan. Numéro un, je veux savoir comment vous allez entrer et sortir. Faudra peut-être que j’aille avec vous. Et si vous foutez encore mes conseils aux chiottes, cette fois, je laisse tout tomber et j’emmène mes gars.
— Il est un peu tôt pour en être certains, mais ce que nous espérons arranger est vraiment très simple...
Pour la première fois depuis son arrivée, Sean obtint l’approbation d’Alex.
— Tu crois que tu peux organiser ça ? Chouette, je dois dire. Maintenant, parlons prix.
Sean nota un chiffre sur un bout de papier et le donna à Alex.
— Ça suffira ?
Les gens que l’argent intéressait étaient faciles à impressionner.
— Ah, dis donc, c’est sûr que j’aimerais bien avoir un compte dans ta banque, mec.
— Si cette opération réussit, tu l’auras.
— Blague à part ?
Miller hocha vigoureusement la tête.
— Accès direct. Possibilités d’entraînement. Assistance pour les passeports, les papiers, tout le bazar. Ton habileté la dernière fois a attiré l’attention. Nos amis aiment bien l’idée d’une cellule révolutionnaire active en Amérique. Quand peux-tu nous donner le renseignement ?
— La fin de la semaine, c’est assez tôt ?
— Tu peux faire ça si vite sans attirer l’attention ?
— Laisse-moi m’inquiéter de ça, répliqua Alex avec un sourire.
— Rien de nouveau de votre côté ? demanda Owens.
— Guère, avoua Murray. Nous avons une masse de pièces à conviction, mais un seul témoin est incapable de nous donner une identité.
— Le recrutement local ?
— Rien encore. On dirait qu’ils ont appris la leçon de l’ULA. Pas de manifeste, pas de revendications. Les agents que nous avons infiltrés dans d’autres groupes gauchistes, ceux qui existent encore, ont fait chou blanc. Nous y travaillons encore, nous avons beaucoup d’argent dans la rue, mais jusqu’à présent ça n’a rien rapporté, avoua Murray, et il prit un temps. Mais ça va changer. Bill Shaw est un génie, un des vrais cerveaux que nous avons au Bureau. Il y a quelques années, on l’a fait passer du contre-espionnage au terrorisme et il a fait un boulot réellement impressionnant. Quoi de neuf du côté de chez vous ?
— Je ne peux pas entrer dans les détails, répondit Owens, mais il se peut que nous ayons eu un petit coup de chance. Nous sommes en train de voir si ça tient. Ça, c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que Son Altesse Royale se rend en Amérique l’été prochain. Pas mal de personnes ont été informées de son itinéraire, dont six qui figurent sur notre liste de suspects possibles.
— Comment diable avez-vous pu laisser faire ça, Jimmy ?
— Personne ne m’a demandé mon avis, Dan. D’autre part, si ces gens n’avaient pas été informés ça leur aurait justement mis la puce à l’oreille. On ne peut pas cesser de faire confiance aux gens du jour au lendemain, n’est-ce pas ? Pour le reste, une secrétaire a mis les projets sur la liste ordinaire sans consulter la sécurité. Il y a toujours quelqu’un qui n’a pas reçu la consigne.
Un état de choses qui n’était nouveau pour aucun des deux hommes.
— Bon, tirons un trait. Annulons tout et laissons-le attraper la grippe ou quelque chose, le moment venu.
— Le prince n’acceptera jamais. À ce sujet, il est intransigeant. Il ne permettra pas que sa vie personnelle soit perturbée par une menace terroriste.
— On ne peut qu’admirer son courage, mais...
— Effectivement, reconnut Owens, ça ne nous facilite pas la tâche.
— Les projets de voyage sont bien arrêtés ? demanda Murray pour en revenir au sujet.
— Quelques étapes de l’itinéraire sont encore en suspens, mais la majorité sont fixées. Nos agents de la sécurité vont s’entendre avec les vôtres à Washington. Ils prennent l’avion la semaine prochaine.
— Au moins, vous savez que vous aurez toute la coopération que vous voudrez, le Secret Service, le Bureau, la police locale, tout le bazar. Nous prendrons bien soin de lui, assura Murray. Sa femme et lui sont assez populaires, chez nous. Est-ce qu’ils emmèneront le bébé ?
— Non. Sur ce plan, nous avons pu lui faire entendre raison.
— Bien. J’appellerai Washington demain et je ferai accélérer les choses. Qu’est-ce qui se passe avec notre ami Ned Clark ?
— Rien encore. Ses collègues lui mènent manifestement la vie dure, mais il est bien trop con pour craquer.
Murray hocha la tête. Il connaissait le genre.
Ryan avait accepté une invitation à une conférence donnée à l’université de Georgetown. Malheureusement, ce fut décevant. Le professeur David Hunter était l’enfant terrible de Columbia, la plus haute autorité américaine sur les affaires d’Europe orientale. L’année précédente, il avait publié une étude pénétrante, Révolution Postponed, des problèmes politiques et économiques de l’empire soviétique et Ryan, comme tant d’autres, était curieux d’avoir de nouvelles informations à ce sujet. Mais la conférence n’apporta rien de nouveau sinon la surprenante suggestion, à la fin, que les pays de l’OTAN devraient se montrer plus agressifs en tentant de séparer l’Union soviétique de ses satellites. Ryan jugeait que c’était de la folie, même si cela garantissait des discussions animées.
À la fin de la conférence, il se dirigea rapidement vers le buffet. Il avait sauté son dîner pour arriver à l’heure. Jack remplit son assiette aussi patiemment qu’il le put avant de se réfugier dans un coin calme, près des ascenseurs, laissant d’autres entourer le professeur Hunter. Dans l’ensemble, il était heureux de se retrouver à Georgetown, ne fut-ce que pour quelques heures. La « Galleria » de l’Intercultural Center contrastait vivement avec le terne négligé de la CIA. L’atrium de trois étages dans le bâtiment des langues était bordé par les fenêtres des bureaux et orné d’une paire d’arbres en caisses qui atteignaient presque la coupole vitrée du plafond. L’esplanade, sur le devant, était pavée de briques – les étudiants l’appelaient la Place Rouge. À l’ouest, c’était le vieux cimetière où reposaient les prêtres qui avaient enseigné là pendant près de deux siècles. C’était un décor éminemment culturel, à part les hurlements discordants des avions à réaction décollant de National Airport, à quelques kilomètres en aval.
Juste au moment où il terminait ses hors-d’oeuvre, Ryan se sentit bousculé.
— Excusez-moi, professeur.
Il se retourna et vit un homme plus petit que lui, à la figure rubiconde, en costume mal coupé. Ses yeux bleus pétillaient d’amusement et il parlait avec un accent prononcé.
— La conférence vous a-t-elle plu ?
— C’était très intéressant, répondit Ryan sans se compromettre.
— Ah ! Je vois que les capitalistes savent aussi bien mentir que nous autres, pauvres socialistes.
L’homme avait un grand rire jovial, communicatif, mais il y avait autre chose que de l’amusement dans ses yeux. Ils étaient calculateurs. Déjà, l’homme déplaisait à Jack.
— Est-ce que nous nous connaissons ?
— Serguei Platonov. Troisième secrétaire à l’ambassade soviétique. Il est possible que ma photo à Langley ne me flatte pas.
Un Russe, pensa Ryan en essayant de ne pas avoir l’air surpris, qui sait que j’ai travaillé à la CIA. Troisième secrétaire, cela pouvait fort bien vouloir dire KGB, peut-être spécialiste de l’espionnage diplomatique, ou membre du service étranger... comme s’il y avait une différence ! Un agent de renseignements « légal » avec une couverture diplomatique. Jack se demanda ce qu’il devait faire. Avant tout, il savait qu’il aurait à rédiger un rapport pour la CIA, le lendemain, en expliquant comment ils s’étaient rencontrés et de quoi ils avaient parlé. Une heure de travail, peut-être. Il dut faire un effort pour être poli.
— Vous devez confondre, monsieur Platonov. Je suis professeur d’histoire. Je travaille à l’Académie navale d’Annapolis. J’ai été invité parce que j’ai fait mes études ici.
— Non, non, assura le Russe en secouant la tête. Je vous ai reconnu d’après votre photo, sur la jaquette de votre livre. Figurez-vous que j’en ai acheté dix exemplaires, l’été dernier.
Ryan fut de nouveau surpris, mais incapable de le cacher.
— Vraiment ? Mon éditeur et moi vous remercions.
— Notre attaché naval s’y est beaucoup intéressé, professeur Ryan. Il pense qu’il devrait être porté à l’attention de l’académie Frunze et aussi, je crois, de l’académie navale Gretchko de Leningrad, dit Platonov en déployant tout son charme devant Ryan qui resta sur la défensive. Pour être tout à fait franc, je n’ai fait que parcourir votre ouvrage. Il m’a paru très bien construit et l’attaché me dit que votre analyse est tout à fait exacte.
Jack essaya de ne pas se sentir exagérément flatté, mais c’était difficile. Frunze était la grande école militaire soviétique, celle des futurs officiers d’état-major destinés à devenir des vedettes. L’académie Gretchko était à peine moins prestigieuse.
— Serguei Nicolayevitch ! tonna une voix familière. Ce n’est pas kulturny d’encourager la vanité des jeunes auteurs sans défense.
Le père Timothy Riley vint se joindre à eux. Ce jésuite trapu était à la tête du département d’histoire de Georgetown au temps où Ryan y passait son doctorat. C’était un cerveau brillant avec plusieurs livres à son actif, dont deux ouvrages pénétrants sur l’histoire du marxisme ; aucun de ces deux-là, Ryan en était certain, n’avait trouvé de place dans la bibliothèque de Frunze.
— Comment va la famille, Jack ?
— Cathy s’est remise au travail, mon père. On a transféré Sally à Hopkins. Avec un peu de chance, nous l’aurons à la maison au début de la semaine prochaine.
— Elle va se remettre tout à fait, votre petite fille ? demanda Platonov. J’ai lu dans le journal l’attentat contre votre famille.
— Nous l’espérons bien. À part l’ablation de la rate, il ne semble pas y avoir de dégâts permanents. Le médecin dit qu’elle se rétablit très bien et maintenant qu’elle est à Hopkins, Cathy peut la voir tous les jours.
Ryan montrait plus de fermeté qu’il n’en éprouvait. Sally était devenue différente. Ses jambes n’étaient pas encore tout à fait guéries, mais surtout le pire c’était que l’enfant joyeuse et bondissante était devenue triste. Elle avait appris ce que Ryan avait espéré lui cacher pendant quelques années encore, que le monde est dangereux même quand on a un papa et une maman pour veiller sur vous. Une dure leçon pour un petit enfant, plus dure encore pour les parents. Mais elle est vivante, se répétait Jack, sans avoir conscience de son expression. Avec du temps et de l’amour, on se remet de tout, sauf de la mort. Les médecins et les infirmières de Hopkins la soignaient comme leur propre enfant. C’était l’avantage d’avoir un médecin dans la famille.
— Terrible, terrible, reprit Platonov avec un dégoût apparemment sincère. Terrible d’attaquer des innocents, sans raison.
— Vraiment, Serguei ? dit Riley de la voix astringente que Ryan avait si bien connue ; quand il le voulait, le père « Tim » avait une langue capable de scier du bois. Il me semble pourtant me souvenir que votre Lénine disait que le but du terrorisme était de terroriser et que la pitié est aussi répréhensible chez un révolutionnaire que la lâcheté sur le champ de bataille.
— Les temps étaient dur, bon père, dit suavement le Russe. Mon pays n’a rien à faire avec ces fous de l’IRA. Ce ne sont pas des révolutionnaires, en dépit de leurs proclamations. Ils n’ont aucune éthique révolutionnaire. C’est de la démence, ce qu’ils font. Les classes ouvrières devraient s’allier pour lutter ensemble contre l’ennemi commun qui les exploite au lieu de s’entretuer. Les deux camps du conflit sont les victimes des patrons qui profitent de leur rivalité. Ils sont des bandits, pas des révolutionnaires, conclut-il, distinction qui échappa totalement à ses interlocuteurs.
— Peut-être, mais si jamais je mets la main sur l’un d’eux, je leur donnerai une leçon de justice révolutionnaire, déclara Jack heureux d’exprimer sa haine, pour une fois.
— Vous n’avez absolument aucune sympathie pour eux ? insinua Platonov. Après tout, vous êtes apparenté aux victimes de l’impérialisme britannique. Est-ce que votre famille n’a pas fui en Amérique pour y échapper ?
Ryan fut pris de court par cette réflexion. Elle lui parut incroyable, jusqu’à ce qu’il comprît que le Russe guettait en fait sa réaction.
— Ou peut-être les victimes directes de l’impérialisme soviétique, rétorqua-t-il. Ces deux types de Londres étaient armés de Kalachnikov. Ainsi que ceux qui ont attaqué ma femme, prétendit-il. On n’achète pas cela chez le quincaillier du coin. Que vous le reconnaissiez ou non, la plupart des terroristes là-bas se disent marxistes. Cela fait d’eux vos alliés, pas les miens, et il semble donc que ce ne soit pas une coïncidence s’ils emploient des armes soviétiques.
— Savez-vous combien de pays fabriquent des armes de conception soviétique ? Il est tristement inévitable que certaines tombent entre de mauvaises mains.
— Quoi qu’il en soit, ma sympathie pour leur but est... disons limitée par le choix de leur technique. On ne peut pas bâtir un pays civilisé sur des bases criminelles. Même si certains peuples ont essayé.
— Il vaudrait mieux que le monde évolue avec des moyens plus pacifiques, dit Platonov sans relever l’allusion tacite à l’Union soviétique. Mais les nations sont nées dans le sang, même la vôtre, c’est une réalité historique. Au fur et à mesure qu’ils se développent, les États mûrissent et se détachent d’un tel comportement. Ce n’est pas facile, mais je crois que nous reconnaissons tous la valeur d’une existence paisible. Pour ma part, je comprends vos sentiments, professeur Ryan. J’ai deux beaux garçons et j’avais aussi une fille, Nadia. Elle est morte il y a longtemps, à l’âge de sept ans, de leucémie. Je sais que c’est très dur de voir souffrir son enfant, mais vous êtes plus heureux que moi. Votre fille vivra. Nous sommes en désaccord sur beaucoup de choses, mais tout homme aime ses enfants, déclara-t-il d’une voix suave avant de changer de ton encore une fois. Alors ! Qu’avez-vous réellement pensé du petit discours du professeur Hunter ? Est-ce que l’Amérique doit chercher à fomenter la contre-révolution dans les États socialistes d’Europe ?
— Vous devriez poser la question au Département d’État. Je n’y connais rien. J’enseigne l’histoire navale, je vous l’ai dit. Mais si c’est une opinion personnelle que vous voulez, je ne vois pas comment nous pouvons encourager des populations à se révolter alors que nous n’avons aucun espoir de les aider directement quand votre pays réagit.
— Ah, très bien ! Vous comprenez que nous devons agir pour protéger nos frères socialistes de l’agression.
— Je ne considère pas comme une agression la recherche de sa propre liberté, monsieur Platonov. J’étais agent de change avant de passer mon doctorat d’histoire et cela ne m’a guère préparé à sympathiser avec votre point de vue politique. Ce que je veux dire, c’est que votre pays a eu recours à la puissance militaire pour écraser les sentiments démocratiques en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Encourager les gens à se suicider est à la fois immoral et contre-productif.
— Ah ! Mais qu’en pense votre gouvernement ? demanda le Russe avec un nouvel éclat de rire jovial.
— Je suis historien, pas devin. Dans cette ville, tout le monde travaille pour le Post. Demandez-leur.
— Vous savez, reprit le Russe, notre attaché naval aimerait beaucoup vous connaître et vous parler de votre livre. Nous donnons une réception à l’ambassade, le 10 du mois prochain. Pourrez-vous y assister, votre femme et vous ?
— Je suis désolé, mais pendant les prochaines semaines, j’ai l’intention de rester chez moi en famille. Ma petite fille a besoin de moi, en ce moment.
Le diplomate ne se laissa pas désarçonner.
— Oui, bien sûr, je le comprends. Une autre fois, peut-être ?
— C’est ça, téléphonez-moi donc cet été.
Il veut rire, ou quoi ? se demanda Jack.
— Volontiers. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’aimerais m’entretenir avec le professeur Hunter.
Le diplomate leur serra la main et alla rejoindre le groupe d’historiens suspendus aux lèvres du conférencier. Ryan se tourna vers le père Riley, qui avait observé l’échange de propos en silence, tout en buvant son Champagne.
— Un type intéressant, Serguei, dit le jésuite. Il adore frapper pour guetter des réactions. Je me demande s’il croit vraiment à son système ou s’il joue le jeu pour marquer des points...
Ryan avait une question plus pertinente.
— Qu’est-ce que vous avez pensé de tout ça, mon père ?
— Vous êtes étudié, Jack.
— Pourquoi ?
— Vous n’avez pas besoin de moi pour le comprendre. Vous travaillez à la CIA. Si je ne me trompe pas, l’amiral Greer vous veut en permanence dans son équipe personnelle. Marty Cantor a accepté pour l’année prochaine un poste à l’université du Texas et vous êtes un des candidats pour sa place. Je ne sais pas si Serguei le sait, mais il a voulu un peu vous sonder. Ça arrive tout le temps.
— Le poste de Cantor ? Mais... personne ne m’en a rien dit !
— Le monde est plein de surprises. On n’a probablement pas encore terminé l’enquête en profondeur sur vous et vos antécédents, et l’offre ne sera pas faite avant qu’on sache tout. Je suppose que l’information que vous examinez est encore assez limitée ?
— Je ne peux pas en parler, mon père.
— C’est bien ce que je pensais, dit le prêtre en souriant. Le travail que vous avez fait là-bas a impressionné les responsables. Si je vois bien les choses, ils vont vous mettre gentiment dans le coup. C’est votre fameux « piège à canari », vous comprenez. Ce truc a vraiment impressionné beaucoup de monde.
— Comment savez-vous tout cela ? s’exclama Ryan, surpris par ce qu’il venait d’entendre.
Le père Riley alla se chercher un autre verre de Champagne.
— Comment croyez-vous que vous soyez arrivé là-bas, Jack ? À qui croyez-vous devoir cette bourse du Centre d’études stratégiques et internationales ? D’après ce que j’ai dit, Marty a jugé l’été dernier que vous méritiez d’être étudié et vous avez donné les meilleures preuves de ce qu’on attendait de vous. Il y a pas mal de monde, en ville, qui respecte mon opinion, vous savez.
— Ah ! fit Ryan, et il ne put réprimer un sourire.
Il avait oublié une caractéristique essentielle de la Société de Jésus : ils connaissent tout le monde, ainsi ils savent tout. Le président de l’université faisait partie des clubs Cosmos et University, ce qui le mettait en contact avec les plus importantes personnalités de Washington. Les rencontres se déroulaient généralement ainsi : un homme avait besoin de conseils, pour une affaire, et comme il ne désirait pas consulter les personnes travaillant avec lui il tentait d’en discuter avec un ecclésiastique. Personne n’était plus qualifié pour cela qu’un jésuite, méticuleusement instruit et bien au courant des choses de la vie. Comme tous les hommes d’Église, ils savaient tous écouter. La Société se montrait ainsi habile à recueillir des renseignements.
Quand saint Ignace de Loyola avait fondé l’ordre, cet ancien soldat n’avait que deux intentions : envoyer des missionnaires dans le monde et construire des écoles. Les deux missions avaient remarquablement réussi. L’influence de l’éducation des bons pères ne se perdait jamais. Les collèges et les universités enseignaient à leurs élèves la philosophie, l’éthique et la théologie – des matières obligatoires  – pour leur aiguiser l’esprit. Depuis des siècles, les Jésuites façonnaient des « hommes pour les autres », en exerçant une espèce de pouvoir temporel invisible, principalement pour le bien. Les facultés intellectuelles du père Riley étaient bien connues et son opinion était recherchée, comme celle de tout autre universitaire éminent, mais il possédait en plus l’autorité morale d’un grand théologien.
— Nous ne présentons aucun risque pour la sécurité, Jack, dit-il avec bienveillance. Pouvez-vous imaginer que l’un de nous soit un agent communiste ? Alors, est-ce que le poste vous intéresse ?
Ryan regarda son reflet dans une fenêtre.
— Je ne sais pas... Cela m’obligerait à passer moins de temps avec ma famille. Nous attendons un autre enfant pour cet été, vous savez.
— Félicitations. Voilà une bonne nouvelle ! Je sais que vous êtes un bon père de famille, Jack. Le poste exigerait des sacrifices, mais vous y feriez du bon travail.
— Vous croyez ?
— J’aime mieux voir des hommes comme vous, là-bas, plutôt que d’autres que je connais. Vous êtes intelligent, Jack. Vous savez prendre des décisions. Mais, surtout, vous avez des principes, des valeurs. Je suis de ces gens qui pensent que c’est encore important, dans ce monde, quel que soit l’état navrant des choses.
— Elles deviennent assez navrantes, il est vrai, mon père.
— Êtes-vous près de les retrouver ?
— Pas près du tout..., commença jack, et il s’interrompit, mais trop tard. Vous avez assez bien joué ce coup-là !
— Je ne voulais pas donner cette impression, assura très sincèrement le père Tim. Le monde serait meilleur s’ils étaient mis à l’ombre. Il doit y avoir quelque chose de faussé dans leur entendement. C’est difficile de comprendre comment quelqu’un peut délibérément s’attaquer à de petits enfants.
— On n’a pas vraiment besoin de les comprendre, mon père. Il suffit de savoir où les trouver.
— Cela regarde la police, les tribunaux et un jury. C’est pour ça que nous avons des lois, Jack, dit Riley avec douceur.
Ryan se tourna de nouveau vers la fenêtre. Il contempla son image et se demanda ce qu’il voyait, dans le fond.
— Mon père, vous êtes un homme bon, mais vous n’avez jamais eu d’enfants. Je peux pardonner à un homme qui m’attaque, mais jamais à quelqu’un qui a cherché à faire du mal à ma petite fille. Si je le retrouve... Ah, merde, je ne le trouverai pas... mais j’aimerais beaucoup !
Jack s’adressait à son reflet. Oui, fit l’image.
— Ce n’est pas bon, la haine. Elle peut vous faire faire des choses que vous regretterez, des choses qui transformeraient ce que vous êtes.
Ryan se retourna, en pensant à cet homme qu’il venait de regarder — C’est peut-être déjà fait...

                                                                                                                TOM Clancy

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