vendredi 28 juin 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre VI: Procès et conflits

Les dépositions préliminaires durèrent environ deux heures. Ryan était assis sur un banc de marbre, à l’extérieur de la chambre numéro deux d’Old Bailey. Il essayait de travailler sur son ordinateur, mais il n’arrivait pas à se concentrer et regardait sans cesse, de tous côtés, le palais vieux de cent soixante ans.
La sécurité était incroyablement sévère. Au-dehors, de nombreux agents en uniforme montaient la garde, de petits étuis à pistolet à la main. D’autres, en tenue ou non, occupaient les toits de l’autre côté de Newgate Street, comme des faucons guettant des lapins. À cette différence que les lapins étaient armés de mitraillettes et de bazookas RPG-7. Toute personne entrant dans le bâtiment devait passer au détecteur de métal, un appareil assez sensible pour bourdonner à la présence du papier d’étain d’un paquet de cigarettes, et presque tout le monde était fouillé. Ryan n’y avait pas échappé et il avait été tellement surpris de l’intimité de cette fouille qu’il avait demandé à l’agent s’il ne pensait pas qu’il allait un peu trop loin pour un premier rendez-vous. Le grand hall était fermé à toute personne étrangère à l’affaire et les procès de moindre importance avaient été disséminés dans l’une ou l’autre des dix-neuf chambres afin de faire de la place à l’affaire Miller.
Ryan ne s’était encore jamais trouvé dans un palais de justice. Il sourit à la pensée qu’il n’avait même jamais été arrêté pour excès de vitesse et que sa vie avait été bien terne jusqu’à présent. Les dalles de marbre – presque tout était en marbre — de ce grand hall lui donnaient un aspect de cathédrale et les murs étaient décorés d’aphorismes comme celui de Cicéron : « Le bien du peuple est la loi la plus haute », une phrase qu’il trouva particulièrement appropriée au lieu. Il se demanda si les membres de L’ULA pensaient de cette façon et justifiaient leurs activités conformément à ce qu’ils estimaient être le bien du peuple. Qui ne le fait pas ? se demanda Jack. Quel tyran a jamais manqué de justifier ses crimes ? Six ou sept autres témoins cités étaient assis près de lui. Il ne leur adressait pas la parole. Ses instructions étaient strictes : même une conversation banale, et les avocats de la défense pourraient arguer que les témoins s’étaient entendus entre eux. L’accusation avait consacré tous ses efforts à respecter soigneusement la procédure.
L’embuscade avait eu lieu moins de quatre semaines auparavant et le procès commençait déjà, ce qui était anormalement rapide selon les normes britanniques. La sécurité était totale. L’admission du public (qui se faisait par une autre partie du bâtiment) était sévèrement contrôlée. Mais, en même temps, le procès était traité comme une affaire de droit commun. Le nom d’ « Ulster Liberation Army » n’avait pas été prononcé. Pas une fois le procureur n’avait employé le mot » terroriste ». La police ignorait — publiquement du moins – l’aspect politique. Deux hommes étaient morts, c’était donc un procès criminel pour meurtre avec préméditation, un point c’est tout. Même la presse jouait le jeu, en partant du principe qu’il n’y avait pas de manière plus méprisante de traiter l’accusé qu’en le reléguant au rang de criminel ordinaire et en lui refusant tout statut politique.
La vérité était tout autre, bien entendu, et tout le monde était au courant. Mais Ryan connaissait assez bien le droit pour savoir que les avocats se soucient rarement de la vérité. Les règles sont bien plus importantes. Il n’y aurait donc pas de spéculations officielles sur les motifs des criminels et la famille royale ne serait pas impliquée. On se contenterait de lire sa déposition disant qu’elle ne pouvait identifier le conspirateur vivant et n’avait donc aucun témoignage à offrir.
C’était sans importance. D’après les récits publiés dans la presse, tout était aussi clair que possible. Même Cathy n’était pas citée comme témoin. En plus des experts et médecins légistes qui avaient déposé la veille, la Couronne avait huit témoins oculaires. Ryan était le deuxième. En principe, le procès ne devait pas durer plus de quatre jours. Comme l’avait dit Owens à l’hôpital, il n’y aurait pas à « pinailler » avec ce gars-là.
— Monsieur Ryan ? Si vous voulez bien me suivre, monsieur.
Le traitement VIP continuait, même là. Un huissier en manches courtes et cravate vint le chercher et le conduisit dans le prétoire par une porte de côté. Un officier de police l’ouvrit, et prit l’ordinateur de Jack. La vedette entre en scène, se dit Ryan.
La chambre numéro deux d’Old Bailey était tapissée de boiseries du XIXe siècle. Il y en avait tellement, en chêne massif, que la construction d’une salle semblable en Amérique aurait provoqué un tollé de protestations du Sierra Club à cause du nombre d’arbres que cela aurait coûté. La superficie était en revanche étonnamment réduite, impression accentuée par la présence d’une table installée au centre. Le banc du juge était une forteresse de bois, contiguë au box des témoins. L’honorable juge Wheeler trônait derrière, sur un des cinq fauteuils à haut dossier. Il était resplendissant, en toge écarlate et perruque de crin blanc tombant sur ses épaules étroites ; il avait véritablement l’air surgi d’un autre âge. Le box du jury était sur la gauche de Ryan. Huit femmes et quatre hommes étaient assis sur deux rangs égaux, chaque visage exprimant l’attente anxieuse. Au-dessus d’eux, c’était la galerie du public, perchée comme une tribune de choeur et construite en diagonale, si bien que Ryan voyait à peine les personnes assises. Les avocats étaient à sa droite, en robe noire, jabot du XVIIIe et perruque plus petite. Il émanait de tout cela une atmosphère quasi religieuse qui mit Jack mal à l’aise alors qu’il prêtait serment.
Williams Richards, le procureur, était un homme de l’âge de Ryan, de même taille et de même charpente. Il commença par les questions d’usage, nom, lieu de résidence, profession, date d’arrivée, raison du voyage. Comme c’était à prévoir, Richards avait le sens du spectaculaire et quand vinrent enfin les questions concernant la fusillade, Ryan n’eut pas besoin de voir les visages pour sentir la surexcitation et l’impatience du public.
— Monsieur Ryan, pouvez-vous décrire, à votre façon, ce qui s’est passé ensuite ?
Jack fit cela en dix minutes, sans interruption, à demi tourné vers le jury. Il s’efforçait de ne pas regarder les jurés en face. L’endroit lui semblait mal choisi pour avoir le trac, mais c’était bien ce qui lui arrivait. Il fixa son regard sur les panneaux de chêne juste au-dessus de leurs têtes, tout en racontant les événements. Il avait l’impression de les revivre et, lorsqu’il conclut, son coeur battait plus fort.
— Monsieur Ryan, pouvez-vous identifier l’homme que vous avez attaqué en premier ? demanda Richards.
— Certainement, répondit Ryan en montrant du doigt. Il s’agit de l’accusé.
Il le voyait nettement pour la première fois. L’homme s’appelait Sean Miller, un nom pas particulièrement irlandais, du point de vue de Ryan. Il avait vingt-six ans, il était petit, mince, soigneusement habillé d’un costume de ville, avec une cravate. Quand Ryan le désigna, il souriait à quelqu’un dans la tribune du public, peut-être un membre de sa famille. Et puis il baissa les yeux et Ryan l’examina avec attention. Quel genre d’individu, s’était demandé Jack pendant des semaines, était capable de préparer et d’exécuter un tel crime ? Qu’est-ce qu’il avait en plus ou en moins que la plupart des gens civilisés ? La figure étroite, marquée d’acné, était tout à fait normale. Miller aurait pu passer pour un jeune cadre de grande entreprise. Le père de Jack avait passé sa vie à s’occuper de criminels, mais, pour lui, leur existence était un mystère. Pourquoi êtes-vous différent ? Qu’est-ce qui vous a fait ce que vous êtes ? avait-il envie de demander, sachant que même s’il recevait une réponse la question se poserait toujours. Puis il regarda Miller dans les yeux. Il chercha... quelque chose, une étincelle de vie, d’humanité, qui lui dirait que c’était bien là un autre être humain. Cela ne dura que deux secondes, sans doute, mais pour Ryan ce moment parut s’éterniser alors qu’il regardait au fond de ces yeux gris et voyait...
Rien. Rien du tout. Alors il commença un peu à comprendre.
— Il sera indiqué dans les minutes, dit le lord juge au greffier du tribunal, que le témoin a identifié l’accusé Sean Miller,
— Merci, milord, dit Richards.
Ryan en profita pour se moucher. Il avait attrapé un rhume pendant le week-end précédent.
— Êtes-vous tout à fait à votre aise, monsieur Ryan ? demanda le juge, et Jack s’aperçut qu’il s’appuyait assez lourdement sur la barre.
— Excusez-moi, votre hon... milord... Ce plâtre est un peu fatigant.
— Huissier, un tabouret pour le témoin, ordonna le juge.
Les avocats de la défense étaient assis près de l’accusation, à environ cinq mètres de distance sur la même rangée de bancs de chêne aux coussins de cuir vert. L’huissier revint bientôt avec un simple tabouret de bois. Ryan s’y assit, mais ce qu’il lui aurait vraiment fallu, c’était un crochet pour soutenir son bras gauche. Il s’habituait pourtant progressivement au poids. C’était la démangeaison constante qui le rendait fou et il n’y avait absolument rien à y faire.
Le principal avocat de la défense – un maître du barreau – se leva avec élégance. Il s’appelait Charles Atkinson, surnommé Charlie le Rouge à cause de son penchant pour les causes extrémistes et les criminels de gauche. Le bruit courait qu’il gênait le parti travailliste qu’il avait représenté jusqu’à ces derniers temps au parlement. Charlie le Rouge avait une quinzaine de kilos superflus et sa perruque était de travers au-dessus de sa figure rubiconde, curieusement maigre pour une charpente aussi corpulente. Ryan se dit que la défense des terroristes devait quand même bien rapporter et que c’était là une question sur laquelle Owens ferait bien d’enquêter. D’où vient votre argent, maître Atkinson ?
— S’il plaît à Votre Seigneurie, dit l’avocat en s’avançant vers Ryan, une liasse de notes à la main. Docteur Ryan... ou devrais-je dire sir John ?
— Comme il vous plaira, maître, répondit Jack avec un geste d’indifférence.
On l’avait mis en garde contre Atkinson. Un bougre très malin, lui avait-on dit. Mais il avait connu bien des bougres malins, quand il était agent de change.
— Vous avez été, je crois, /e/tenant dans l’United States Marine Corps ? demanda l’avocat en prononçant le grade à l’anglaise.
— Oui, maître, c’est exact.
Atkinson consulta ses notes et se tourna vers le jury.
— Tous assoiffés de sang, les marines US, marmonna-t-il.
— Excusez-moi, maître. Assoiffés de sang ? riposta Ryan. Non, monsieur. La plupart des marines que j’ai connus étaient buveurs de bière.
Atkinson se retourna vers lui tandis que des rires fusaient dans le public. Il lui adressa un mince sourire assez menaçant. On avait averti Jack de se méfier, par-dessus tout, de ses jeux de mots et de ses talents tactiques, mais il envoya promener ces mises en garde. Il rendit son sourire à l’avocat. Vas-y donc, patate...
— Pardonnez-moi, sir John. Simple façon de parler. Je voulais dire que les marines US ont une réputation d’agressivité. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?
— Les marines sont une unité d’infanterie légère spécialisée dans les attaques amphibies. Nous sommes assez bien entraînés, mais, tout bien considéré, nous ne sommes pas tellement différents des autres soldats, répondit Ryan en espérant déséquilibrer un peu son adversaire.
Les marines avaient une réputation d’arrogance, mais ce n’était que du cinéma. Quand on était réellement bon, lui avait-on appris à Quantico, on n’avait pas à être arrogant. Il suffisait généralement de faire savoir qu’on était un marine.
— Des troupes d’assaut ?
— Oui, maître, c’est exact.
— Vous avez donc commandé des troupes de choc ?
— Oui, maître.
— Essayez de ne pas être trop modeste, sir John. Quel genre d’hommes sont sélectionnés pour commander de tels groupes ? Agressifs ? Déterminés ? Audacieux ? Ils doivent sûrement posséder davantage de ces qualités que le fantassin moyen ?
— En réalité, maître, dans mon édition du Guide de l’officier de marine, la principale qualité que le Corps demande à un officier est l’intégrité, répondit Ryan en souriant, car visiblement Atkinson avait mal étudié cet aspect-là. Je commandais un peloton, c’est sûr, mais comme me l’a expliqué mon capitaine quand je suis arrivé à bord, ma mission principale était d’exécuter les ordres qu’il me donnait et de me fier à mon sergent de peloton pour son expérience pratique. C’est ce qu’on appelle dans les affaires une position de niveau d’entrée.
Atkinson se rembrunit un peu. Cela ne se passait pas comme il s’y attendait.
— Ainsi, sir John, un leftenant des marines américains est en réalité un chef de boy-scouts ? Ce n’est sûrement pas ce que vous voulez dire ? demanda-t-il avec un soupçon d’acidité dans la voix.
— Non, maître. Excusez-moi, je ne voulais pas donner cette impression, mais nous ne sommes pas non plus une bande de barbares agressifs. Ma mission était d’exécuter les ordres, d’être agressif si la situation l’exigeait et d’exercer mon jugement, comme n’importe quel officier. Mais je n’y suis resté que trois mois et j’apprenais encore comment devenir un officier quand j’ai été blessé.
— Bon, bon, alors quel genre d’entraînement avez-vous reçu ? grommela Atkinson furieux ou feignant de l’être.
Richards regarda Jack, en lui télégraphiant des yeux un avertissement. Il avait bien souligné, à plusieurs reprises, que Jack ne devait pas croiser le fer avec Charlie le Rouge.
— L’a, b, c du commandement, surtout. On nous apprenait à conduire les hommes sur le terrain. Comment réagir à une situation tactique donnée. Comment utiliser les armes du peloton et, dans une moindre mesure, les armes d’une compagnie de fusiliers. Comment faire intervenir un soutien extérieur de l’artillerie ou de l’aviation...
— Réagir ?
— Oui, maître, cela fait partie de l’instruction. Je ne me suis jamais trouvé dans une situation ressemblant de près ou de loin au combat, répondit Ryan en s’efforçant de faire durer le plus possible ses réponses, de garder un ton de voix posé, amical, informatif. À moins que l’on compte l’affaire qui nous occupe, naturellement. Mais nos instructeurs nous expliquaient très clairement que l’on n’a pas beaucoup le temps de réfléchir quand les balles sifflent. On doit savoir que faire et on doit le faire vite, ou risquer de faire tuer ses hommes.
— Excellent, sir John. Vous avez été entraîné à réagir rapidement et avec décision à un stimulant tactique, c’est bien ça ?
— Oui, maître, murmura Ryan, croyant voir venir le guet-apens.
— Donc, au cours de ce malheureux incident que nous jugeons ici, vous regardiez du mauvais côté, selon votre déposition.
— J’étais tourné du côté opposé à l’explosion, oui.
— Combien de temps avez-vous mis pour vous retourner et voir ce qui se passait ?
— Eh bien, maître, comme je l’ai expliqué dans ma déposition, mon premier mouvement a été de mettre ma femme et ma fille à l’abri. Ensuite j’ai regardé. Combien de temps cela a pris ?... Au moins une seconde, peut-être deux ou trois. Navré, mais, comme je le disais, il est difficile de se rappeler ce genre de détail, on ne se chronomètre pas.
— Donc, quand vous avez finalement regardé, vous n’aviez pas vu ce qui venait de se passer ?
— C’est exact, maître.
O.K., Charlie, question suivante.
— Par conséquent, vous n’avez pas vu mon client tirer au pistolet ni lancer une grenade à la main ?
Astucieux, pensa Ryan, surpris que l’avocat tente ce coup-là. Mais il devait bien essayer quelque chose, après tout.
— Non, maître. Quand je l’ai vu, il courait autour de la voiture, venant de l’avant, là où se trouvait l’autre homme, celui qui a été tué. Un instant plus tard, il était au coin arrière droit de la Rolls, il me tournait le dos, le pistolet de la main droite pointé en avant et vers le bas, comme si...
— Une supposition de votre part, interrompit Atkinson. Comme si quoi ? Il pouvait y avoir plusieurs raisons. Mais lesquelles ? Comment pouvez-vous dire ce qu’il faisait là ? Vous ne l’avez pas vu descendre de la voiture qui a démarré par la suite. Il aurait aussi bien pu être un autre passant se précipitant à la rescousse, tout comme vous l’avez fait, n’est-ce pas ?
C’était visiblement destiné à surprendre Jack.
— Une supposition, maître ? Non, j’appelle ça du jugement. Pour qu’il se soit précipité à la rescousse, comme vous dites, il aurait fallu qu’il arrive de l’autre côté de la chaussée. Je doute que quelqu’un aurait pu réagir assez vite pour ça. De plus, je l’ai vu accourir directement de l’endroit où se trouvait l’homme à l’AK-47. S’il courait à la rescousse, pourquoi s’éloigner de lui ? S’il avait un pistolet, pourquoi ne pas l’abattre ? Sur le moment, je n’ai pas un instant envisagé cette possibilité et elle me paraît invraisemblable à présent, maître.
— Encore une fois, c’est votre conclusion, sir John, dit Atkinson comme s’il s’adressait à un enfant attardé.
— Vous m’avez posé une question, maître, et je me suis efforcé d’y répondre et d’étayer ma réponse.
— Et vous voulez nous faire croire que tout cela vous est passé par la tête en quelques secondes ? s’exclama Atkinson en regardant de nouveau le jury.
— Oui, maître, parce que c’est vrai, riposta Ryan avec conviction. C’est tout ce que je peux vous dire. C’est la vérité.
— Je suppose qu’on ne vous a pas dit que mon client n’a jamais été arrêté ni jamais accusé d’aucun crime ? ?
— Cela fait donc de lui un délinquant primaire.
— C’est au jury d’en décider ! Vous ne l’avez pas vu tirer une seule balle, n’est-ce pas ?
— Non, maître, mais son automatique avait un chargeur de huit balles et il n’en restait que trois quand je l’ai eu en main. J’ai tiré trois balles, ensuite le chargeur était vide.
— Et alors ? Quelqu’un d’autre a pu tirer avec cette arme. Vous n’avez pas vu l’accusé tirer, n’est-ce pas ?
— Non, maître.
— Donc le pistolet a pu être jeté par quelqu’un se trouvant dans la voiture. Mon client a pu le ramasser et, je le répète, faire exactement la même chose que vous. Tout cela aurait pu être vrai, vous n’aviez aucun moyen de le savoir.
— Je ne puis témoigner de choses que je n’ai pas vues, maître. En revanche j’ai bien vu la rue, les passants, la circulation. Si votre client a fait ce que vous dites, d’où venait-il ?
— Précisément ! Vous ne le savez pas !
— Quand j’ai vu votre client, maître, il semblait venir de la direction de la voiture arrêtée, dit Jack en désignant la table des pièces à conviction où se trouvait une maquette. Pour qu’il ait été sur le trottoir d’en face, ait ramassé l’arme et ait surgi à l’endroit où je l’ai vu... non, absolument impossible à moins qu’il soit un sprinter de classe olympique.
— Allons, nous ne le saurons jamais, vous y avez veillé. Vous avez réagi précipitamment, avouez-le. Vous avez réagi comme vous aviez été entraîné à réagir par les marines US, sans prendre le temps de juger de la situation. Vous vous êtes rué dans la mêlée avec témérité, vous avez attaqué mon client, vous lui avez fait perdre connaissance et puis vous avez tenté de le tuer !
— Non, maître, je n’ai pas tenté de le tuer. J’ai déjà...
— Alors pourquoi avez-vous tiré sur un homme sans connaissance, désarmé, sans défense ?
— Milord, interrompit Richards en se levant, nous avons déjà posé cette question.
— Le témoin peut répondre après réflexion, ordonna le juge Wheeler.
Personne ne pourrait prétendre que ce tribunal n’était pas impartial.
— Je ne savais pas qu’il était sans connaissance et je ne savais pas combien de temps il lui faudrait pour se relever. Alors j’ai tiré pour l’immobiliser. Je ne voulais pas qu’il se relève tout de suite.
— Je suis sûr que c’est ce qu’on a dit à My Lai.
— Ce n’était pas les marines, monsieur Atkinson ! riposta Jack.
L’avocat lui sourit.
— Je suppose que vos camarades étaient mieux entraînés que vous à se taire. Mais peut-être avez-vous vous-même subi ce genre d’entraînement...
— Non, maître, pas du tout.
Il te met en colère exprès, Jack, attention. Il reprit son mouchoir, se moucha encore une fois et deux inspirations profondes le calmèrent.
— Excusez-moi. Je crains que le climat local m’ait donné un bon rhume. À propos de ce que vous venez de dire... le Corps a un bien meilleur sens des relations publiques que ça, monsieur Atkinson.
— Vraiment ?... Et la Central Intelligence Agency ?
— Pardon ?
— La presse a bien annoncé que vous travaillez pour la CIA.
— Les seules fois où j’ai été payé par le gouvernement des États-Unis, maître, répondit Jack en choisissant ses mots avec le plus grand soin, l’argent venait du ministère de la Marine, d’abord en ma qualité de marine et plus tard, comme professeur à l’Académie navale américaine. Je n’ai jamais été employé par une autre agence gouvernementale, un point c’est tout.
— Donc, vous n’êtes pas un agent de la CIA ? Je vous rappelle que vous déposez sous serment.
— Non, monsieur, je ne le suis pas actuellement et je n’ai jamais été aucune espèce d’agent, sauf agent de change. Je ne travaille pas pour la CIA.
— Et ces rapports dans la presse, alors ?
— Vous n’avez qu’à interroger les journalistes. Je ne sais pas où ils ont trouvé cela. J’enseigne l’histoire. J’ai un bureau à Leahy Hall, à l’Académie navale. C’est plutôt loin de Langley.
— Langley ? Vous savez où est le siège de la CIA, alors ?
— Oui, maître. Tout le monde sait que j’y ai fait une conférence. J’avais fait la même un mois plus tôt à l’École de guerre de la marine à Newport, dans le Rhode Island. Le sujet en était la nature de la prise de décision tactique. Je n’ai jamais travaillé pour la Central Intelligence Agency, mais j’y ai donné une conférence. C’est peut-être l’origine de ces rapports.
— Je crois que vous mentez, sir John.
Pas tout à fait, Charlie.
— Vous êtes libre de croire ce que vous voulez, je n’y peux rien. Je ne puis que répondre à vos questions avec franchise.
— Et vous n’avez jamais rédigé un rapport officiel pour le gouvernement, intitulé Agents et Agences ?
Ryan s’interdit toute réaction. Où diable avez-vous déniché ce renseignement, Charlie ? Il répondit avec de grandes précautions :
— Maître, l’année dernière, l’été dernier plutôt, à la fin de l’année scolaire, j’ai été invité comme consultant contractuel d’une société privée qui travaille pour le gouvernement, la Mitre Corporation. J’ai été engagé à titre temporaire, dans le cadre d’un de leurs contrats de consultants avec le gouvernement américain. C’était un travail qui n’avait évidemment rien à voir avec cette affaire-ci.
— Évidemment ! Pourquoi ne laissez-vous pas le jury en décider ?
— Maître Atkinson, intervint le juge d’une voix lasse, insinuez-vous que ce travail effectué par le témoin a un rapport direct avec l’affaire que nous jugeons ?
— Je pense que nous aimerions l’établir, milord. J’ai l’impression que le témoin égare la cour.
— Très bien, monsieur Ryan, dit le juge, est-ce que ce travail que vous avez effectué avait un rapport quelconque avec une affaire de crime commis dans la ville de Londres, ou avec une des personnes impliquées dans ladite affaire.
— Non, monsieur le juge.
— Vous en êtes tout à fait certain ?
— Tout à fait, monsieur le juge.
— Êtes-vous ou avez-vous jamais été l’employé d’une agence de renseignement ou d’un service de sécurité du gouvernement américain ?
— À part le corps des marines, non, monsieur le juge.
— Je vous rappelle votre serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Avez-vous égaré la cour de quelque façon que ce soit, monsieur Ryan ?
— Non, monsieur le juge.
— Je vous remercie, monsieur Ryan. Je pense que cette question est réglée. Question suivante, maître Atkinson.
L’avocat devait certainement être furieux, pensait Ryan, mais il n’en montra rien.
— Vous dites que vous avez tiré sur mon client uniquement dans l’espoir qu’il ne se relèverait pas ?
Richards se leva.
— Milord, le témoin a déjà.
— Si Sa Seigneurie me permet de poser la question suivante, je crois que les faits seront plus clairs.
— Poursuivez, maître.
— Monsieur Ryan, vous dites que vous avez tiré sur mon client dans l’espoir qu’il ne se relèverait pas. Est-ce que le Marine Corps apprend à tirer pour mettre hors de combat ou pour tuer ?
— Pour tuer, maître.
— Par conséquent, vous avez agi là contrairement à votre entraînement ?
— Oui, maître. Il est assez évident que je n’étais pas sur un champ de bataille. J’étais dans une rue de la ville. L’idée ne m’est pas venue un instant de tuer votre client.
Et je le regrette bien, pensa Jack, je ne serais pas ici. Mais il se demanda s’il le pensait vraiment.
— Vous avez donc agi conformément à votre entraînement quand vous avez bondi dans la mêlée, sur le Mall, mais vous l’avez oublié quelques instants plus tard ? Pensez-vous que nous tous qui sommes ici allons le croire, raisonnablement ?
Atkinson avait enfin réussi à désorienter Jack. Il n’avait pas la moindre idée de ce que tout cela préparait.
— Je n’y ai pas réfléchi de cette manière, mais c’est bien ce qui s’est passé, à peu près, avoua-t-il.
— Et ensuite, vous vous glissez au coin de l’automobile, vous voyez la seconde personne, que vous aviez vue plus tôt, et au lieu d’essayer de mutiler cet homme, vous le tuez froidement, sans avertissement. Dans ce cas, vous aviez retrouvé vos réflexions de marine. Vous ne trouvez pas cela inconséquent ?
— Non, pas du tout, maître. Dans chaque cas, j’ai employé la force nécessaire pour... eh bien, la force que je devais employer, à mon point de vue.
— Je crois que vous vous trompez, sir John. Je pense que vous avez réagi comme un officier à la tête brûlée des Marines US, d’un bout à l’autre. Vous vous êtes rué dans une situation que vous ne compreniez pas, vous avez attaqué un innocent et tenté de le tuer alors qu’il était sans défense et sans connaissance, à terre. Ensuite, vous avez froidement abattu quelqu’un d’autre sans penser un seul instant à le désarmer. Vous ne saviez pas alors, et vous ne savez pas maintenant, ce qui se passait réellement.
— Non, maître, ce n’était pas le cas du tout, à mon avis. Qu’est-ce que j’aurais dû faire avec le second homme ?
Atkinson vit une brèche et s’y jeta.
— Vous venez de dire à la cour que vous vouliez simplement mettre mon client hors de combat, alors qu’en fait vous avez tenté de le tuer. Comment voulez-vous nous faire croire ça, alors que votre action suivante n’avait absolument rien de pacifique ?
— Maître, quand j’ai vu McCrory, le second homme, pour la première fois, il était armé d’un fusil d’assaut AK-47. Affronter une mitrailleuse légère avec un pistolet...
— Mais à ce moment, il n’avait plus le Kalachnikov, n’est-ce pas ?
— Oui, maître, c’est vrai. S’il l’avait encore eu... je ne sais pas, je n’aurais peut-être pas contourné la voiture, j’aurais peut-être tiré de mon abri, de derrière la voiture, je veux dire.
— Ah, je vois ! s’exclama Atkinson. C’était une occasion d’affronter et de tuer un homme à la vraie manière des cowboys ! Dodge City sur le Mall !
— J’aimerais bien que vous me disiez ce que j’aurais dû faire, répliqua Jack non sans exaspération.
— Pour quelqu’un qui est capable de tirer droit dans le coeur au premier coup, pourquoi ne pas lui avoir fait sauter le pistolet de la main, sir John ?
Atkinson venait de commettre une faute. Ryan secoua la tête et sourit.
— J’aimerais bien que vous vous décidiez...
— Pardon ? fit l’avocat pris de court.
— Il y a une minute, monsieur Atkinson, vous disiez que j’avais tenté de tuer votre client. J’étais à un bras de portée, mais je ne l’ai pas tué. Donc je suis plutôt mauvais tireur. Pourtant, vous voudriez que je fasse sauter un pistolet de la main d’un homme à une distance de cinq à six mètres ! Ou je suis un bon ou je suis un mauvais tireur, mais pas les deux à la fois... Quant à faire sauter une arme de la main de quelqu’un, c’est strictement du téléfilm. Avec un pistolet, on vise le centre de la cible. C’est ce que j’ai fait. Je me suis écarté de la voiture pour avoir une ligne de mire et j’ai visé. Si McCrory n’avait pas tourné son pistolet vers moi, je n’aurais probablement pas tiré. Mais il l’a tourné, il a tiré, comme vous pouvez le voir à mon épaule, et j’ai riposté. Il est vrai que j’aurais pu agir différemment, mais malheureusement je ne l’ai pas fait. J’avais... je n’avais pas beaucoup de temps pour agir.
J’ai fait de mon mieux. Je regrette que cet homme ait été tué, mais c’était aussi lui qui l’a voulu. Il a vu que je le visais et il a choisi de tirer. Il a tiré le premier, monsieur.
— Mais vous n’avez pas dit un seul mot, n’est-ce pas ?
— Non, je ne crois pas, avoua Jack.
— Est-ce que vous ne regrettez pas de n’avoir pas agi différemment ?
— Monsieur Atkinson, si cela peut vous faire plaisir, je ne cesse de passer et de repasser tout cela dans ma tête, depuis quatre semaines. Si j’avais eu plus de temps pour réfléchir, peut-être aurais-je fait autre chose. Mais je ne le saurai jamais, parce que je n’ai pas eu plus de temps... Je suppose que le mieux, pour tout le monde, serait que ce ne soit pas du tout arrivé. Mais ce n’est pas moi qui l’ai provoqué.
Jack se permit de regarder de nouveau Miller. L’accusé était assis sur une chaise de bois, les bras croisés, la tête légèrement penchée sur la gauche. Un sourire commença à se former au coin de sa bouche. Un sourire retenu, destiné à Ryan seul... ou peut-être pas à moi seul, pensa-t-il. Les yeux gris de Sean Miller ne cillaient pas, fixés sur lui, à dix mètres de distance. Ryan soutint ce regard, en prenant soin de rester impassible, et tandis que le greffier terminait sa transcription du témoignage et que le public de la tribune chuchotait, ils furent seuls tous les deux, chacun mettant à l’épreuve la volonté de l’autre. Qu’y a-t-il derrière ces yeux ? se demanda encore une fois Jack. Pas un faible, sûrement pas. Il y avait de la force, là. Et rien pour atténuer la force. Pas le moindre adoucissement de morale ou de conscience, rien que de la force et de la volonté. Avec quatre constables autour de lui, Sean Miller était aussi parfaitement prisonnier qu’un loup en cage et il regardait Ryan comme le ferait un loup derrière des barreaux. Le costume et la cravate étaient un camouflage, comme l’avait été son sourire à ses amis dans la galerie. Il ne pensait pas à eux, maintenant. Il ne pensait pas au verdict de cette cour. Il ne pensait pas à la prison, Jack le savait. Il ne pensait qu’à une chose nommée Ryan, une chose qu’il voyait juste hors de sa portée. Dans le box des témoins, la main droite de Jack était repliée sur ses genoux, comme pour saisir le pistolet sur la table des pièces à conviction, à un mètre ou deux.
Ce n’était pas un animal dans une cage, après tout. Miller avait de l’intelligence et de l’instruction. Il était capable de formuler un plan, mais aucune impulsion humaine ne le retiendrait une fois qu’il déciderait de passer à l’action. L’étude universitaire des terroristes, que Jack avait faite pour la CIA, les traitait comme des abstractions, des robots qui allaient et venaient, qu’il fallait neutraliser d’une façon ou d’une autre. Jamais il ne s’était attendu à en rencontrer un. Surtout, jamais il ne s’était attendu à en voir un qui le regarde de cette façon. Ne savait-il donc pas que Ryan n’avait fait qu’accomplir son devoir civique ?
Tu t’en fiches éperdument, hein ? Je suis un obstacle qui s’est trouvé sur ton chemin. Je t’ai blessé, j’ai tué ton ami, j’ai fait échouer votre mission. Tu veux te venger, hein ? se dit Jack. À l’insu de tout le monde, il essuya sur son pantalon une main moite de sueur.
Ryan eut peur, d’une peur qu’il n’avait encore jamais éprouvée. Il lui fallut plusieurs secondes pour se répéter que Miller était entouré par quatre flics, que le jury le déclarerait coupable, qu’il serait condamné à la prison pour le restant de ses jours et que la vie carcérale transformerait la personne ou la chose qui vivait derrière ces pâles yeux gris.
Et j’ai été un marine, se dit-il. Je n’ai pas peur de toi, je peux te régler ton compte, sale petit con. Je t’ai mis hors de combat une fois déjà. Il rendit son sourire à Sean Miller, à peine un petit frémissement au coin de la bouche. Pas un loup, un furet. Mauvais, mais pas de quoi céder à la panique. Il se détourna, comme d’une cage dans un zoo, en se demandant ce que Sean Miller avait vu au travers de cette fanfaronnade silencieuse.
— Plus de questions, annonça Atkinson.
— Le témoin peut descendre, prononça le juge Wheeler.
Jack se leva de son tabouret et se retourna pour chercher la sortie. Ses yeux se posèrent une dernière fois sur Miller, assez longtemps pour noter que le regard et le sourire n’avaient pas changé.
En retournant dans le grand hall, il croisa un autre témoin qui entrait. Dan Murray l’attendait.
— Pas mal, déclara l’agent du FBI. Mais il faut faire attention quand on croise le fer avec un avocat. Il a failli vous faire trébucher.
— Vous croyez que ce sera grave ?
— Naaah ! Le procès n’est qu’une formalité, l’affaire est jugée.
— Il en aura pour combien ?
— La vie. Normalement, la vie ou la perpétuité, ça ne veut pas dire plus ici que chez nous, six à huit ans. Mais pour ce gosse, la vie sera la vie. Ah, vous voilà, Jimmy !
Owens vint les rejoindre.
— Comment s’est comporté notre garçon ?
— Il n’a pas remporté d’Oscar, mais il a plu au jury, répondit Murray.
— Comment avez-vous vu ça ?
— Facile. Vous n’êtes jamais passé par là, n’est-ce pas ? Ils sont tous restés parfaitement immobiles, osant à peine respirer quand vous racontiez votre histoire. Ils ont cru tout ce que vous avez dit, en particulier sur vos scrupules de conscience. Vous représentez pour eux un honnête homme.
— J’en suis un, assura Ryan. Et alors ?
— Tout le monde ne peut pas en dire autant, fit observer Owens. Et les jurés savent très bien le remarquer. Enfin, la plupart du temps.
Murray approuva.
— Nous avons tous deux de bonnes... ou de moins bonnes histoires sur ce que peut faire un jury, mais tout bien considéré le système marche assez bien. Commandant Owens, si nous allions offrir une bière à ce gentilhomme ?
— Excellente idée, agent Murray.
Owens prit Ryan par le bras et l’entraîna vers l’escalier.
— Ce gosse est un petit salaud effrayant, vous ne trouvez pas ? demanda Jack qui voulait l’opinion de professionnels.
— Vous l’avez remarqué, hein ? dit Murray. Soyez le bienvenu dans le monde merveilleux du terrorisme international. Ouais, c’est un sacré petit dur, pas de doute. Ils le sont presque tous, au début.
— D’ici un an, il aura un peu changé. C’est un dur, d’accord, mais les durs sont souvent plutôt cassants, jugea Owens. Il leur arrive de craquer. Le temps travaille beaucoup pour nous, Jack. Et même sans ça, en voilà un de plus dont nous n’avons pas à nous inquiéter.
— Un témoin très sûr de lui, déclara le présentateur du journal télévisé. Le docteur Ryan a repoussé une attaque résolue de l’avocat de la défense, Charles Atkinson, et identifié l’accusé Sean Miller catégoriquement, le deuxième jour du procès des meurtres du Mall à Old Bailey...
L’image montrait Ryan descendant du palais de justice, encadré de deux hommes.
— Notre vieil ami Owens. Qui est l’autre ? demanda O’Donnell.
— Daniel E. Murray, représentant du FBI à Grosvenor Square, répondit son agent de renseignements.
— Ah ? Je n’avais jamais vu sa tête. Ainsi, c’est à ça qu’il ressemble. Ils allaient prendre un pot, probablement. Le héros et ses deux porte-enseigne. Dommage que nous n’ayons pas pu avoir un homme avec un RPG, là...
Ils avaient étudié James Owens, une fois, en cherchant les moyens de l’assassiner, mais l’homme avait toujours une voiture de poursuite et ne prenait jamais deux fois le même chemin. Sa maison était surveillée en permanence. Ils auraient pu le tuer, mais la fuite aurait été difficile et O’Donnell n’avait pas l’habitude d’envoyer des hommes en mission suicide.
— Ryan rentre chez lui demain ou après-demain.
— Ah ?
L’agent de renseignements se demanda d’où Kevin tenait ses informations.
— Dommage, hein ? Ce serait quand même superbe de le renvoyer chez lui dans un cercueil, Michael.
— Je croyais que ce n’était pas un objectif important ? dit Mike McKinney.
— C’est sûr, mais c’est un fier bonhomme. Il croise le fer avec notre ami Charlie, il sort d’Old Bailey en se pavanant pour aller boire une chope de bière. Foutu Américain, tellement sûr de tout !
Ah oui, ce serait bon de... mais Kevin secoua la tête.
— Nous avons d’autres projets à préparer. Sir John peut attendre, et nous aussi.
Murray conduisait sa voiture personnelle, un escorteur du groupe de protection diplomatique assis à sa gauche et une voiture de poursuite, pleine d’agents du C-13, qui essayait de ne pas se laisser distancer.
Ne quitte pas la chaussée des yeux, lui enjoignait mentalement Ryan, de toute la force de sa volonté. Il avait été très peu exposé, jusqu’à présent, à la circulation de Londres, et il avait pour la première fois l’occasion de constater que les conducteurs méprisaient cordialement les limitations de vitesse. Et rouler du mauvais côté n’arrangeait rien.
— Tom Hughes, c’est le gardien-chef, m’a dit ce qu’il projetait pour vous et j’ai pensé que vous voudriez être accompagné.
Par quelqu’un qui conduit comme il faut ! pensa Ryan alors qu’ils doublaient un camion du mauvais côté. À moins que ce soit le bon ? Allez savoir ! Tout ce qu’il savait, c’était qu’ils avaient manqué les feux arrière du poids lourd de moins de cinquante centimètres. Les rues de Londres n’étaient pas d’une largeur impressionnante.
— Dommage que vous n’ayez pas pu visiter grand-chose.
— Cathy s’est bien promenée. Et j’ai beaucoup regardé la télé.
— Qu’est-ce que vous avez regardé, surtout ?
Jack pouffa.
— Des rediffusions de championnats de cricket.
— Vous êtes arrivé à comprendre les règles ? demanda Murray en tournant encore la tête.
— Il y a des règles ? s’exclama Ryan d’un air ahuri. Pourquoi gâcher ça avec des règles ?
— Ils disent qu’il y en a, mais j’avoue que je n’y ai jamais rien compris. Mais nous commençons à être à égalité, maintenant.
— Comment ça ?
— Le football devient très populaire, ici. Le nôtre, je veux dire.
— Vous voulez dire que j’aurais pu voir du football à la télé, et personne ne me l’a dit !
— Pas de chance, Jack, murmura Cathy.
— Enfin, nous y voilà.
Murray freina alors qu’ils tournaient pour descendre vers le fleuve. Jack eut l’impression qu’ils prenaient une rue à sens unique à contresens, mais au moins ils roulaient plus lentement. Finalement, la voiture s’arrêta. Il faisait nuit. Le soleil se couchait de bonne heure, en cette saison.
— Voilà votre surprise.
Murray bondit de la voiture et ouvrit la portière, pour permettre à Ryan de faire son numéro de crabe s’extirpant d’une automobile.
— Ah, salut, Tom !
Deux hommes s’approchaient, tous deux en uniforme bleu et rouge de l’époque Tudor. Le premier, frisant la soixantaine, vint directement vers Jack.
— Sir John, Lady Ryan, soyez les bienvenus dans la Tour de Londres de Sa Majesté. Je suis Thomas Hughes et voici Joseph Evans. Je vois que Dan a réussi à vous faire arriver à l’heure.
Tout le monde serra des mains à la ronde.
— Oui, et nous n’avons même pas eu besoin de dépasser mach-1. Puis-je demander quelle est la surprise ?
— Mais ce n’en serait plus une, répliqua Hughes. J’espérais vous faire tout visiter moi-même, mais il y a quelque chose dont je dois m’occuper. Joe veillera à vos besoins et je vous rejoindrai bientôt.
Le gardien-chef s’éloigna, avec Dan Murray.
— Êtes-vous déjà venu à la Tour ? demanda Evans.
Jack secoua la tête.
— Moi si, quand j’avais neuf ans, dit Cathy. Je ne me rappelle plus grand-chose.
Evans leur fit signe de l’accompagner.
— Nous essaierons de faire en sorte que vous n’oubliez pas cette visite.
— Vous êtes des soldats, n’est-ce pas ?
— À vrai dire, sir John, nous sommes tous d’anciens sergents-majors..., enfin, deux d’entre nous étaient sous-officiers. J’étais sergent-major au 1er Para, quand j’ai pris ma retraite. J’ai dû attendre quatre ans pour être accepté ici. Cet emploi intéresse beaucoup de monde, comme vous l’imaginez. La concurrence est vive.
Ryan jeta un bref coup d’oeil aux décorations de la tunique d’Evans. Ces rubans étaient éloquents. Point n’était besoin d’une grande imagination pour deviner quel genre d’hommes étaient nommés à ces postes. Evans ne marchait pas, il défilait au pas cadencé avec cette fierté qu’on mettait trente ans à acquérir.
— Est-ce que votre bras vous cause du souci, monsieur ?
— Je m’appelle Jack et mon bras ne va pas trop mal.
— J’ai porté un plâtre tout comme celui-là, en 68, je crois. Accident d’entraînement, dit Evans avec une petite grimace. J’ai atterri sur une clôture de pierre. Ça m’a fait un mal de chien pendant des semaines.
— Mais vous avez continué de sauter. Et vous avez fait vos tractions d’une seule main, je parie.
— Naturellement, répliqua Evans et il s’arrêta. Bien. Cet imposant édifice, ici, est la Tour du Milieu. Il existait une construction extérieure, là où il y a la boutique de souvenirs. On l’appelait la Tour du Lion, parce que c’est là que se trouvait la ménagerie royale, jusqu’en 1834.
Mon premier château, pensa Jack en contemplant les murs de pierre.
— Est-ce qu’il y avait de vraies douves ?
— Oh oui, et bien déplaisantes. Le problème, voyez-vous, c’est qu’elles étaient conçues pour que la Tamise vienne les baigner chaque jour, pour les garder fraîches et propres. Malheureusement, l’ingénieur a dû se tromper dans ses calculs et une fois que l’eau est entrée, elle y est restée. Pis encore, les habitants y jetaient tous leurs détritus, naturellement, et les ordures y pourrissaient. Du point de vue tactique, ce n’était pas tellement mauvais, dans le fond. Rien que l’odeur des douves suffisait à éloigner tout le monde, à part les individus les plus aventureux. On a fini par les drainer en 1843 et maintenant ce fossé est réellement utile, comme terrain de football pour les enfants. À l’extrémité, il y a des portiques et des balançoires. Avez-vous des enfants ?
— Un et un neuvième, répondit Cathy.
— Vraiment ? C’est merveilleux ! Voilà un Yank qui sera au moins un petit peu britannique ! Moira et moi en avons deux, tous deux nés à l’étranger. Et maintenant, voici la Tour Byward.
— Il y avait des ponts-levis, non ? demanda Jack.
— Oui, les Tours du Lion et du Milieu étaient en réalité des îles entourées de cinq à six mètres d’eau nauséabonde. Vous remarquerez aussi que le chemin tourne à angle droit. C’était, naturellement, pour compliquer la manoeuvre à ceux qui auraient voulu utiliser un bélier.
Jack considéra la largeur du fossé et la hauteur des murs, alors qu’ils passaient dans l’enceinte de la Tour proprement dite.
— Ainsi, personne n’a jamais pris cette forteresse ?
— Jamais. Il n’y a jamais eu de tentative sérieuse d’ailleurs et je ne voudrais guère essayer aujourd’hui.
— Il ne vous arrive pas d’avoir peur que quelqu’un vienne poser une bombe ?
— C’est arrivé, j’ai le regret de le dire, dans la Tour Blanche, il y a plus de dix ans. Des terroristes. La sécurité a été renforcée, depuis.
En plus des hallebardiers, il y avait des gardes en uniforme, comme ceux que Ryan avait vus sur le Mall, avec la même tunique rouge et le même bonnet à poils, armés du même fusil moderne. Le contraste était assez curieux avec le costume d’époque d’Evans, mais personne ne paraissait s’en étonner.
— Vous savez, bien entendu, que cet édifice a connu diverses destinations, au fil du temps. Il a été une prison royale jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et Rudolf Hess y a été détenu. Mais savez-vous quelle est la première reine d’Angleterre qui y a été exécutée ?
— Anne Boleyn répondit Cathy.
— Très bien. Alors vous savez peut-être que contrairement à toutes les exécutions privées, la sienne ne s’est pas faite à la hache. Le roi Henry a fait venir un bourreau spécial de France, qui s’est servi d’une épée.
— Pour que ça fasse moins mal ? dit Cathy avec un sourire en coin. Gentil de sa part.
— Oui, il était plein de considération, n’est-ce pas ? Et voici la Porte du Traître. Cela vous amusera peut-être de savoir qu’elle s’appelait à l’origine la Porte de l’Eau, autrement dit la Water Gâte. Les prisonniers étaient conduits par là en bateau jusqu’à Westminster, pour y être jugés.
— Et ils revenaient ici pour leur coupe de cheveux ?
— Seulement les très importants. Ces exécutions-là, privées au lieu d’être publiques, avaient lieu dans le jardin de la Tour. Les exécutions publiques se faisaient ailleurs.
Evans les conduisit par la porte dans la Tour Sanglante, après avoir expliqué son histoire. Ryan se demanda si quelqu’un avait jamais consacré un ouvrage à l’histoire de la Tour de Londres, et dans ce cas, combien il avait de volumes.
Le jardin, ou Tower Green semblait bien trop agréable pour avoir été un lieu d’exécutions. Même les écriteaux interdisant de marcher sur le gazon étaient accompagnés d’un « S’il vous plaît ». Deux des côtés étaient bordés de maisons de style Tudor (bien sûr), mais c’était du côté nord que l’on dressait l’échafaud pour les exécutions de la haute société. Evans expliqua toute la procédure, sans oublier de rappeler que l’exécuté payait le bourreau – d’avance – dans l’espoir qu’il ferait proprement son travail.
— La dernière femme à être exécutée ici, poursuivit Evans, fut Jane, vicomtesse Rochford, le 13 février 1542.
— Qu’est-ce qu’elle avait fait ? demanda Cathy.
— Ce qu’elle n’avait pas fait, plutôt. Elle avait négligé de dire au roi Henry VIII que sa cinquième femme, Catherine Howard, avait... euh... des relations amoureuses avec quelqu’un d’autre que son mari, révéla délicatement Evans.
— C’était vraiment un événement historique, dit Jack en riant. La dernière fois qu’une femme a été exécutée pour n’avoir pas parlé !
Cathy sourit à son mari.
— Et si je te cassais l’autre bras, Jack ?
— Oh ! Que dirait Sally ?
— Elle comprendrait.
— Voyez, sergent-major, comme les femmes se soutiennent entre elles !
— Je n’aurais pas survécu pendant trente et un ans comme soldat de métier si j’avais été assez fou pour me mêler de querelles de ménage, dit raisonnablement Evans.
Le reste de la visite dura une vingtaine de minutes. Le hallebardier les fit descendre en passant devant la Tour Blanche et tourner à gauche vers un périmètre interdit au public. Quelques instants plus tard, Ryan et sa femme se trouvèrent devant le propre pub des gardiens-hallebardiers, niché dans la citadelle du XIVe siècle. Des plaques de tous les régiments de l’armée britannique – et probablement les dons de beaucoup d’autres – tapissaient les murs. Evans les quitta. Dan Murray reparut, un verre à la main, accompagné d’un autre homme.
— Jack, Cathy, je vous présente Bob Hallston,
— Vous devez avoir soif, dit Hallston.
— Vous pourriez me persuader de boire une bière, reconnut Jack. Cathy ?
— Quelque chose de non alcoolisé.
— C’est bien sûr ? demanda Hallston.
— Je ne suis pas prohibitionniste, mais je ne bois pas quand je suis enceinte, expliqua-t-elle.
— Félicitations !
Hallston fit deux pas vers le bar et revint avec un verre de blonde pour Jack et du ginger ale pour Cathy.
— À votre santé, et à celle du futur bébé !
Cathy sourit, radieuse. Les femmes enceintes ont quelque chose de particulier, pensa Jack. La sienne n’était plus simplement jolie. Elle rayonnait. Il se demanda si c’était seulement pour lui.
— Il paraît que vous êtes médecin ?
— Je suis chirurgien ophtalmologue.
— Et vous, monsieur, vous enseignez l’histoire ?
— C’est ça. Si je comprends bien, vous travaillez ici, vous aussi ?
— Oui. Nous sommes trente-neuf. Nous sommes les gardes cérémoniaux du Souverain. Nous vous avons invités pour vous remercier d’avoir fait notre travail et pour vous faire participer à un petit rite qui a lieu tous les soirs.
— Depuis 1240, précisa Murray.
— L’année 1240 ? s’exclama Cathy.
— Oui, ce n’est pas quelque chose d’inventé pour les touristes. C’est authentique. Pas vrai, Bob ?
— Tout ce qu’il y a de plus authentique. Quand nous fermons pour la nuit, le musée devient le lieu le plus sûr d’Angleterre.
— Je veux bien le croire, dit Jack.
Ils ne perdent jamais l’allure, les vrais professionnels, pensa Ryan. Ils vieillissent, ils prennent un peu de poids, mais on distingue encore la discipline qui les rend différents. Et la fierté, l’assurance discrète qui provient de ce que l’on a tout fait et que l’on n’a pas besoin de beaucoup en parler, sinon entre soi. Cela ne disparaît jamais.
— Est-ce que vous avez beaucoup de marines, ici ?
— Deux, répondit Hallston. Nous essayons de les empêcher de se tenir par la main.
— Vraiment ! Ne soyez pas vache, j’étais un marine.
— Personne n’est parfait.
— Bon, alors, qu’est-ce que c’est que ce rite ?
— Eh bien, en l’an 1240, le type qui était chargé de tout boucler pour la nuit a été attaqué par des malandrins. Par la suite, il a refusé de faire son travail sans escorte militaire. Et depuis, tous les soirs, le gardien-chef ferme les trois portails principaux puis il dépose les clefs dans la Maison de la Reine, dans la Cour de la Tour. C’est toute une petite cérémonie. Nous avons pensé que votre femme et vous aimerez y assister... Vous étiez au palais de justice, aujourd’hui, paraît-il. Comment ça s’est passé ?
— Je suis heureux d’en avoir fini, dit Ryan d’un air songeur.
Est-ce que Miller pense à moi, en ce moment, dans sa cellule ? Je parie que oui.
— Ce jeune Miller, dommage que vous ne puissiez pas l’amener sur votre billot pour une coupe extracourte.
Hallston sourit froidement.
— Je doute qu’il y ait quelqu’un qui soit en désaccord avec vous. Nous trouverions même sûrement un volontaire pour abattre la hache.
— Il vous faudrait organiser une loterie, Bob, dit Murray en donnant encore un verre à Ryan. Vous vous inquiétez encore de lui, Jack ?
— Je n’ai jamais vu personne comme ce garçon.
— Il est en prison, Jack, lui rappela Cathy.
— Ouais. Je sais... Cette bière est excellente, sergent-major.
— C’est surtout pour ça qu’ils cherchent à se faire engager ici, s’esclaffa Murray.
— C’est une des raisons, reconnut Hallston avant de vider son verre. Presque l’heure.
Jack avala sa bière, la seconde, d’un trait. Evans reparut, en costume de ville, et les ramena dans la nuit froide. Le temps était clair, et la lune dessinait des ombres diffuses sur les créneaux. Une poignée d’ampoules électriques ajoutaient quelques îlots de clarté. Jack fut surpris de ce calme, au coeur d’une grande ville, aussi paisible que son domaine au bord de la Chesapeake. Sans réfléchir, il prit sa femme par la main alors qu’Evans les précédait vers la Tour Sanglante. Une petite foule y était déjà rassemblée, près de la Porte du Traître, et un gardien donnait des instructions, priait les visiteurs de ne pas faire de bruit et, surtout, de ne pas prendre de photos. Une sentinelle se tenait en faction avec quatre hommes armés, leur souffle illuminé par le bleu blanc des projecteurs. C’était leur seul signe de vie. À part cela, ils paraissaient de pierre.
— Dans un instant, chuchota Murray.
Jack entendit une porte se fermer, dans l’obscurité. Il faisait trop noir pour y voir et les quelques lumières ne faisaient que gêner sa vision nocturne. Il entendit d’abord un tintement de clefs. Il aperçut ensuite un point lumineux qui grandit et devint une lanterne carrée avec une bougie à l’intérieur, portée par Tom Hughes, le gardien-chef. Le bruit de ses pas avait une régularité de métronome. Les quatre soldats se mirent en formation autour de lui et ils retournèrent au pas cadencé, dans l’obscurité au son de la petite musique de plus en plus lointaine des clefs et des souliers à clous sur les pavés, laissant la sentinelle à la Tour Sanglante.
Jack n’entendit pas de portails se fermer, mais quelques minutes plus tard le tintement des clefs revint, et il entr’aperçut les gardiens dans les flaques de lumière. La scène lui parut incroyablement romanesque. Il enlaça la taille de sa femme et la serra contre lui. Elle leva la tête.
— Je t’aime, lui dit-il des lèvres alors que le tintement des clefs se rapprochait et elle lui répondit des yeux.
Sur leur droite, la sentinelle se mit en garde.
— Halte ! Qui va là ?
Ses mots se répercutèrent sous les vieilles pierres. Le groupe qui s’avançait s’arrêta immédiatement et Tom Hughes répondit :
— Les clefs.
— Quelles clefs ? demanda la sentinelle.
— Les clefs de la reine Anne !
— Passez, clefs de la reine Anne !
La sentinelle présenta les armes. Les gardiens, avec Hughes au milieu, reprirent leur marche et tournèrent à gauche, en direction de la cour, le Tower Green. Ryan et sa femme suivirent. Un peloton de fusiliers attendait sur les marches couronnant la petite éminence. Hughes et son escorte s’arrêtèrent. Le peloton leur présenta les armes et le gardien-chef se décoiffa.
— Dieu préserve la reine Anne !
— Amen ! répondit la garde.
Derrière eux, un clairon sonna Last Post, l’équivalent britannique de la sonnerie d’extinction des feux et de salut aux morts, symbole à la fois de la fin du jour et de la fin de la vie. La dernière note nostalgique s’attarda longuement dans le silence. Ryan courba la tête pour embrasser sa femme. Ce fut un moment magique qu’ils n’oublieraient pas de sitôt.
Le gardien-chef monta ranger les clefs en lieu sûr pour la nuit et la petite foule se retira.
— Tous les soirs, depuis 1240 ? demanda Jack.
— La cérémonie a été interrompue une fois, pendant le Blitz. Une bombe allemande est tombée dans le périmètre de la Tour, au moment où elle avait lieu. Le gardien-chef a été renversé par le souffle et la bougie de sa lanterne s’est éteinte. Il a dû la rallumer afin de continuer, expliqua Evans, sans dire si l’homme avait été blessé ou non : certaines choses sont plus importantes. Voulez-vous que nous retournions au pub ?
— Ce serait bien si nous avions quelque chose de ce genre chez nous, murmura Jack. Peut-être à Bunker Hill ou au Fort McHenry.
Murray acquiesça.
— Quelque chose qui nous rappelle pourquoi nous sommes là.
— La tradition est importante, reconnut Evans. Pour un soldat, c’est souvent une raison de tenir le coup. C’est quelque chose qui vous dépasse, qui dépasse vos camarades. Et ce n’est pas vrai uniquement pour les soldats, d’ailleurs.
— Le même sentiment existe dans toute faculté de médecine qui se respecte, vous savez, et c’est le cas à Hopkins.
— Dans le Corps aussi, dit Jack. Mais nous ne l’exprimons pas aussi bien que vous venez de le faire.
— Nous avons plus d’expérience, dit Evans en poussant la porte du pub. Et de la meilleure bière pour nous aider dans notre contemplation.
— Maintenant, si seulement vous appreniez à bien accommoder le boeuf...
— C’est ça, l’as, approuva en riant l’agent du FBI. Dites-leur bien leurs quatre vérités !
— Encore une bière pour un frère marine !
Un verre fut tendu à Ryan par un autre gardien.
— Vous n’en avez pas un peu assez de cette prima donna des paras ?
— Bert est un des marines dont je vous parlais, expliqua Evans.
— Je ne dis jamais de mal de quelqu’un qui paie à boire, répliqua Ryan à Bert.
— Voilà une attitude extrêmement raisonnable. Vous êtes sûr que vous n’étiez que lieutenant ?
— Et seulement pendant trois mois, dit Jack avant de raconter son accident d’hélicoptère.
— Ce n’était vraiment pas de chance, observa Evans. Ces foutus accidents d’entraînement. Plus dangereux que le combat.
— Ainsi, vous travaillez comme guides touristiques, ici ?
— C’est une partie de notre rôle. Un bon moyen de ne pas perdre la main et aussi de faire de temps en temps l’éducation d’un jeune lieutenant, à qui on peut donner de petits conseils.
— C’est ce qui nous manque vraiment, reconnut Evans. Apprendre à de jeunes officiers à être de bons soldats. Dites-moi, lieutenant Ryan, qu’avez-vous appris sur le Mall ?
— À ne pas me faire abattre. La prochaine fois, je tirerai en restant couvert.
— Excellent ! déclara Bob Hallston en les rejoignant. Et n’en laissez pas traîner un vivant derrière vous !
Cathy n’aimait pas du tout ce genre de conversation.
— Voyons, messieurs, vous ne pouvez pas simplement tuer les gens comme ça !
— Le lieutenant a pris un assez gros risque, madame, et ce n’est pas un risque dont on peut souvent s’éloigner sans mal. S’il y a jamais une prochaine fois... il n’y en aura pas, mais s’il y en avait une, il lui faudrait agir en policier ou en soldat, mais pas les deux. Vous avez beaucoup de chance d’être en vie, jeune homme. Vous avez ce bras pour vous le rappeler. C’est très bon d’être courageux, mais il vaut mieux être intelligent et c’est bien moins pénible pour ceux qui vous entourent, assura Evans en regardant le fond de sa chope. Dieu, combien de fois est-ce que j’ai dit ça ?
— Combien de fois l’avons-nous tous dit ? murmura Bert. Et le plus triste, c’est que trop d’entre eux n’écoutent pas. Mais ça suffit. Cette ravissante dame ne veut pas écouter les élucubrations de vieillards fatigués. Bob me dit que vous attendez un autre enfant. Dans deux mois, je serai grand-père pour la première fois !
— Oui, et il est déjà pressé de nous montrer les photos, railla Evans. Garçon ou fille, cette fois ?
— Il suffira que toutes les pièces soient là et toutes en bon état de marche.
Tout le monde fut d’accord. Ryan vida son troisième verre de bière de la soirée. Elle était assez fortement alcoolisée et commençait à lui monter un peu à la tête.
— Messieurs, si jamais l’un de vous vient en Amérique et se trouve dans la région de Washington, j’espère bien que vous nous ferez signe.
— Et la prochaine fois que vous serez à Londres, le bar sera ouvert.
Tom Hughes, le gardien-chef, s’était remis en civil, mais il avait à la main sa coiffure d’uniforme, une espèce de chapeau dont le style datait de trois ou quatre siècles.
— Peut-être trouverez-vous dans vos bagages une place pour ce souvenir, sir John, avec nos remerciements à tous.
— J’en prendrai bien soin, promit Jack en acceptant le chapeau, mais il ne put se résoudre à le mettre sur sa tête ; il n’avait pas mérité ce droit.
— Et maintenant, je suis navré de vous dire que si vous ne partez pas tout de suite, vous allez rester coincés ici toute la nuit. À minuit, toutes les portes sont verrouillées !
Jack et Cathy serrèrent les mains à la ronde et suivirent dehors Hughes et Murray. Le retour entre les murs intérieur et extérieur fut silencieux. Il faisait froid. Jack se demanda si des fantômes erraient la nuit dans l’enceinte de la Tour. C’était presque...
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il montrait du doigt le mur extérieur. Une forme spectrale allait et venait au sommet.
— Une sentinelle, répondit Hughes. Après la cérémonie des clefs, les gardiens endossent leur tenue camouflée.
Ils passèrent devant la sentinelle en faction à la Tour Sanglante, revêtue maintenant d’une combinaison léopard.
— À présent, leurs fusils sont chargés, n’est-ce pas ? demanda Jack.
— Ils ne serviraient pas à grand-chose s’ils ne l’étaient pas. C’est un endroit très sûr, ici, répliqua Hughes.
C’est bon de savoir qu’il en existe, pensa Ryan, et il se demanda aussitôt pourquoi il avait eu cette idée.

                                                                                                                             TOM Clancy

lundi 24 juin 2013

JEUX DE GUERRE: Chapitre V: Palais et intrigues

Le jour où Ryan quitta l’hôpital fut le plus heureux de sa vie depuis la naissance de Sally, quatre ans auparavant. Il était plus de 18 heures quand il finit enfin de s’habiller – le plâtre imposait une très délicate gymnastique – et s’assit dans le fauteuil roulant. Jack avait maugréé contre la petite voiture, mais, apparemment, c’était un règlement inviolable des hôpitaux britanniques comme des Américains. Les patients n’avaient pas le droit de sortir sur leurs deux jambes, les gens risqueraient de les croire guéris. Un policier en tenue le poussa hors de la chambre dans le long couloir.
Presque tout le personnel de l’étage y était réuni ainsi que bon nombre de patients qu’il avait rencontrés depuis une dizaine de jours, alors qu’il réapprenait à marcher, avec une gîte de dix degrés sur bâbord, à cause du plâtre. Les applaudissements le firent rougir. Je ne suis pas un astronaute d’Apollo, pensa-t-il. Les Brits sont censés être plus réservés que ça !
L’infirmière Kittiwake fit un petit discours sur son patient modèle, le plaisir et l’honneur... Ryan rougit de plus belle quand elle lui offrit des fleurs, pour « sa ravissante femme ». Puis elle l’embrassa, au nom de tous les autres. Jack rendit le baiser. C’était bien le moins, se dit-il, et c’était vraiment une jolie fille. Kittiwake le serra dans ses bras, plâtre et tout, et des larmes brillèrent dans ses yeux. Tony Wilson était à côté d’elle et il cligna de l’oeil. Jack serra la main d’une dizaine de personnes encore avant que son flic le pousse dans un monte-charge.
 — La prochaine fois que vous me trouverez blessé dans la rue, lui dit Ryan, laissez-moi mourir là.
Le policier s’esclaffa.
— Bougre d’ingrat, allez !
— C’est vrai.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit au rez-de-chaussée et Ryan fut heureux de voir que le vestibule était dégagé, à l’exception du duc d’Édimbourg et d’un troupeau d’agents de la sécurité.
— Bonsoir, monseigneur.
Ryan tenta de se lever, mais un geste le fit rasseoir.
— Bonsoir, Jack. Comment ça va ?
Ils se serrèrent la main et, pendant un instant, Ryan eut peur que le duc lui-même le pousse vers la porte. Cela eût été intolérable, mais l’agent de police reprit sa place tandis que le prince consort marchait à côté. Jack montra la rue.
— Mon état s’améliorera de cinquante pour cent, Altesse, quand nous aurons franchi cette porte.
— Vous avez faim ?
— Après la nourriture d’hôpital ? Je suis capable de manger un de vos chevaux de polo !
Cela fit rire le duc.
— Nous essaierons de vous offrir un peu mieux.
Jack compta sept agents de la sécurité dans le hall. Dehors, une Rolls-Royce attendait, et au moins quatre autres voitures ainsi qu’une foule de gens qui n’avaient pas l’air de simples badauds. Il faisait trop sombre pour voir s’il y avait des patrouilles sur les toits, mais Jack était sûr de leur présence. Allons, pensa-t-il, ils ont tiré une leçon de l’histoire. C’est quand même une sale affaire et cela veut dire que les terroristes ont remporté une victoire. S’ils ont fait changer la société, ne fût-ce qu’un peu, ils ont gagné un petit quelque chose. Les salauds.
Le flic le poussa jusqu’à la Rolls.
— Je peux me lever, maintenant ?
Le plâtre était si lourd que Ryan perdit l’équilibre. Il se leva trop vite et faillit tomber contre la voiture, mais il se rétablit, en secouant rageusement la tête, avant qu’on le retienne. Il s’immobilisa un moment, son bras gauche ressortant comme la pince d’un crabe géant, et chercha comment monter dans la voiture. Le meilleur moyen semblait être de faire d’abord entrer le plâtre, puis de pivoter dans le sens des aiguilles d’une montre pour le suivre. Le duc dut monter par l’autre portière et ils se retrouvèrent assez serrés. Ryan n’avait encore jamais été dans une Rolls et il s’aperçut qu’elle n’était pas tellement spacieuse.
— Ça va ?
— Ma foi, il va falloir que je fasse attention de ne pas casser une vitre avec ce truc-là,
Ryan s’adossa et secoua la tête en souriant, les yeux fermés.
— Vous êtes vraiment content de quitter l’hôpital.
— Vous pouvez le dire, monseigneur. Voilà trois fois que je passe par un atelier de réparation de carrosserie et ça suffit.
Le prince fit signe au chauffeur de démarrer. Le convoi s’engagea lentement dans la rue, deux voitures devant et deux autres derrière la Rolls.
— Monseigneur, puis-je demander ce qui se passe ce soir ?
— Très peu de chose, vraiment. Une petite réception en votre honneur, avec seulement quelques amis intimes.
Jack se demanda ce que signifiait « quelques amis intimes ». Vingt personnes ? Cinquante ? Cent ? Il allait dîner à...
— Vous êtes vraiment trop bons pour nous, Altesse.
— Ne dites pas de bêtises. Mis à part la dette que nous avons envers vous, Jack, et ce n’est pas une petite dette, c’est un réel plaisir de vous avoir rencontré. J’ai fini de lire votre livre dimanche soir. Je l’ai trouvé excellent. Il faudra m’envoyer le prochain. Et la reine s’entend à merveille avec votre femme. Vous avez beaucoup de chance d’avoir une femme pareille, et cet adorable petit diable. Votre fille est un bijou, Jack, une enfant vraiment merveilleuse.
Ryan hocha la tête. Il se demandait souvent ce qu’il avait fait pour avoir tant de chance.
— Cathy me dit qu’elle a été émerveillée par tous les châteaux qu’elle a visités. Et je vous remercie infiniment pour les personnes que vous avez mises à sa disposition.
Le duc eut un geste vague : cela ne valait pas la peine d’en parler.
— Comment se passent vos recherches pour votre prochain ouvrage ?
— Très bien, Votre Altesse.
Le seul résultat favorable de l’hospitalisation de Ryan, c’était qu’il avait eu le temps de passer en revue toutes ses notes. Son ordinateur avait maintenant deux cents nouvelles pages emmagasinées dans ses mémoires. En plus, il avait acquis une nouvelle perception des faits.
— Je crois que ma petite escapade m’a appris quelque chose. Être assis devant un clavier, ce n’est pas tout à fait pareil que de se trouver face à une arme à feu. Les décisions à prendre sont un peu différentes, de ce point de vue.
Le ton de Jack en disait un peu plus long. Le duc lui posa une main sur le genou.
— Je crois que personne n’aura rien à vous reprocher.
— Peut-être. Ce qu’il y a, c’est que ma décision a été purement instinctive. Si j’avais su ce que je faisais... Et si, instinctivement, j’avais fait ce qu’il ne fallait pas ?... Je suis, en principe, un expert de l’histoire navale, versé dans les prises de décisions sous tension, et je ne suis toujours pas satisfait des miennes. Zut ! Monseigneur, on ne peut pas oublier que l’on a tué un homme. On ne le peut pas.
— Il ne faut pas trop y penser, Jack.
— Oui...
Ryan se détourna de la portière. Le duc le considérait un peu comme son propre père l’avait fait, autrefois.
— La conscience est le prix de la moralité et la moralité est le prix de la civilisation. Mon père disait que beaucoup de criminels n’ont pas de conscience, et guère de sentiments. Je suppose que c’est ce qui fait la différence entre eux et nous.
— Précisément. Vos scrupules sont fondamentalement sains, mais il ne faut pas exagérer. Mettez tout ça derrière vous, Jack. J’avais l’impression que les Américains préfèrent se tourner vers l’avenir plutôt que vers le passé. Si vous ne pouvez pas faire ça professionnellement, au moins faites-le personnellement.
— Compris, Altesse. Merci.
Et maintenant, si seulement je pouvais cesser de rêver ! Presque chaque nuit, Jack revivait la fusillade du Mall. Depuis près de trois semaines. Encore une chose qu’on ne disait pas à la télévision. L’esprit humain a une façon de se punir d’avoir tué son prochain. Il se rappelle et revit l’incident, inlassablement. Ryan espérait que cela cesserait un jour.
La voiture tourna à gauche sur le pont de Westminster. Jack n’avait pas su exactement où se trouvait l’hôpital, simplement qu’il n’était pas loin d’une gare et assez près de Westminster pour entendre Big Ben sonner les heures. Il leva les yeux vers l’édifice gothique.
— Vous savez, en dehors de mes recherches, je voulais visiter votre pays. Il ne me reste guère de temps pour ça.
— Voyons, Jack, vous croyez que nous allons vous laisser retourner en Amérique sans avoir profité de l’hospitalité britannique ? protesta le duc, sincèrement amusé. Nous sommes très fiers de nos hôpitaux, naturellement, mais ce n’est pas pour les voir que les touristes viennent chez nous. Quelques petites dispositions ont été prises.
— Ah ?
Ryan dut réfléchir un moment pour deviner où ils étaient, mais les plans qu’il avait étudiés lui revinrent en mémoire. Cette artère s’appelait Birdcage Walk, il n’était qu’à trois cents mètres de l’endroit où il avait été blessé... Il apercevait le palais de Buckingham au-delà de la tête de l’agent de la sécurité assis à l’avant, à gauche. Savoir qu’on l’y conduisait était une chose, mais à présent, en le voyant approcher, il était ému.
Ils entrèrent par la grille nord-est. Jack n’avait jamais vu le palais que de loin. La sécurité du périmètre n’était pas très impressionnante, mais le quadrilatère fermé du palais cachait tout à la vue de l’extérieur. Il pourrait facilement y avoir une compagnie de soldats armés dans la cour. Plus probablement, de la police en civil, pensait Ryan, soutenue par tout un équipement électronique. Mais il devait aussi y avoir des surprises cachées. Après les alarmes du passé et ce dernier incident, il imaginait que le palais était aussi bien protégé que la Maison-Blanche, et même mieux si l’on tenait compte des jardins plus étendus.
Il faisait trop sombre pour distinguer beaucoup de détails. La Rolls pénétra dans la cour intérieure et s’arrêta sous une verrière. Une sentinelle présenta les armes en trois mouvements précis, à la manière britannique. Un valet en livrée vint ouvrir la portière.
Pour en sortir, Ryan se livra à une manoeuvre inverse de celle de la montée. Il se retourna dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre, sortit à reculons et ramena ensuite le bras. Le valet s’en saisit pour l’aider. Jack aurait préféré se débrouiller, mais ce n’était pas le moment de protester.
— Il va vous falloir un peu de pratique, pour ça, observa le duc.
— Je crois que vous avez raison, monseigneur.
Jack le suivit vers la porte, où un autre valet prit la relève.
— Dites-moi, Jack, la première fois que nous vous avons rendu visite, vous m’avez paru beaucoup plus intimidé par la présence de la reine que par la mienne. Pourquoi ?
— Eh bien, Altesse, vous avez été officier de marine, n’est-ce pas ?
— Naturellement, répondit le duc en le regardant avec une certaine curiosité.
— Je travaille à Annapolis, monseigneur, expliqua Jack en souriant. L’Académie grouille d’officiers de marine et n’oubliez pas que j’ai été un marine. Si je me laissais intimider par tous les officiers que je croise...
— Bougre d’insolent ! s’exclama le prince, et ils rirent tous les deux.
Ryan s’attendait à être impressionné par le palais. Malgré tout, il eut du mal à ne pas se sentir écrasé. La moitié du monde avait été jadis gouvernée de là. Partout où il se tournait, les larges couloirs étaient décorés de chefs-d’oeuvre de la peinture et de la sculpture, trop nombreux pour être comptés. Les murs étaient tapissés de brocart ivoire tissé de fils d’or. Des tapis d’un rouge royal recouvraient du marbre et des parquets de bois précieux. Le gestionnaire qu’avait été Jack essaya de calculer la valeur de tout cela. Il renonça au bout de dix secondes. Les tableaux à eux seuls étaient si précieux que toute tentative de les vendre bouleverserait le marché de la peinture. Ryan secoua la tête, en regrettant de ne pas avoir le temps d’examiner chaque toile. On pourrait vivre là pendant cinq ans sans avoir le temps de tout apprécier. Il faillit se laisser distancer, mais brida sa curiosité, pour suivre l’allure du prince.
— Nous sommes arrivés, annonça le duc en se tournant à droite vers une porte ouverte. C’est le salon de musique.
La pièce avait à peu près la même superficie que le salon-salle à manger de la maison de Ryan, le seul endroit qu’il ait vu jusqu’à présent qui puisse offrir des points de comparaison. Le plafond était plus haut, décoré de dorures à la feuille. Il y avait là une trentaine de personnes et, dès qu’ils entrèrent, toute conversation cessa. Tout le monde se retourna pour dévisager Ryan et son plâtre grotesque. Il eut terriblement envie de disparaître. Il avait besoin de boire quelque chose.
— Si vous voulez m’excuser un moment, Jack, je dois vous quitter. Je reviendrai dans quelques minutes.
Merci beaucoup ! pensa Jack en hochant poliment la tête. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?
— Bonsoir, sir John, dit un homme en uniforme de vice-amiral de la Royal Navy,
Ryan essaya de dissimuler son soulagement. Évidemment, il avait été repassé à un autre guide ; cela devait faire partie d’une procédure d’accueil. Jack examina l’homme de plus près, alors qu’ils se serraient la main. Sa tête lui disait quelque chose.
— Je suis Basil Charleston.
Aha !
— Bonsoir, amiral.
Ryan l’avait croisé pendant sa première semaine à Langley, et son accompagnateur de la CIA lui avait dit que c’était « B.C. », ou simplement « C », le chef du service secret britannique appelé naguère MI-6. Que faisait-il là ?
— Vous avez sûrement soif, dit un autre homme en arrivant avec un verre de Champagne. Bonjour. Je m’appelle Bill Holmes.
— Vous travaillez ensemble, messieurs ? demanda Jack en goûtant le vin pétillant.
— Le juge Moore m’a dit que vous étiez un garçon intelligent, dit Charleston.
— Pardon ? Le juge comment ?
— Bien joué, Ryan, approuva Holmes avec un sourire. Il paraît que dans votre jeunesse vous jouiez au football, au football américain, bien sûr. Dans une équipe de ce qu’on appelle Junior Varsity ?
— Varsity et Junior Varsity, mais seulement au lycée. Je n’étais pas assez grand pour la division universitaire, répondit Ryan en s’efforçant de masquer son malaise, car « Junior Varsity » était le nom du projet pour lequel il avait été engagé en consultation par la CIA.
— Et vous allez me dire que vous ne savez rien de l’individu qui a écrit Agents et Agences ? dit Charleston en souriant.
Jack réprima un sursaut.
— Amiral, je ne peux pas parler de ça sans...
— La copie numéro seize est sur mon bureau. Le juge m’a prié de vous dire que vous êtes libre de parler du « traitement de textes fumant ».
Ryan laissa échapper sa respiration. Le mot était initialement de James Greer. Quand Jack avait proposé le « piège à canari » au directeur adjoint de la CIA, l’amiral James Greer en avait plaisanté, en employant ces mots-là. Ryan était libre de parler. Probablement. Son briefing de sécurité à la CIA n’avait pas évoqué ce type de situation.
— Excusez-moi, amiral. Personne ne m’a jamais dit que j’étais libre de parler à ce sujet.
Charleston passa en un instant de la jovialité au sérieux.
— Ne vous excusez pas, mon garçon. On doit prendre au sérieux ces questions. Ce rapport que vous avez rédigé était de premier ordre. Je ne savais pas ce qu’était ce truc que le juge appelait le « piège à canari ». Il m’a dit que vous sauriez me l’expliquer mieux que lui. Vous savez qui je suis, naturellement ?
— Oui, amiral. Je vous ai vu en juillet dernier, à l’Agence. Vous sortiez de l’ascenseur au septième étage et je sortais du bureau du directeur adjoint des SR. Quelqu’un m’a dit qui vous étiez.
— Bien. Alors vous savez que tout cela ne sort pas de la famille. Que diable est ce « piège à canari » ?
— Eh bien, vous connaissez tous les problèmes qu’a la CIA avec les fuites. Alors que je terminais le premier jet du rapport, j’ai eu l’idée de rendre chaque copie unique.
— On fait ça depuis des années, dit Holmes. Il suffit de déplacer une virgule ici ou là. La chose la plus facile du monde. Si les journalistes sont assez stupides pour publier une photo du document, nous pouvons identifier la fuite.
— Oui, monsieur, mais les journalistes qui publient les fuites le savent aussi. Et ils ne montrent plus les documents qu’ils obtiennent de leurs sources, n’est-ce pas ? répliqua Ryan. Alors j’ai imaginé une variante. Il y avait quatre parties, dans Agents et Agence. Chacune comportait un résumé d’un paragraphe, écrit dans un style assez théâtral.
— Oui, j’ai remarqué, dit Charleston. Cela ne se lisait pas du tout comme un document de la CIA. Plutôt comme un des nôtres. Nous employons des hommes pour rédiger nos rapports, voyez-vous, pas des ordinateurs. Mais continuez.
— Chaque paragraphe-résumé a six versions différentes et la mixture de ces paragraphes est unique pour chaque copie numérotée du rapport. Il y a plus de mille permutations possibles, mais seulement quatre-vingt-seize copies numérotées du document réel. La raison pour laquelle les paragraphes de résumé sont rédigés différemment, c’est d’inciter les journalistes à les citer mot à mot. Si les citations sont extraites de deux ou trois de ces paragraphes, nous savons quelle copie ce journaliste a eue en main et, par conséquent, d’où vient la fuite. On travaille en ce moment à une version encore plus raffinée du piège. Avec un ordinateur. On emploie un programme de dictionnaire pour jongler avec les synonymes et on peut rendre chaque copie du document absolument unique.
— Vous a-t-on dit si ça marchait ? demanda Holmes.
— Non, monsieur. Je n’avais rien à voir avec la sécurité, à l’Agence.
Grâce à Dieu / pensa Ryan.
— Oh, ça a marché, assura sir Basil. Cette idée est follement simple... et follement brillante ! Et puis il y avait l’aspect substantif de la communication. Vous a-t-on dit que votre rapport concordait point par point avec une enquête que nous avons effectuée l’année dernière ?
— Non, amiral. À ma connaissance, tous les documents sur lesquels j’ai travaillé venaient de chez nous.
— Vous avez donc fait toutes ces déductions de votre propre chef ? Admirable !
— Est-ce que j’ai commis une gaffe, amiral ?
— Vous auriez dû accorder plus d’attention à ce Sud-Africain. Vous n’aviez peut-être pas assez de renseignements à ce sujet, bien sûr, Nous le surveillons très étroitement, en ce moment.
Ryan vida son verre de Champagne et réfléchit à cette question. Il avait eu quand même pas mal de renseignements sur M. Martens... Qu’est-ce qui m’a échappé ? Il ne pouvait pas le demander, pas maintenant. Indélicat. Mais il pouvait quand même demander...
— Est-ce que les Sud-Africains ne...
— J’ai peur que la collaboration qu’ils veulent bien nous accorder soit moins bonne que par le passé et Érik Martens est un type très précieux pour eux. On ne peut guère leur en vouloir, vous savez. Il a le chic pour procurer ce qu’il faut à leurs militaires et cela limite les possibilités de pression du gouvernement, fit observer Holmes. Il faut aussi considérer la filière israélienne. Il leur arrive de s’écarter du droit chemin, mais nous avons trop d’intérêts communs pour secouer sérieusement ce bateau.
Ryan le reconnut. La défense israélienne avait l’ordre de faire rentrer le plus d’argent possible, ce qui était à l’occasion en contradiction avec les voeux des alliés d’Israël. Je me souviens des relations de Martens, mais quelque chose d’important a dû m’échapper... Quoi ?
— Je vous en prie, ne prenez pas cela comme une critique, dit Charleston. Pour un premier essai, le rapport était excellent. La CIA doit vous reprendre. C’est un des rares rapports de l’Agence sur lequel je n’ai pas failli m’endormir. À défaut d’autre chose, vous pourriez peut-être apprendre à écrire à leurs analystes. Ils vous ont sûrement demandé de rester, non ?
— Ils me l’ont demandé, amiral. Je n’ai pas trouvé que c’était une très bonne idée.
— Réfléchissez encore, conseilla aimablement sir Basil. Cette idée de Junior Varsity était bonne, comme le programme Equipe-B dans les années soixante-dix. Nous aussi, nous faisons venir à la boutique des universitaires de l’extérieur, afin d’avoir un oeil neuf pour examiner les données qui tombent en cascades sur notre paillasson. Le juge Moore, votre nouveau directeur, est une réelle bouffée d’air frais. Un type épatant. Il connaît bien le métier, mais il en a été éloigné pendant assez longtemps pour avoir de nouvelles idées. Vous en êtes une, mon cher Ryan. Votre place est dans le métier, mon garçon.
— Je n’en suis pas tellement sûr, amiral. Mon doctorat d’histoire et...
— Moi aussi, j’en ai un, intervint Bill Holmes. Les diplômes ne comptent pas. Dans les renseignements, nous cherchons la bonne tournure d’esprit. Vous semblez l’avoir. Évidemment, nous ne pouvons pas vous recruter, nous, n’est-ce pas ? Je serais assez déçu si Arthur et James ne faisaient pas une nouvelle tentative. Je vous en prie, pensez-y.
Ryan y avait pensé. Il n’en dit rien. Il hocha simplement la tête, l’air songeur, perdu dans ses propres réflexions. Mais j’aime enseigner l’histoire...
— Le héros du jour !
Un autre homme vint se joindre au groupe.
— Ah, bonsoir, Geoffrey, dit Charleston. Ryan, je vous présente Geoffrey Watkins, du Foreign Office.
— Comme David Ashley est du Home Office ? demanda Ryan en prenant la main tendue.
— À vrai dire, je passe le plus clair de mon temps ici, répondit Watkins.
— Geoff est l’agent de liaison entre le Foreign Office et la famille royale. Il s’occupe des mises au courant, se mêle du protocole et, dans l’ensemble, se rend insupportable, expliqua Holmes avec un sourire. Combien de temps maintenant, Geoff ?
Watkins fronça les sourcils en réfléchissant.
— Un peu plus de quatre ans, je crois. Il me semble que ce n’était que la semaine dernière. Rien du prestige qu’on pourrait imaginer. Je ne fais guère que transporter la boîte des dépêches et essayer de me cacher dans les coins.
Ryan sourit.
— Ridicule ! protesta Charleston. Un des esprits les plus aigus du Foreign Office. Sinon on ne vous aurait pas gardé ici.
Watkins fit un geste embarrassé.
— J’avoue que je suis assez occupé.
— Vous devez l’être, dit Holmes. Voilà des mois que je ne vous ai pas vu au tennis club.
— Monsieur Ryan, le personnel du palais m’a prié de vous exprimer son admiration pour ce que vous avez fait...
Il débita quelques phrases pompeuses, pendant une minute ou deux. Watkins avait trois centimètres de moins que Ryan et frisait la quarantaine. Ses cheveux bruns soigneusement coupés grisonnaient aux tempes et il avait la pâleur des personnes qui voient rarement le soleil. Il avait l’aspect d’un diplomate. Son sourire était si parfait qu’il devait le répéter devant la glace. C’était un de ces sourires qui veulent dire n’importe quoi ou, plutôt, rien du tout. Il y avait cependant de l’intérêt dans ses yeux bleus. Comme cela était déjà arrivé assez souvent, depuis quelques semaines, cet homme cherchait visiblement à savoir de quoi le Dr John Patrick Ryan était fait. Le sujet de cette investigation commençait à en avoir plus qu’assez, mais ne pouvait guère s’en défendre.
— Geoff est un expert sur la situation en Irlande du Nord, dit Holmes.
— Personne n’est expert en ce domaine, réfuta Watkins en secouant la tête. Je me trouvais là-bas au commencement, en 1969.
J’étais sous l’uniforme, alors, sous les ordres de... enfin, ça n’a plus d’importance. À votre avis, monsieur Ryan, comment pensez-vous que nous devrions traiter le problème ?
— Voilà trois semaines qu’on me pose cette question, monsieur Watkins. Comment diable voulez-vous que je le sache ?
— Vous cherchez toujours des idées, Geoff ? demanda Holmes.
— La bonne idée est par là, quelque part, répliqua Watkins sans quitter Ryan des yeux.
— Je ne la détiens pas, assura Jack. J’enseigne l’histoire, rappelez-vous, je ne la fais pas.
— Rien qu’un prof d’histoire et ces deux types vous tombent dessus ?
— Nous voulions voir s’il travaillait vraiment pour la CIA, comme les journaux le disent, intervint vivement Charleston.
Jack comprit le signal. Watkins n’était pas habilité à tous les secrets et ne devait pas être mis au courant de ses relations passées avec l’Agence... mais il était bien capable de tirer ses propres conclusions, se dit Ryan. Néanmoins, le règlement c’était le règlement. C’est bien pour ça que j’ai refusé l’offre de Greer, pensa-t-il. Tous ces règlements idiots. On ne doit parler à personne de ceci ou de cela, pas même à sa femme. Sécurité, sécurité, sécurité ! Connerie ! Oui, bien sûr, certaines choses devaient rester secrètes, mais si personne ne les connaissait, comment pourrait-on les utiliser ? À quoi servait un secret dont on ne pouvait pas se servir ?
— Vous savez, ce sera bon de retourner à Annapolis. Les midships, au moins, croient que je suis professeur !
— Bien sûr, marmonna Watkins.
Qu’est-ce que vous êtes au juste, Ryan ? pensait-il. Depuis qu’il avait quitté l’armée en 1972 et était entré au Foreign Office, Watkins avait souvent joué à ce petit jeu d’identification. Il recevait de Ryan des signaux confus, complexes, et cela rendait le jeu plus intéressant.
— Comment passez-vous votre temps à présent, Geoff ? demanda Holmes.
— Vous voulez dire à part mes journées de douze heures ? J’arrive à lire parfois un livre. Je viens de reprendre encore une fois Moll Flanders.
— Vraiment ? J’ai commencé Robinson Crusoe il y a quelques jours. Le moyen le plus sûr de détourner son esprit du monde, c’est de retourner vers les classiques.
— Vous lisez les classiques, monsieur Ryan ? demanda Watkins.
— Je les lisais. J’ai été élevé par les Jésuites, vous savez. Ils ne vous laissent pas passer à côté des vieilleries.
Est-ce que Moll Flanders est un classique ? se demanda Jack. Ce n’est pas en latin, ni en grec et ce n’est pas de Shakespeare...
— Des vieilleries ! Quelle épouvantable attitude !
Watkins rit et Ryan riposta :
— Vous avez déjà essayé de lire Virgile dans le texte ?
— Arma virumque cano, trojae qui primas oris... ?
— Geoff et moi étions ensemble à Winchester, expliqua Holmes. Contiquere omnes, inteque or a tenebant...
Les deux anciens d’une « public school » éclatèrent de rire ensemble.
— J’avais de bonnes notes en latin ! se défendit Ryan. Seulement j’ai tout oublié.
— Encore un colon philistin, observa Watkins.
Ryan se dit que M. Watkins ne lui plaisait pas du tout. Cet homme le harcelait délibérément pour provoquer ses réactions et Jack s’était depuis longtemps lassé de ce jeu.
— Navré. Par chez moi, nous avons des priorités quelque peu différentes.
— Bien sûr, reconnut Watkins.
Le sourire n’avait absolument pas changé. Jack s’en étonna, sans trop savoir pourquoi.
— Vous n’habitez pas loin de l’Académie navale, je crois ? Est-ce qu’il n’y a pas eu un incident là-bas, dernièrement ? demanda sir Basil. J’ai lu ça quelque part dans un rapport, il me semble. Il n’y avait pas beaucoup de détails.
— Ce n’était pas vraiment du terrorisme, rien que de la délinquance ordinaire. Deux midshipmen ont repéré un trafic de drogue, à Annapolis, et ils ont prévenu la police. Les garçons qui ont été arrêtés faisaient partie d’une bande de motards. Une semaine plus tard, certains membres de la bande ont décidé de régler leur compte aux midships. Ils sont passés sous le nez des Jimmy Legs, les gardes civils de la sécurité, vers 3 heures du matin et ils se sont introduits dans Bancroft Hall. Ils ont dû penser que ce n’était qu’un pavillon-dortoir comme dans n’importe quelle université, mais ils étaient loin du compte. Les gamins de quart les ont aperçus, ils ont donné l’alerte et tout a explosé. Les intrus se sont perdus — Bancroft a au moins trois kilomètres de couloirs – et ont été coincés. C’est une affaire fédérale du fait que ça s’est passé dans des locaux du gouvernement. Ceux-là vont être au frais pendant un bon moment. La bonne nouvelle, c’est que la garde des marines a été renforcée à l’Académie et maintenant il est beaucoup plus facile d’y entrer et d’en sortir.
— Plus facile ? s’étonna Watkins. Mais...
Jack sourit.
— Avec des marines sur le périmètre, ils laissent beaucoup plus de portails ouverts. Un marine de garde bat à tous les coups une porte verrouillée.
— Tiens donc ! Je...
Quelque chose avait attiré l’attention de Charleston. Ryan était tourné du mauvais côté, mais les réactions étaient assez évidentes Charleston et Holmes commencèrent à s’écarter et Watkins s’esquiva. Jack se retourna et vit la reine sur le seuil, qui passait devant un laquais.
Le duc était à ses côtés et Cathy les suivait, à une distance diplomatique. La reine vint tout de suite à lui.
— Vous avez bien meilleure mine.
Jack essaya de s’incliner — pensant qu’il le devait — sans mettre en danger la vie de la souveraine avec son plâtre. Le poids de son bras plâtré avait tendance à l’entraîner vers la gauche.
— Merci, Votre Majesté. Je me sens beaucoup mieux.
— Rebonsoir, Jack, dit le duc. Mettez-vous à votre aise. C’est une soirée tout à fait intime. Pas de défilé, pas de protocole. Détendez-vous.
— Ma foi, le Champagne est de bon secours.
— Excellent, déclara la reine. Je crois que nous allons vous laisser vous retrouver, Cathy et vous.
Elle s’éloigna avec le prince.
— Doucement sur l’alcool, Jack.
Cathy était absolument radieuse dans une robe de cocktail blanche si ravissante que Ryan oublia de se demander combien elle avait coûté. Ses cheveux étaient bien coiffés et elle était maquillée, deux choses que sa profession lui refusait d’habitude obstinément. Et, surtout, elle était Cathy Ryan. Il l’embrassa, sans se soucier du public.
— Tous ces gens...
— Qu’ils aillent se faire voire, murmura Jack. Comment va ma fille favorite ?
Les yeux de Cathy pétillèrent, mais ce fut d’une voix froidement professionnelle qu’elle annonça :
— Comme une fille enceinte.
— Quoi ! Tu es sûre... quand ?
— J’en suis sûre, mon chéri, parce que à) je suis médecin, b) j’ai quinze jours de retard. Pour ce qui est du quand, Jack, rappelle-toi notre arrivée, dès que nous avons eu couché Sally... Ces lits d’hôtel inconnus, Jack. Ça marche à tous les coups.
Jack ne trouva rien à répliquer. Il lui enlaça les épaules de son bras valide et la serra contre lui aussi discrètement que son émotion le permettait. Si elle avait deux semaines de retard... eh bien, il savait que Cathy était aussi régulière que sa montre suisse. Je vais encore être papa !
— Nous tâcherons de faire un garçon, cette fois, dit-elle.
— Tu sais que ce n’est pas important, ça.
— Je vois que vous le lui avez annoncé.
La reine était revenue, silencieuse comme un chat. Le duc parlait à l’amiral Charleston. De quoi ? se demanda Jack.
— Félicitations, sir John.
— Merci, Votre Majesté, et merci pour beaucoup de choses. Jamais nous ne pourrons vous rendre toutes vos bontés.
Encore une fois, le sourire de jour de fête.
— C’est nous qui avons une dette. D’après ce que me dit Cathy, vous aurez au moins un souvenir tangible de votre visite dans notre pays.
— Certainement, Majesté, mais plus d’un.
Jack commençait à comprendre les règles du jeu.
— Est-il toujours aussi galant, Cathy ?
— À vrai dire non, madame. Nous avons dû le surprendre dans un moment de faiblesse. Ou alors ce pays a une influence civilisatrice.
— C’est bon à savoir, après toutes les choses horribles qu’il a dites de votre petite Olivia. Savez-vous qu’elle refusait de se coucher sans m’embrasser et me souhaiter bonne nuit ? C’est un amour de petit ange. Et il la traitait de danger public !
Jack soupira. Il ne comprenait que trop. Après trois semaines dans cet environnement, Sally faisait probablement les plus mignonnes révérences dans l’histoire de la civilisation occidentale. Le personnel du Palais devait se battre à qui s’occuperait d’elle. Sally avait un talent inné pour manipuler les personnes qui l’entouraient et elle l’avait mis en pratique sur son père, toute sa vie.
— Peut-être ai-je exagéré, madame.
— C’était de la diffamation ! s’exclama la reine, les yeux brillant d’amusement. Elle n’a absolument rien cassé. Rien. Et de plus elle devient la meilleure écuyère que nous ayons vue depuis des années.
— Pardon ?
— Des leçons d’équitation expliqua Cathy.
— Tu veux dire, sur un cheval ?
— Que monterait-elle d’autre ? demanda la reine.
— Sally ? Sur un cheval ?
Jack regarda sa femme. Cette nouvelle ne lui plaisait pas beaucoup. La reine vola à la défense de Cathy.
— Elle progresse admirablement. Ce n’est pas du tout dangereux, sir John. L’équitation est un sport magnifique pour les enfants. Il enseigne la discipline, la coordination, la responsabilité.
Sans parler d’un moyen fabuleux de rompre son joli petit cou, pensa Ryan. Mais il se répéta qu’on ne doit pas contredire une reine, surtout pas sous son propre toit.
— Vous devriez essayer de monter vous-même, reprit la souveraine. Votre femme monte.
— Nous avons assez de terrain, maintenant, dit Cathy. Tu adorerais ça.
— Je tomberais, oui.
— Eh bien, vous remonteriez jusqu’à ce que vous ne tombiez plus, déclara une femme qui avait plus de cinquante ans d’équitation derrière elle.
C’est la même chose que la bicyclette, se dit Ryan, seulement on ne tombe pas de haut d’un vélo et Sally est encore trop petite pour le vélo. Il était pris de panique quand il la voyait pédaler dans le jardin sur son tricycle. Enfin quoi, elle est si petite que le cheval ne doit même pas savoir si elle est sur son dos ou non ! Cathy devina sa pensée :
— Les enfants doivent grandir. Tu ne peux pas la protéger de tout, toute sa vie.
— Oui, ma chérie, je sais.
Comment ça, je ne peux pas ? C’est mon métier !
Quelques minutes plus tard, tout le monde sortit du salon pour aller dîner. Ryan traversa le Salon bleu, une immense salle à colonnes qui lui coupa le souffle, et passa par une porte en miroirs à doubles battants dans la salle à manger d’apparat.
Le contraste était incroyable. Quittant une pièce d’un bleu discret ils entraient dans un flamboiement de rouge. Les murs étaient tapissés de soie. Le plafond voûté était ivoire et or et au-dessus de l’énorme cheminée blanche il y avait un grand portrait. De qui ? se demanda Ryan. Un roi, naturellement, du XVIIIe ou du XIXe siècle à en juger par sa culotte blanche ornée de la jarretière. Au-dessus de la porte par laquelle ils étaient entrés, il y avait le monogramme royal de la reine Victoria, VR, et il se demanda combien d’événements historiques s’étaient déroulés dans cette salle-là.
— Vous serez assis à ma droite, sir John, lui dit la reine.
Ryan jeta un rapide coup d’oeil à la table. Elle était assez grande pour qu’il n’ait pas trop à craindre d’assommer Sa Majesté avec son bras gauche, ce qui serait désastreux.
Le pire, à ce dîner, ce fut que Ryan allait être éternellement incapable de se rappeler ce qu’on avait servi. Il s’était déjà bien entraîné à ne manger que d’une main, mais jamais il n’avait eu tant de spectateurs et il était sûr que tout le monde l’observait. Après tout, il était un Yankee et il aurait été un objet de curiosité même sans son plâtre. Il se répétait constamment de faire attention, de ne pas trop boire de vin, de surveiller son langage. De temps en temps, il regardait furtivement Cathy, à côté du duc à l’autre bout de la table, absolument radieuse. Il était un peu jaloux de la voir plus à son aise que lui. Il se demanda s’il serait là à présent, s’il était un jeune flic ou un simple soldat des Royal Marines qui s’était trouvé par hasard au bon endroit et au bon moment. Probablement pas. Il ne savait pas pourquoi, mais il comprenait que quelque chose, dans cette institution de l’aristocratie, allait à l’encontre de sa nature américaine. En même temps, il ne lui déplaisait pas d’avoir été anobli, même si le titre n’était qu’honorifique. C’était une contradiction qui le troublait et le déroutait. Toutes ces attentions sont trop séduisantes, se dit-il, et je serais heureux d’y échapper. Vraiment ? Il but un peu de vin. Je sais que ma place n’est pas ici, mais est-ce que je voudrais y être, à ma place ? Bonne question ! Le vin ne lui apporta pas la réponse. Il lui faudrait la chercher ailleurs.
Il regarda sa femme, qui paraissait fort bien s’adapter. Elle avait grandi dans une atmosphère à peu près similaire, dans une vaste demeure du canton de Westchester, dans une famille fortunée qui donnait beaucoup de réceptions où le beau monde se pavanait. C’était une vie qu’il avait rejetée et qu’elle avait abandonnée. Ils étaient tous deux heureux de ce qu’ils avaient, chacun avec sa carrière, mais est-ce que cette aisance ne voulait pas dire qu’elle regrettait... Ryan fronça les sourcils.
— Vous allez bien, Jack ? demanda la reine.
— Oui, madame, que Votre Majesté m’excuse. J’ai peur qu’il me faille un moment pour m’habituer à tout ceci.
— Jack, dit-elle tout bas, si tout le monde vous aime, et nous vous aimons tous, vous savez, c’est à cause de ce que vous êtes, de celui que vous êtes. Tâchez de ne pas l’oublier.
Ryan pensa que c’était sans doute les mots les plus gentils qu’on lui eût jamais dits. La noblesse était peut-être plus un état d’esprit qu’une institution. Il se dit que son beau-père devrait en tirer une leçon.
Trois heures plus tard, Jack suivit sa femme dans leur chambre, précédée d’un petit salon. Devant lui, le lit était déjà préparé, la couverture rabattue. Il dénoua sa cravate, déboutonna son col et poussa un long soupir.
— Tu ne plaisantais pas en parlant de transformation en citrouille.
— Je sais.
Une seule veilleuse était allumée et Cathy l’éteignit. La chambre ne fut plus éclairée que par les lointaines lumières de la rue, filtrant entre les lourds rideaux. Sa robe blanche ressortait dans l’obscurité, mais Jack ne voyait de sa figure que l’arc de ses lèvres et le reflet de ses yeux. Son esprit combla les autres détails. Il la serra au creux de son bras valide en maudissant la monstruosité de plâtre qui lui emprisonnait le côté gauche. Elle laissa tomber sa tête sur la bonne épaule et il posa sa joue sur les fins cheveux blonds. Pendant une minute ou deux, ils gardèrent le silence. Il leur suffisait d’être seuls, ensemble dans une paisible obscurité.
— Je t’aime, bébé.
— Comment te sens-tu, Jack ?
C’était plus qu’une simple question sur sa santé.
— Pas mal. Assez bien reposé. L’épaule ne me fait plus grand mal. L’aspirine suffit à éliminer la douleur.
C’était une exagération, mais Jack était habitué à l’inconfort.
— Ah, je vois comment ils s’y sont pris !
Cathy était en train de tâtonner sur le côté gauche de la veste. Les tailleurs avaient mis des bandes velcro sur le dessous, pour que le vêtement donne davantage l’impression d’habiller Jack que de dissimuler le plâtre. Sa femme les détacha rapidement et retira la veste. La chemise suivit.
— Je suis capable de faire ça moi-même, tu sais.
— Tais-toi, Jack. Je ne veux pas attendre toute la nuit que tu te déshabilles.
Il entendit ensuite le léger crissement d’une longue fermeture à glissière.
— Je peux t’aider ?
Un rire dans l’obscurité.
— J’aurai peut-être envie de remettre un jour cette robe. Et prends garde où tu mets ton bras.
— Je n’ai encore assommé personne.
— Tant mieux. Essayons de garder des états de service parfaits.
Un murmure de soie. Elle vint le prendre par la main,
— Nous allons te faire asseoir.
Une fois qu’il fut assis sur le bord du lit, la suite se passa facilement. Cathy s’assit à côté de lui. Il la sentit fraîche et douce, un soupçon de parfum dans l’air. Il lui caressa l’épaule, fit lentement glisser sa main sur la peau satinée de l’abdomen.
— Tu vas avoir mon bébé, chuchota-t-il.
Il est là en ce moment, il pousse et se développe déjà. Il y a réellement un Dieu, et il y a vraiment des miracles.
Elle lui passa une main sur la figure.
— Tu sais, c’est bien vrai que je t’aime.
— Je sais, murmura-t-elle. Allonge-toi.



                                                                                                                  TOM CLANCY