lundi 26 août 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre XX: Informations

C’était d’un ennui mortel. Owens avait l’habitude de lire des rapports de police, des transcriptions d’interrogatoires et, pis que tout, des documents des services de renseignement, mais cette bande enregistrée était encore plus assommante. Le microphone que les services de sécurité avaient caché dans la boutique de Cooley était assez sensible pour enregistrer n’importe quel bruit. Owens regrettait bien ce perfectionnement, car Cooley fredonnait beaucoup. L’inspecteur chargé de l’écoute avait laissé sur la bande plusieurs minutes d’affreuse cacophonie atonale, pour que son chef sache bien ce qu’il avait eu à subir. La sonnette tinta enfin.
Owens entendit le bruit, rendu métallique par le système d’enregistrement, de la porte qui s’ouvrait et se refermait, puis le grincement du fauteuil à pivot de Cooley sur le plancher. Il devait avoir besoin d’une goutte d’huile, pensa Owens. Puis ce fut la voix de Cooley.
« Bonjour, monsieur !
— Bonjour, bonjour. Alors, avez-vous fini le Marlowe ?
— Oui, monsieur.
— Et quel est le prix ? »
Cooley ne le donna pas à haute voix, mais Ashley avait dit à Owens que le libraire ne donnait jamais un prix tout haut. Il remettait à ses clients une fiche. C’était, pensait Owens, un moyen d’éviter le marchandage.
« C’est très cher, vous savez, répondit la voix de Watkins.
— Je pourrais en obtenir davantage, mais vous êtes un de mes meilleurs clients », répliqua Cooley.
Le soupir s’entendit à l’enregistrement.
« Très bien. Il les vaut. »
La transaction fut tout de suite conclue. On put entendre le bruit de billets de banque neufs que l’on comptait.
« Il se peut que je reçoive quelque chose de nouveau, d’une collection de Kerry, dit ensuite le libraire.
— Ah ? »
Il y avait de l’intérêt dans cette réponse.
« Oui, une première édition dédicacée des Grandes Espérances. Je l’ai vue à mon dernier voyage. Est-ce que cela vous intéresserait f
— Dédicacée ?
— Oui, monsieur, par “Boz” lui-même. Je sais bien que la période victorienne est un peu récente par rapport à vos acquisitions habituelles, mais la signature de l’auteur...
— C’est certain. J’aimerais le voir, naturellement.
— Cela peut s’arranger. »
— À ce moment, dit Owens à Ashley, Watkins s’est penché et notre homme dans la joaillerie l’a perdu de vue.
— Il a donc pu passer un message.
— C’est possible.
Owens arrêta le magnétophone. Le reste de la conversation était sans intérêt.
— La dernière fois qu’il était en Irlande, Cooley n’est pas allé dans le comté Kerry. Il est resté tout le temps à Cork. Il a rendu visite à trois libraires, spécialistes de livres rares, a passé la nuit dans un hôtel et a bu quelques pintes dans un pub local, rapporta Ashley.
— Un pub ?
— Oui, en Irlande il boit.
— Est-ce qu’il aurait rencontré quelqu’un, là ?
— Impossible de le savoir. Notre homme n’était pas assez près. Il avait l’ordre d’être discret et il a réussi à ne pas se faire repérer, dit Ashley, puis il garda le silence un moment, en réfléchissant à un détail de l’enregistrement. Il m’a semblé qu’il payait le livre en espèces.
— C’est exact, et c’est anormal. Comme tout le monde, il se sert de chèques et de cartes de crédit pour la majorité de ses transactions. Sa banque ne voit passer aucun chèque au nom de cette librairie, mais de temps en temps, il retire des sommes importantes en espèces. Elles peuvent avoir ou non un rapport avec ces achats-là.
— Bizarre, murmura Ashley.
— Les chèques portent des dates.
— Peut-être..., dit Ashley sans conviction, mais il avait vu plus insolite, au cours de sa carrière. Hier soir, j’ai jeté un nouveau coup d’oeil aux états de service de Geoff. Savez-vous que lorsqu’il était en Irlande, quatre hommes de son peloton ont été tués ?
— Comment ? Eh bien, ça en fait un bon candidat pour notre enquête ! dit Owens en pensant que ce n’était pas une bonne nouvelle.
— C’est ce que je me suis dit. J’ai demandé à un de nos gars en Allemagne – son ancien régiment est affecté là-bas en ce moment – d’interroger un peu des camarades de Watkins. Un type qui commandait un peloton dans la même compagnie, lieutenant-colonel maintenant. Il dit que Geoff avait très mal pris la chose, qu’il avait vociféré en répétant qu’ils n’étaient pas là où il fallait, qu’ils ne faisaient pas leur devoir, qu’ils perdaient inutilement des hommes, etc. Ça éclaire les choses d’un jour nouveau, vous ne trouvez pas ?
— Encore un de ces lieutenants qui pensent avoir la solution du problème, grommela Owens en reniflant.
— Oui. Nous partons et nous laissons les foutus Irlandais se débrouiller entre eux. Ce sentiment n’est pas précisément rare dans l’armée, vous savez.
Ce n’était pas non plus un sentiment rare dans le reste de l’Angleterre, Owens le savait bien.
— Malgré tout, c’est plutôt maigre, comme mobile.
— Mieux que rien du tout.
— Hum... Qu’est-ce que ce colonel vous a encore dit, sur votre bonhomme ?
— Le temps de service de Geoff a été plutôt animé, dans la région de Belfast. Ses hommes et lui en ont vu de dures. Ils étaient là quand l’armée a été accueillie à bras ouverts par les catholiques, et ils étaient là quand la situation s’est retournée. C’était un sale temps pour tout le monde.
— Ce n’est quand même pas grand-chose. Nous avons un ancien officier subalterne, aujourd’hui diplomate, qui n’aimait pas être stationné en Irlande du Nord ; il se trouve qu’il achète des livres rares à un type qui a été élevé là-bas et qui a maintenant un commerce tout ce qu’il y a de plus licite dans le centre de Londres. Vous savez ce que dirait n’importe quel avocat : pure coïncidence. Nous n’avons pas le moindre début d’indice. Les antécédents de ces deux hommes sont assez purs pour leur valoir la canonisation.
— C’est pourtant eux que nous cherchons, insista Ashley.
— Je sais.
Owens se surprit lui-même en répondant cela. Son professionnalisme lui disait que c’était une erreur, son instinct lui affirmait le contraire. Ce n’était pas un sentiment nouveau, pour le chef du C-13, mais qui le mettait toujours mal à l’aise. Si son instinct le trompait, il perdait son temps, il s’intéressait à des individus qui ne comptaient pas. Mais son instinct ne le trompait pratiquement jamais.
— Vous connaissez les règles du jeu. Je n’ai même pas ici de quoi m’adresser au préfet. Il me flanquerait à la porte de son bureau à coups de pied dans le train et il aurait raison. Nous n’avons rien que des soupçons sans fondement.
Les deux hommes se dévisagèrent pendant plusieurs secondes.
— Je n’ai jamais voulu être un flic, dit Ashley avec un sourire, en secouant la tête.
— Je n’ai pas réalisé mon rêve non plus. À six ans, je voulais conduire des locomotives, mais mon père a déclaré qu’il y avait assez de cheminots dans la famille, alors je suis devenu flic.
Ils rirent tous les deux. Il n’y avait rien d’autre à faire.
— Je vais accroître la surveillance des voyages de Cooley à l’étranger, dit enfin Ashley. Je ne crois pas qu’il y ait encore grand-chose à faire de votre côté. Nous devons attendre qu’ils commettent une bourde. Tôt ou tard, ils en commettent tous.
— Mais assez tôt ?
Telle était la question.
— Voilà, déclara Alex.
— Comment est-ce que vous vous êtes procuré tout ça ? demanda Miller avec stupéfaction.
— Routine, mec. Les compagnies d’électricité prennent constamment des photos aériennes de leur territoire. Elles nous aident pour nos inspections. Et là, dit le Noir en plongeant dans sa serviette, j’ai une carte topographique. Voilà ton objectif, petit.
Alex tendit à Sean une loupe empruntée à sa compagnie. La photo était en couleurs, prise par une journée ensoleillée. On distinguait la marque des voitures. Elle devait dater de l’été dernier, l’herbe venait d’être coupée...
— Quelle est la hauteur de cette falaise ?
— Assez pour que tu n’aies pas envie d’en tomber. Et instable, aussi. Je ne me souviens plus en quoi elle est, du grès ou je ne sais quoi, de la roche friable, faut faire attention. Tu vois ces barrières pour pas s’approcher du bord, là ? Nous avons le même problème avec notre centrale nucléaire de Calvert Cliff. C’est la même structure géologique et il a fallu un sacré travail pour donner à l’usine des fondations solides.
— Il n’y a qu’une seule route d’accès, remarqua Miller.
— Oui, et sans issue. Ça, c’est un problème. Nous avons des ravines ici et là. Note que les lignes électriques passent à travers champs, depuis cette route là-bas. On dirait qu’il y avait là un vieux chemin de ferme, mais ils l’ont laissé envahir par les herbes. Ça va être utile.
— Comment ? Personne ne peut s’en servir.
— Je te dirai ça plus tard. Vendredi, nous allons à la pêche, tous les deux.
— Quoi ? s’exclama Miller en se redressant, tout étonné.
— Tu veux voir la falaise de tes yeux, pas vrai ? Et d’ailleurs, c’est la belle saison pour la truite de mer. J’adore la truite de mer.
Les visites de Jack au stand de tir étaient moins fréquentes, à présent ; il y allait surtout le matin avant ses cours. L’incident au portail avait au moins appris aux marines et aux gardes civils que leur présence était précieuse et trois d’entre eux étaient également là pour s’entraîner avec leurs armes d’ordonnance. Breckenridge avait installé des cibles-silhouettes. Jack appuya sur le bouton pour faire avancer la sienne. Ses balles étaient toutes groupées en plein centre.
— Pas mal, prof, dit derrière lui le sergent-major. Si vous voulez, nous pouvons organiser une compétition.
Ryan secoua la tête. Il devait encore aller prendre une douche, après son jogging matinal.
— Je ne fais pas ça pour la marque, Gunny.
— Quand est-ce que la petite va rentrer à la maison ?
— Mercredi prochain, j’espère.
— C’est bien, ça. Qui c’est qui va s’occuper d’elle ?
— Cathy prend quelques semaines de congé.
— Ma femme m’a demandé si vous auriez besoin d’aide.
Jack fut étonné.
— Sissy, la femme du commandant Jackson, va venir presque tout le temps. Mais remerciez beaucoup votre femme de notre part, Gunny. C’est vraiment très gentil de le proposer.
— Pensez-vous, rien du tout. Vous avez des chances de les avoir, ces salauds ?
Les petits sauts quotidiens de Ryan à la CIA n’étaient un secret pour personne, apparemment.
— Pas encore.
— Bonjour, Alex, dit le chef des travaux sur le terrain. Vous partez bien tard, aujourd’hui. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Bert Griffin arrivait toujours tôt, mais il voyait rarement Dobbens qui rentrait généralement chez lui à 7 heures du matin.
— J’examinais ce nouveau transformateur Westinghouse.
— Le travail de nuit devient ennuyeux ? demanda Griffin en souriant.
C’était un moment assez calme, pour la compagnie d’électricité. En été, avec tous les climatiseurs en marche, ce serait une autre affaire, bien sûr. Mais le printemps était une saison pour les idées nouvelles.
— Je crois que nous sommes prêts à l’essayer.
— Est-ce qu’ils ont remédié aux défauts ?
— Pas trop mal, assez pour un essai sur le terrain, je pense.
La plupart des unités utilisées jusqu’ici contenaient du BPB, biphényl polybrominé, comme élément refroidissant à l’intérieur du transformateur. C’était dangereux pour les ouvriers travaillant sur les lignes, qui devaient porter des vêtements protecteurs, mais négligeaient de le faire, malgré les règles strictes de la compagnie. Il fallait aussi se débarrasser périodiquement du liquide toxique. Cela coûtait cher et il y avait toujours un danger de fuites. Westinghouse procédait à des expériences avec un nouveau modèle de transformateur utilisant un produit chimique complètement inerte à la place du BPB. Le prix de revient était élevé, mais le produit promettait de sérieuses économies à long terme ; de plus il débarrasserait la compagnie des attaques des écologistes, ce qui était encore plus séduisant que l’économie d’argent.
— Alex, si vous arrivez à monter ces bébés et à les faire fonctionner, je vous promets personnellement une nouvelle voiture de fonction !
— Ma foi, j’aimerais en essayer un. Westinghouse nous en prêtera un pour rien.
— Ça commence à prendre bonne tournure ! approuva Griffin. Mais est-ce qu’ils se sont réellement débarrassés de tous les défauts ?
— Ils disent que oui, à part quelques fluctuations de voltage. Ils ne savent pas trop ce qui les cause, et ils veulent faire des essais sur le terrain.
— D’importantes fluctuations ?
— Marginales. On dirait que c’est un problème d’environnement. Ça n’arrive que lorsque la température de l’air ambiant change rapidement. Si c’est ça la véritable cause, ça ne devrait pas être difficile à arranger.
Griffin réfléchit pendant quelques secondes.
— Très bien, où voulez-vous faire ça ?
— J’ai repéré un coin dans le canton d’Anne Arundel, au sud d’Annapolis.
— C’est pas la porte à côté ! Pourquoi là-bas ?
— C’est une ligne en cul-de-sac. Si le transformateur déconne, ça ne dérangera pas beaucoup de foyers. Et puis une de mes équipes n’est qu’à trente bornes de là et je l’ai entraînée sur le nouveau modèle. Nous ferons une installation d’essai et je pourrai la faire surveiller tous les jours pendant les premiers mois. Si tout marche bien, vous aurez la possibilité de passer votre commande à l’automne et de commencer à les installer au printemps.
— D’accord. Où est-ce, au juste, votre coin ?
Dobbens déplia sa carte sur la table de Griffin.
— Là, exactement.
— Un quartier riche, remarqua le chef des travaux d’un air sceptique.
— Allez, patron ! protesta Alex. Quel effet ça ferait dans les journaux si nous faisions toutes nos expériences sur les pauvres ? Et d’abord, ces cinglés d’écolos sont plutôt des riches, pas vrai ?
Dobbens avait bien choisi son argument. Une des bêtes noires de Griffin était l’écologiste. Il possédait une petite ferme et il n’aimait pas qu’un dilettante de banlieue vienne lui faire des discours sur la nature.
— D’accord, vous avez le feu vert. Quand est-ce que vous pouvez arranger tout ça ?
— Westinghouse aura l’unité prête pour nous à la fin de la semaine prochaine. Je peux la monter et la faire fonctionner en trois jours. Je veux que mon équipe vérifie les lignes... d’ailleurs, je vais y aller moi-même, si vous voulez bien.
Griffin approuva de la tête.
— Vous êtes le genre d’ingénieur que j’aime, mon garçon. La plupart des étudiants que nous avons maintenant ont peur de se salir les mains. Vous me tiendrez au courant ?
— C’est sûr, chef.
— Continuez, Alex. J’ai parlé de vous à la direction.
— Je vous remercie, monsieur Griffin.
Dobbens rentra au volant de sa Plymouth de fonction de deux ans. Le gros de la circulation de l’heure de pointe allait dans le sens opposé. Il fut chez lui en moins d’une heure. Sean Miller se levait à peine ; il buvait du thé en regardant la télévision. Alex se demanda comment on pouvait commencer une journée avec du thé. Il se fit un café soluble bien corsé.
— Alors ? demanda Miller.
— Pas de problème, affirma Alex en souriant.
Mais il reprit aussitôt son sérieux. Son emploi lui manquerait. En somme, un ingénieur de compagnie d’électricité servait le peuple. Mais il se dit que c’aurait été un bon entraînement pour son ambition future. Il se souviendrait de ceux qui servent humblement. Une importante leçon pour l’avenir.
— Allez viens, on causera de tout ça dans le bateau.
Mercredi arriva enfin. Abandonnant ses deux emplois, Jack portait l’ours pendant que Cathy poussait leur fille dehors, dans le fauteuil roulant. L’ours était un cadeau des midships de ses cours d’histoire, un monstre énorme qui pesait près de trente kilos et mesurait un mètre cinquante, coiffé d’un chapeau de Smokey Bear, en réalité celui d’un sergent instructeur des marines, gracieusement offert par Breckenridge et le peloton de garde. Un policier ouvrit la porte pour le petit cortège. Il y avait du vent, mais le break familial était garé juste devant. Jack souleva sa fille dans ses bras pendant que Cathy remerciait les infirmières. Il s’assura que Sally était bien assise dans le siège de sécurité à l’arrière et attacha la ceinture lui-même. L’ours dut voyager devant.
— Prête à rentrer à la maison, Sally ?
— Oui, dit-elle d’une petite voix morne.
Les infirmières disaient qu’il lui arrivait encore d’avoir des cauchemars, de crier en dormant. Ses jambes étaient complètement guéries. Elle pouvait marcher, mal, gauchement, mais elle marchait. Ses cheveux étaient coupés court pour qu’on ne remarque pas les parties qui avaient dû être rasées, mais ils pousseraient assez vite. Même les cicatrices disparaîtraient, affirmaient les chirurgiens, et les pédiatres assuraient que dans quelques mois les cauchemars cesseraient. Jack se retourna pour caresser la petite joue et reçut un sourire en échange. Ce n’était pas le sourire auquel il était habitué. Sous son propre sourire, il bouillonnait encore de rage, mais il se dit que ce n’était pas le moment. Sally avait besoin d’un père, pas d’un justicier.
— Nous avons une surprise qui t’attend, dit-il.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Si je te le disais, ce ne serait plus une surprise.
— Papa !
Pendant un instant, sa petite fille reparut.
— Attends et tu verras.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cathy en montant dans la voiture.
— Une surprise.
— Quelle surprise ?
Tu vois ? Maman ne le sait pas non plus.
— Qu’est-ce qu’il y a, Jack ?
— Le docteur Schenk et moi avons eu une petite conversation, la semaine dernière.
Ce fut tout ce que Ryan voulut bien dire. Il relâcha le frein à main et démarra en direction de Broadway.
— Je veux mon ours ! dit Sally.
— Il est trop grand pour s’asseoir là, répondit Cathy.
— Mais tu peux porter son chapeau. Il a dit qu’il te le prêtait.
Jack le lança à l’arrière. Les larges bords du chapeau de brousse tombaient autour de la petite figure.
— Est-ce que tu as bien remercié les garçons, pour l’ours ? demanda Cathy.
— Je te crois ! Pas un ne sera recalé, cette année. Mais ne le dis à personne !
Jack avait la réputation de noter avec sévérité. Cette réputation ne survivrait pas à la fin de semestre, mais au diable les principes, se dit-il. Les midships de ses classes avaient envoyé à Sally un flot constant de fleurs, de jouets, de puzzles et de cartes amusantes pour distraire la petite fille, et tout avait circulé dans le service, faisant la joie de cinquante autres enfants malades. Smokey Bear était l’apothéose. Les infirmières avaient dit à Cathy qu’il avait vraiment eu de l’influence. Il était souvent assis sur le lit de Sally et elle se cramponnait à lui. Ce serait sans doute dur de la détacher un peu de lui, mais Jack avait trouvé la parade. Skip Tyler était en train de procéder aux dernières dispositions.
Jack conduisit lentement et prudemment, comme s’il transportait une cargaison d’oeufs fêlés. Les habitudes reprises à la CIA le faisaient rêver d’une cigarette, mais il savait qu’il allait devoir y renoncer, avec Cathy en permanence à la maison. Il prit soin de ne pas passer par la route qu’avait prise Cathy le jour où...
Ses mains se crispèrent sur le volant, comme elles le faisaient depuis des semaines. Il savait qu’il devait cesser d’y penser constamment. Cela devenait une obsession et ne servait à rien.
Le paysage avait changé depuis... l’accident. Les arbres dénudés avaient maintenant des bourgeons qui éclataient et de petites feuilles vert tendre. Il y avait des chevaux et des vaches dans les prés. On apercevait même de petits veaux et des poulains et Sally pressait son nez contre la vitre pour les regarder. Comme tous les ans, la vie se renouvelait, se dit Ryan. Sa famille était rétablie, réunie, et le resterait, il y veillerait. Enfin ce fut le dernier virage dans Falcon’s Nest Road. Jack remarqua qu’il y avait des camions de la compagnie d’électricité partout et il se demanda brièvement ce qu’ils faisaient. Il tourna à gauche dans son allée.
— Skip est ici ? demanda Cathy.
— On le dirait, répondit Jack en ravalant un grand sourire.
— Ils sont rentrés, annonça Alex.
— Ouais, répliqua Louis.
Ils étaient tous deux perchés au sommet d’un pylône, apparemment pour installer les nouvelles lignes à haute tension et essayer le transformateur expérimental.
— Tu sais, le lendemain du boulot, dit l’ouvrier, y avait une photo de la dame dans les journaux. Un petit môme était passé à travers une vitrine et avait eu la figure toute coupée. C’était un petit frangin, Alex. La dame lui a sauvé les yeux,
— Je m’en souviens, Louis.
Alex leva son appareil et prit rapidement une série de photos.
— J’aime pas déconner avec des mômes, Alex. Un flic, c’est différent, ajouta Louis sur la défensive.
Comme Alex, il lui restait encore quelques scrupules, et faire du mal à des enfants, ce n’était pas une chose qu’il pouvait accepter froidement.
— Nous avons peut-être eu de la chance.
Objectivement, Alex savait que c’était une façon de penser stupide, pour un révolutionnaire. La sensiblerie n’avait pas de place dans sa mission, elle entravait ce qu’il avait à faire. Mais il savait aussi que les tabous s’opposant aux attaques contre des enfants faisaient partie de la programmation génétique de tout être humain. Alors, chaque fois que ce serait possible, il se promettait de ne pas faire de mal à des enfants. Cela lui vaudrait de la sympathie, au sein de la communauté qu’il voulait libérer.
— Ouais.
— Alors qu’est-ce que tu as vu ?
— Ils ont une bonne, noire, bien sûr. Une belle femme, elle vient en Chevrolet. Il y a quelqu’un d’autre, en ce moment. Un grand gaillard qui marche drôlement.
— Bien.
Alex prit bonne note de la première et se désintéressa du second. L’homme ne devait être qu’un ami de la famille.
— Les flics, la police de l’État passent par ici toutes les deux heures minimum. Y en a un, hier après-midi, qui m’a demandé ce que nous faisions. Ils gardent un oeil sur la maison. Il y a aussi une ligne téléphonique supplémentaire, sûrement reliée à un système d’alarme.
— D’accord. Continue d’ouvrir l’oeil, mais sans trop te faire remarquer.
— Tant que tu voudras.
— Chez nous, souffla Ryan.
Il s’arrêta, descendit de voiture et alla ouvrir la portière de Sally. Cette fois, elle ne jouait pas avec la boucle de sa ceinture. Il la détacha lui-même et souleva sa petite fille. Elle lui noua les bras autour du cou et, pendant un instant, la vie redevint ce qu’elle était. Il porta Sally jusqu’à la porte, en la serrant contre lui.
— Joyeux retour !
Skip leur ouvrait déjà.
— Où est ma surprise ? demanda aussitôt Sally.
— Une surprise ? Je ne suis au courant de rien, répondit Tyler d’un air étonné.
— Papa !
Jack eut droit à un regard accusateur,
— Entrez donc, dit Tyler.
Mrs. Hackett était là aussi. Elle avait préparé à déjeuner pour tout le monde. Mère célibataire avec deux garçons, elle travaillait dur pour les élever. Ryan posa sa petite fille et la regarda marcher vers la cuisine. Skip Tyler aussi regardait les petites jambes raides couvrir la distance.
— Dieu, c’est ahurissant comme les gosses guérissent ! s’écria-t-il.
Il fit signe à Jack et ils sortirent tous les deux. Ils s’engagèrent sous les arbres, au nord de la maison des Ryan, et y trouvèrent la surprise, attachée à un arbre. Jack détacha la chaîne et ramassa le cadeau.
— Merci de l’avoir apporté.
— Écoute, c’est bien le moins ! Ça fait plaisir de la voir revenir, mon vieux !
Les deux hommes retournèrent vers la maison. Jack risqua un coup d’oeil au coin de la porte et vit que Sally réglait déjà son compte à un sandwich de beurre de cacahuètes.
— Sally... dit-il.
Sa femme le regardait, déjà bouche bée. La petite fille tourna la tête juste au moment où Jack posait le chiot par terre.
C’était un labrador noir, juste assez âgé pour être séparé de sa mère. Le petit chien n’eut besoin que d’un regard pour savoir tout de suite à qui il appartenait. Il courut sur le carrelage, un peu en crabe, avec sa queue qui s’agitait follement. Sally était déjà par terre et elle le saisit dans ses bras. Une seconde plus tard, le chien lui léchait la figure.
— Elle est trop petite pour avoir un chien ! protesta Cathy.
— D’accord, tu pourras le rapporter cet après-midi, répliqua calmement Jack.
Ce propos lui valut un regard noir. Sa fille poussa des cris de ravissement quand le chiot commença à ronger le talon de sa chaussure.
— Elle n’est pas encore assez grande pour un poney, mais un chien est exactement ce qu’il lui faut.
— Tu le dresseras !
— Ce sera facile. Il vient d’une bonne famille. En plus, le labrador a la bouche légère et adore les enfants, expliqua-t-il. Je l’ai déjà inscrit pour des cours.
— Des cours de quoi ? s’exclama Cathy, de plus en plus ahurie.
— Cette race s’appelle labrador retriever. Un chien qui rapporte.
— Ça devient gros comment ?
— Oh, dans les trente-cinq kilos.
— C’est plus lourd qu’elle !
— Oui, et ils adorent nager. Il pourra la surveiller dans la piscine.
— Nous n’avons pas de piscine.
— On la commence dans trois semaines, annonça Jack avec un nouveau sourire. Le docteur Schenk dit que la piscine est une excellente thérapie pour ce genre de blessures.
— Tu n’as pas perdu ton temps ! dit Cathy, mais elle souriait aussi, maintenant.
— Je voulais un terre-neuve, mais ils sont vraiment trop énormes, soixante-dix kilos !
Jack ne dit pas que son premier souhait avait été d’avoir un chien assez grand et fort pour arracher la tête du premier qui s’approcherait de sa fille, mais le bon sens l’avait retenu.
— Eh bien, voilà ta première corvée, dit Cathy en montrant du doigt.
Jack alla chercher un torchon en papier pour éponger la petite mare sur le carrelage. Sa fille vint l’embrasser avec enthousiasme quand il se baissa et il eut bien du mal à se maîtriser, mais il le fallait. Sally n’aurait pas compris pourquoi son papa pleurait. Le monde se remettait d’aplomb. Il s’agissait de le garder comme ça.
— J’aurai les photos demain. Je voulais en prendre avant que les arbres aient toutes leurs feuilles. Parce qu’après, on ne pourra plus si bien voir la maison, de la route, dit Alex.
— Et le système d’alarme ?
Alex lut ses notes avec tous les renseignements.
— Comment diable est-ce que tu as fait pour avoir tout ça ?
Dobbens rit en ouvrant une boîte de bière.
— Facile. Si on veut des renseignements sur n’importe quel système d’alarme, on n’a qu’à téléphoner à la compagnie qui l’a installé en disant qu’on travaille pour une compagnie d’assurances. On leur donne un numéro de police, inventé bien sûr, et on a tout ce qu’on veut. Ryan a un système périmètre, et un système de secours contre les intrus « avec clefs », ce qui veut dire que la compagnie a les clefs de la maison. Quelque part dans la propriété, ils ont des rayons infrarouges. Probablement dans l’allée, dans les arbres. Ce type n’est pas un imbécile, Sean.
— Ça n’a pas d’importance.
— D’accord. Je te disais ça comme ça. Autre chose.
— Quoi ?
— On ne touche pas à la gosse, cette fois, ni à la femme si on peut l’éviter.
— Ce n’est pas dans le plan, assura Miller en pensant : Pauvre lavette. Pour quel genre de révolutionnaire est-ce que tu te prends ?
— C’était de la part de mes gars, continua Alex en cachant une partie de la vérité. Faut que tu comprennes, Sean. Toucher les enfants, ça fait mauvais effet, chez nous. Ce n’est pas le genre d’image que nous voulons avoir, pas vrai ?
— Et tu veux venir avec nous ?
Dobbens hocha la tête.
— Ça pourrait être nécessaire.
— Je crois que nous pourrions éviter ça. Il suffit d’éliminer toutes les personnes qui ont vu vos têtes.
Tu es vraiment une sale petite brute, pensa Alex, encore que ce soit parfaitement logique. Les morts ne parlaient pas.
— Très bien. Il nous suffit maintenant de trouver un moyen pour endormir un peu les gens de la sécurité, dit l’Irlandais. Je préférerais éviter la force pure.
— J’y ai réfléchi... comment font les armées ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Miller.
— Je parle des plans, des grands plans. Ils marchent tous parce qu’on montre à l’autre gars ce qu’il s’attend à voir, d’accord ? On le fait tomber dans un panneau. Nous devons les faire regarder du mauvais côté, leur faire passer la mauvaise consigne.
— Et comment ? demanda Miller puis, au bout d’une minute :
Ah !
Alex se retira dans sa chambre, laissant Sean devant la télévision, pour vérifier son matériel. Dans l’ensemble, le voyage avait été très utile. Le plan commençait déjà à prendre forme. Il exigerait beaucoup de monde, mais c’était prévu.
Curieusement, le respect de Miller pour Alex avait diminué. L’homme était compétent, certainement, son plan de diversion était même brillant, mais quelle absurde sensiblerie ! Sean n’aimait pas particulièrement faire du mal à des enfants, mais si c’était ce que la révolution exigeait... D’ailleurs, ça attirait bien l’attention. Ça faisait savoir au monde que son organisation et lui étaient sérieux. Tant qu’Alex ne l’aurait pas bien compris, il ne réussirait pas. Mais ce n’était pas le problème de Miller. La première partie de l’opération était maintenant bien gravée dans son esprit. La deuxième était déjà tracée.
Le lendemain à midi, Alex lui donna les photos et le conduisit à une station périphérique du métro de Washington. Miller le prit jusqu’au National Airport pour embarquer à bord du premier des quatre vols qui le ramèneraient chez lui.
Jack entra dans la chambre de Sally vers 23 heures. Le petit chien — Sally l’avait baptisé Ernie – s’était blotti, invisible, dans un coin. Cette acquisition était la chose la plus intelligente qu’il eût faite. Sa fille aimait trop Ernie pour penser à ses blessures et elle lui courait après aussi vite que le lui permettaient ses jambes affaiblies. Cela suffisait pour que son père ferme les yeux sur les souliers grignotés et les flaques que le chiot laissait un peu partout.
Jack remonta les couvertures de Sally et retourna dans sa chambre. Cathy était déjà couchée.
— Elle va bien ?
— Elle dort comme un ange, dit Jack en se glissant à côté d’elle.
— Et Ernie ?
— Il est dans sa chambre, quelque part. J’ai entendu sa queue battre contre le mur.
Il prit sa femme dans ses bras. Cela devenait difficile de l’enlacer. Il lui passa une main sur le ventre et sentit la forme de l’enfant à naître.
— Comment va le prochain ?
— Il est enfin tranquille. Dieu, qu’il est actif ! Ne le réveille pas.
Jack trouva absurde l’idée que des bébés soient réveillés avant de naître, mais comment contredire un médecin ?
— Il ?
— C’est ce que dit Madge.
— Et que dit-elle de toi ?
Il tâta les côtes de Cathy. Sa femme avait toujours été mince, mais là, c’était trop.
— Je reprends du poids, répondit-elle. Tu n’as pas à t’inquiéter. Tout va bien.
— Tant mieux.
Il l’embrassa et elle murmura dans l’obscurité :
— C’est tout ?
— Tu crois que tu peux supporter plus que ça ?
— Écoute, Jack ! Je n’ai pas besoin d’aller travailler demain,
— Mais d’autres doivent y aller, protesta-t-il.
Il s’aperçut vite que le coeur n’y était pas.


                                                                                                                     TOM Clancy

vendredi 23 août 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre XIX: Épreuves et surprises

— C’est un drôle d’oiseau, observa Owens.
Ce dossier était le résultat de trois semaines de travail. On aurait pu aller plus vite, naturellement, mais quand on ne voulait pas éveiller les soupçons de la personne surveillée, on se devait d’être circonspect.
Dennis Cooley était natif de Belfast, d’une famille catholique de la classe moyenne, mais aucun de ses parents n’avait été pratiquant, ce qui était assez singulier dans une région où la religion définit à la fois la vie et la mort. Dennis était allé à la messe – une obligation quand on est élevé dans une école paroissiale – jusqu’à l’université ; il avait alors cessé tout à coup et n’avait jamais remis les pieds à l’église. Pas de casier judiciaire. Vierge. Pas même une petite mention dans le dossier d’une association soupçonnée. Étudiant, il avait louvoyé en marge de quelques groupes activistes, mais n’en avait jamais fait partie, préférant évidemment ses études de littérature. Il avait obtenu son diplôme avec la plus haute mention. Quelques cours de marxisme, quelques-uns d’économie, toujours avec un professeur aux tendances nettement à gauche, constata Owens. Il renifla avec un certain mépris. Il y en avait bien assez de ceux-là, à la London School of Économies !
Pendant deux ans, on n’avait plus rien sur lui que des documents fiscaux, aucun dossier de police. Il travaillait dans la librairie de son père. De très discrets sondages à Belfast avaient seulement livré que toutes sortes de gens fréquentaient cette librairie, même des soldats de l’armée britannique, qui étaient arrivés là-bas à peu près au moment où Cooley avait terminé ses études. La vitrine avait été brisée une ou deux fois par des bandes de protestants en maraude, mais rien de plus grave. Le jeune Dennis ne fréquentait pas beaucoup les pubs locaux, ne faisait partie d’aucune organisation religieuse, d’aucun club politique, d’aucune association sportive. « Il passait son temps à lire », avait dit quelqu’un aux inspecteurs. Quelle sacrée révélation ! se dit Owens. Un libraire qui lit...
Et puis ses parents avaient été tués dans un accident de la route.
Owens fut frappé qu’ils soient morts d’une façon aussi banale. La rupture de freins d’un camion et leur Mini avait été écrasée, un samedi après-midi. C’était difficile de se souvenir que des gens mouraient « normalement » dans l’Ulster, qu’ils étaient tout aussi morts que ceux qui sautaient sur une bombe ou qui étaient abattus par des terroristes rôdant dans la nuit. Dennis Cooley avait touché l’argent de l’assurance et continué de diriger le magasin, après l’office funèbre discret à l’église locale. Quelques années plus tard, il avait vendu le fonds et s’était installé à Londres, ouvrant d’abord un magasin à Knightsbridge et, bientôt après, celui du passage où il était encore.
Les archives fiscales révélaient qu’il gagnait confortablement sa vie. Une vérification de son immeuble indiqua qu’il ne vivait pas au-dessus de ses moyens. Il était bien considéré par ses collègues. Son unique employée, Beatrix, qui travaillait avec lui à mi-temps, l’appréciait. Cooley n’avait pas d’amis, il ne fréquentait pas les pubs de son quartier – il buvait rarement, apparemment –, vivait seul et n’avait pas de préférences sexuelles connues. Il voyageait beaucoup pour ses affaires.
— Rien du tout. Ce type est un zéro, déclara Owens.
— Oui, répondit Ashley. Ça explique au moins où Geoff l’a connu. Il était lieutenant dans un des premiers régiments à être envoyés là-bas et il est probablement entré une ou deux fois dans la librairie. Vous savez quel bavard est Geoffrey. Ils ont sans doute commencé à parler de livres, Cooley ne s’intéresse qu’à ça.
— Oui, c’est ce qu’on appelle un rat de bibliothèque. Ou tout au moins c’est l’image qu’il cultive. Et ses parents ?
Ashley sourit.
— On se souvient d’eux comme de communistes. Rien de bien méchant, mais nettement engagés, jusqu’à la révolte hongroise de 56. Celales a désenchantés, semble-t-il. Ils ont continué à tenir des propos communistes, mais leur activité politique s’est arrêtée là. À vrai dire, on les trouvait assez charmants, mais bizarres. Ils encourageaient les enfants à lire, ce qui était une bonne politique commerciale, au moins. Payaient régulièrement leur facture au jour dit. À part ça, rien.
— Beatrix ?
— Elle n’est pas allée à l’université, mais c’est une autodidacte de la littérature et de l’histoire de l’édition. Vit avec son vieux père, un sergent de la RAF à la retraite. Elle n’a aucune vie mondaine. Elle doit passer ses soirées à regarder la télévision en sirotant du Dubonnet. Elle déteste ostensiblement les Irlandais, mais aime assez travailler pour « M. Dennis », parce que c’est un expert dans son domaine. Rien du tout de ce côté-là.
— Nous avons donc un marchand de livres rares avec une famille marxiste, mais aucun lien connu avec un groupe terroriste, résuma Owens. Il était à l’université en même temps que notre ami O’Donnell, n’est-ce pas ?
— Oui, mais personne ne se souvient qu’ils se soient rencontrés. Kevin vivait à deux pas de la librairie, mais, là encore, personne ne se rappelle s’il la fréquentait. Notez que cela remonte bien avant le temps où O’Donnell a attiré sérieusement l’attention ; donc, nous n’avons aucune documentation. Ils ont eu le même professeur d’économie. Il aurait pu être un témoin utile, mais il est mort il y a deux ans, de mort naturelle. Leurs condisciples se sont dispersés aux quatre vents et nous n’en avons pas encore trouvé un qui les connaissait tous les deux.
Owens alla dans le coin de son bureau se verser une tasse de thé. Un type avec des antécédents marxistes, fréquentant la même université qu’O’Donnell... Malgré l’absence totale de rapports avec un groupe terroriste, cela méritait d’être étudié. Si l’on pouvait trouver la moindre chose suggérant que Cooley et O’Donnell se connaissaient, alors Cooley serait un chaînon vraisemblable. Cela ne voulait pas dire qu’il existait un indice permettant d’imaginer la réalité de ce Malllon mais en plusieurs mois, on n’avait absolument rien trouvé d’approchant.
— Bon. Alors, David, que proposez-vous de faire ?
— Nous allons installer des micros clandestins dans son magasin et à son domicile et, naturellement, mettre ses lignes téléphoniques sur écoute. Quand il voyagera, il aura un compagnon.
Owens approuva. C’était plus qu’il ne pouvait faire légalement, mais les services de sécurité obéissaient à d’autres lois que celles de la police métropolitaine.
— La mise sous surveillance de sa boutique ?
— Pas facile, quand on se rappelle où elle est. Quand même, nous pouvons toujours essayer de faire embaucher un de nos hommes par un des magasins voisins.
— Celui d’en face est une joaillerie, je crois ?
— Nicholas Reemer et Fils, oui. Le patron et deux employés.
Owens réfléchit.
— Je vais voir si je trouve un inspecteur spécialiste des cambriolages connaissant bien ce domaine...
— Bonjour, Jack, dit Cantor.
— Salut, Marty.
Ryan avait renoncé depuis quelques semaines à examiner les photos par satellite. Il essayait maintenant de découvrir des relations au sein du réseau terroriste. Quel groupe était en rapport avec quel autre. D’où leurs armes venaient. Où ils s’entraînaient. Qui les aidait pour cet entraînement. Qui leur fournissait de l’argent, des papiers. Quels pays ils utilisaient pour des transferts sûrs...
Le problème sur ces questions n’était pas le manque, mais la pléthore de renseignements. Des milliers d’agents de la CIA, d’innombrables autres agents des services secrets occidentaux passaient le monde au peigne fin. Beaucoup – ressortissants étrangers recrutés et payés par l’Agence – transmettaient des rapports sur les rencontres les plus banales, dans l’espoir de dénicher le renseignement qui sonnerait le glas d’Abou Nidal, de la Djihad islamique ou de tout autre groupe important, contre une substantielle récompense. Il en résultait des milliers de communiqués, la plupart pleins d’un verbiage oiseux. Jack n’avait pas imaginé l’étendue de la tâche. Les hommes qui y travaillaient avaient tous du talent, mais ils étaient submergés par un raz de marée de renseignements isolés qui devaient être examinés, évalués, collationnés et recoupés avant même d’être analysés. Certains des groupes n’étaient composés que d’une poignée de personnes, dans les cas extrêmes d’une seule famille.
— Marty, dit Jack en levant les yeux de ses papiers, c’est la chose la plus impossible que j’ai jamais vue !
— Peut-être, mais je suis venu transmettre un bravo.
— Quoi !
— Vous savez, la photo satellite de la fille en bikini ?
Les Français pensent l’avoir identifiée. Françoise Théroux. Longs cheveux bruns, châssis superbe. Ça confirme que le camp appartient à Action Directe.
— Et qui est cette fille ?
— Une tueuse, répliqua Marty en montrant à Jack une photo prise à plus courte portée. Et une redoutable. Trois meurtres à son actif, supposés, deux hommes politiques et un industriel, tous au pistolet. Vous êtes un homme d’âge moyen, vous vous promenez dans la rue, vous voyez une jolie fille qui vous sourit ; elle vous demande peut-être son chemin ou quelque chose, et vlan, elle a un pistolet dans la main.
Jack regarda la photo. La fille n’avait pas l’air dangereux... une créature de rêve, le fantasme de tout homme.
— Comme nous disions à l’école, pas le genre de fille qu’on fait tomber de son lit. Bon dieu, dans quel monde vivons-nous, Marty ?
— Vous savez ça mieux que moi. Bref, on nous demande de garder un oeil sur ce camp. Si nous la revoyons, les Français voudraient que nous leur transmettions la photo en temps réel.
— Ils vont la prendre en chasse ?
— Ils n’ont rien dit, mais vous vous souvenez peut-être qu’ils ont des soldats au Tchad, à cinq, six cents kilomètres. Des unités aéroportées, avec des hélicoptères.
— Quel gaspillage !
— C’est sûr, reconnut Cantor en rempochant la photo. Comment se passe votre analyse ?
— Jusqu’à présent, je n’ai strictement rien. Les types qui font ça à plein temps...
— Ouais. Pendant un moment, ils faisaient le tour du cadran au boulot. Nous avons dû arrêter, ils se tuaient. L’informatique a été d’un certain secours. Une fois, selon les rapports, le chef d’un groupe apparaissait le même jour dans six aéroports différents. C’était de la connerie, naturellement. Mais de temps en temps nous tombons sur quelque chose de bon. Nous avons raté ce gars-là d’une demi-heure, en mars dernier à Beyrouth. Trente foutues petites minutes !
Trente minutes ! pensa Jack. Si j’avais quitté mon bureau une demi-heure plus tôt, je serais mort. Comment est-ce que je pourrais m’habituer à ça ?
— Qu’est-ce que vous lui auriez fait ?
— Nous ne lui aurions pas lu ses droits constitutionnels, répondit Cantor. Alors, avez-vous découvert des liens, des rapports ?
— Non. Cette ULA est trop petite. J’ai seize soupçons de contacts entre l’IRA et d’autres groupes, dont certains pourraient être nos gars, mais comment savoir ? Il n’y a pas de photos sur les documents, les signalements correspondraient à n’importe qui. Même quand nous avons un contact de l’IRA avec une bande à qui elle ne doit pas parler, en principe – et qui pourrait aussi bien être l’ULA.– eh bien, a, notre information n’est pas garantie authentique et, b, ça pourrait être la première fois qu’ils ont des relations. Comment diable voulez-vous qu’on trouve un sens logique à ce fatras ?
— Eh bien, la prochaine fois qu’on demandera ce que fait la CIA contre le terrorisme, vous direz que vous ne savez pas, dit Cantor avec un sourire ironique. Ces gens que nous cherchons ne sont pas bêtes. Ils savent ce qui se passera s’ils sont repérés. Même si nous ne le faisons pas nous-mêmes – ce que nous ne voudrons peut-être pas –, nous pouvons toujours tuyauter les Israéliens. Les terroristes sont des durs, une sale engeance, mais ils ne sont pas capables de résister à de vrais soldats et ils le savent très bien. C’est ce qu’il y a d’exaspérant. Mon beau-frère est commandant d’infanterie, il fait partie de la Force Delta, à Fort Bragg. Je les ai vus opérer. Ils sont capables de raser ce camp que vous avez examiné en moins de deux minutes, de tuer tout le monde et de disparaître avant que les échos se taisent. Ils sont redoutables, compétents, mais sans les renseignements voulus ils ne savent pas qui frapper. Même chose avec la police. Combien de hold-ups de banque réussiraient s’il y avait une équipe de policiers qui attendait à l’intérieur ? Mais il faut savoir où sont les bandits. Tout dépend des SR et les SR finissent par se résumer à une bande de bureaucrates anonymes qui pataugent dans un fatras d’informations. Les hommes qui recueillent les renseignements nous les donnent et nous les trions et les remettons à nos équipes sur le terrain. La bataille se livre ici aussi, Jack. Ici même, dans cet immeuble, par une bande de fonctionnaires qui rentrent tranquillement chez eux le soir.
Mais la bataille est en train de se perdre, pensa Jack. Elle n’est certainement pas gagnée.
— Où en est le FBI ?
— Rien de nouveau. La seule piste, c’est celle du Noir, mais c’est comme s’il n’existait pas. Ils ont une mauvaise photo vieille de plusieurs années, un pseudonyme et pas d’empreintes. Le Bureau enquête sur tous les individus qui faisaient partie de groupes extrémistes – c’est curieux comme ils se sont presque tous rangés –, mais sans succès jusqu’à présent.
— Et la bande qui est allée là-bas il y a deux ans ?
À l’époque, des membres de plusieurs groupements extrémistes américains avaient pris l’avion pour aller en Libye rencontrer des « éléments progressistes » du tiers monde. Les échos de cet événement se répercutaient encore dans le milieu terroriste.
Vous avez remarqué que nous n’avons pas de photos de Bengazi. Notre agent s’est fait avoir, un de ces horribles accidents. Ça lui a coûté la vie et, à nous, les photos. Heureusement, ils n’ont pas découvert pour qui il travaillait. Nous connaissons les noms de quelques personnes qui étaient là-bas, mais pas de toutes.
— Le service des passeports ?
Cantor s’adossa contre le côté de la porte.
— Disons que M. X prend l’avion pour l’Europe, un Américain en vacances, ils sont des dizaines de milliers par mois. Il entre en contact avec quelqu’un, de l’autre côté, qui l’achemine pour le reste de son voyage sans passer par les procédures habituelles du contrôle de l’immigration. C’est facile, l’Agence elle-même le fait tout le temps. Si nous avions un nom, nous saurions s’il a quitté le pays au moment voulu. Ce serait un commencement, mais nous n’avons pas de nom.
— Nous n’avons rien du tout ! s’écria Ryan.
— Mais si. Nous avons tout ça, dit Cantor en désignant d’un grand geste la pile de papiers sur le bureau. Et tout ce qui va encore rentrer. Quelque part dans le tas, il y a la solution.
— Vous le croyez réellement ?
— Chaque fois que nous résolvons une affaire de ce genre, nous nous apercevons que nous avions toute l’information sous le nez depuis le début. Les commissions parlementaires nous harcèlent tout le temps à cause de ça. Là, au milieu de cette pile, il y a le départ d’une piste, Jack. C’est presque une certitude statistique. Mais vous avez sans doute deux ou trois cents de ces rapports, là, et il n’y en a qu’un seul qui compte.
— Je n’espérais pas de miracles, mais je pensais tout de même avancer un peu, grommela Jack en prenant enfin conscience de l’énormité de la tâche.
— Vous avez avancé. Vous avez vu quelque chose qui avait échappé à tout le monde. Vous avez retrouvé Françoise Théroux. Alors maintenant, si un agent français voit quelque chose qui pourrait nous être utile, il nous le refilera tout de suite. Vous ne le savez peut-être pas, mais les SR internationaux fonctionnent selon le vieux système du troc. Si ce truc-là réussit, ils nous devront beaucoup. Ils tiennent à cette fille. Elle a descendu un ami de leur président et il a pris l’affaire à coeur. Enfin bref, vous avez un bravo de l’amiral et de la DGSE. Et le patron dit que vous devriez y aller plus doucement, au fait.
— J’irai plus doucement quand j’aurai trouvé ces salauds !
— Il faut parfois prendre du recul. Vous avez une mine de déterré. Vous êtes fatigué. La fatigue fait commettre des erreurs. Plus d’heures supplémentaires, Jack, ça aussi c’est un ordre de Greer. Vous partez d’ici à six heures.
Cantor repartit sans laisser à Ryan le temps de protester.
Il se retourna vers son bureau, mais resta plusieurs minutes en contemplation devant le mur. Cantor avait raison. Il travaillait si tard que la moitié du temps il ne pouvait même pas faire un saut jusqu’à Baltimore pour voir comment allait sa fille. Il se justifia en se disant que sa femme était auprès d’elle tous les jours, qu’elle passait fréquemment la nuit à Hopkins pour rester près de Sally. Cathy a son travail et j’ai le mien.
Ainsi, dit-il au mur, j’ai fini par faire quelque chose de bien. Il savait bien que c’était un hasard, que c’était Marty qui avait établi le rapprochement, mais il était vrai aussi qu’il avait remarqué l’anomalie. Il pouvait en être fier. Il avait découvert une terroriste, mais malheureusement pas la bonne.
Avec un soupir, Jack se pencha de nouveau sur la pile pour chercher cet hypothétique renseignement précieux. Les hommes qu’il traquait étaient là, parmi ces papiers. Il devait les trouver.
— Salut, Alex, dit Miller en montant en voiture.
— T’as fait bon voyage ?
Cette fois il était allé en avion au Mexique, avait franchi la frontière en voiture et avait pris un vol national pour D.C., où Alex était venu le chercher. Dobbens remarqua qu’il avait gardé sa barbe, mais cela n’avait pas grande importance, personne ne l’avait trop vu.
— La sécurité à la frontière est une foutue rigolade.
— Ça te ferait plaisir qu’ils la renforcent ? rétorqua Alex. Parlons business.
La brusquerie du ton surprit Miller. Te voilà bien fier, avec une seule opération dans la poche ! pensa-t-il.
Nous avons un autre boulot pour toi.
— Vous ne m’avez pas encore payé le dernier, mec.
Miller tendit un chéquier.
— Compte numéroté, banque des Bahamas. Je crois que la somme te conviendra.
Alex empocha le carnet de chèques.
— Je me sens mieux. Bon, cet autre boulot... J’espère que tu ne seras pas aussi pressé que l’autre fois ?
— Nous avons plusieurs mois pour le préparer.
— Je t’écoute.
Et Alex écouta en silence pendant dix minutes avant de s’écrier :
— Vous êtes complètement cinglés ou quoi ?
— Peux-tu obtenir les renseignements qu’il nous faut ?
— Le problème n’est pas là, Sean. Le problème, c’est de vous faire entrer et sortir tous. Pas moyen.
— C’est moi que ça regarde.
— Des clous ! Si mes gars sont dans le coup, ça me regarde aussi. Si ce con de Clark craque avec les flics, c’est un repaire grillé et moi avec !
— Mais il n’a pas craqué, n’est-ce pas ? C’est pour ça que nous l’avons choisi.
— Écoute, ce que tu fais avec tes gens, je m’en fous. Mais ce qui arrive à mes gars, je ne m’en fous pas. Cette dernière petite partie que nous avons jouée pour toi était merdeuse, Sean.
— L’opération était politiquement saine, tu le sais bien. Tu as l’air d’oublier que l’objectif est toujours politique. Sur ce plan, ç’a été un succès total.
— Je n’ai pas besoin de toi pour me le dire ! riposta sèchement Alex de sa voix la plus intimidante ; Miller était un petit morveux orgueilleux, mais Alex était sûr de pouvoir lui arracher la tête sans se donner de mal. T’as perdu un homme parce que tu as mis en jeu tes sentiments personnels. Je sais ce que tu penses ! C’était notre premier gros coup, hein ? Eh bien, petit, je crois que nous avons prouvé que nous en avions. Et je t’ai averti aussi sec dès le début que ton homme était trop exposé. Si tu m’avais écouté, tu n’aurais pas un mec dans le trou. Je sais que vos états de service sont assez impressionnants, mais ici c’est mon turf et je le connais bien.
Miller savait qu’il devait s’incliner. Il resta impassible.
— Alex, si nous n’étions pas satisfaits, nous ne reviendrions pas te chercher. Oui, vous en avez, assura-t-il en pensant Sale foutu négro. Alors, est-ce que tu peux obtenir les renseignements qu’il nous faut ?
— C’est sûr, si on y met le prix. Tu veux qu’on participe ?
— Nous ne savons pas encore, répondit franchement Miller.
Naturellement, la seule question, c’était l’argent. Foutus Américains.
— Si vous voulez de nous dans le coup, je veux participer au plan. Numéro un, je veux savoir comment vous allez entrer et sortir. Faudra peut-être que j’aille avec vous. Et si vous foutez encore mes conseils aux chiottes, cette fois, je laisse tout tomber et j’emmène mes gars.
— Il est un peu tôt pour en être certains, mais ce que nous espérons arranger est vraiment très simple...
Pour la première fois depuis son arrivée, Sean obtint l’approbation d’Alex.
— Tu crois que tu peux organiser ça ? Chouette, je dois dire. Maintenant, parlons prix.
Sean nota un chiffre sur un bout de papier et le donna à Alex.
— Ça suffira ?
Les gens que l’argent intéressait étaient faciles à impressionner.
— Ah, dis donc, c’est sûr que j’aimerais bien avoir un compte dans ta banque, mec.
— Si cette opération réussit, tu l’auras.
— Blague à part ?
Miller hocha vigoureusement la tête.
— Accès direct. Possibilités d’entraînement. Assistance pour les passeports, les papiers, tout le bazar. Ton habileté la dernière fois a attiré l’attention. Nos amis aiment bien l’idée d’une cellule révolutionnaire active en Amérique. Quand peux-tu nous donner le renseignement ?
— La fin de la semaine, c’est assez tôt ?
— Tu peux faire ça si vite sans attirer l’attention ?
— Laisse-moi m’inquiéter de ça, répliqua Alex avec un sourire.
— Rien de nouveau de votre côté ? demanda Owens.
— Guère, avoua Murray. Nous avons une masse de pièces à conviction, mais un seul témoin est incapable de nous donner une identité.
— Le recrutement local ?
— Rien encore. On dirait qu’ils ont appris la leçon de l’ULA. Pas de manifeste, pas de revendications. Les agents que nous avons infiltrés dans d’autres groupes gauchistes, ceux qui existent encore, ont fait chou blanc. Nous y travaillons encore, nous avons beaucoup d’argent dans la rue, mais jusqu’à présent ça n’a rien rapporté, avoua Murray, et il prit un temps. Mais ça va changer. Bill Shaw est un génie, un des vrais cerveaux que nous avons au Bureau. Il y a quelques années, on l’a fait passer du contre-espionnage au terrorisme et il a fait un boulot réellement impressionnant. Quoi de neuf du côté de chez vous ?
— Je ne peux pas entrer dans les détails, répondit Owens, mais il se peut que nous ayons eu un petit coup de chance. Nous sommes en train de voir si ça tient. Ça, c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que Son Altesse Royale se rend en Amérique l’été prochain. Pas mal de personnes ont été informées de son itinéraire, dont six qui figurent sur notre liste de suspects possibles.
— Comment diable avez-vous pu laisser faire ça, Jimmy ?
— Personne ne m’a demandé mon avis, Dan. D’autre part, si ces gens n’avaient pas été informés ça leur aurait justement mis la puce à l’oreille. On ne peut pas cesser de faire confiance aux gens du jour au lendemain, n’est-ce pas ? Pour le reste, une secrétaire a mis les projets sur la liste ordinaire sans consulter la sécurité. Il y a toujours quelqu’un qui n’a pas reçu la consigne.
Un état de choses qui n’était nouveau pour aucun des deux hommes.
— Bon, tirons un trait. Annulons tout et laissons-le attraper la grippe ou quelque chose, le moment venu.
— Le prince n’acceptera jamais. À ce sujet, il est intransigeant. Il ne permettra pas que sa vie personnelle soit perturbée par une menace terroriste.
— On ne peut qu’admirer son courage, mais...
— Effectivement, reconnut Owens, ça ne nous facilite pas la tâche.
— Les projets de voyage sont bien arrêtés ? demanda Murray pour en revenir au sujet.
— Quelques étapes de l’itinéraire sont encore en suspens, mais la majorité sont fixées. Nos agents de la sécurité vont s’entendre avec les vôtres à Washington. Ils prennent l’avion la semaine prochaine.
— Au moins, vous savez que vous aurez toute la coopération que vous voudrez, le Secret Service, le Bureau, la police locale, tout le bazar. Nous prendrons bien soin de lui, assura Murray. Sa femme et lui sont assez populaires, chez nous. Est-ce qu’ils emmèneront le bébé ?
— Non. Sur ce plan, nous avons pu lui faire entendre raison.
— Bien. J’appellerai Washington demain et je ferai accélérer les choses. Qu’est-ce qui se passe avec notre ami Ned Clark ?
— Rien encore. Ses collègues lui mènent manifestement la vie dure, mais il est bien trop con pour craquer.
Murray hocha la tête. Il connaissait le genre.
Ryan avait accepté une invitation à une conférence donnée à l’université de Georgetown. Malheureusement, ce fut décevant. Le professeur David Hunter était l’enfant terrible de Columbia, la plus haute autorité américaine sur les affaires d’Europe orientale. L’année précédente, il avait publié une étude pénétrante, Révolution Postponed, des problèmes politiques et économiques de l’empire soviétique et Ryan, comme tant d’autres, était curieux d’avoir de nouvelles informations à ce sujet. Mais la conférence n’apporta rien de nouveau sinon la surprenante suggestion, à la fin, que les pays de l’OTAN devraient se montrer plus agressifs en tentant de séparer l’Union soviétique de ses satellites. Ryan jugeait que c’était de la folie, même si cela garantissait des discussions animées.
À la fin de la conférence, il se dirigea rapidement vers le buffet. Il avait sauté son dîner pour arriver à l’heure. Jack remplit son assiette aussi patiemment qu’il le put avant de se réfugier dans un coin calme, près des ascenseurs, laissant d’autres entourer le professeur Hunter. Dans l’ensemble, il était heureux de se retrouver à Georgetown, ne fut-ce que pour quelques heures. La « Galleria » de l’Intercultural Center contrastait vivement avec le terne négligé de la CIA. L’atrium de trois étages dans le bâtiment des langues était bordé par les fenêtres des bureaux et orné d’une paire d’arbres en caisses qui atteignaient presque la coupole vitrée du plafond. L’esplanade, sur le devant, était pavée de briques – les étudiants l’appelaient la Place Rouge. À l’ouest, c’était le vieux cimetière où reposaient les prêtres qui avaient enseigné là pendant près de deux siècles. C’était un décor éminemment culturel, à part les hurlements discordants des avions à réaction décollant de National Airport, à quelques kilomètres en aval.
Juste au moment où il terminait ses hors-d’oeuvre, Ryan se sentit bousculé.
— Excusez-moi, professeur.
Il se retourna et vit un homme plus petit que lui, à la figure rubiconde, en costume mal coupé. Ses yeux bleus pétillaient d’amusement et il parlait avec un accent prononcé.
— La conférence vous a-t-elle plu ?
— C’était très intéressant, répondit Ryan sans se compromettre.
— Ah ! Je vois que les capitalistes savent aussi bien mentir que nous autres, pauvres socialistes.
L’homme avait un grand rire jovial, communicatif, mais il y avait autre chose que de l’amusement dans ses yeux. Ils étaient calculateurs. Déjà, l’homme déplaisait à Jack.
— Est-ce que nous nous connaissons ?
— Serguei Platonov. Troisième secrétaire à l’ambassade soviétique. Il est possible que ma photo à Langley ne me flatte pas.
Un Russe, pensa Ryan en essayant de ne pas avoir l’air surpris, qui sait que j’ai travaillé à la CIA. Troisième secrétaire, cela pouvait fort bien vouloir dire KGB, peut-être spécialiste de l’espionnage diplomatique, ou membre du service étranger... comme s’il y avait une différence ! Un agent de renseignements « légal » avec une couverture diplomatique. Jack se demanda ce qu’il devait faire. Avant tout, il savait qu’il aurait à rédiger un rapport pour la CIA, le lendemain, en expliquant comment ils s’étaient rencontrés et de quoi ils avaient parlé. Une heure de travail, peut-être. Il dut faire un effort pour être poli.
— Vous devez confondre, monsieur Platonov. Je suis professeur d’histoire. Je travaille à l’Académie navale d’Annapolis. J’ai été invité parce que j’ai fait mes études ici.
— Non, non, assura le Russe en secouant la tête. Je vous ai reconnu d’après votre photo, sur la jaquette de votre livre. Figurez-vous que j’en ai acheté dix exemplaires, l’été dernier.
Ryan fut de nouveau surpris, mais incapable de le cacher.
— Vraiment ? Mon éditeur et moi vous remercions.
— Notre attaché naval s’y est beaucoup intéressé, professeur Ryan. Il pense qu’il devrait être porté à l’attention de l’académie Frunze et aussi, je crois, de l’académie navale Gretchko de Leningrad, dit Platonov en déployant tout son charme devant Ryan qui resta sur la défensive. Pour être tout à fait franc, je n’ai fait que parcourir votre ouvrage. Il m’a paru très bien construit et l’attaché me dit que votre analyse est tout à fait exacte.
Jack essaya de ne pas se sentir exagérément flatté, mais c’était difficile. Frunze était la grande école militaire soviétique, celle des futurs officiers d’état-major destinés à devenir des vedettes. L’académie Gretchko était à peine moins prestigieuse.
— Serguei Nicolayevitch ! tonna une voix familière. Ce n’est pas kulturny d’encourager la vanité des jeunes auteurs sans défense.
Le père Timothy Riley vint se joindre à eux. Ce jésuite trapu était à la tête du département d’histoire de Georgetown au temps où Ryan y passait son doctorat. C’était un cerveau brillant avec plusieurs livres à son actif, dont deux ouvrages pénétrants sur l’histoire du marxisme ; aucun de ces deux-là, Ryan en était certain, n’avait trouvé de place dans la bibliothèque de Frunze.
— Comment va la famille, Jack ?
— Cathy s’est remise au travail, mon père. On a transféré Sally à Hopkins. Avec un peu de chance, nous l’aurons à la maison au début de la semaine prochaine.
— Elle va se remettre tout à fait, votre petite fille ? demanda Platonov. J’ai lu dans le journal l’attentat contre votre famille.
— Nous l’espérons bien. À part l’ablation de la rate, il ne semble pas y avoir de dégâts permanents. Le médecin dit qu’elle se rétablit très bien et maintenant qu’elle est à Hopkins, Cathy peut la voir tous les jours.
Ryan montrait plus de fermeté qu’il n’en éprouvait. Sally était devenue différente. Ses jambes n’étaient pas encore tout à fait guéries, mais surtout le pire c’était que l’enfant joyeuse et bondissante était devenue triste. Elle avait appris ce que Ryan avait espéré lui cacher pendant quelques années encore, que le monde est dangereux même quand on a un papa et une maman pour veiller sur vous. Une dure leçon pour un petit enfant, plus dure encore pour les parents. Mais elle est vivante, se répétait Jack, sans avoir conscience de son expression. Avec du temps et de l’amour, on se remet de tout, sauf de la mort. Les médecins et les infirmières de Hopkins la soignaient comme leur propre enfant. C’était l’avantage d’avoir un médecin dans la famille.
— Terrible, terrible, reprit Platonov avec un dégoût apparemment sincère. Terrible d’attaquer des innocents, sans raison.
— Vraiment, Serguei ? dit Riley de la voix astringente que Ryan avait si bien connue ; quand il le voulait, le père « Tim » avait une langue capable de scier du bois. Il me semble pourtant me souvenir que votre Lénine disait que le but du terrorisme était de terroriser et que la pitié est aussi répréhensible chez un révolutionnaire que la lâcheté sur le champ de bataille.
— Les temps étaient dur, bon père, dit suavement le Russe. Mon pays n’a rien à faire avec ces fous de l’IRA. Ce ne sont pas des révolutionnaires, en dépit de leurs proclamations. Ils n’ont aucune éthique révolutionnaire. C’est de la démence, ce qu’ils font. Les classes ouvrières devraient s’allier pour lutter ensemble contre l’ennemi commun qui les exploite au lieu de s’entretuer. Les deux camps du conflit sont les victimes des patrons qui profitent de leur rivalité. Ils sont des bandits, pas des révolutionnaires, conclut-il, distinction qui échappa totalement à ses interlocuteurs.
— Peut-être, mais si jamais je mets la main sur l’un d’eux, je leur donnerai une leçon de justice révolutionnaire, déclara Jack heureux d’exprimer sa haine, pour une fois.
— Vous n’avez absolument aucune sympathie pour eux ? insinua Platonov. Après tout, vous êtes apparenté aux victimes de l’impérialisme britannique. Est-ce que votre famille n’a pas fui en Amérique pour y échapper ?
Ryan fut pris de court par cette réflexion. Elle lui parut incroyable, jusqu’à ce qu’il comprît que le Russe guettait en fait sa réaction.
— Ou peut-être les victimes directes de l’impérialisme soviétique, rétorqua-t-il. Ces deux types de Londres étaient armés de Kalachnikov. Ainsi que ceux qui ont attaqué ma femme, prétendit-il. On n’achète pas cela chez le quincaillier du coin. Que vous le reconnaissiez ou non, la plupart des terroristes là-bas se disent marxistes. Cela fait d’eux vos alliés, pas les miens, et il semble donc que ce ne soit pas une coïncidence s’ils emploient des armes soviétiques.
— Savez-vous combien de pays fabriquent des armes de conception soviétique ? Il est tristement inévitable que certaines tombent entre de mauvaises mains.
— Quoi qu’il en soit, ma sympathie pour leur but est... disons limitée par le choix de leur technique. On ne peut pas bâtir un pays civilisé sur des bases criminelles. Même si certains peuples ont essayé.
— Il vaudrait mieux que le monde évolue avec des moyens plus pacifiques, dit Platonov sans relever l’allusion tacite à l’Union soviétique. Mais les nations sont nées dans le sang, même la vôtre, c’est une réalité historique. Au fur et à mesure qu’ils se développent, les États mûrissent et se détachent d’un tel comportement. Ce n’est pas facile, mais je crois que nous reconnaissons tous la valeur d’une existence paisible. Pour ma part, je comprends vos sentiments, professeur Ryan. J’ai deux beaux garçons et j’avais aussi une fille, Nadia. Elle est morte il y a longtemps, à l’âge de sept ans, de leucémie. Je sais que c’est très dur de voir souffrir son enfant, mais vous êtes plus heureux que moi. Votre fille vivra. Nous sommes en désaccord sur beaucoup de choses, mais tout homme aime ses enfants, déclara-t-il d’une voix suave avant de changer de ton encore une fois. Alors ! Qu’avez-vous réellement pensé du petit discours du professeur Hunter ? Est-ce que l’Amérique doit chercher à fomenter la contre-révolution dans les États socialistes d’Europe ?
— Vous devriez poser la question au Département d’État. Je n’y connais rien. J’enseigne l’histoire navale, je vous l’ai dit. Mais si c’est une opinion personnelle que vous voulez, je ne vois pas comment nous pouvons encourager des populations à se révolter alors que nous n’avons aucun espoir de les aider directement quand votre pays réagit.
— Ah, très bien ! Vous comprenez que nous devons agir pour protéger nos frères socialistes de l’agression.
— Je ne considère pas comme une agression la recherche de sa propre liberté, monsieur Platonov. J’étais agent de change avant de passer mon doctorat d’histoire et cela ne m’a guère préparé à sympathiser avec votre point de vue politique. Ce que je veux dire, c’est que votre pays a eu recours à la puissance militaire pour écraser les sentiments démocratiques en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Encourager les gens à se suicider est à la fois immoral et contre-productif.
— Ah ! Mais qu’en pense votre gouvernement ? demanda le Russe avec un nouvel éclat de rire jovial.
— Je suis historien, pas devin. Dans cette ville, tout le monde travaille pour le Post. Demandez-leur.
— Vous savez, reprit le Russe, notre attaché naval aimerait beaucoup vous connaître et vous parler de votre livre. Nous donnons une réception à l’ambassade, le 10 du mois prochain. Pourrez-vous y assister, votre femme et vous ?
— Je suis désolé, mais pendant les prochaines semaines, j’ai l’intention de rester chez moi en famille. Ma petite fille a besoin de moi, en ce moment.
Le diplomate ne se laissa pas désarçonner.
— Oui, bien sûr, je le comprends. Une autre fois, peut-être ?
— C’est ça, téléphonez-moi donc cet été.
Il veut rire, ou quoi ? se demanda Jack.
— Volontiers. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’aimerais m’entretenir avec le professeur Hunter.
Le diplomate leur serra la main et alla rejoindre le groupe d’historiens suspendus aux lèvres du conférencier. Ryan se tourna vers le père Riley, qui avait observé l’échange de propos en silence, tout en buvant son Champagne.
— Un type intéressant, Serguei, dit le jésuite. Il adore frapper pour guetter des réactions. Je me demande s’il croit vraiment à son système ou s’il joue le jeu pour marquer des points...
Ryan avait une question plus pertinente.
— Qu’est-ce que vous avez pensé de tout ça, mon père ?
— Vous êtes étudié, Jack.
— Pourquoi ?
— Vous n’avez pas besoin de moi pour le comprendre. Vous travaillez à la CIA. Si je ne me trompe pas, l’amiral Greer vous veut en permanence dans son équipe personnelle. Marty Cantor a accepté pour l’année prochaine un poste à l’université du Texas et vous êtes un des candidats pour sa place. Je ne sais pas si Serguei le sait, mais il a voulu un peu vous sonder. Ça arrive tout le temps.
— Le poste de Cantor ? Mais... personne ne m’en a rien dit !
— Le monde est plein de surprises. On n’a probablement pas encore terminé l’enquête en profondeur sur vous et vos antécédents, et l’offre ne sera pas faite avant qu’on sache tout. Je suppose que l’information que vous examinez est encore assez limitée ?
— Je ne peux pas en parler, mon père.
— C’est bien ce que je pensais, dit le prêtre en souriant. Le travail que vous avez fait là-bas a impressionné les responsables. Si je vois bien les choses, ils vont vous mettre gentiment dans le coup. C’est votre fameux « piège à canari », vous comprenez. Ce truc a vraiment impressionné beaucoup de monde.
— Comment savez-vous tout cela ? s’exclama Ryan, surpris par ce qu’il venait d’entendre.
Le père Riley alla se chercher un autre verre de Champagne.
— Comment croyez-vous que vous soyez arrivé là-bas, Jack ? À qui croyez-vous devoir cette bourse du Centre d’études stratégiques et internationales ? D’après ce que j’ai dit, Marty a jugé l’été dernier que vous méritiez d’être étudié et vous avez donné les meilleures preuves de ce qu’on attendait de vous. Il y a pas mal de monde, en ville, qui respecte mon opinion, vous savez.
— Ah ! fit Ryan, et il ne put réprimer un sourire.
Il avait oublié une caractéristique essentielle de la Société de Jésus : ils connaissent tout le monde, ainsi ils savent tout. Le président de l’université faisait partie des clubs Cosmos et University, ce qui le mettait en contact avec les plus importantes personnalités de Washington. Les rencontres se déroulaient généralement ainsi : un homme avait besoin de conseils, pour une affaire, et comme il ne désirait pas consulter les personnes travaillant avec lui il tentait d’en discuter avec un ecclésiastique. Personne n’était plus qualifié pour cela qu’un jésuite, méticuleusement instruit et bien au courant des choses de la vie. Comme tous les hommes d’Église, ils savaient tous écouter. La Société se montrait ainsi habile à recueillir des renseignements.
Quand saint Ignace de Loyola avait fondé l’ordre, cet ancien soldat n’avait que deux intentions : envoyer des missionnaires dans le monde et construire des écoles. Les deux missions avaient remarquablement réussi. L’influence de l’éducation des bons pères ne se perdait jamais. Les collèges et les universités enseignaient à leurs élèves la philosophie, l’éthique et la théologie – des matières obligatoires  – pour leur aiguiser l’esprit. Depuis des siècles, les Jésuites façonnaient des « hommes pour les autres », en exerçant une espèce de pouvoir temporel invisible, principalement pour le bien. Les facultés intellectuelles du père Riley étaient bien connues et son opinion était recherchée, comme celle de tout autre universitaire éminent, mais il possédait en plus l’autorité morale d’un grand théologien.
— Nous ne présentons aucun risque pour la sécurité, Jack, dit-il avec bienveillance. Pouvez-vous imaginer que l’un de nous soit un agent communiste ? Alors, est-ce que le poste vous intéresse ?
Ryan regarda son reflet dans une fenêtre.
— Je ne sais pas... Cela m’obligerait à passer moins de temps avec ma famille. Nous attendons un autre enfant pour cet été, vous savez.
— Félicitations. Voilà une bonne nouvelle ! Je sais que vous êtes un bon père de famille, Jack. Le poste exigerait des sacrifices, mais vous y feriez du bon travail.
— Vous croyez ?
— J’aime mieux voir des hommes comme vous, là-bas, plutôt que d’autres que je connais. Vous êtes intelligent, Jack. Vous savez prendre des décisions. Mais, surtout, vous avez des principes, des valeurs. Je suis de ces gens qui pensent que c’est encore important, dans ce monde, quel que soit l’état navrant des choses.
— Elles deviennent assez navrantes, il est vrai, mon père.
— Êtes-vous près de les retrouver ?
— Pas près du tout..., commença jack, et il s’interrompit, mais trop tard. Vous avez assez bien joué ce coup-là !
— Je ne voulais pas donner cette impression, assura très sincèrement le père Tim. Le monde serait meilleur s’ils étaient mis à l’ombre. Il doit y avoir quelque chose de faussé dans leur entendement. C’est difficile de comprendre comment quelqu’un peut délibérément s’attaquer à de petits enfants.
— On n’a pas vraiment besoin de les comprendre, mon père. Il suffit de savoir où les trouver.
— Cela regarde la police, les tribunaux et un jury. C’est pour ça que nous avons des lois, Jack, dit Riley avec douceur.
Ryan se tourna de nouveau vers la fenêtre. Il contempla son image et se demanda ce qu’il voyait, dans le fond.
— Mon père, vous êtes un homme bon, mais vous n’avez jamais eu d’enfants. Je peux pardonner à un homme qui m’attaque, mais jamais à quelqu’un qui a cherché à faire du mal à ma petite fille. Si je le retrouve... Ah, merde, je ne le trouverai pas... mais j’aimerais beaucoup !
Jack s’adressait à son reflet. Oui, fit l’image.
— Ce n’est pas bon, la haine. Elle peut vous faire faire des choses que vous regretterez, des choses qui transformeraient ce que vous êtes.
Ryan se retourna, en pensant à cet homme qu’il venait de regarder — C’est peut-être déjà fait...

                                                                                                                TOM Clancy

lundi 19 août 2013

L'ART DE LA GUERRE: Chapitre XVIII:Lumières

Ashley entra dans la librairie à 16 heures. En véritable bibliophile, il s’arrêta sur le seuil pour en respirer l’arôme.
— M. Cooley est-il là aujourd’hui ? demanda-t-il à la vendeuse.
— Non, monsieur, répondit Beatrix. Il est en voyage d’affaires à l’étranger. Que puis-je pour vous ?
— Il paraît que vous avez fait de nouvelles acquisitions.
— Ah, vous avez entendu parler de l’édition originale de Marlowe ?
Beatrix ressemblait tout à fait à une souris. Ses cheveux étaient exactement de la teinte voulue, d’un châtain terne, et mal soignés. Elle avait la figure bouffie, de trop manger ou de trop boire, Ashley n’aurait su le dire. Des lunettes aux verres épais cachaient ses yeux. Elle était habillée d’une manière qui s’accordait à merveille avec la boutique ; tout ce qu’elle portait était vieux et démodé. Ashley se rappela le Brontë qu’il avait acheté pour sa femme et se demanda si ces malheureuses soeurs solitaires avaient ressemblé à cette fille. C’était dommage, dans le fond. Avec un peu d’effort, elle n’aurait pas manqué d’une certaine séduction.
— Un Marlowe ! s’exclama l’homme de la « Cinq ». Une édition originale, dites-vous ?
— Oui, monsieur, de la collection du regretté comte de Crondale. Comme vous le savez, les pièces de Marlowe n’ont été imprimées que quarante ans après sa mort.
Elle continua de parler sur ce ton, révélant une érudition que son apparence ne laissait pas du tout soupçonner. Ashley l’écouta respectueusement. La souris connaissait aussi bien son affaire qu’un professeur d’Oxford.
— Comment trouvez-vous ces trésors ? demanda-t-il quand elle eut terminé son discours.
— M. Dennis les flaire, confia-t-elle avec un sourire. Il est toujours en voyage, il travaille avec d’autres libraires et des notaires, des avoués. Aujourd’hui, par exemple, il est en Irlande. C’est stupéfiant, le nombre de livres qu’il déniche là-bas. Ces gens abominables ont les plus merveilleuses collections.
De toute évidence, Beatrix n’aimait pas les Irlandais, nota David Ashley. Il n’eut pas la moindre réaction, du moins pas physiquement, mais un déclic résonna dans sa tête.
— Tiens donc, eh bien, c’est une des contributions de nos amis d’en face. Quelques bons écrivains et du whisky.
— Et des poseurs de bombes, ajouta Beatrix. Je n’aimerais pas beaucoup voyager là-bas.
— Ah ! J’y prends assez souvent des vacances. La pêche y est miraculeuse.
— C’est ce que pensait Lord Louis Mountbatten, déclara la vendeuse.
— Dennis y va souvent ?
— Au moins une fois par mois.
— Voyons, ce Marlowe que vous avez, puis-je le voir ? demanda Ashley avec un enthousiasme qui n’était que partiellement feint.
— Mais certainement !
La jeune fille prit le volume sur une étagère et l’ouvrit avec d’infinies précautions.
— Comme vous le voyez, bien que la reliure soit en assez mauvais état, les pages sont d’une préservation remarquable.
Ashley se pencha sur le livre et parcourut la page ouverte.
— En effet, en effet. Combien, pour celui-ci ?
— M. Dennis n’a pas encore fixé de prix. Toutefois, je crois qu’un autre client s’y intéresse.
— Savez-vous qui c’est ?
— Non, monsieur, et, d’ailleurs, je ne pourrais pas vous donner son nom. Nous respectons l’anonymat de nos clients.
— Bien sûr. C’est tout à fait logique. Quand M. Cooley doit-il revenir ? J’aimerais lui en parler moi-même.
— Demain après-midi.
— Serez-vous là aussi ? demanda Ashley avec un charmant sourire.
— Non, je ne suis là qu’à mi-temps.
— Quel dommage ! Eh bien, je vous remercie beaucoup de m’avoir montré cet ouvrage.
En sortant du passage, l’agent de la sécurité tourna à droite et attendit une accalmie de la circulation pour traverser la rue. Au lieu de prendre un taxi, il décida de retourner à pied à Scotland Yard. Il descendit St James’s Street, puis tourna à gauche pour contourner à l’est le palais de Buckingham et descendre par Marlborough Road jusqu’à Mall.
C’est là, précisément, que c’est arrivé, se dit-il. La voiture de fuite a tourné ici en s’échappant. L’embuscade était dressée à cent mètres à peine de l’endroit où je me trouve en ce moment. Il s’arrêta et regarda autour de lui quelques secondes.
La personnalité d’un agent de la sécurité est à peu près la même tout autour du monde. Il ne croit pas aux coïncidences, et il y est extrêmement attentif. Cela vient de ce qu’il sait que seuls les gens au-dessus de tout soupçon peuvent devenir des traîtres ; avant de trahir leur pays, ils ont dû trahir la confiance de ceux qu’ils côtoient. En dépit de tout son charme, Ashley haïssait les traîtres plus que tout, il soupçonnait tout le monde et ne se fiait à personne.
Dix minutes plus tard, il franchit le dispositif de sécurité à Scotland Yard et prit l’ascenseur pour monter au bureau de James Owens.
— Ce Cooley... dit-il.
Owens fut un instant dérouté.
— Cooley ? Ah oui, le libraire que Watkins est allé voir hier. C’est là que vous étiez ?
— Une belle petite boutique. Son propriétaire est en Irlande, aujourd’hui.
Le chef Owens hocha la tête, l’air songeur. Ce seul mot changeait tout. Ashley rapporta ce qu’il avait appris. Ce n’était pas encore une piste, mais il y avait là quelque chose à étudier. Aucun des deux n’ajouta rien. Beaucoup de ces amorces de pistes se terminaient au pied d’un mur. Il y avait des tas d’agents dans les rues en train d’accumuler des renseignements de ce genre, dont aucun ne serait le moins du monde utile à l’affaire. Donc, un nouveau détail à examiner, rien de plus ; mais pour le moment, c’était suffisant.
À Langley, il était 7 heures du matin. Ryan n’était pas admis aux réunions entre agents de la CIA et du FBI qui confrontaient leurs informations. Marty Cantor lui avait expliqué que sa présence gênerait le FBI. C’était égal à Jack. Il obtiendrait un résumé des informations après déjeuner, et c’était bien assez pour le moment. Cantor reviendrait aussi avec les déductions des principaux enquêteurs. Ryan n’en avait que faire. Il préférait examiner la matière première, les renseignements tout crus. Sa perspective d’homme de l’extérieur, sans idées reçues, avait déjà donné de bons résultats et elle en donnerait encore, pensait-il... espérait-il.
Le monde merveilleux du terrorisme international, avait dit Murray en sortant d’Old Bailey. Pas bien merveilleux, pensait Jack, mais assez étendu, couvrant tout ce que les Grecs et les Romains avaient considéré comme le monde civilisé. Il était en train d’examiner les transmissions de la reconnaissance par satellite. Le rapport relié qu’il consultait contenait au moins seize cartes. En plus des villes et des routes on y voyait de petits triangles rouges indiquant, dans quatre pays, des camps supposés d’entraînement de terroristes. Ils étaient photographiés presque quotidiennement par les satellites en orbite au-dessus du globe. Il concentra toute son attention sur ceux de Libye : on avait bien ce rapport d’un agent italien, disant que Sean Miller avait été vu alors qu’il débarquait d’un cargo dans le port de Bengazi... Le cargo battait pavillon cypriote, mais appartenait à un réseau de compagnies si complexe que cela n’avait aucune importance. Un destroyer américain l’avait photographié lors d’une rencontre de pur hasard, certainement, dans le détroit de Messine. Le cargo était vieux, mais étonnamment bien entretenu, équipé de matériel moderne radar et radio. Il faisait régulièrement la navette entre des ports d’Europe orientale et la Libye et la Syrie et l’on savait qu’il transportait des armes et du matériel militaire du bloc communiste vers les États clients de la Méditerranée. Ces renseignements avaient été soigneusement classés.
Ryan découvrit que la CIA et le National Reconnaissance Service surveillaient également plusieurs camps dans les déserts d’Afrique du Nord. Un graphique simple accompagnait les photos datées et Ryan chercha un camp dont l’activité apparente avait changé le jour où le bateau de Miller avait fait escale à Bengazi. Il fut déçu d’en trouver quatre. L’un d’eux était connu pour servir à l’IRA provisoire, renseignement obtenu lors de l’interrogatoire d’un poseur de bombes. Les trois autres étaient inconnus. Les gens qui s’y trouvaient – à part le personnel d’entretien fourni par les forces armées libyennes  – pouvaient être identifiés comme des Européens, sur les photos, à leur peau plus claire, mais on ne distinguait pas davantage les traits, sauf peut-être la couleur des cheveux quand la lumière était favorable. On pouvait aussi reconnaître la marque d’une voiture ou d’un camion, mais pas son immatriculation. Assez curieusement, la netteté de ces photos était meilleure la nuit. L’air froid était moins turbulent pour la prise de vue que la chaleur vibrante de la journée.
Les photos qui retinrent le plus l’attention de Ryan furent celles des camps 11-5-04 et 11-5-18. Il ne savait pas selon quels critères ces numéros de code avaient été choisis et s’en moquait. Ces camps étaient à peu près semblables ; seul l’alignement des baraquements permettait de les distinguer.
Jack passa près d’une heure à examiner les photos et conclut que les satellites, ce miracle de la technologie moderne, lui apprenaient beaucoup de choses, mais qu’aucune ne lui était de la moindre utilité. Ceux qui dirigeaient ces camps étaient assez avisés pour garder le personnel hors de vue lors du passage des satellites. Même lorsqu’ils se laissaient surprendre, le nombre de personnes visibles était chaque fois différent et l’occupation réelle des camps restait une pure spéculation. Ce qui était singulièrement exaspérant.
Ryan se redressa et alluma une des cigarettes légères qu’il achetait au kiosque de l’étage au-dessous. Elle accompagnait bien le café destiné à le garder éveillé. Encore une fois, il se heurtait à un mur nu qui le faisait penser à ces jeux d’ordinateur auxquels il s’adonnait de temps en temps chez lui, quand il était fatigué d’écrire. L’analyse des renseignements ressemblait beaucoup à ces jeux « intellectuels ». On ne savait jamais exactement ce que l’on devait résoudre.
Deux des camps ULA suspectés étaient situés à soixante-cinq kilomètres d’un avant-poste connu de l’IRA. Moins d’une heure de route, pensa Jack. Si seulement ils savaient. Il se serait bien contenté de laisser les Provos éliminer l’ULA, comme ils le voulaient manifestement. Selon certaines indications, les Brits pensaient à peu près comme lui. Il se demanda quelle était l’opinion de M. Owens. Il s’étonna aussi de disposer maintenant de renseignements que des joueurs expérimentés ne possédaient pas. Il reprit son examen des photos.
Sur l’une d’elles – prise une semaine après que Miller avait été aperçu à Bengazi – on voyait une voiture ressemblant à une Land Cruiser Toyota, à environ un kilomètre et demi de 11-5-18 et qui s’en éloignait. Jack se demanda où elle allait. Il nota la date et l’heure au bas de la photo et consulta la table de recoupement. Dix minutes plus tard, il retrouva la même voiture, le lendemain, au 11-5-09, un camp de la PIRA à soixante-cinq kilomètres de 11-5-18.
Ryan se força à calmer son excitation. 11-5-18 pouvait appartenir à la Fraction Armée Rouge d’Allemagne fédérale, aux Brigades Rouges italiennes renaissantes ou à n’importe lequel des mouvements avec lesquels la PIRA « fraternisait ». Il prit quelques notes : le renseignement valait pourtant la peine d’être étudié.
Il examina ensuite le graphique d’occupation de ce camp qui couvrait les deux dernières années. Jack le compara à une liste des opérations connues de l’ULA et, tout d’abord, ne découvrit rien. La fréquence d’occupation des bâtiments ne correspondait pas aux activités connues de l’organisation... mais il décela quand même une espèce de schéma. À peu près tous les trois mois, un bâtiment supplémentaire était occupé. Quel que soit le nombre de personnes qui se trouvaient dans le camp, un seul baraquement était occupé, pendant une période de trois jours. Deux fois seulement en deux ans, il n’y avait aucun changement. Qu’est-ce que cela voulait dire ?
— Tu es dans un labyrinthe, se marmonna-t-il tout haut.
Il quitta son bureau pour aller acheter une boîte de Coca, mais surtout pour s’éclaircir les idées. Cinq minutes plus tard, il était de retour.
Il étala les graphiques d’occupation des trois camps « inconnus » pour comparer les niveaux d’activité respectifs. Il aurait aimé pouvoir faire des photocopies de ces graphiques, mais la CIA interdisait catégoriquement les photocopieuses. Il consacra une heure à leur examen et, au bout de ce temps, il les savait par coeur, mais il n’était pas plus avancé. Il les remit à leur place dans le dossier et reprit les photos elles-mêmes.
Au camp 11-5-20, il y avait une fille. Tout au moins quelqu’un en Malllot de bain deux-pièces. Il n’y avait pas ce genre de distractions aux camps 04 et 18 et il se demanda si cela signifiait quelque chose, avant de se souvenir qu’un seul des satellites donnait des photos de jour. Ryan se promit de chercher dans la bibliothèque de l’Académie un ouvrage sur la mécanique orbitale : il avait besoin de savoir combien de fois par jour un satellite passait au-dessus d’un point donné.
— Tu n’arrives à rien ! se dit-il tout haut.
— Les autres non plus, répondit Marty Cantor.
Jack sursauta et se retourna.
— Comment êtes-vous entré ?
— Je dois vous avouer que je vous admire, Jack. Quand vous vous concentrez, vous vous concentrez. Ça fait cinq minutes que je suis là. J’aime ça, mais n’en faites pas trop, mon vieux.
— Je n’en mourrai pas.
— C’est vous qui le dites. Qu’est-ce que vous pensez de notre album de photos ?
— Les gens qui font ce travail à plein temps doivent devenir complètement cinglés.
— Certains, oui, reconnut Cantor.
— J’ai quelque chose qu’il serait peut-être intéressant d’étudier, dit Jack, et il expliqua ses soupçons concernant le camp 18.
— Pas mal. Au fait, le numéro 20 pourrait être un camp d’Action Directe, le groupe français récemment démantelé.
— Ah ? Cela expliquerait une des photos, dit Ryan en tournant les pages jusqu’à la bonne.
— Hum ! s’exclama Cantor. Nous pourrions avoir une identité, grâce à ça.
— Comment ? s’étonna Jack. On ne voit pas sa figure.
— On distingue la longueur de ses cheveux. On peut aussi calculer son tour de poitrine, déclara Marty avec un sourire qui lui fendait la figure.
— Quoi !
— Les types de la photo-interprétation sont... eh bien, très techniques. Pour que la naissance des seins se voie sur des photos comme celle-là, il faut qu’elle ait des bonnets de taille C, du moins c’est ce qu’ils m’ont dit une fois ! Je ne rigole pas, Jack. Il est possible d’identifier les gens par une combinaison de facteurs comme la couleur et la longueur des cheveux et le tour de poitrine. Il y a pas mal de filles à Action Directe. Nos collègues français pourraient trouver ça intéressant.
— Et le camp 18 ?
— Je ne sais pas. Nous n’avons jamais vraiment essayé de l’identifier, celui-là.
— Le truc de la voiture peut être une piste. N’oubliez pas que nos copains de l’ULA ont infiltré les Provisoires, rappela Jack.
— Ma foi, c’est à considérer, oui. Et cette histoire de schéma dont vous parliez ?
— Rien encore de précis à ce sujet.
— Voyons un peu le graphique ?
Jack le déplia.
— Tous les trois mois, à peu près, le nombre d’occupants augmente.
Cantor examina le tracé en fronçant les sourcils. Puis il feuilleta les photos. Il y avait un cliché de jour. Chaque camp avait une espèce de polygone de tir, apparemment. Sur la photo choisie par Cantor, trois hommes s’y trouvaient, debout.
— Vous tenez peut-être quelque chose, Jack.
— Quoi donc ? demanda Ryan, qui avait examiné cette photo et n’en avait rien déduit.
— Quel est le caractère distinctif de l’ULA ?
— Son professionnalisme.
— Votre dernier rapport sur eux révélait qu’ils étaient organisés plus militairement que les autres. Chacun d’eux, à notre connaissance, excelle au maniement d’armes.
— Et alors !
— Réfléchissez !... Entraînement périodique aux armes à feu, peut-être.
— Ah ! Je n’avais pas pensé à ça. Comment se fait-il que personne n’ait...
— Savez-vous combien de photos de satellites passent par ici ? Je ne peux pas vous le dire exactement, mais faites-moi confiance, des milliers tous les mois. Pensez qu’il faut au minimum cinq minutes pour en examiner une. Nous sommes surtout intéressés par les Russes, les silos à missiles, les usines, les mouvements de troupes de l’armée, les dépôts de chars, vous voyez le genre. C’est à cela que se consacrent nos principaux analystes et ils ne peuvent pas examiner tout ce qui arrive. Ce camp 18 m’a l’air assez intéressant pour que nous cherchions un moyen de nous renseigner, de savoir qui habite réellement là-bas. Pas mal.
— Il a transgressé les règles de sécurité, déclara Kevin O’Donnell en manière d’accueil, en parlant tout de même assez bas pour que personne ne l’entende, dans le pub bruyant.
— Ceci en vaut peut-être la peine, répliqua Cooley. Instructions ?
— Quand repartez-vous ?
— Demain matin, premier vol.
O’Donnell hocha la tête et vida son verre. Il sortit du pub et alla directement prendre sa voiture. Vingt minutes plus tard, il était chez lui. Encore dix minutes et ses chefs de la sécurité et des renseignements étaient dans son bureau.
— Qu’est-ce que tu as pensé de l’organisation d’Alex, Sean ?
— Ils sont comme nous, petits, mais de vrais professionnels. Alex est un technicien très consciencieux, mais arrogant, sans beaucoup d’entraînement. Il est malin, très malin. Et il est affamé, comme on dit là-bas. Il veut laisser sa marque.
— Eh bien, il en aura peut-être l’occasion l’été prochain, dit O’Donnell, en montrant la lettre que Cooley avait apportée. Il paraît que Son Altesse Royale va faire un tour en Amérique l’été prochain.
L’exposition des Treasure Houses a eu un tel succès qu’ils en organisent une autre. Une bonne partie des oeuvres de Léonard de Vinci appartiennent à la famille royale et elle les envoie là-bas pour recueillir de l’argent pour ses oeuvres de bienfaisance. Elle doit être inaugurée à Washington le 1er août et le prince de Galles sera présent. Ce ne sera annoncé qu’en juillet, mais voici l’itinéraire ainsi que les dispositifs de sécurité prévus. On ne sait pas encore si sa ravissante femme accompagnera Son Altesse, mais nous partirons du principe qu’elle le fera.
— Le bébé ? demanda Miller.
— Je ne pense pas, mais nous envisagerons aussi cette possibilité.
O’Donnell donna la lettre à Joseph McKenney. Le chef de la sécurité de l’ULA la parcourut rapidement.
— La sécurité lors des réceptions officielles sera très bien assurée. Les Américains ont tiré la leçon des incidents qu’ils ont déjà connus, dit McKenney qui, comme tous les agents des services secrets, accordait une puissance écrasante aux adversaires possibles.
— Oui. Je veux que vous travailliez là-dessus. Nous avons tout notre temps et nous ne le gaspillerons pas.
O’Donnell reprit la lettre et la relut avant de la remettre à Miller. Après leur départ, il rédigea ses instructions pour leur agent de Londres.
Le lendemain matin, à l’aéroport, Cooley aperçut son contact et entra dans le café. Il était en avance pour son vol, en voyageur expérimenté, et il but une tasse de café en attendant l’heure d’embarquement. Quand il eut fini, il ressortit. Son contact entrait au même instant. Les deux hommes se frôlèrent et le message fut transmis de la manière enseignée dans toutes les écoles d’espionnage du monde.
— Il voyage vraiment beaucoup, observa Ashley.
Il avait fallu moins d’une heure aux inspecteurs d’Owens pour retrouver l’agent de voyages de Cooley et obtenir un état de ses déplace ments au cours des trois dernières années. Deux autres rassemblaient sur lui un dossier biographique. C’était strictement un travail de routine. Owens et ses hommes connaissaient le danger à s’exciter sur une nouvelle piste. L’enthousiasme est trop souvent l’ennemi de l’objectivité. La voiture de Cooley – garée à l’aéroport de Gatwick – affichait un kilométrage au compteur considérable pour son âge, ce qui s’expliquait par ses fréquentes randonnées en province pour acheter des livres. Là se limitait l’information réunie en dix-huit heures. On attendrait patiemment la suite.
— Quelle est la fréquence de ses voyages en Irlande ?
— Très importante, mais il fait le commerce d’ouvrages de langue anglaise et nous sommes les deux seuls pays d’Europe parlant l’anglais, n’est-ce pas ?
Ashley aussi savait se maîtriser.
— L’Amérique ? demanda Owens.
— Une fois par an, environ. Je crois qu’il se rend à une espèce de foire annuelle. Je peux vérifier.
— On y parle anglais aussi.
Ashley sourit.
— Il n’y a pas beaucoup d’exemples d’éditions américaines assez anciennes pour intéresser un homme comme Cooley. Il pourrait y acheter de nos livres qui ont traversé l’Atlantique, mais plus probablement il y cherche des acheteurs. Non, l’Irlande convient à merveille, et pourrait être une excellente couverture. Mon propre marchand, Samuel Pickett et fils, y voyage souvent, aussi... mais pas autant, me semble-t-il.
— Sa biographie nous dira peut-être quelque chose, hasarda Owens.
— Espérons-le.
Ashley cherchait toujours une lumière au bout du tunnel.
— Tout va bien, Jack, dit Cathy.
Il hocha la tête, sachant que sa femme avait raison. L’infirmière rayonnait vraiment en leur apprenant la nouvelle à leur arrivée. Sally se remettait bien. Le processus de guérison était déjà commencé.
Il y a néanmoins une différence entre les certitudes de l’esprit et les sentiments. Sally était réveillée. Elle était incapable de parler, naturellement, avec le tuyau du respirateur dans la bouche, mais les murmures qui essayaient de filtrer n’avaient qu’une signification : J’ai mal. Les blessures qu’on avait infligées à son enfant ne paraissaient pas moins horribles à Jack du fait qu’elles guériraient. Au contraire, elles lui semblaient encore plus épouvantables maintenant qu’elle reprenait connaissance. La douleur finirait par se calmer, mais, pour le moment, sa petite fille souffrait. Cathy était sans doute capable de se dire que seuls les vivants sentent la douleur, donc qu’elle était un signe de vie, mais pas Jack. Ils restèrent jusqu’à ce que Sally s’endorme. Puis ils sortirent de la chambre.
— Et toi, comment vas-tu ? lui demanda-t-il.
— Mieux. Tu pourras me ramener à la maison demain soir.
Jack secoua la tête. Il n’y avait pas pensé. Stupide. Il s’était dit que Cathy resterait là, à l’hôpital, près de Sally.
— La maison est bien vide sans toi, bébé, lui dit-il au bout d’un moment.
— Elle le sera surtout sans elle, répondit-elle.
Les larmes débordèrent de nouveau. Elle se cacha la figure au creux de l’épaule de Jack. Il songea au petit visage de Sally, aux yeux bleus cernés d’ecchymoses, à leur douleur, leur souffrance.
— Oui... Mais elle va aller mieux, ma chérie, et je ne veux plus t’entendre dire de bêtises, que c’est de ta faute et tout ça.
— Mais c’est ma faute !
— Non pas du tout. Est-ce que tu te doutes de la chance que j’ai, de vous avoir toutes les deux en vie ? J’ai vu les rapports du FBI aujourd’hui. Si tu n’avais pas freiné pile à ce moment-là, vous seriez mortes toutes les deux.
On supposait que cette manoeuvre brutale avait fait dévier le tir de Miller de quelques centimètres. Deux balles au moins avaient manqué la tête de Cathy d’un poil, disaient les experts.
— Tu as sauvé sa vie et la tienne, par ton sang-froid.
Cathy mit un moment à réagir.
— Comment as-tu appris ça ?
— La CIA. Ils collaborent avec la police. J’ai demandé à faire partie de l’équipe et j’ai été accepté.
— Mais...
— Beaucoup de monde travaille sur cette affaire, bébé. Moi aussi. Une seule chose compte, les retrouver.
— Tu crois...
— Oui, je le crois !... Tôt ou tard.
Bill Shaw n’avait guère d’espoir, pour le moment. La meilleure piste, c’était l’identité du Noir qui conduisait la fourgonnette. On n’avait rien révélé à la presse. Pour la télévision et les journaux, tous les suspects étaient blancs. Le FBI n’avait pas précisément menti aux journalistes, mais les avait laissés tirer de fausses conclusions des révélations partielles qui leur étaient faites, comme cela arrivait assez souvent. Il fallait éviter que le suspect se terre, pris de panique. La seule personne à l’avoir vu de près était la caissière du supermarché. Elle avait passé plusieurs heures à examiner les photos de Noirs soupçonnés d’être membres de mouvements révolutionnaires et en avait trouvé trois assez ressemblants. Deux de ces hommes étaient en prison, un pour hold-up et l’autre pour transport d’explosifs d’un État dans un autre. Le troisième avait disparu sept ans plus tôt. Pour le Bureau, il n’était qu’une photo. Le nom qui figurait dans son dossier était un pseudonyme, on le savait, et il n’y avait pas d’empreintes. Il s’était détaché de ses anciens complices – habilement puisque la plupart avaient été arrêtés et condamnés pour divers crimes et délits – et avait tout bonnement disparu. On pouvait parier, pensait Shaw, qu’il s’était réintégré dans la société et menait une vie normale quelque part, ses activités passées n’étant plus qu’un souvenir.
L’agent reprit le dossier. Il se faisait appeler alors Constantin Duppens. Il s’exprimait bien, les rares fois où il avait parlé, disaient les rapports. Bonne éducation, sans doute. Attaché au groupe que le Bureau surveillait, mais sans en faire vraiment partie. Il n’avait jamais participé à une action illégale et il s’était évaporé dans la nature quand les chefs de sa petite bande avaient commencé à parler de piller des banques et de se livrer au trafic de drogue. Peut-être un dilettante, se dit Shaw, un étudiant aux idées vaguement gauchistes qui avait jeté un coup d’oeil à certains de ces groupuscules et les avaient évalués à leur juste valeur, celle que leur attribuait Shaw : des crétins maladroits, de petits voyous des rues avec des notions mal assimilées d’idéologie marxiste ou de pseudohitlérisme.
Quelques groupes marginaux réussissaient parfois à faire sauter une bombe quelque part, mais les cas étaient si rares, si mineurs que le peuple américain en avait à peine connaissance. Quand un groupe attaquait une banque ou un fourgon blindé pour se financer, le grand public se disait qu’on n’avait pas besoin d’être politiquement motivé pour ça, l’appât du gain suffisait. D’un chiffre record de cinquante et un incidents terroristes en 1982, le nombre était tombé à sept en 1985. Le Bureau avait réussi à traquer la plupart de ces petits groupes d’amateurs et à empêcher plus de vingt attentats l’année précédente, grâce à un bon réseau de renseignement et une action rapide. Fondamentalement, les petites cellules s’étaient perdues par leur propre ineptie.
Les États-Unis ne connaissaient pas de mouvements terroristes par idéologie, du moins pas dans le sens européen. Il y avait des groupes arméniens dont le principal objectif était l’assassinat de diplomates turcs, et les tenants de la suprématie blanche dans le Nord-Ouest, mais dans les deux cas, la seule idéologie était la haine, celle des Turcs, des Noirs, des Juifs ou autres. Ils étaient mauvais, mais pas réellement dangereux pour la société puisqu’il leur manquait un dessein politique partagé. Pour être vraiment efficaces, les membres d’un groupe de ce genre doivent partager plus que la haine. Les plus redoutables terroristes étaient les idéalistes, naturellement, mais les États-Unis ne constituaient pas un bon terrain pour les tenants du marxisme ou du nazisme. Quand les familles les plus pauvres ont la télévision en couleurs, qui le collectivisme pourrait-il séduire ? Comment déclencher la lutte des classes dans un pays qui n’en compte pas vraiment ? Ainsi, la plupart de ces petits mouvements avaient fini par s’apercevoir qu’ils nageaient dans un océan d’apathie. Ils étaient infiltrés avant même d’avoir réussi à se faire connaître et leur démantèlement donnait à peine lieu à un entrefilet de quelques lignes en bas de page onze.
Dans ce sens, le FBI était victime de ses propres succès. Il avait si bien fait son travail que la possibilité d’une activité terroriste aux États-Unis n’effrayait personne. Même l’affaire Ryan, comme on l’appelait, n’était considérée que comme un crime odieux. Le FBI lui-même, par principe, jugeait que le terrorisme était un crime sans aucune espèce de dimension politique qui aurait pu lui faire accorder une certaine respectabilité perverse. L’importance de ce distinguo n’était pas seulement sémantique. Puisque, de par leur nature, les terroristes s’attaquaient aux fondations de la société civilisée, la moindre bribe de respectabilité envers eux équivaudrait pour cette société à un suicide. Mais le FBI reconnaissait toutefois que ce n’était pas là des crimes crapuleux ordinaires. L’objectif des terroristes était infiniment plus dangereux. Pour cette raison, leurs crimes, qui normalement auraient été du ressort des polices locales, étaient immédiatement pris en charge par le gouvernement fédéral.
Shaw retourna encore une fois à la photo de « Constantin Duppens ». Ce serait trop demander à la caissière du supermarché de se rappeler précisément une tête parmi les centaines qu’elle voyait passer tous les jours, et de la désigner sur une vieille photo. Elle avait indiscutablement fait de son mieux et avait promis de ne parler à personne de l’aide qu’elle avait apportée. On avait une description des vêtements du suspect – certainement brûlés maintenant – et la fourgonnette était aux mains des forces de l’ordre. Elle avait été démontée pièce par pièce. Les experts avaient aussi identifié le type d’arme employé. C’était tout ce que l’on avait pour le moment. L’agent Bill Shaw ne pouvait qu’attendre des faits nouveaux. Un indicateur qui aurait des informations, un nouveau témoin qui se présenterait, à moins que l’équipe de techniciens qui y travaillait découvre quelque chose d’inattendu dans la camionnette. Shaw se conseilla la patience. En dépit de ses vingt-deux ans au FBI, il devait encore s’y forcer.
— Ah, zut, je commençais à aimer ta barbe, dit un des collègues d’Alexander Constantin Dobbens qui reprenait son travail.
— Ça démangeait trop. Je passais la moitié de mon temps à me gratter.
— Ouais, c’était pareil quand j’étais dans les sous-marins, reconnut son camarade. C’est différent, quand on est jeune.
— Parle pour toi, pépé ! s’exclama Dobbens en riant. Un vieux débris marié. C’est pas parce que tu as la chaîne aux pieds que je dois en faire autant.
— Tu devrais te ranger, Alex.
— Le monde est plein de trucs intéressants à faire et je ne les ai pas encore tous essayés !
Il était électrotechnicien à la Compagnie du gaz et d’électricité de Baltimore et travaillait généralement la nuit. Son emploi l’obligeait à passer beaucoup de temps sur la route, pour vérifier les installations et les équipes d’entretien. Alex était un garçon populaire qui ne craignait pas de se salir les mains et qui aimait sincèrement le travail physique que les ingénieurs sont souvent trop fiers pour effectuer. Il se disait homme du peuple. Son syndicalisme était un sujet d’irritation pour la direction, mais il était bon technicien et cela ne faisait pas de mal non plus qu’il ait la peau noire. Bon technicien, aimé de ses subordonnés et noir par-dessus le marché, c’était imbattable. Il avait pas mal recruté dans les minorités, aussi, et avait fait entrer à la compagnie une bonne douzaine d’excellents travailleurs. Quelques-uns avaient des antécédents douteux, mais Alex avait tout aplani.
C’était souvent calme, le service de nuit, et comme toujours Alex avait apporté la première édition du Baltimore Sun. L’affaire avait déjà quitté la une et se retrouvait aux pages des faits divers locaux. Le FBI et la police routière, lut-il, poursuivaient leur enquête. Alex était stupéfait que la femme et la gosse aient survécu, ce qui témoignait, à son avis, de l’efficacité des ceintures de sécurité et de la qualité des ingénieurs de Porsche. Tant mieux, pensait-il d’ailleurs. Tuer une petite môme et une femme enceinte, il n’y avait vraiment pas de quoi se vanter. Ils avaient descendu le policier, et cela lui suffisait bien. Mais la perte du jeune Clark arrêté par les flics constituait une épine dans sa chair. J’ai dit à ce petit con qu’il était trop exposé, là, mais non, il voulait éliminer toute la famille d’un coup. Alex comprenait pourquoi, mais selon lui c’était un manque de réalisme. Foutus diplômés de science politique, ils se figurent qu’on peut faire arriver quelque chose en le souhaitant assez fort ! Les techniciens savaient bien que ce n’était pas possible.
Dobbens se consola à la pensée que tous les suspects connus étaient blancs. Il avait commis une erreur, en agitant la main vers le pilote de l’hélicoptère. La fanfaronnade n’avait pas sa place dans l’activité révolutionnaire, il le reconnaissait. Mais ce geste n’avait pas eu de conséquences. Les gants et le chapeau avaient privé les flics de tout signalement. Le plus drôle, c’était qu’en dépit de toutes les bavures, l’opération avait été un succès. Ce con de l’IRA, O’quelque chose, avait été chassé de Boston, la queue entre les jambes. Au moins, l’opération avait été politiquement saine. Ça, c’était une réussite.
Et la réussite lui permettrait de gagner ses éperons. Ses hommes et lui avaient fourni une aide-experte à un groupe révolutionnaire établi. Il pouvait maintenant se tourner vers ses amis africains pour obtenir des fonds. Ils n’étaient pas africains, à sa propre façon de penser, mais ils aimaient s’appeler ainsi. Il aurait la possibilité d’attirer l’attention comme jamais aucun groupe révolutionnaire n’avait pu le faire ici. Et si, par exemple, il coupait l’électricité dans quinze États à la fois ? Alex Dobbens savait comment. C’était un moyen de frapper les gens là où cela leur ferait vraiment mal. L’Amérique était une société de choses, pensait-il. Et si ces choses cessaient de fonctionner ? Si le gouvernement corrompu se montrait incapable d’y remédier ? Que penserait le peuple ? Il n’en savait rien, mais il était sûr qu’il y aurait du changement et le changement, c’était ce qu’il voulait.


                                                                                                                 TOM Clancy