Jack Ryan faillit être tué deux fois en une demi-heure. Il descendit du taxi à quelques centaines de mètres de sa destination. Il faisait beau et le soleil était déjà bas dans le ciel bleu. Ryan était resté assis pendant des heures sur des chaises inconfortables et il avait envie de se dégourdir un peu les jambes. La circulation était relativement fluide, et il n’y avait pas trop de monde sur les trottoirs. Mais Jack attendait avec curiosité l’heure de pointe du soir : manifestement, ces rues avaient été tracées sans souci du trafic automobile et il était sûr qu’il y aurait des embouteillages à ne pas manquer. Sa première impression sur Londres, c’était qu’il serait agréable de s’y promener à pied et il marchait de son pas vif habituel, acquis durant son service dans le Marine Corps, marquant inconsciemment la cadence avec son bloc-notes contre sa jambe.
Juste avant d’atteindre le carrefour la chaussée était déserte et il voulut en profiter pour traverser. Automatiquement, il regarda à gauche, puis à droite et de nouveau à gauche, comme il le faisait depuis l’enfance, descendit du trottoir et manqua d’être écrasé par un autobus rouge à impériale qui passa dans un grincement de pneus à moins de cinquante centimètres de lui.
— Excusez-moi, monsieur...
Ryan se retourna et vit un agent de police en uniforme et casque à la Mack Sennett.
Faites attention en traversant, s’il vous plaît. Vous remarquerez qu’il y a des signaux peints sur les trottoirs, pour regarder à droite ou à gauche. Nous essayons de ne pas perdre trop de touristes dans des accidents de la circulation.
— Comment savez-vous que je suis un touriste ?
L’agent sourit patiemment.
— Parce que vous avez regardé du mauvais côté, monsieur, et parce que vous êtes habillé comme un Américain. Soyez prudent, s’il vous plaît. Bonne journée.
Sur un hochement de tête amical, le bobby s’éloigna, laissant Ryan se demander ce que son costume trois-pièces flambant neuf avait de tellement américain.
Assagi, il marcha jusqu’au prochain carrefour. Une inscription sur la chaussée noire l’avertissait de REGARDER À DROITE, accompagnée d’une flèche pour les dyslexiques. Il attendit le changement de feu et traversa prudemment sur le passage protégé. Jack se dit qu’il allait devoir faire très attention à la circulation avec la voiture qu’il louerait vendredi. L’Angleterre était un des derniers pays au monde où l’on conduisait de l’autre côté de la route. Il aurait du mal à s’y habituer.
Mais pour le reste tout allait bien, pensa-t-il avec satisfaction, tirant déjà des conclusions générales de sa première journée en Grande-Bretagne. Ryan était un bon observateur et savait tirer parti de quelques coups d’oeil. Il se trouvait dans un quartier de commerces et de bureaux. Les passants étaient plutôt mieux habillés que leurs homologues américains, à part les punks avec leurs cheveux hérissés violets ou orangés. L’architecture présentait un pot-pourri de styles allant d’Octavian Augustus à Mies Van der Rohe mais la plupart des immeubles avaient un air ancien, confortable alors qu’à Washington ou à Baltimore ils auraient été remplacés depuis longtemps par des rangées monotones de hautes caisses de verre, modernes et sans âme. Ces deux aspects de la ville concordaient parfaitement avec les bonnes manières qu’il avait rencontrées jusqu’à présent. Ses premières impressions disaient à Ryan que ses semi-vacances seraient très agréables.
Il y avait quelques fausses notes. Beaucoup de gens avaient un parapluie. Ryan avait pris soin de consulter la météo, avant de sortir. On avait même annoncé de la grosse chaleur bien qu’il ne fasse guère plus de 20°. Une température assez élevée pour la saison, oui, mais de la grosse chaleur ? Et pourquoi les parapluies ? Les habitants ne se fiaient-ils pas à leur service météorologique ? Était-ce ainsi que le flic avait deviné qu’il était américain ?
Une autre chose qui l’étonnait, c’était la pléthore de Rolls Royce. Il n’en avait jamais vu qu’une dizaine dans sa vie et si les rues n’étaient quand même pas embouteillées de Rolls, il y en avait beaucoup. Il possédait pour sa part une Rabbit VW de cinq ans.
Ryan s’arrêta à un kiosque pour acheter The Economist, et dut tâtonner pendant plusieurs secondes dans la monnaie rendue par le chauffeur de taxi, avant de payer le marchand de journaux patient qui, sans aucun doute, avait aussi reconnu un Yankee. Il feuilleta le magazine sans regarder où il allait et se trouva bientôt engagé dans une rue inconnue. Il s’immobilisa et réfléchit au plan de Londres qu’il avait étudié avant de quitter l’hôtel. Jack avait le don de se rappeler le nom des rues et une mémoire presque photographique des plans et des cartes. Il continua jusqu’au coin de la rue, tourna à gauche, à droite deux rues plus loin et là, pas de doute, c’était bien St James’s Park. Il consulta sa montre et vit qu’il avait un quart d’heure d’avance. La rue longeait un monument dédié à un duc d’York et il traversa plus bas près d’un long bâtiment de style classique en marbre blanc.
C’était encore un des agréments de Londres, cette profusion d’espaces verts. Le parc lui parut assez grand et il constata que les pelouses étaient bien entretenues. L’automne avait dû être anormalement doux. Les arbres avaient encore presque toutes leurs feuilles. Il y avait peu de monde, cependant. Après tout, pensa-t-il, c’était mercredi. Le milieu de la semaine, les gosses étaient tous à l’école et c’était une journée de travail normale. Tant mieux, se dit-il. Il était venu à dessein après la saison touristique. Ryan avait horreur de la foule. Encore un réflexe de marine.
— Papaaaaaa !
Ryan tourna vivement la tête et vit sa petite fille courir vers lui, surgissant de derrière un arbre. Sally vint se jeter contre son père. Comme d’habitude, Cathy s’était laissé distancer, incapable de suivre l’allure de leur petite tornade. La femme de Jack avait bien l’air d’une touriste, avec son Canon 35 mm accroché à une épaule et à l’autre la sacoche de la caméra qui lui tenait lieu de sac à main quand ils étaient en vacances.
— Ça ne s’est pas trop mal passé, Jack ?
Il embrassa sa femme, en se disant que les British ne faisaient peut-être pas cela en public.
— Admirablement, chérie. Ils m’ont traité comme si j’étais le patron. J’ai pris un tas de notes, dit-il en tapotant son bloc. Tu n’as rien acheté ?
Cathy pouffa.
— Les magasins livrent, ici, dit-elle avec un sourire qui fit deviner à son mari qu’elle avait dépensé une bonne partie de l’argent qu’il lui avait donné. Et nous avons trouvé quelque chose de vraiment chic pour Sally.
— C’est une surprise, papa ! pépia la petite fille qui riait et sautillait comme l’enfant de quatre ans qu’elle était. Papa, il y a un lac, par là, avec des cygnes et des pécalins !
— Des pélicans, rectifia Jack.
— Des tout grands, tout blancs !
Sally adorait les « pécalins ».
— Tu as pris de bonnes photos ? demanda Ryan à Cathy.
— Oh oui ! Londres est déjà canonisé. À moins que tu préfères que nous passions toute la journée dans les magasins ?
La photographie était le seul passe-temps de Cathy Ryan et elle y excellait.
Ryan se tourna vers la rue. La chaussée était bordée d’arbres qui devaient être des hêtres. Le Mall ? Il ne s’en souvenait pas. Le Palais était plus grand qu’il ne s’y attendait et lui parut triste, à trois cents mètres de là, à demi caché derrière une espèce de monument de marbre. La circulation était un peu plus dense, par là, mais toujours fluide.
— Qu’est-ce que nous faisons pour dîner ?
— Nous rentrons à l’hôtel ? hasarda Cathy en regardant l’heure. Nous pouvons prendre un taxi ou y aller à pied.
— Il paraît qu’ils ont une bonne table. Mais il est encore tôt. Dans ces régions civilisées, on vous fait attendre jusqu’à huit ou neuf heures.
Une nouvelle Rolls passa, en direction du Palais. Il se faisait d’avance une joie du dîner, mais sans Sally. Les enfants de quatre ans et les restauants quatre étoiles ne font vraiment pas bon ménage. Des freins grincèrent sur sa gauche. Il se demanda s’il y avait à l’hôtel un service de baby...
BRAOUM !
Une explosion, à moins de trente mètres, fit sursauter Ryan. Son cerveau traduisit : Grenade. Il sentit plus qu’il n’entendit le sifflement des éclats et, un instant plus tard, le crépitement d’armes automatiques. Il pivota et vit la Rolls arrêtée en travers de la chaussée, l’avant bizarrement baissé. La route lui était barrée par une conduite intérieure noire. Un homme, debout contre l’aile droite avant, tirait avec un AK-47 dans l’avant de la Rolls et un autre courait pour la contourner par la gauche.
— À terre !
Ryan saisit l’épaule de sa fille et la jeta derrière un arbre, après quoi il fit brutalement tomber sa femme à côté d’elle. Une dizaine de voitures étaient arrêtées en désordre derrière la Rolls, à plus de quinze mètres, et elles abritaient sa famille de la ligne de tir. De l’autre côté de la rue, la circulation était bloquée par la voiture noire. L’homme au Kalachnikov arrosait la Rolls avec entrain.
— Fumier !
Ryan gardait la tête dressée, incapable d’en croire ses yeux. C’est cette foutue IRA, ils sont en train de tuer quelqu’un juste devant... Il se déplaça légèrement sur sa gauche. Du coin de l’oeil, il vit les passants se retourner, avec tous la même expression, la bouche ouverte, l’air hébété. Ça arrive sous mes yeux, pensa-t-il, comme ça, comme dans un film de gangsters de Chicago. Deux salauds commettent un meurtre. Là devant moi. Là. Comme ça ! Ah, les salauds !
Ryan avança sur sa gauche, abrité par une voiture arrêtée. Couvert par l’aile avant, il aperçut un homme debout à l’arrière gauche de la Rolls, le pistolet braqué comme s’il s’attendait à voir quelqu’un sauter par la portière. La masse de la voiture lui cachait le tireur à l’AK, qui s’était accroupi pour mieux contrôler son arme. L’homme au pistolet était plus proche, à une quinzaine de mètres, mais il lui tournait le dos. Il ne bougeait pas, il concentrait toute son attention sur la portière de gauche, celle du passager.
Ryan ne se rappela jamais s’il avait pris consciemment une décision. Il contourna rapidement la voiture arrêtée, plié en deux, les yeux fixés sur son objectif – le creux des reins de l’homme – exactement comme on le lui avait appris à l’entraînement. Il ne lui fallut que quelques secondes pour couvrir la distance, toute sa volonté braquée sur l’homme pour qu’il reste immobile encore un instant. À un mètre cinquante, il abaissa son épaule et plongea vers les jambes pour un placage.
Son entraîneur aurait été fier. Le placage par l’angle mort réussit à la perfection. Le dos de l’homme s’arqua et Ryan entendit des os craquer alors que sa victime tombait à plat ventre. Un klonk satisfaisant lui apprit que la tête de l’homme avait ricoché sur le pare-chocs avant de toucher la chaussée. Ryan se releva instantanément – essoufflé, mais remonté – et s’accroupit à côté de lui. Le pistolet était tombé. Ryan s’en empara. C’était un automatique, d’un modèle qu’il ne connaissait pas, mais qui ressemblait à un Makarov 9 mm ou toute autre arme d’ordonnance des pays de l’Est. Le chien était rabattu et le cran de sûreté ôté. Il l’assura avec soin dans sa main droite – la gauche fonctionnait mal, mais il refusa de s’en soucier —, regarda l’homme qu’il avait abattu et lui tira une balle dans la hanche. Puis il releva le pistolet et contourna le coin droit de la Rolls. Il s’accroupit pour jeter un coup d’oeil derrière la carrosserie.
L’AK de l’autre tueur était par terre et il tirait maintenant dans la voiture avec un pistolet. Il tenait quelque chose dans sa main gauche. Ryan respira profondément et se détacha de la Rolls en braquant son automatique sur le torse de l’homme. Le tueur tourna la tête et ramena son bras armé. Tous deux tirèrent en même temps. Ryan ressentit un choc brûlant dans l’épaule gauche, mais vit sa balle de 9 mm se loger dans la poitrine de l’homme, qui partit à la renverse. Il réajusta son arme après le recul et tira encore une fois. La seconde balle frappa l’homme sous le menton et ressortit par la partie postérieure du crâne, la faisant exploser dans un nuage rose et humide. Comme une marionnette aux fils coupés, le tireur s’écroula et ne bougea plus. Ryan garda son pistolet levé, jusqu’à ce qu’il ait vu qu’il avait atteint la tête.
— Ah, mon Dieu !
L’adrénaline reflua aussi vite qu’elle était venue. Le temps ralentit et redevint normal. Ryan eut soudain un vertige ; il respirait difficilement, la bouche ouverte. La force inconnue qui avait maintenu son corps debout l’abandonnait, le laissant au bord de l’effondrement. La conduite intérieure noire fit marche arrière sur quelques mètres et passa devant lui en accélérant avant de tourner à gauche dans une rue transversale. Ryan ne songea pas à relever le numéro. Il était étourdi, assommé par la rapide séquence d’événements que son cerveau n’avait pas encore intégrée.
L’homme sur qui il avait tiré deux fois était manifestement mort, les yeux ouverts et comme tout étonnés de son sort, une vaste mare de sang s’étalant sous sa tête. Ryan eut froid dans le dos en voyant une grenade dans sa main gauche. Il se baissa pour s’assurer qu’elle n’était pas dégoupillée, mais eut beaucoup de mal à se redresser. Ensuite, il se tourna vers la Rolls.
La première grenade avait déchiqueté l’avant. Les deux roues étaient de travers, les pneus à plat. Le chauffeur était mort. Il y avait un autre cadavre sur le siège avant. L’épais pare-brise était en miettes. La figure du chauffeur... il n’en restait rien, ce n’était qu’une masse rouge spongieuse qui avait laissé une traînée rouge sur la vitre de séparation. Jack fit le tour de la voiture pour aller regarder à l’arrière. Il vit un homme à plat ventre sur le plancher et, sous lui, le bord d’une robe de femme. Il tapota la vitre avec le pistolet. L’homme bougea légèrement et se figea. Au moins, il était en vie.
Ryan baissa les yeux sur son pistolet. La culasse était coincée sur un chargeur vide. Il respirait maintenant par à-coups, en frémissant, ses jambes flageolaient et ses mains commençaient à trembler convulsivement, ce qui lui provoquait dans l’épaule des élancements douloureux.
Il regarda autour de lui et vit quelque chose qui lui fit oublier sa souffrance...
Un soldat accourait, suivi d’un agent de police quelques mètres derrière. Un des gardes du Palais, pensa Jack. Il avait perdu son bonnet à poil, mais il avait toujours son fusil automatique avec la baïonnette au canon, vingt centimètres d’acier. Ryan se demanda rapidement si le fusil était chargé et jugea que cela coûterait cher de chercher à le savoir. C’était un garde, un soldat de métier d’un corps d’élite, qui avait dû faire ses preuves, avant de devenir cette sorte de jouet mécanique qui enchantait les touristes. Peut-être aussi bon qu’un marine. Comment était-il arrivé si vite ?
Lentement, avec précaution, Ryan tendit le pistolet à bout de bras. Il éjecta le chargeur sur la chaussée. Ensuite, il retourna l’arme pour que le soldat puisse voir qu’elle était vide. Enfin, il la posa par terre et s’en écarta. Il essaya de lever les mains, mais la gauche refusa de bouger. Le garde arrivait en courant, la tête haute, attentif à ce qui se passait autour, mais sans jamais lâcher complètement Ryan du regard. Il s’arrêta à trois mètres, la baïonnette pointée sur la gorge de Jack, comme il est dit dans le manuel. Il haletait, mais sa figure restait impassible. L’agent ne l’avait pas encore rattrapé ; il avait la figure ensanglantée et glapissait dans une petite radio.
— Repos, soldat, dit Ryan avec toute la fermeté dont il fut capable. Les deux méchants sont à terre. Je suis un des gentils.
L’expression du garde ne changea absolument pas. Ce gosse était un pro, pas de doute.
— PapaPapaPapaaaa !
Il tourna la tête et vit sa petite fille qui courait vers lui le long des voitures arrêtées. Elle s’arrêta à quelques pas, les yeux pleins d’horreur, puis elle se remit à courir et enroula ses deux petits bras autour de la jambe de son père, en se retournant pour crier au garde :
— Ne faites pas de mal à mon papa !
Les yeux du garde allèrent avec stupéfaction du père à la fille, alors que Cathy arrivait, plus prudemment, les mains bien visibles.
— Soldat, fit-elle de sa voix professionnelle, je suis médecin et je vais soigner cette blessure. Alors vous pouvez mettre cette arme au pied.
Le policier saisit l’épaule du garde et lui dit quelque chose que Jack ne comprit pas. L’angle du fusil se modifia un peu, le soldat se détendit imperceptiblement. Ryan vit arriver d’autres policiers et une fourgonnette blanche à la sirène hurlante. La situation allait être contrôlée.
— Espèce de cinglé !
Cathy examinait méthodiquement la plaie. Une large tache foncée sur l’épaule du costume neuf de Ryan tachait le gris du lainage. Il tremblait maintenant de la tête aux pieds et pouvait à peine se tenir debout ; le poids de Sally cramponnée à sa jambe le faisait vaciller. Cathy l’empoigna par le bras droit et le fit asseoir par terre, adossé à la Rolls. Elle écarta le devant de la veste et palpa doucement les chairs autour de la blessure. Jack trouva cela plutôt douloureux. Elle allongea le bras pour tirer le mouchoir de la poche arrière de son mari et le pressa sur la plaie.
— Ça ne m’a pas l’air d’aller, marmonna-t-elle pour elle-même.
— Papa, t’es tout plein de sang !
Sally se tenait à longueur de bras, ses petites mains voletant comme des oisillons. Jack avait envie de se pencher vers elle, de lui dire que tout allait bien, mais elle lui paraissait à mille kilomètres et son épaule lui disait qu’en fait tout n’allait pas vraiment bien.
Une dizaine de policiers avaient pris maintenant place autour de la voiture ; beaucoup haletaient. Trois avaient une arme au poing et surveillaient la foule qui se rassemblait. Deux autres soldats en tunique rouge apparurent. Un sergent de police s’approcha. Avant qu’il ait eu le temps de dire un mot, Cathy leva les yeux et lança un ordre :
— Appelez une ambulance immédiatement !
— Elle est en route, madame, répondit le sergent avec une surprenante courtoisie. Si vous nous laissiez nous occuper de ça ?
— Je suis médecin. Vous avez un couteau ?
Le sergent se retourna pour ôter la baïonnette d’un canon et se baissa. Cathy écarta la veste, le gilet et ensuite la chemise pour qu’il puisse les couper afin de dégager l’épaule. Elle jeta le mouchoir, déjà complètement trempé de sang. Jack voulut protester.
— Boucle-la, Jack, ordonna-t-elle, et elle ajouta pour le sergent, en désignant Sally du menton : Emmenez-la d’ici.
Le sergent fit signe à un garde. Le soldat souleva la petite fille dans ses bras et l’emporta à quelques mètres, en la serrant contre son coeur. Jack la voyait pleurer lamentablement, mais tout lui paraissait plutôt lointain. Il sentait sa peau devenir froide et moite... l’état de choc ?
— Ah zut, grogna Cathy.
Le sergent lui tendit un épais pansement. Elle l’appuya contre la blessure et le tissu devint immédiatement rouge. Ryan gémit. Il avait l’impression de recevoir un coup de hache sur l’épaule.
— Qu’est-ce que tu essayais donc de faire, espèce d’idiot ? demanda-t-elle entre ses dents serrées, tout en se débattant avec des bandes de gaze.
— Je n’ai pas essayé, je l’ai fait, bille en tête !
L’effort qu’il lui fallut pour répondre faillit avoir raison de ses dernières forces.
— Hum. Eh bien, tu saignes comme un cochon, Jack.
Des hommes accouraient encore, de toutes les directions. Ryan eut l’impression que cent sirènes convergeaient sur les lieux. Un agent aux épaulettes dorées se mit à hurler des ordres aux autres. La scène était impressionnante. Une partie détachée de l’esprit de Ryan l’enregistrait. Il était assis là, adossé à la Rolls, la chemise trempée de rouge. Cathy, les mains en sang, essayait d’attacher convenablement un pansement. Sa fille sanglotait dans les bras d’un jeune soldat qui avait l’air de lui chanter quelque chose que Jack ne saisissait pas. Les yeux de Sally étaient rivés sur lui, pleins d’une angoisse désespérée. Une nouvelle vague de souffrance le ramena brutalement à la réalité.
Le policier qui semblait avoir pris les choses en main revint de son inspection du périmètre.
— Déplacez-le, sergent.
Cathy redressa la tête et s’exclama avec colère :
— Ouvrez l’autre portière ! J’ai une hémorragie, ici !
— L’autre portière est coincée, madame. Permettez que je vous aide.
Ryan entendit un bruit de sirènes différent, alors que tous deux se penchaient vers lui. Il fut déplacé d’une trentaine de centimètres, pas suffisamment : quand la portière s’ouvrit, le bord lui frappa l’épaule. La dernière chose qu’il entendit avant de perdre connaissance fut son propre cri de douleur.
La vue de Ryan s’éclaircit lentement ; son esprit embrumé lui transmettait la réalité par bribes et sans unité de temps. Pendant un moment, il sentit qu’il était dans une voiture. Le roulis provoquait une souffrance aiguë dans sa poitrine et il y percevait un horrible bruit dans le lointain, mais pas si loin que ça, dans le fond. Il crut voir deux têtes qu’il reconnut vaguement. Cathy était là aussi... non, c’était d’autres personnes en vert. Tout était doux et vague, excepté l’affreuse douleur cuisante dans son épaule et sa poitrine, mais quand il cligna les yeux, tout le monde avait disparu. Il était encore ailleurs.
Le plafond était blanc, apparemment uni. Ryan était conscient confusément d’être sous sédatifs – il en reconnaissait les sensations –, mais il ne savait pas pourquoi. Il lui fallut plusieurs minutes de concentration amorphe pour déterminer que le plafond était fait de plaques d’isolation blanches sur un cadre de métal. Certaines étaient piquées d’humidité. D’autres, en plastique translucide, laissaient passer une lumière tamisée. Ryan avait quelque chose d’attaché sous le nez et au bout d’un moment il sentit dans ses narines un gaz frais... de l’oxygène ? Ses autres sens se présentèrent un par un au rapport pour ensuite se déployer dans tout son corps et rendre compte à contrecoeur de leurs découvertes au cerveau. Des choses invisibles étaient collées sur son torse, qui lui tiraillaient les poils avec lesquels Cathy aimait jouer quand elle avait un peu bu. Son épaule gauche était... non, il ne la sentait pas du tout. Tout son corps était trop lourd pour bouger d’un centimètre.
Un hôpital, jugea-t-il après plusieurs minutes. Qu’est-ce que je fais dans un hôpital... ? Il lui fallut une nouvelle période de concentration indéterminée pour se rappeler pourquoi il était là. La première chose qui lui revint, dans la brume heureusement protectrice des sédatifs, fut qu’il avait supprimé une vie humaine.
Mais on m’a tiré dessus aussi, n’est-ce pas ? Lentement, Ryan tourna la tête vers la droite. Un flacon de solution était accroché à un portique, contre son lit, dont le tuyau de caoutchouc disparaissait sous les draps où son bras était immobilisé. Il essaya de sentir la piqûre du cathéter qui devait être introduit au creux de son coude, mais en fut incapable. Il avait la bouche en coton. Bon, je n’ai pas été blessé du côté droit... Il tenta ensuite de tourner la tête à gauche. Quelque chose de souple, mais de très ferme l’en empêcha. Il n’eut même pas envie de savoir ce que c’était, cela lui était égal. Son environnement lui semblait en quelque sorte beaucoup plus intéressant que son propre corps. En levant les yeux, il vit une espèce de poste de télévision et divers instruments électroniques, qu’il ne put distinguer avec précision. Électrocardiogramme ? Quelque chose comme ça, pensa-t-il. Oui, tout concordait. Il était dans une salle chirurgicale de réveil, ficelé comme un astronaute en attendant de savoir s’il mourrait ou s’en tirerait. Les sédatifs l’aidèrent à considérer la question avec une merveilleuse objectivité.
— Ah, nous sommes réveillés !
C’était une voix différente de celle des haut-parleurs qu’il entendait par intermittence. Il abaissa le menton et vit une infirmière d’une cinquantaine d’années. Elle avait un visage à la Bette Davis, fripé par de longues années de froncements de sourcils. Il voulut lui parler, mais sa bouche lui parut fermée à la colle forte. Ce qui en sortit tenait à la fois du râle et du croassement. L’infirmière déjà avait disparu.
Une minute plus tard, ce fut un homme qui entra dans son champ de vision. Lui aussi avait une cinquantaine d’années et il portait une blouse verte de chirurgien. Un stéthoscope pendait à son cou et il tenait à la main quelque chose que Ryan ne voyait pas bien. Ses traits étaient plutôt tirés, mais il arborait un sourire satisfait.
— Eh bien, dit-il, nous voilà réveillés. Comment nous sentons-nous ?
Ryan parvint à émettre un véritable croassement cette fois, et le médecin fit signe à l’infirmière. Elle s’approcha et donna à Ryan une gorgée d’eau, à l’aide d’une pipette de verre.
— Merci...
Il s’humecta la bouche. Il ne put rien avaler. Ses muqueuses asséchées absorbèrent tout, immédiatement.
— Où suis-je ?
— Vous êtes dans la salle de réveil de l’hôpital St Thomas. On vient de vous opérer au bras et à l’épaule gauche. Je suis votre chirurgien. Mon équipe et moi avons travaillé sur vous pendant... oh... six heures, je pense, et il semble bien que vous n’allez pas mourir, conclut-il sentencieusement.
Il considérait Ryan d’un oeil satisfait, celui du travail réussi.
Assez lentement et péniblement, Ryan se dit que l’humour anglais, tout admirable qu’il fût par ailleurs, convenait mal à ce genre de situation. Il préparait sa riposte quand Cathy apparut. Bette Davis tenta de l’intercepter.
— Je regrette, madame Ryan, mais seul le personnel médi...
— Je suis médecin, trancha-t-elle en brandissant sa carte d’identité en plastique, que prit le chirurgien.
— Institut ophtalmologique Wilmer, Johns Hopkins Hospital... Comment allez-vous, docteur ? Je m’appelle Charles Scott.
Il tendait amicalement la main à Cathy, avec le sourire réservé aux confrères.
— Elle est docteur en médecine, coupa Ryan d’une voix pâteuse. Mais moi, je suis docteur en histoire.
Personne ne fit attention à lui.
— Sir Charles Scott ? Le professeur Scott ?
— Lui-même.
Un sourire bienveillant. Tout le monde aime être reconnu, pensa Jack en les observant tous deux.
— Un de mes maîtres m’a parlé de vous. Le professeur Knowles.
— Ah ! Comment va-t-il ?
— Très bien. Il est professeur adjoint d’orthopédie, maintenant, répondit Cathy et elle revint adroitement sur le terrain professionnel ; Vous avez les radios ?
Scott leva la grande enveloppe qu’il tenait et en retira une grande radiographie, qu’il appliqua contre un panneau lumineux.
— Voilà ce que nous avons pris avant d’entrer en salle d’opération.
— Oh, merde !
Cathy plissa le nez. Elle mit les demi-lunettes qu’elle utilisait pour voir de près, celles que Jack détestait. Il la vit secouer lentement la tête.
— Je ne me doutais pas que c’était si grave.
— Eh oui ! Nous pensons que la clavicule était déjà fracturée avant qu’on lui tire dessus. La balle est venue s’y écraser, manquant de peu le plexus brachial – donc, nous ne redoutons pas de gros ennuis névralgiques – et a provoqué tous ces dégâts, expliqua le professeur Scott en passant la pointe d’un crayon sur le cliché – mais Ryan ne pouvait rien voir de son lit. Ensuite, elle a causé ceci au sommet de l’humérus avant de se loger là, juste sous la peau. D’une sale puissance, la 9 mm. Comme vous le voyez, les dégâts sont assez étendus. Je vous prie de croire que ç’a été joyeux de chercher tous ces fragments et de les raccorder correctement comme les pièces d’un puzzle, mais finalement nous sommes arrivés à ceci.
Scott présenta un second cliché, à côté du premier. Cathy garda le silence pendant quelques secondes, ses yeux allants et venants de l’un à l’autre.
— Un travail superbe, docteur !
Le sourire de Sir Charles s’élargit.
— Venant d’un chirurgien de Johns Hopkins, j’accepte volontiers le compliment. Ces deux chevilles sont permanentes, cette vis aussi, malheureusement, mais le reste devrait se cicatriser gentiment. Regardez, les plus gros fragments sont bien à leur place et nous avons toutes les raisons d’espérer une prompte guérison.
— Quel degré d’incapacité ?
Une question anodine. Cathy était d’une froideur exaspérante, quand il s’agissait de son travail.
— Nous ne savons pas encore. Il y en aura un peu, mais ça ne devrait pas être trop grave. Nous ne pouvons pas garantir une totale restauration de la fonction, bien sûr, les dégâts sont beaucoup trop étendus pour ça.
— Ça vous gênerait de vous adresser à moi ?
Ryan avait essayé d’adopter un ton furieux, mais le résultat ne fut pas du tout convaincant.
— Ce que je veux dire, monsieur Ryan, c’est que vous allez perdre partiellement l’usage de votre bras, dans quelle mesure nous ne pouvons encore le déterminer avec précision. Et que désormais vous aurez un baromètre personnel. Chaque fois que le temps changera, vous serez le premier à le savoir.
— Combien de temps devra-t-il garder ce plâtre ? demanda Cathy.
— Au moins un mois. C’est gênant, je sais, mais l’épaule doit être totalement immobilisée un certain temps. Ensuite, nous devrons réexaminer la blessure et probablement passer à un plâtre plus léger pour... oh, encore un mois environ, je pense. Je présume qu’il cicatrise bien, pas d’allergies ? Il m’a l’air en bonne santé, en forme physique convenable.
— Jack est en excellente forme physique, même si sa santé mentale laisse à désirer. Il fait du jogging. Pas d’allergies sauf aux mauvaises herbes et il cicatrise bien.
— Ouais, confirma Ryan. Les traces de ses morsures disparaissent en huit jours, généralement.
Il se trouvait très drôle, mais personne ne rit.
— Parfait, dit Sir Charles. Ainsi, docteur, vous voyez que votre mari est en de bonnes mains. Je vais vous laisser tous les deux ensemble cinq minutes. Ensuite, je veux qu’il se repose et vous avez l’air d’en avoir besoin aussi.
Le chirurgien partit, entraînant Bette Davis dans son sillage.
Cathy se rapprocha de Jack, quittant aussitôt son air de froideur professionnelle. Il se dit, pour la millionième fois peut-être, qu’il avait une chance folle. Cathy Ryan avait une petite figure ronde, des cheveux couleur de beurre frais et les plus jolis yeux bleus du monde. Derrière ces yeux, il y avait une intelligence au moins égale à celle de son mari. Il l’aimait autant qu’un homme est capable d’aimer. Jamais il n’avait pu comprendre comment il avait séduit une fille pareille. Ryan avait la sensation pénible de n’être pas très séduisant avec sa barbe drue et son long menton carré. Il voulut lui prendre la main, mais les sangles l’en empêchèrent. Ce fut elle qui prit la sienne.
— Je t’aime chérie, murmura-t-il.
— Ah, Jack ! Pourquoi diable as-tu fait ça ?
Il avait déjà préparé sa réponse.
— C’est fini et je suis vivant, d’accord ? Comment va Sally ?
— Je crois qu’elle a fini par s’endormir. Elle est en bas, avec un policier. Comment veux-tu qu’elle aille, Jack ? Tu as failli être tué sous ses yeux ! Tu nous as fait mourir de peur, toutes les deux !
Cathy paraissait très fatiguée ; ses yeux bleu porcelaine étaient bordés de rouge et ses cheveux en désordre. Mais elle avait toujours du mal à se coiffer, les bonnets de chirurgien ayant raison de toutes les mises en plis.
— Oui, je sais, grogna-t-il. Enfin, je ne risque pas de recommencer d’ici longtemps. D’ailleurs, on dirait que je ne vais pas être fichu de faire grand-chose, pendant un bout de temps.
Cela provoqua un sourire. C’était bon de la voir sourire.
— Tant mieux. Tu dois conserver ton énergie. Et ça te servira peut-être de leçon..., dit-elle avec un pétillement de malice dans les yeux. Tout va s’arranger d’ici quelques semaines. Comment me trouves-tu ?
— Tu as une mine de déterrée, répliqua-t-il en riant. Si j’ai bien compris, ce toubib, c’est quelqu’un ?
Cathy se détendit un peu.
— On peut le dire. Sir Charles Scott est un des meilleurs orthopédistes du monde. Il a été le maître du professeur Knowles. Il a fait un travail magnifique sur toi. Tu as de la chance d’avoir gardé ton bras, tu sais... Ah, mon Dieu !
— Allons, allons, du calme, chérie. Souviens-toi, je ne vais pas en mourir.
— Je sais, je sais.
— Ça va faire mal, n’est-ce pas ?
Nouveau sourire.
— Un petit peu. Écoute, il faut que j’aille coucher Sally. Je reviendrai demain.
Elle se pencha vers lui pour l’embrasser. Bourré de calmants, tube d’oxygène, bouche sèche et tout, c’était quand même délicieux. Dieu, pensa-t-il, que je Vaime ! Elle lui pressa la main une dernière fois et le laissa.
L’infirmière revint. Il perdait au change.
— Je suis un « docteur » moi aussi, vous savez, dit Jack.
— Très bien, docteur. Il est temps que vous vous reposiez. Je serai là pour prendre soin de vous toute la nuit. Maintenant dormez, docteur Ryan.
Docile, Jack ferma les yeux. Il était certain que le lendemain se passerait mal. Mais demain pouvait attendre.
TOM CLANCY
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