lundi 10 juin 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre III: Fleurs et familles

Wilson s’était trompé. La fuite avait été bien plus longue qu’on ne l’avait estimé au Yard. À près de mille kilomètres, un appareil de la Sabena atterrissait à Cork. Le passager de la place 23-D du Boeing 737 était tout à fait anonyme : cheveux châtain clair coupés moyennement courts, costume de ville de cadre moyen donnant l’impression – juste – d’un homme qui, après une longue journée de travail, avait insuffisamment dormi avant de prendre l’avion pour rentrer chez lui. Un voyageur expérimenté, certainement, avec un seul bagage de cabine. Si on le lui avait demandé, il aurait pu faire un exposé convaincant, avec l’accent du sud-ouest irlandais, sur le commerce du poisson en gros. Il changeait d’accent aussi facilement que de chemise, un talent utile depuis que les journaux télévisés avaient rendu célèbre dans le monde entier l’accent de son Belfast natal. Il lisait le London Times pendant le vol et le sujet de conversation dans sa rangée, ainsi que dans le reste de l’appareil, était l’histoire qui occupait la première page.
— Oui, c’est terrible, avait-il dit, d’accord avec son voisin du 23-E, un Belge, négociant en machines-outils qui ne savait sûrement pas qu’un événement pouvait être terrible de plus d’une façon.
Tous ces mois de préparation, de renseignements laborieusement rassemblés, les répétitions organisées sous le nez des British, les trois voies d’évasion, les hommes avec les radios, et tout cela pour rien à cause de ce fichu intrus. Il examina la photo en première page.
Qui es-tu, Yankee ? se demanda-t-il. John Patrick Ryan. Historien. Un foutu universitaire ! Ex-marine. On pouvait faire confiance à un sacré bidasse pour fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas ! John Patrick Ryan, un sacré catholique, hein ? Eh bien, Johnny a bien failli te faire la peau... Pauvre Johnny ! Un type de valeur, on pouvait compter sur lui, il adorait ses armes, il était fidèle a la Cause.
L’avion s’arrêta enfin de rouler. À l’avant, l’hôtesse ouvrit la porte et les passagers se levèrent pour prendre leurs bagages dans les compartiments au-dessus des sièges. Il prit le sien et suivit la foule vers la sortie. Il s’efforçait d’être philosophe. Au cours de ses années de « joueur », il avait vu des opérations aller de travers pour les raisons les plus ridicules. Mais celle-ci était trop importante. Tant de préparation ! Il secoua la tête, en glissant le journal sous son bras. Nous devrons recommencer, c’est tout. Nous pouvons nous permettre d’être patients. Un échec, se dit-il, n’avait pas grande importance dans l’ordre général des choses. Ce coup-ci, l’autre camp avait eu de la chance. Il nous suffit d’en avoir une seule fois à notre tour.
Et Sean ? Une erreur de l’avoir emmené. Il avait aidé à projeter l’opération, depuis le début. Sean en savait long sur l’Organisation. Mais non, Sean ne parlerait jamais. Pas lui, avec sa fiancée dans la tombe depuis cinq ans, victime de la balle perdue d’un para.
On ne l’attendait pas, naturellement. Les autres participants à l’opération étaient déjà rentrés, leur matériel abandonné dans des poubelles, les empreintes bien essuyées. Lui seul risquait la dénonciation, mais il était sûr que ce Ryan n’avait pas bien vu sa figure. Il y réfléchit encore, pour être sûr. Non. L’expression de surprise, de douleur... Non. L’Américain n’avait pas pu le voir. S’il avait vu, il y aurait un portrait-robot dans la presse, bien complet avec la perruque hirsute et les fausses lunettes.
Il sortit de l’aérogare dans le parking, son sac de voyage à l’épaule, en cherchant dans sa poche les clefs qui avaient déclenché le détecteur de métal à Bruxelles... quel rire ! Il sourit pour la première fois de la journée. Il faisait un temps clair, ensoleillé, encore un bel automne irlandais. Il conduisait sa BMW – un homme avec une couverture commerciale devait avoir un déguisement complet, après tout – vers sa planque. Il imaginait déjà deux autres opérations. Toutes deux prendraient beaucoup de temps, mais le temps, c’était une des choses qu’il avait en quantité illimitée.
Il était assez facile de savoir quand le moment approchait pour une nouvelle administration de calmants. Inconsciemment, Ryan essaya de remuer la main gauche à l’extrémité de son plâtre. Cela n’atténua pas la douleur, mais il lui sembla que la main bougeait bien, que les muscles et les tendons réagissaient légèrement. Jack se rappela toutes ces émissions de télévision où le héros, un détective ou autre, prenait une balle dans l’épaule, mais se remettait tout à fait avec le message publicitaire suivant. L’épaule humaine – la sienne au moins – était une solide collection d’os que les balles – une balle dans son cas – fracturaient trop facilement. Alors que l’heure des nouveaux calmants approchait, il avait l’impression de sentir les bords déchiquetés de chaque os grincer contre les voisins, quand il respirait, et même le tapotement prudent des doigts de sa main droite sur le clavier paraissait se répercuter dans tout son corps vers le point sensible, ce qui le forçait à s’arrêter pour regarder la pendule ; pour la première fois, il souhaitait voir apparaître Kittiwake avec sa prochaine provision de béatitude chimique.
Jusqu’à ce que lui revienne sa peur. La douleur de sa blessure dans le dos avait fait de sa première semaine à Bethesda un enfer. Sa blessure actuelle n’était rien, à côté. Mais la souffrance s’oublie. Les médicaments contre la douleur l’avaient rendue alors presque tolérable... à cette différence que les médecins avaient été un peu trop généreux dans leur dosage. Et plus que la souffrance, Ryan redoutait maintenant le manque de morphine. Il avait duré une semaine, ce manque qui entraînait son corps dans un vide immense. Ryan secoua la tête. La douleur remonta tout le long de son bras gauche jusque dans son épaule et il se força à l’accueillir avec joie. Je ne vais pas repasser par là. Plus jamais !
La porte s’ouvrit. Ce n’était pas Kittiwake, il restait encore quatorze minutes d’attente avant la prochaine visite. Un agent en tenue d’une trentaine d’années arrivait avec une corbeille de fleurs, suivi d’un autre pareillement chargé. Un ruban rouge et or garnissait la première, un présent du Marine Corps ; l’autre venait de l’ambassade américaine.
— Il y en a beaucoup d’autres, annonça l’agent.
— La chambre n’est pas tellement grande. Vous ne pouvez pas me donner simplement les cartes et distribuer un peu les fleurs ? Il y a certainement des personnes ici à qui elles plairaient.
Et qui a envie de vivre dans une jungle ? En dix minutes, Ryan se trouva submergé de cartes, de lettres, de télégrammes. Il s’aperçut que la lecture des autres valait mieux que celle de ses notes pour oublier la douleur de son épaule.
Enfin, Kittiwake arriva. Elle jeta un coup d’oeil aux fleurs avant d’administrer les remèdes et sortit rapidement, sans avoir rien dit. Ryan comprit pourquoi cinq minutes plus tard.
Le visiteur suivant était le prince de Galles. Wilson se leva d’un bond et se remit au garde-à-vous. Jack se demanda si les genoux de ce jeune homme n’étaient pas fatigués de cette gymnastique. Les calmants faisaient déjà leur effet. Mais la douleur était remplacée par une curieuse sensation de vertige, comme après deux whiskies bien tassés. Ce fut peut-être une des raisons de ce qui se passa ensuite.
— Salut, dit Jack en souriant. Comment ça va, monseigneur ?
— Très bien, merci.
Le sourire qui lui répondit manquait d’enthousiasme. Le prince paraissait très fatigué, il avait une figure plus longue que d’habitude et des yeux tristes. Ses épaules se voûtaient sous le sobre costume gris.
— Asseyez-vous donc, proposa Ryan. Vous avez l’air d’avoir passé une plus mauvaise nuit que moi.
— Oui, merci... Et comment vous sentez-vous ?
— Assez bien, Votre Altesse. Comment va votre femme... Excusez-moi, comment va la princesse ?
Le prince trouvait difficilement ses mots et il avait du mal à lever les yeux vers Ryan, de sa chaise.
— Nous regrettons tous deux qu’elle n’ait pas pu m’accompagner. Elle est encore quelque peu bouleversée, en état de choc, je crois. Elle a subi une... très pénible épreuve.
Des matières cérébrales éclaboussées à quelques centimètres de sa figure. Oui, on pouvait certainement appeler cela une pénible épreuve.
— J’ai vu. On me dit que vous n’avez été physiquement blessés ni l’un ni l’autre. Votre bébé non plus, j’espère ?
— Non, tout cela grâce à vous, monsieur Ryan.
— De rien, heureux d’avoir pu rendre service. J’aurais quand même préféré ne pas me faire blesser dans l’affaire.
La tentative de plaisanterie mourut sur les lèvres de Ryan. Il avait dit ce qu’il ne fallait pas, et d’une mauvaise façon. Le prince le considéra un moment avec curiosité et puis ses yeux redevinrent ternes.
— Nous aurions tous été tués, sans vous, vous savez et... au nom de ma famille et de moi-même... eh bien, merci. C’est peu de chose, mais... mais je ne trouve rien d’autre à vous dire. D’ailleurs, je n’ai pas été capable de faire grand-chose hier non plus, conclut Son Altesse en regardant fixement le pied du lit.
Aha ! pensa Ryan alors que le prince se levait et s’apprêtait à partir. Qu’est-ce que je fais maintenant ?
— Monseigneur, rasseyez-vous donc et parlons de ça une fois pour toutes, d’accord ?
Son Altesse se retourna. Le prince eut l’air un instant de vouloir répondre, mais son expression de lassitude changea encore et il se détourna.
— Votre Altesse, je crois vraiment.
Aucun effet. Je ne peux pas le laisser partir comme ça. Ma foi, si les bonnes manières ne réussissent pas... Jack éleva la voix :
— Un instant ! Asseyez-vous, bon Dieu !
Le prince tourna la tête, d’un air extrêmement surpris. Ryan lui désigna la chaise. J’ai au moins son attention, à présent. Je me demande s’ils peuvent reprendre un titre.
Son Altesse avait légèrement rougi. La couleur apportait à sa figure la vie qui lui manquait. Il hésita un instant puis s’assit, de mauvais gré, mais avec résignation.
— Voilà, dit Ryan avec force. Je crois savoir ce qui vous ronge. Vous vous en voulez parce que vous n’avez pas fait un numéro de John Wayne, hier, et vous n’avez pas réduit vous-même ces tueurs à merci, c’est ça ?
Le prince ne répondit pas, ne hocha même pas la tête, mais ses yeux tristes répondirent assez à la question.
— Ah, merde ! cria Ryan et, dans son coin, Tony Wilson blêmit ; Jack le comprit. Vous devriez avoir plus de bon sens... Altesse. Vous êtes passé par toutes ces écoles militaires, n’est-ce pas ? Vous avez votre brevet de pilote, vous avez sauté en parachute, vous avez même commandé votre propre bâtiment, oui ?
Un hochement de tête. Temps de mettre toute la gomme.
— Alors vous n’avez pas d’excuse, vous devriez avoir assez de bon sens pour ne pas vous faire ces idées-là. Vous n’êtes pas vraiment stupide, n’est-ce pas ?
— Que voulez-vous dire, au juste ?
Un soupçon de colère, pensa Ryan. Bonne chose.
— Examinons la situation tactique d’hier. Vous étiez prisonnier dans une voiture arrêtée, avec deux ou trois mauvais types dehors équipés d’armes automatiques. La voiture est blindée, mais vous êtes coincé. Qu’est-ce que vous pouvez faire ? Un. Vous pouvez rester figé, ne pas bouger et mouiller votre froc. Enfin quoi, c’est ce que feraient les gens normaux, pris par surprise de cette façon. C’est probablement la réaction normale. Mais vous n’avez pas fait ça. Deux. Vous pouvez essayer de sortir de la voiture et de faire quelque chose. D’accord ?
— Oui, j’aurais dû.
— Faux ! s’écria Ryan. Excusez-moi, monseigneur, mais ce n’est pas la bonne idée. Le type que j’ai plaqué au sol attendait précisément cela. Il vous aurait collé une balle de neuf millimètres dans la tête avant même que vous posiez le pied par terre. Vous me paraissez en assez bonne forme. Vous êtes probablement assez rapide, mais personne n’a encore jamais été capable de courir plus vite qu’une balle. Ce choix vous aurait fait tuer ainsi que le reste de votre famille. Trois. Votre dernière possibilité : patienter et prier le ciel que la cavalerie arrive à temps. Vous savez que vous êtes près de chez vous. Vous savez qu’il y a des flics et des soldats dans le coin. Alors vous avez le temps pour vous si vous arrivez à survivre deux minutes. En attendant, vous vous efforcez de protéger votre famille de votre mieux. Vous les faites coucher sur le plancher de la voiture et vous les recouvrez de votre corps pour que le seul moyen qu’aient les terroristes de les atteindre, ce soit de vous passer d’abord à travers le corps. Et ça, c’est ce que vous avez fait.
Ryan prit un temps pour permettre au prince d’absorber tout cela.
— Vous avez fait exactement ce qu’il fallait, bon Dieu ! répéta Ryan en se penchant vers le prince jusqu’à ce que son épaule le rappelle à l’ordre et lui arrache un cri, en maudissant les calmants. Dieu de Dieu, ça fait mal. Écoutez, Altesse, vous étiez pris au piège, à découvert. Mais vous vous êtes bien servi de votre tête et vous avez opté pour le meilleur. Vous ne pouviez pas faire mieux, à ce que j’ai vu, alors vous n’avez aucune raison, aucune, de vous en vouloir. Et si vous ne me croyez pas, demandez à Wilson. C’est un flic.
Le prince tourna la tête et l’agent de la brigade antiterroriste s’éclaircit la gorge.
— Je demande pardon à Votre Altesse, mais M. Ryan a raison. Nous parlions de ça, de ce problème, hier, et nous avons abouti à la même conclusion, exactement.
Ryan se tourna vers lui.
— Pendant combien de temps avez-vous discuté de tout ça, Tony ?
— Une dizaine de minutes.
— Ça fait six cents secondes ! Mais vous avez dû penser et agir en... combien, Votre Altesse ? Cinq secondes ? Trois, peut-être ? Pas beaucoup de temps pour prendre une décision de vie ou de mort, hein ? Je dis que vous avez été rudement épatant. Tout votre entraînement a payé. Et bien payé. Et si vous jugiez le comportement de quelqu’un d’autre, au lieu du vôtre, vous diriez la même chose, tout comme l’ont fait Tony et ses copains.
— Mais la presse...
— Ah, au diable la presse ! répliqua Ryan en se demandant s’il n’était pas allé trop loin. Qu’est-ce qu’ils savent, les journalistes ? Ils ne font rien, bon Dieu, ils ne font que raconter ce que d’autres font. Vous savez piloter un avion, sauter d’un avion, voler me fait une peur bleue et je ne veux même pas penser à un saut en parachute. Vous avez commandé un navire. En plus de ça, vous montez à cheval et vous faites tout pour vous rompre le cou et maintenant, finalement, vous êtes un père, vous avez un bébé. Est-ce que ça ne suffit pas pour prouver au monde que vous êtes un homme, un vrai ? Vous n’êtes pas un gosse, Altesse ! Vous êtes un pro bien entraîné. Alors, commencez à vous conduire en pro.
Jack voyait le prince ruminer ce qu’il venait d’entendre. Il se tenait un peu plus droit. Le sourire qui commençait à se former était austère, mais au moins il ne manquait pas totalement de conviction.
— Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle sur ce ton.
— Alors, coupez-moi la tête ! répliqua Ryan en riant. Il me fallait attirer votre attention. Je ne vais pas vous présenter d’excuses, monseigneur. Je vous conseille plutôt d’aller vous regarder dans la glace, là. Je parie que le type que vous verrez a meilleure mine que celui qui s’est rasé ce matin.
— Vous croyez réellement à tout ce que vous avez dit ?
— Naturellement. Il vous suffit de regarder la situation de l’extérieur, Altesse. Le problème que vous aviez hier était plus dur que n’importe quel exercice que j’ai eu à affronter à Quantico, mais vous avez tenu le coup.
— Tout de même, sans vous nous ne serions peut-être pas là.
— Je ne pouvais pas rester les bras croisés et regarder des gens se faire assassiner. Si la situation avait été inversée, je parie que vous auriez fait la même chose que moi.
Son Altesse s’étonna.
— Vous le pensez vraiment ?
— Vous plaisantez ? Quand on est capable de sauter d’un avion en vol, on est capable de n’importe quoi.
Le prince se leva et alla se regarder dans la glace. Ce qu’il y vit lui plut, manifestement.
— Eh bien, murmura-t-il, puis il se retourna pour exprimer un dernier doute de soi : et si vous aviez été à ma place ?
— J’aurais probablement mouillé mon pantalon. Mais vous avez un avantage sur moi, prince. Vous avez réfléchi à ce problème depuis pas mal d’années, n’est-ce pas ? Vous avez dû grandir avec...
— Oui, en effet.
— D’accord, alors vous aviez déjà vos opinions en tête. On vous a pris par surprise, c’est sûr, mais l’entraînement perce toujours. Vous avez été très bien. Franchement. Rasseyez-vous et Tony nous servira peut-être du café.

Wilson obéit, mais il était visiblement mal à l’aise de se trouver si près de l’héritier de la Couronne. Le prince de Galles goûta son café et Ryan alluma une des cigarettes de Wilson. Son Altesse fronça le sourcil.
— Ce n’est pas bon pour vous, vous savez.
Ryan ne fit qu’en rire.
— Votre Altesse, depuis mon arrivée dans ce pays, j’ai failli être écrasé par un de vos autobus à un étage. J’ai failli avoir la tête emportée par un foutu maoïste et j’ai failli me faire embrocher par un de vos habits-rouges. Ça, dit-il en brandissant la cigarette, c’est ce que je fais de moins dangereux depuis que je suis ici ! Vous parlez de vacances !
— Oui, bien sûr, reconnut le prince. Et bravo pour le sens de l’humour, docteur Ryan.
— Le valium, ou quoi qu’on me donne, doit aider. Et je m’appelle Jack.
Il tendit la main et le prince la serra.
— J’ai pu faire la connaissance de votre femme et de votre fille, hier... vous étiez inconscient. Il paraît que votre femme est un excellent médecin. Votre petite fille est merveilleuse.
— Merci. Ça vous plaît d’être papa ?
— La première fois qu’on tient dans ses bras son enfant nouveau-né...
— Ouais. Tout est là...
Jack se tut brusquement.
Bingo, pensa-t-il. Un bébé de quatre mois. S’ils enlèvent le prince et la princesse, eh bien, aucun gouvernement ne peut céder au terrorisme. Les hommes politiques et la police doivent forcément avoir un plan conjoncturel déjà préparé pour ça, n’est-ce pas f Ils démoliraient cette ville brique par brique, mais ils ne négocieraient pas, ils ne pourraient jamais négocier et tant pis pour les adultes... mais un petit bébé. Merde, ça c’est une monnaie d’échange ! Quelle espèce de salauds iraient...
— Les salauds, murmura-t-il pour lui seul.
Wilson pâlit, mais le prince devina à quoi Jack pensait.
— Pardon ?
— Ils ne cherchaient pas à vous tuer. Je parie que vous n’étiez même pas le véritable objectif...
yan hocha lentement la tête. Il fouilla sa mémoire pour retrouver ce qu’il avait lu sur l’ULA. Pas grand-chose – d’ailleurs ce n’était pas son domaine  – mais quelques bribes de rapports secrets, assez fumeux, et beaucoup de conjectures.
— Ils ne voulaient pas du tout vous tuer, je parie. Et quand vous avez couvert votre femme et votre bébé, vous avez grillé leur plan... peut-être, ou simplement... oui, vous leur avez jeté un pavé dans la mare qui les a un peu perturbés...
— Que voulez-vous dire ?
— Ces foutus calmants alourdissent le cerveau, marmonna Ryan. Est-ce que la police vous a dit ce que cherchaient les terroristes ?
Son Altesse se redressa sur sa chaise.
— Je ne peux pas...
— Pas la peine. Est-ce qu’on vous a dit que ce que vous avez fait vous a nettement – indiscutablement – sauvés tous les trois ?
— Non, mais...
— Tony ?
— On m’a dit que vous étiez un type très malin, Jack, dit Wilson. Je crains de ne pouvoir faire de commentaires, Votre Altesse Royale, mais il se peut que M. Ryan ait raison, dans son évaluation.
— Quelle évaluation ? demanda le prince perplexe.
Ryan s’expliqua. Il lui suffit de quelques minutes.
— Comment en êtes-vous venu à cette conclusion, Jack ?
— Je suis historien, monseigneur. Mon travail consiste à déduire des choses. Ce n’est pas si difficile, quand on y pense. On cherche les anomalies apparentes et puis on essaie de voir en quoi ce sont vraiment des anomalies. Ce n’est que spéculation de ma part, mais je suis prêt à parier que les collègues de Tony enquêtent dans ce sens.
Wilson ne dit rien. Il s’éclaircit la gorge, ce qui était une réponse suffisante. Le prince contempla le fond de sa tasse à café. Sa figure était celle d’un homme qui s’est remis de la peur et de la honte. Maintenant, il envisageait avec une rage froide ce qui aurait pu être.
— Eh bien, ils ont raté l’occasion, n’est-ce pas ?
— Certainement. J’imagine que si jamais ils essaient encore, ce sera beaucoup plus dur. D’accord, Tony ?
— Je doute sérieusement qu’ils tentent de recommencer. Nous devrions tirer d’assez bons renseignements de cette tentative. Et l’ULA a franchi une limite. Politiquement, la réussite aurait pu consolider leur position, mais ils n’ont pas réussi. Ça va leur faire du tort, saper leur soutien « populaire ». Des gens qui les connaissent vont songer à parler, pas à nous, bien sûr, mais une partie de ce qu’ils diront arrivera à nos oreilles. C’étaient déjà des marginaux méprisés, ils le seront encore plus.
Est-ce qu’ils en tireront une leçon ? se demanda Ryan. Et si oui, qu’auront-ils appris ? Voilà la question. Jack savait qu’il n’y avait que deux réponses possibles et qu’elles étaient diamétralement opposées. Il prit note à part lui de suivre cela de près, une fois rentré aux États-Unis. Ce n’était plus un simple exercice intellectuel. Il avait reçu une balle dans l’épaule pour le prouver.
Le prince se leva.
— Vous devez m’excuser, Jack. J’ai peur d’avoir une assez longue journée devant moi.
— Vous allez ressortir ?
— Si je me cache, ils auront gagné. Je le comprends mieux maintenant que lorsque je suis arrivé. Et j’ai une nouvelle raison de vous remercier.
— Vous auriez fini par comprendre tout seul, tôt ou tard. Il vaut mieux que ce soit plus tôt que plus tard, c’est tout.
— Nous devrons nous voir souvent.
— Cela me ferait plaisir, Altesse. Mais je vais être coincé ici un moment.
— Nous allons bientôt partir en voyage, après-demain. Une visite officielle en Nouvelle-Zélande et aux îles Salomon. Vous ne serez peut-être plus là à notre retour.
— Est-ce que votre femme en aura la force, Votre Altesse ?
— Je le crois. Un changement de paysage, d’après le médecin, c’est exactement ce qu’il lui faut. Elle a subi une terrible épreuve hier, mais... je crois que c’était plus dur pour moi que pour elle.
Je veux bien le croire, pensa Ryan. Elle est jeune, elle a du ressort et au moins il y a une chose qu’elle n’oubliera pas : avoir mis son corps entre sa famille et des balles, il n’y a rien de tel pour resserrer des liens,
— Et elle est absolument sûre que vous l’aimez, monseigneur.
— C’est vrai, vous savez, dit sérieusement le prince.
— C’est la raison usuelle pour se marier, Altesse, même pour les gens du peuple comme nous.
— Vous êtes terriblement irrévérencieux, Jack.
— Désolé.
Ryan pouffa et le prince rit aussi.
— Non, vous ne l’êtes pas, dit Son Altesse en tendant la main. Merci, sir John, pour beaucoup de choses.
Ryan le regarda partir, le pas léger et le dos très droit.
— Tony, vous savez quelle est la différence entre lui et moi ? Je peux dire que j’étais dans les marines et ça suffit. Mais lui doit le prouver tous les foutus jours que Dieu fait, à tout le monde. Jamais pour tout l’or de ce monde et de l’enfer, je n’en ferais autant.
— Il est né pour ça, dit Wilson avec simplicité.
Ryan réfléchit un instant.
— Voilà la différence entre votre pays et le mien. Vous pensez que les gens sont nés pour quelque chose. Nous savons qu’ils doivent y arriver. Ce n’est pas pareil, Tony.
— Je crois que je dois y aller.
David Ashley contempla le télex qu’il avait à la main. Le plus troublant, c’était qu’on l’appelait par son nom. La PIRA savait qui il était, savait qu’il était le responsable du Security Service chargé de l’affaire. Comment diable l’avaient-ils appris ?
— Je suis d’accord, répondit James Owens. S’ils ont tellement envie de nous parler, c’est qu’ils veulent probablement nous dire quelque chose d’utile. Naturellement, il y a un risque. Vous pourriez vous faire accompagner.
Ashley réfléchit. Il y avait toujours le risque d’être enlevé, mais... Le plus curieux, chez la PIRA, c’était qu’ils respectaient une espèce de code d’honneur. Ils assassinaient sans remords, mais ne trafiqueraient jamais de la drogue par exemple. Leurs bombes tuaient des enfants, mais jamais ils n’en avaient enlevé aucun. Ashley secoua la tête.
— Non, des gens du Service ont déjà eu des entrevues avec eux et il n’y a jamais eu de problème. J’irai seul.
— Papa !
Sally se précipita dans la chambre et s’arrêta net à côté du lit, en cherchant comment grimper pour embrasser son père. Elle saisit les barreaux latéraux et posa un pied sur le cadre du matelas comme si c’était le petit portique de son jardin d’enfants et sauta. Son minuscule torse se plaqua sur le bord du lit alors qu’elle cherchait un nouveau point d’appui et Ryan la hissa.
— Bonjour, papa ! s’écria-t-elle en lui plaquant un baiser sur la joue.
— Comment vas-tu, aujourd’hui ?
— Très bien. Qu’est-ce que c’est ça, papa ?
— Ça s’appelle un plâtre, répondit Cathy Ryan. Je croyais que tu devais aller au petit coin ?
— O.K.
Sally sauta du lit et Jack montra une porte.
— Je crois que c’est là, mais je n’en suis pas sûr.
Il vit qu’un homme était entré, derrière sa famille. Vingt-huit à trente ans, très musclé, parfaitement habillé et plutôt beau garçon,
— Bonjour, monsieur Ryan. Je suis William Greville,
Jack hasarda une supposition :
— Quel régiment ?
— Le vingt-deuxième, monsieur.
— Spécial Air Service ?
Greville hocha la tête, avec un sourire de fierté mal contenu.
— On envoie les meilleurs, murmura Jack à part lui. Rien que vous ?
— Et un chauffeur, le sergent Michaelson, un policier du Groupe de protection diplomatique.
— Pourquoi vous, et pas simplement un autre flic ?
Il paraît que votre femme désire visiter un peu la campagne. Mon père fait quelque peu autorité, sur divers châteaux, et Sa Majesté a pensé que votre femme serait heureuse d’avoir... euh... une escorte connaissant les sites touristiques. Mon père m’a traîné dans à peu près toutes les vieilles demeures d’Angleterre, je dois dire.
Escorte était bien le mot juste, pensa Ryan en se souvenant de ce qu’était en réalité le Spécial Air Service. Le seul rapport que ce corps avait avec les avions, c’était pour en sauter... ou les faire sauter.
— Mon colonel m’a également prié, poursuivit Greville, de vous inviter au mess de notre régiment.
Ryan indiqua son bras suspendu.
— Merci, mais il faudra que cela attende un peu.
— Nous comprenons. Aucune importance, monsieur. Dès que vous le pourrez, nous serons enchantés de vous avoir à dîner. Nous voulions devancer l’invitation des marines, vous comprenez ? Ce que vous avez fait était plutôt de notre ressort, après tout. Enfin voilà, je vous ai invité, j’ai fait mon devoir. C’est votre famille que vous voulez voir, pas moi.
— Prenez bien soin d’elles..., lieutenant ?
— Capitaine. Nous n’y manquerons pas, monsieur.
Ryan suivit des yeux le jeune officier alors que Cathy et Sally sortaient de la salle de bains.
— Qu’est-ce que tu penses de lui ? demanda Cathy.
— Son papa est un comte, papa ! annonça Sally. Il est gentil.
— Comment ?
— Son père est le vicomte de je ne sais quoi, expliqua Cathy. Tu as bien meilleure mine.
— Toi aussi, bébé.
Jack étira le cou pour aller au-devant du baiser de sa femme.
— Tu as fumé, Jack !
Déjà avant leur mariage, elle lui avait mené la vie dure pour qu’il s’arrête. Son fichu flair ! pensa-t-il.
— Sois gentille, j’ai eu une dure journée.
— Lavette ! laissa-t-elle tomber avec mépris.
Ryan leva les yeux au plafond. Pour le monde entier, je suis un héros, mais je fume une cigarette ou deux et pour Cathy je suis une lavette ! Il en conclut que la justice ne régnait pas précisément dans le monde.
— Laisse-moi vivre, bébé.
— Où est-ce que tu les as eues ?
— J’ai un flic comme baby-sitter, avec moi. Il a dû aller je ne sais où, il y a quelques minutes.
Cathy chercha des yeux le paquet de cigarettes offensant pour l’écraser. Jack l’avait caché sous son oreiller. Sa femme s’assit enfin et Sally grimpa sur ses genoux.
— Comment te sens-tu ?
— Je sais que c’est là, mais je peux vivre avec. Comment est-ce que tu t’es débrouillée, hier soir ?
— Tu sais où nous sommes logées, à présent ?
— On me l’a dit.
— Je me fais l’effet de Cendrillon !
Jack agita un peu les doigts de sa main gauche.
— Et moi je suis transformé en citrouille, je suppose. Alors tu vas faire les excursions que nous avions prévues ? C’est bien, ça.
— Tu es sûr que ça ne te fait rien ?
— La moitié de la raison de ces vacances, c’était de te faire sortir des hôpitaux, Cathy. Et ce serait ridicule de ramener de la pellicule vierge chez nous.
— Ce sera bien moins amusant sans toi.
Jack le reconnut. Il s’était fait une joie de voir tous ces châteaux. Comme beaucoup d’Américains, il n’aurait jamais supporté le système de classes anglais, mais cela ne l’empêchait pas d’être fasciné par le décor. Il se dit que son titre allait peut-être modifier son point de vue, s’il se permettait d’y penser.
— Il faut voir le bon côté, bébé. Tu auras un guide pour te dire tout ce que tu as toujours voulu savoir sur le château de Lord Jones de je ne sais quoi. Et tu auras tout ton temps.
— Oui, la police dit que nous allons rester bien plus longtemps que nous ne l’avions prévu. Il faudra que j’en parle au professeur Lewindowski. Mais ils comprendront.
— Qu’est-ce que tu penses de ton nouveau logement ? C’est mieux que l’hôtel ?
— Il te faudrait le voir pour le croire. . non, il faudra que tu le vives ! s’exclama-t-elle en riant. Je crois que l’hospitalité est le sport national, ici. On doit l’enseigner dans les écoles, et faire passer des examens. Devine avec qui nous dînons ce soir ?
— Je n’ai pas besoin de deviner.
— Ils sont adorables, Jack !
— J’ai remarqué. Il me semble que tu as vraiment droit au traitement VIP.
— Qu’est-ce que c’est que le Spécial Air Service ? Il est pilote, ou quoi ?
— Quelque chose comme ça, éluda Jack, pensant que Cathy serait peut-être mal à l’aise assise à côté d’un homme armé d’un pistolet, et entraîné à s’en servir. Tu ne me demandes pas comment je vais ?
— J’ai lu ta feuille, en entrant.
— Et alors ?
— Tu vas bien, Jack. Je vois que tu peux remuer les doigts. Je me faisais du souci pour ça.
— Pourquoi ?
— Le plexus brachial... C’est un groupe de nerfs dans l’épaule. La balle l’a heureusement manqué d’environ trois centimètres. À voir comment tu saignais, j’ai pensé que l’artère brachiale était sectionnée et elle passe juste à côté des nerfs. Ç’aurait mis ton bras définitivement en panne. Mais tu as eu de la chance. Rien que des fractures osseuses. Ça fait mal, mais ça se recolle.
Les médecins sont d’une merveilleuse objectivité, pensa Ryan, même ceux qu’on épouse. Dans une seconde, elle va me dire que la douleur est bonne pour moi.
— Ce qu’il y a de bien, avec la douleur, reprit Cathy, c’est que ça te dit que les nerfs fonctionnent.
Jack ferma les yeux et secoua la tête. Il les ouvrit en sentant Cathy lui prendre la main.
— Je suis fière de toi, Jack.
— Ça fait plaisir d’être la femme d’un héros ?
— Tu as toujours été un héros, pour moi.
— Vraiment ?
Jamais elle ne le lui avait dit. Qu’est-ce qu’un historien a d’héroïque ? Cathy n’était pas au courant de son autre activité, mais de toute façon ce n’était pas particulièrement héroïque.
— Depuis que tu as dit à papa d’aller se... enfin, tu sais. Et puis d’abord, je t’aime, tu n’as pas oublié ?
— Il me semble que tu as su me le rappeler, l’autre soir.
Cathy fit une grimace.
— Mieux vaut ne pas penser à ça pour le moment.
— Je sais, répliqua-t-il en grimaçant aussi. Le patient doit conserver son énergie. Où est passée cette théorie qui veut qu’une attitude heureuse accélère la guérison ?
— Bien fait pour moi, de t’avoir laissé lire mes revues médicales. Patience, Jack.
Kittiwake entra, vit la famille et battit aussitôt en retraite.
— J’essaierai d’être patient, dit Jack, avec un regard de nostalgie sur la porte qui se refermait.
— Comédien, dit Cathy. Je te connais mieux que ça.
C’était vrai, il le savait. Il ne pouvait même pas se servir de cette menace. Cathy lui passa une main sur la figure.
— Avec quoi t’es-tu rasé, ce matin ? Un clou rouillé ?
— Ouais, j’ai besoin de mon rasoir. Et de mes notes aussi, peut-être ?
— Je te les apporterai ou je te les ferai porter.
Elle tourna la tête à l’entrée de Wilson.
— Tony, voici ma femme, Cathy, et Sally, ma fille. Cathy, c’est Tony Wilson, mon baby-sitter.
— Il me semble vous avoir vu hier soir, non ?
Cathy n’oubliait jamais une tête. D’ailleurs, à la connaissance de Jack, elle n’oubliait jamais rien.
— Peut-être, mais nous n’avons pas été présentés, nous étions tous trop occupés. Vous allez bien, lady Ryan ?
— Pardon ? Lady Ryan ?
— On ne t’a pas dit ?
— On ne m’a pas dit quoi ?
Jack pouffa et le lui expliqua.
— Quel effet cela te fait-iî d’être la femme d’un chevalier ?
— Ça veut dire que tu auras un cheval, papa ? s’écria Sally. Je pourrai le monter ?
— Est-ce légal, Jack ?
— On m’a dit que le Premier ministre et le président allaient en discuter aujourd’hui.
— Mon Dieu ! souffla lady Ryan, et puis au bout de quelques instants elle se mit à sourire.
— Et le cheval, papa ? insista Sally.
— Je ne sais pas encore. Nous verrons.
Il bâilla. La seule utilité pratique que Ryan reconnaissait aux chevaux, c’était de courir sur un hippodrome. Quant à l’épée, il en avait déjà une.
— Je crois que papa a besoin de dormir, dit Cathy. Et il faut que j’aille acheter quelque chose pour le dîner de ce soir.
— Ah, seigneur ! gémit Ryan. Toute une nouvelle garde-robe !
— La faute à qui, sir John ?
Ils avaient rendez-vous au Flanagan Steakhouse, dans O’Connell Street à Dublin. C’était un restaurant renommé qui souffrait un peu, pour la clientèle touristique, d’être trop près d’un McDonald. Ashley buvait un whisky quand l’homme le rejoignit. Deux autres prirent place à une table à l’autre bout de la salle et les surveillèrent. Ashley était venu seul. Ce n’était pas la première de ces rencontres et Dublin était considéré – la plupart du temps – comme un terrain neutre. Les deux autres hommes étaient là pour monter la garde et guetter les membres de la Garda, la police de la République.
— Bienvenue à Dublin, monsieur Ashley, dit le représentant de la Provisional Irish Republican Army.
— Merci, monsieur Murphy, répondit l’agent du contre-espionnage. La photo que nous avons dans notre dossier ne vous flatte pas.
— Jeune et fou, j’étais. Et très vaniteux. Je ne me rasais pas beaucoup, à l’époque, répondit Murphy en consultant le menu qui l’attendait. La viande rouge est excellente, ici, et les légumes sont toujours frais. En été, cet établissement est toujours plein de touristes – de ceux qui ne veulent pas de frites  – et ils font grimper les prix comme partout. Grâce à Dieu, ils sont tous repartis chez eux en Amérique, en laissant des monceaux d’argent ici, dans ce pauvre pays.
— Quels renseignements avez-vous pour nous ?
— Des renseignements ?
— C’est vous qui avez demandé ce rendez-vous, monsieur Murphy, rappela Ashley.
— Le but de cette rencontre est de vous assurer que nous n’avons absolument rien à faire dans le sanglant fiasco d’hier.
— J’aurais pu lire cela dans le journal. Je l’ai lu, d’ailleurs.
— J’ai pensé qu’un communiqué plus personnel s’imposait — Pourquoi devrions-nous vous croire ?
Ashley but une gorgée de whisky. Les deux hommes parlaient à voix basse, posément, mais aucun n’avait le moindre doute sur ce que chacun pensait de l’autre.
— Parce que nous ne sommes pas si fous que ça.
Le garçon arriva, prit leur commande et Ashley choisit le vin, un bordeaux prometteur. Le repas passait sur sa note de frais.
— C’est bien vrai, ça ? dit Ashley quand le garçon fut parti, en regardant au fond des yeux bleux glacés de son vis-à-vis.
— La famille royale est strictement intouchable. Tous ses membres ont beau être un merveilleux objectif politique, dit Murphy en souriant, nous savons depuis un moment que toute attaque contre eux serait contre-productrice.
— Vraiment ?
Ashley prononça ce mot comme seul sait le faire un Anglais. La très élégante insulte fit rougir Murphy de colère.
— Monsieur Ashley, nous sommes ennemis. Je vous tuerais aussi volontiers que je dîne avec vous. Mais même des ennemis peuvent négocier, ne croyez-vous pas ?
— Je vous écoute.
— Nous n’y avons absolument par participé. Vous avez ma parole.
— Votre parole de marxiste-léniniste ? demanda Ashley avec un petit sourire.
— Vous êtes un maître dans l’art de la provocation, monsieur Ashley, répliqua Murphy en hasardant un sourire bien à lui. Mais pas aujourd’hui. Je suis ici en mission de paix.
Ashley faillit éclater de rire, mais se retint et plongea son nez dans son verre.
— Je ne verserais pas une seule larme, monsieur Murphy, si nos gars devaient vous rattraper, mais vous êtes un valeureux adversaire, je le reconnais. Et un charmant salaud.
Ah, le fair play des Anglais ! songea Murphy. Voilà pourquoi nous finirons par gagner, monsieur Ashley.
Oh que non ! Ashley avait déjà vu ce regard.
— Comment puis-je vous forcer à me croire ? dit raisonnablement l’Irlandais.
— Des noms et des adresses, répliqua calmement l’Anglais.
— Non. Nous ne pouvons pas faire ça, vous le savez très bien.
— Si vous souhaitez une espèce de convention donnant-donnant, c’est ainsi que vous devez vous y prendre.
Murphy soupira.
— Vous savez certainement comment nous sommes organisés. Vous vous imaginez que nous pouvons taper sur une foutue commande d’ordinateur et lui faire cracher une imprimante de notre liste de membres ? Nous ne savons même pas nous-mêmes qui ils sont. Certains laissent tomber. Beaucoup descendent dans le sud et disparaissent, ils ont plus peur de nous que de vous, et à juste titre...Celui que vous tenez, Sean Miller, nous n’avons même jamais entendu parler de lui !
— Et Kevin O’Donnell ?
— Si, c’est probablement le chef. Il a disparu de la surface de la terre il y a quatre ans, comme vous le savez, après... Ah, vous connaissez l’histoire aussi bien que moi.
Kevin Joseph O’Donnell, se rappela Ashley. Trente-quatre, ans maintenant. Un mètre quatre-vingt-deux, quatre-vingt-cinq kilos, célibataire... ces renseignements étaient vieux et par conséquent suspects. Kevin était le plus impitoyable chef de la sécurité que les Provos eussent jamais eu, fichu à la porte parce qu’il avait usé de son pouvoir pour purger l’Organisation des éléments politiques qu’il n’approuvait pas. Dix, quinze membres solides qu’il avait fait tuer ou estropier ! Le plus ahurissant, pensait Ashley, c’était qu’il s’en soit tiré vivant. Mais Murphy se trompait sur un point. Ashley ne savait pas comment la PIRA l’avait finalement démasqué.
— Je ne vois pas pourquoi vous éprouvez le besoin de les protéger, lui et son groupe.
Il en connaissait la raison, mais autant aiguillonner un peu l’homme, alors qu’il en avait l’occasion.
— Et si nous tournons indics, que devient l’Organisation ?
— Pas mon problème, monsieur Murphy. Je comprends votre point de vue ; malgré tout, si vous voulez nous inspirer confiance...
— Monsieur Ashley, vous touchez là au problème. Si votre pays avait traité l’Irlande avec une bonne foi mutuelle, nous n’en serions pas là, n’est-ce pas ?
L’agent secret réfléchit quelques secondes. Il avait souvent étudié la racine historique des troubles. Quelques actes politiques délibérés, quelques accidents historiques... qui aurait pu se douter que la crise qui avait abouti à la Première Guerre mondiale empêcherait toute solution à l’affaire du « Home (ou Rome) Rule », que le parti conservateur de l’époque allait s’en servir comme d’un marteau pour écraser finalement le parti libéral... et qui y avait-il à blâmer, à présent ? Ils étaient tous morts et oubliés. Il était trop tard. Y a-t-il un moyen de sortir de cette fondrière sanglante ? se demanda Ashley. Il secoua la tête. Ce n’était pas de son ressort. Cela regardait les hommes politiques. La même manière qui avait fondé les troubles, une petite brique à la fois.
— Je peux vous dire une chose, monsieur Ashley...

Le garçon arriva avec la commande. Le service était d’une rapidité stupéfiante. Le sommelier déboucha le vin, tendit à Ashley le bouchon pour qu’il hume l’arôme du vin et lui en versa un peu dans son verre pour qu’il le goûte. La qualité de la cave de cet établissement étonna l’Anglais.
— Vous pouvez me dire une chose... ? reprit-il quand le garçon fut parti.
— Ils sont très bien renseignés. Si bien que c’est à ne pas croire. Et leur information vient de votre côté, monsieur Ashley. Nous ne savons pas qui et nous ne savons pas comment. Le gamin qui l’a découvert est mort, voyez-vous, il y a quatre ans.
Murphy goûta les brocolis et déclara :
— Je vous disais bien que les légumes étaient toujours frais.
— Quatre ans ?
— Ah ? Vous ne connaissez pas l’histoire ? Cela m’étonne, monsieur Ashley. Oui. Il s’appelait Mickey Baird. Il travaillait étroitement avec Kevin. C’est le gosse qui... enfin, vous devinez. Il m’avait appris devant un pot à Derry que Kevin avait une nouvelle source de renseignements formidable. Le lendemain, il était mort. Le surlendemain, Kevin a réussi à nous échapper, à une heure près. Nous ne l’avons plus revu. Si jamais nous retrouvons Kevin, monsieur Ashley, nous ferons le boulot à votre place et nous abandonnerons le cadavre pour que vos assassins du SAS le ramassent. Est-ce que cela vous conviendrait ? Il est sur notre liste aussi et si vous réussissez à les retrouver, et que vous n’avez pas envie de lui régler son compte vous-mêmes, nous ferons ça pour vous, en supposant, naturellement, que vous ne gêniez pas les gars qui font le travail. Est-ce que nous pouvons nous mettre d’accord là-dessus ?
— Je transmettrai la proposition. Si j’étais qualifié pour l’approuver moi-même, je le ferais. Je pense que nous pouvons vous croire sur ce point, monsieur Murphy.
— Merci, monsieur Ashley. Ce n’était pas trop douloureux, n’est-ce pas ?
Le dîner était excellent.
                                                                                                                     TOM Clancy

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