Christian m'ouvre la portière de son Audi noire 4 x 4 . C'est un tank. Il n'a pas fait
allusion à son accès de passion dans l'ascenseur. Dois-je aborder le sujet ou bien faire
comme s'il ne s'était rien passé ? Mon premier vrai baiser me semble irréel ; à chaque
minute qui s'écoule, il prend une dimension toujours plus mythique, comme les légendes
des chevaliers de la Table ronde ou de l'Atlantide. Ça n'est pas arrivé. J'ai dû tout
imaginer. Non. Je touche mes lèvres encore meurtries. C'est vraiment arrivé, j'en suis
certaine. Je suis une autre femme. Je désire cet homme à la folie, et il m'a désirée.
Mais Christian est redevenu poli et distant. Je n'y comprends rien.
Il sort la voiture en marche arrière de sa place de parking et allume la sono. L'habitacle
se remplit d'une musique enchanteresse, deux voix de femmes. Waouh... dans l'état de
bouleversement où je suis, elle me remue tellement que j'en ai des frissons. Christian
prend Southwest Park Avenue. Il conduit avec une assurance nonchalante.
— C'est quoi, ce morceau ?
— Le « Duo des fleurs » de l'opéra Lakmé de Delibes. Vous aimez ?
— C'est sublime.
— En effet.
Il sourit en me jetant un coup d'oeil et, pendant une seconde, il fait son âge : jeune,
insouciant, beau à mourir. Et si c'était ça, la clé ? La musique ? J'écoute ces voix
angéliques qui m'enjôlent.
— Je peux l'écouter encore ?
— Bien sûr.
Christian appuie sur un bouton et la musique me caresse de nouveau, assaut délicat,
lent et doux sur mes sens.
— Vous aimez la musique classique ? lui dis-je en espérant apprendre quelque chose
sur lui.
— J'ai des goûts éclectiques, Anastasia. Ils vont de Thomas Tallis aux Kings of Léon.
Tout dépend de mon humeur. Et vous ?
— Moi aussi. Même si je ne connais pas Thomas Tallis. Il se tourne vers moi un instant.
— Je vous ferai écouter ça un de ces jours. C'est un compositeur anglais du xve siècle.
Époque Tudor. Musique chorale d'église. Ça fait très ésotérique, comme ça, je sais, mais
c'est magique.
Il appuie sur un bouton et les Kings of Léon se mettent à chanter. Hum... Ça, je connais.
Sex on fire : un choix pertinent. La musique est interrompue par une sonnerie de
téléphone. Christian presse un bouton sur le volant.
— Grey.
Une voix rauque et désincarnée surgit des haut-parleurs.
— Monsieur Grey, ici Welch. J'ai l'information que vous m'avez demandée.
— Très bien. Envoyez-moi un mail. Autre chose ?
— Non, monsieur.
L'appel prend fin et la musique revient. Ni merci ni au revoir. Je suis heureuse de ne
jamais avoir envisagé de travailler pour lui. Rien que l'idée me fait trembler. Il est trop
autoritaire et froid avec ses employés. La musique est de nouveau interrompue par le
téléphone.
— Grey.
— L'accord de confidentialité vous a été envoyé par mail, monsieur Grey, annonce une
voix féminine.
— Très bien, Andréa. Ce sera tout.
— Bonne journée, monsieur.
Christian raccroche en appuyant sur le bouton du volant. La musique revient
brièvement avant que le téléphone ne sonne de nouveau. Qu'est-ce que c'est emmerdant...
C'est ça, sa vie ? Des coups de fil à tout bout de champ ?
— Grey.
— Salut, Christian ! Alors, tu t'es envoyé en l'air ?
— Salut, Elliot. Je suis sur haut-parleur et je ne suis pas seul dans la voiture, soupire
Christian.
— Tu es avec qui ? Christian lève les yeux au ciel.
— Anastasia Steele.
— Salut, Ana ! Ana ?
— J'ai beaucoup entendu parler de toi, murmure Elliot d'une voix suggestive.
Christian fronce les sourcils :
— Ne crois pas un mot de ce que Kate a pu te raconter sur elle, rétorque-t-il.
Elliot éclate de rire.
— Je raccompagne Anastasia chez elle, dit Christian en insistant sur mon prénom. Tu
veux que je te ramène en ville ?
— Ouais.
— A tout de suite.
Christian raccroche et la musique revient.
— Pourquoi tenez-vous à m'appeler Anastasia ?
— Parce que c'est votre prénom.
— Je préfère Ana.
— Ah bon, vraiment ?
Nous sommes presque arrivés chez moi.
— Anastasia, répète-t-il, songeur.
Je le foudroie du regard mais il fait comme s'il n'avait rien remarqué.
— Ce qui s'est passé dans l'ascenseur... ça ne se reproduira plus, à moins d'être
prémédité, reprend-il.
Il se range devant mon duplex. Je me rends compte un peu tard qu'il ne m'a pas
demandé où j'habitais, et pourtant il le sait. Il est vrai qu'il m'a envoyé les livres. Après
tout, il est capable de traquer les appels de portable et de piloter un hélicoptère.
Je boude. Pourquoi ne veut-il plus m'embrasser ? Je ne comprends pas. Il descend de
voiture pour m'ouvrir la portière, gentleman comme toujours - sauf lors de ces rares et
précieux instants dans l'ascenseur. Le souvenir de sa bouche sur la mienne me fait rougir,
et tout d'un coup je me rends compte que je n'ai pas pu le toucher. J'avais envie de passer
les doigts dans ses cheveux rebelles, mais j'en étais incapable. J'en suis rétrospectivement
frustrée.
— J'ai aimé ce qui s'est passé dans l'ascenseur.
J'ai l'impression que mes paroles le troublent, mais je fais comme si de rien n'était en
me dirigeant vers la porte d'entrée.
Kate et Elliot sont assis à la table de la salle à manger. Les livres à quatorze mille dollars
ont été rangés. Kate, l'air à la fois sexy et débraillée, affiche un sourire béat qui ne lui
ressemble pas du tout. Christian me suit dans le salon et malgré son sourire « j'ai pris mon
pied toute la nuit », Kate lui adresse un regard soupçonneux.
— Salut, Ana.
Elle se lève d'un bond pour m'étreindre, puis me tient à bout de bras pour m'examiner,
fronce les sourcils et se tourne vers Christian.
— Bonjour Christian, lâche-t-elle, vaguement hostile.
— Mademoiselle Kavanagh, répond-il, raide et cérémonieux.
— Christian, appelle-la Kate, grogne Elliot.
— Kate.
Christian incline la tête poliment. Elliot sourit, se lève et me serre dans ses bras à son
tour.
— Salut, Ana.
Avec son sourire chaleureux et son regard bleu pétillant, il m'est aussitôt sympathique.
Manifestement, il ne ressemble en rien à Christian, mais il est vrai que ce sont tous les
deux des enfants adoptés.
— Salut, Elliot.
En lui souriant, je me rends compte que je mordille ma lèvre inférieure.
— Elliot, il faut qu'on y aille, dit doucement Christian.
— D'accord.
Elliot se tourne vers Kate et l'attire dans ses bras pour l'embrasser longuement. Bon
sang... prenez une chambre ! Je regarde mes pieds, gênée, puis je jette un coup d'oeil à
Christian qui m'observe attentivement. Pourquoi ne peut-il pas m'embrasser comme ça ?
Elliot, qui embrasse toujours Kate, la renverse en arrière jusqu'à ce que ses cheveux
touchent le sol.
— À plus, bébé.
Kate fond. Je ne l'ai jamais vue fondre. Les mots « avenante » et « docile » me traversent
l'esprit. Kate, docile ? Ça alors, Elliot doit vraiment être un bon coup. Christian lève les
yeux au ciel, puis me fixe avec une expression indéfinissable, peut-être légèrement
amusée. Il cale derrière mon oreille une mèche qui s'est échappée de ma queue-de-cheval
et ce contact me coupe le souffle ; j'incline la tête vers ses doigts. Son regard s'adoucit, et il
caresse ma lèvre inférieure de son pouce. Mon sang brûle mes veines. Puis, trop vite, il
retire sa main.
— À plus, bébé, murmure-t-il.
Je suis obligée de rire parce que ça ne lui va pas du tout de dire ça, mais même si je
sais qu'il plaisante, ce mot doux me remue profondément.
— Je passe vous prendre à 20 heures.
Il se dirige vers la porte, suivi d'Elliot qui se retourne pour souffler un baiser à Kate.
J'éprouve un pincement de jalousie.
— Alors, ça y est ? me demande Kate, qui trépigne de curiosité, tandis que nous les
regardons monter dans la voiture et s'éloigner.
— Non, dis-je sèchement en espérant la faire taire. Mais toi, oui, ça crève les yeux.
Je ne peux pas m'empêcher de l'envier. Kate réussit toujours à avoir son homme. Elle
est irrésistible, belle, sexy, drôle, effrontée... tout ce que je ne suis pas. Mais son sourire
est contagieux.
— Et je le revois ce soir.
Incapable de contenir sa joie, elle applaudit et saute sur place comme une petite fille, et
je ne peux pas m'empêcher d'être heureuse pour elle. Kate, amoureuse... ça va être
intéressant.
— Christian m'emmène à Seattle ce soir.
— Seattle ?
— Oui.
— Alors tu vas peut-être y passer ?
— Je l'espère.
— Donc, il te plaît.
— Oui.
— Assez pour...
— Oui.
Elle hausse les sourcils.
— Eh ben dis donc. Ana Steele qui craque enfin pour un homme, et c'est pour Christian
Grey, le millionnaire le plus sexy du monde, excusez du peu.
— Évidemment, il n'y a que son argent qui m'intéresse !
Nous pouffons de rire.
— Et ce chemisier, c'est nouveau, non ?
Je lui raconte les détails palpitants de ma nuit.
— Il t'a embrassée ? me demande-t-elle en se faisant du café.
Je rougis.
— Une fois.
— Une fois ?
Je hoche la tête, honteuse.
— Il est très réservé. Elle fronce les sourcils.
— Bizarre.
— Bizarre, le mot est faible.
— Il faut que tu sois absolument irrésistible ce soir, annonce-t-elle d'un air déterminé.
— Il faut surtout que je sois au boulot dans une heure.
— Ça nous donne largement assez de temps. Allez. Kate me prend par la main et
m'entraîne dans sa chambre.
La journée traîne en longueur chez Clayton's bien que nous soyons occupés. Je passe
deux heures à regarnir les rayons après la fermeture du magasin, tâche machinale qui me
donne trop de temps pour réfléchir. Je n'en ai pas eu l'occasion de la journée.
Sous la supervision de Kate, mes jambes et mes aisselles ont été rasées, mes sourcils
épilés, et je me suis fait un gommage de la tête aux pieds, expérience des plus
déplaisantes. Mais Kate m'assure que c'est à cela que les hommes s'attendent de nos
jours. Et à quoi d'autre s'attendra Christian ? Kate se méfie de lui, sans savoir pourquoi
au juste. Il a fallu que je lui promette de lui envoyer un SMS dès que j'arriverais à Seattle.
Je ne lui ai pas parlé de l'hélico : ça la ferait flipper.
Je dois aussi m'occuper du cas de José. Il m'a laissé trois messages, m'a appelée sept
fois sur mon portable et deux fois à la maison. Kate a été très vague quant à l'endroit où je
me trouvais. Il sait sûrement qu'elle me couvre, car Kate n'est jamais vague. Mais j'ai
décidé de le laisser mariner. Je suis encore trop fâchée contre lui.
Christian a parlé de papiers à signer : plaisante-t-il ou va-t’il vraiment falloir que je
signe un document ? J'ai beau me creuser la tête, je ne vois pas ce que ça peut être, et ça
m'énerve d'autant plus que j'ai le trac. Ce soir, c'est le grand soir ! Après avoir attendu si
longtemps, suis-je enfin prête ? Ma déesse intérieure me foudroie du regard en tapant de
son petit pied. Elle est prête depuis des années, et elle est prête à tout avec Christian
Grey. Mais je ne comprends toujours pas ce qu'il me trouve... moi, Ana Steele, si banale -
ça n'a aucun sens.
Comme prévu, il est ponctuel. Il sort de l'Audi pour m'ouvrir la portière et me sourit
chaleureusement.
— Bonsoir, mademoiselle Steele.
— Monsieur Grey.
J'incline poliment la tête en grimpant sur le siège arrière. Taylor est au volant.
— Bonsoir, Taylor.
— Bonsoir, mademoiselle Steele.
Sa voix est courtoise et professionnelle. Christian monte à côté de moi, me prend la
main et la presse doucement : rien que de le toucher, je suis remuée de la tête aux pieds.
— Comment a été votre journée ? me demande-t-il.
— Interminable.
— Moi aussi, j'ai trouvé le temps long.
— Vous avez fait quoi ?
— Je suis parti en randonnée avec Elliot.
Son pouce caresse le dos de ma main : mon coeur rate un battement et ma respiration
s'accélère. Comment arrive-t’il à me faire un tel effet ? Il lui suffît de toucher une toute
petite parcelle de mon corps pour que mes hormones se déchaînent.
L'héliport n'est pas loin et nous y parvenons en un rien de temps. Je me demande où se
trouve ce fameux hélicoptère. Nous sommes dans une zone construite, et même moi, je
sais que les hélicoptères ont besoin d'espace pour décoller et atterrir. Taylor se gare,
descend et m'ouvre la portière. Christian me rejoint aussitôt et me reprend la main.
— Prête ? me demande-t-il.
Je hoche la tête et j'ai envie de dire « à tout », mais je n'arrive pas à parler tant je suis
nerveuse et excitée.
— Taylor.
Il adresse un petit signe de tête au chauffeur et nous entrons dans l'édifice. Un
ascenseur ! Le souvenir de notre baiser revient me hanter. Je n'ai pensé qu'à ça toute la
journée en rêvassant à la caisse. Par deux fois, M. Clayton a dû me ramener sur terre.
Christian me regarde avec un sourire en coin. Il pense à la même chose que moi.
— Il n'y a que trois étages, dit’il sèchement, mais l'oeil pétillant.
Il est télépathe, ou quoi ?
Je tente de rester impassible quand nous entrons dans l'ascenseur. Dès que les portes
se referment, l'étrange courant électrique qui crépite entre nous m'ensorcèle de nouveau.
Je ferme les yeux, tentant en vain de l'ignorer. Cinq secondes plus tard, les portes
s'ouvrent sur le toit de l'immeuble où est posé un hélico blanc orné de GREY
ENTERPRISES HOLDINGS, INC. en lettres bleues, et du logo de la société. Ça ne serait
pas de l'abus de bien social, ça ?
Il me conduit dans un petit bureau où est installé un vieux bonhomme.
— Voici votre plan de vol, monsieur Grey. Toutes les vérifications préalables sont faites.
L'appareil est prêt. Vous pouvez décoller.
— Merci, Joe.
Christian lui sourit chaleureusement.
Ainsi, certaines personnes ont tout de même droit aux égards de Christian ? Ce vieux
bonhomme n'est peut-être pas son employé. Je le fixe, épatée.
— On y va, dit Christian.
L'hélicoptère est bien plus gros que je pensais. Je m'attendais à une version roadster,
mais il a au moins sept sièges. Christian ouvre la porte et m'indique un siège à l'avant.
— Asseyez-vous et ne touchez à rien, m'ordonne-t-il. Il referme la porte en la claquant.
Heureusement que le toit est éclairé, autrement j'aurais du mal à voir à l'intérieur du
cockpit. Je prends place sur le siège qu'il m'a indiqué et il s'accroupit à côté de moi pour
me passer un harnais à quatre points d'attache dont toutes les sangles se connectent dans
une boucle centrale. Il resserre les deux sangles supérieures, ce qui m'immobilise presque
entièrement. Il est tellement près de moi, tellement concentré sur ce qu'il fait. Si je pouvais
me pencher, j'aurais le nez dans ses cheveux - il sent le propre, le frais, c'est divin - mais je
suis fermement ligotée à mon siège. Il me regarde en souriant, comme s'il savourait une
éternelle petite plaisanterie comprise de lui seul. Il est si près que c'en est un supplice. Je
retiens mon souffle quand il tire sur l'une des sangles supérieures.
— Maintenant, vous ne pouvez plus vous échapper. Respirez, Anastasia, ajoute-t-il
doucement.
Il me caresse la joue et fait glisser ses longs doigts jusqu'à mon menton, qu'il attrape
entre le pouce et l'index. Il se penche vers moi et pose sur mes lèvres un petit baiser chaste
qui me laisse pantelante, le ventre crispé par ce contact exaltant et inattendu.
— J'aime bien ce harnais, chuchote-t-il. Quoi ?
Il s'assied à côté de moi et passe son propre harnais avant de s'engager dans une
procédure interminable : il vérifie des jauges, actionne des tas de manettes et de boutons
dans un assortiment insensé de cadrans et de voyants clignotant. Tout le tableau de bord
s'illumine.
— Mettez votre casque, me dit’il en m'indiquant des écouteurs.
Les pales du rotor se mettent à tourner avec un bruit assourdissant. Il met son propre
casque et continue d'actionner des manettes.
— J'effectue les vérifications avant décollage.
Sa voix désincarnée me parvient à travers les écouteurs. Je me tourne pour lui sourire.
— Vous savez ce que vous faites, au moins ? Il me sourit à son tour.
— J'ai ma licence de pilote depuis quatre ans, Anastasia. Vous êtes en sécurité avec
moi.
Il m'adresse un sourire féroce.
— En tout cas, tant que nous sommes dans les airs, ajoute-t-il avec un clin d'oeil.
Un clin d'oeil ? Christian ?
— Prête ?
Je hoche la tête, les yeux comme des soucoupes.
— O.K., tour de contrôle. PDX, ici Charlie Tango Golf-Golf Echo Hôtel, paré au
décollage. Merci de confirmer. Terminé.
— Ici PDX, Charlie Tango, décollage autorisé. Procédez à un quatre mille, direction zéro
un zéro, terminé.
— Bien reçu, contrôle, Charlie Tango paré, terminé. On y va, ajoute-t-il à mon intention,
et l'hélicoptère s'élève lentement dans les airs.
Peu à peu, les lumières de Portland s'estompent jusqu'à ne plus être que de petites
étoiles scintillantes qu'on contemplerait depuis l'intérieur d'un aquarium. Par cette nuit
sans lune, dès qu'on a pris de l'altitude, il n'y a plus rien à voir.
— C'est étrange, non ?
La voix de Christian résonne dans mes oreilles.
— Comment savez-vous que vous allez dans la bonne direction ?
Il désigne le GPS.
— L'Eurocopter EC135 est l'un des plus sûrs de sa catégorie. Il est équipé pour les vols
de nuit.
Il me jette un coup d'oeil et sourit.
— Il y a une hélistation sur le toit de mon immeuble. C'est là que nous allons nous
poser.
Ainsi, il habite un immeuble équipé d'une hélistation. Décidément, on ne joue pas dans
la même catégorie. Son visage est doucement éclairé par les lumières du tableau de bord.
Pendant qu'il consulte les différents cadrans, je contemple ses traits en douce. Il a un
profil superbe, nez droit, mâchoire carrée - j'aimerais faire courir ma langue le long de sa
mâchoire. Il ne s'est pas rasé et sa repousse de barbe rend cette perspective doublement
affriolante. Hum... J'aimerais sentir cette rudesse sur ma langue, mes doigts, mon visage.
— La nuit, on vole à l'aveugle. Il faut se fier aux instruments, m'explique-t-il,
interrompant ma rêverie érotique.
— C'est long, ce vol ? dis-je, légèrement haletante Je ne pensais pas au sexe, mais non,
pas du tout.
— Moins d'une heure. Nous avons le vent dans le dos.
Hum, Seattle en moins d'une heure... Pas étonnant que nous ayons pris l'hélico. Ainsi,
dans moins d'une heure, ce sera la grande révélation. Tous les muscles de mon ventre se
crispent. J'ai des papillons dans l'estomac. Quelle surprise me réserve-t-il ?
— Ça va, Anastasia ?
— Oui.
Je ne peux rien ajouter tant je suis nerveuse. Je crois qu'il me sourit, mais j'ai du mal à
voir dans le noir. Christian actionne une autre manette.
— PDX, ici Charlie Tango à un quatre mille, terminé. Il échange des informations avec la
tour de contrôle.
D'après ce que je comprends, nous sortons de l'espace aérien de l'aéroport de Portland
pour entrer dans celui de l'aéroport international de Seattle.
— Bien reçu, Sea-Tac, en stand-by, terminé... Regardez, là-bas, me dit’il en désignant
un petit point lumineux au loin. C'est Seattle.
— C'est comme ça que vous vous y prenez pour impressionner les femmes ? « Venez
faire un tour dans mon hélicoptère » ?
Je suis sincèrement curieuse.
— Je n'ai jamais emmené de femme à bord de cet appareil, Anastasia. C'est encore une
première pour moi.
Ça alors. Je ne m'attendais pas à cette réponse. Encore une première ? Ah oui, parce
qu'il a dormi avec moi.
— Vous êtes donc impressionnée, Anastasia ?
— Je suis ébahie, Christian. Il sourit.
— Ébahie ?
L'espace d'un instant, il a de nouveau son âge. Je hoche la tête.
— Vous êtes tellement... compétent.
— Merci, mademoiselle Steele.
Je crois que ça lui fait plaisir, mais je n'en suis pas sûre.
Nous volons en silence un moment. La tache lumineuse de Seattle s'agrandit peu à peu.
— Tour de Sea-Tac à Charlie Tango. Plan de vol à Escala en place. Veuillez procéder.
Mettez-vous en stand-by. Terminé.
— Ici Charlie Tango, bien reçu, Sea-Tac. En stand-by, terminé.
— Vous adorez faire ça, ça se voit.
— Quoi ?
Il m'adresse un coup d'oeil perplexe dans la pénombre.
— Piloter.
— Ça exige du self-control et de la concentration... Tout ce que j'aime. Mais ce que je
préfère, c'est le vol à voile.
— Le vol à voile ?
— Oui. Le planeur.
Des loisirs onéreux. Je me rappelle qu'il m'avait expliqué ça lors de l'interview. Moi,
j'aime la lecture et, de temps en temps, je vais au cinéma.
— Charlie Tango, à vous, terminé.
La voix désincarnée du contrôleur aérien interrompt ma rêverie. Christian répond, calme
et assuré. Seattle se rapproche. Nous sommes parvenus aux abords de la ville. C'est
absolument magnifique, Seattle de nuit vu du ciel...
— C'est beau, non ? murmure Christian.
Je hoche la tête, enthousiaste. On dirait un décor de cinéma géant, par exemple celui du
film préféré de José,
Blade Runner. Tiens, à propos... Le souvenir de la tentative de baiser de José me
taraude. Je commence à me trouver un peu cruelle de ne pas l'avoir rappelé. Mais bon, ça
peut attendre jusqu'à demain... non ?
— Nous arrivons dans quelques minutes.
Tout d'un coup, le sang me bat dans les oreilles, mon coeur s'affole et une bouffée
d'adrénaline envahit mon corps. Christian recommence à parler à la tour de contrôle, mais
je n'écoute plus. Je pense que je vais m'évanouir. Mon destin est entre ses mains.
Nous survolons des immeubles ; droit devant, je distingue un gratte-ciel équipé d'une
hélistation, avec « Escala » peint en blanc sur le toit de l'édifice. Il se rapproche de plus en
plus, grandissant comme mon angoisse. Je suis sûre qu'il ne me trouvera pas à la
hauteur. Je regrette de ne pas avoir emprunté une robe à Kate, mais avec mon jean noir,
mon chemisier vert menthe et la veste noire de Kate, je suis tout de même assez chic. Je
m'agrippe de plus en plus fort au bord de mon siège. Ça va aller.
L'hélicoptère ralentit et vole sur place avant de se poser sur le toit de l'édifice. J'ai
l'estomac noué, sans savoir si c'est parce que je suis impatiente, paniquée ou soulagée
d'être arrivée vivante. Christian coupe le contact ; les pales ralentissent jusqu'à ce que je
n'entende plus que le bruit de mon propre souffle. Il retire son casque et tend le bras pour
me retirer le mien.
— On y est, dit’il doucement.
Son visage est à demi plongé dans l'ombre, à demi éclairé par les feux d'approche.
Chevalier noir, chevalier blanc : c'est une bonne métaphore pour Christian. Il a l'air tendu.
Sa mâchoire est crispée. Il défait son harnais, puis le mien. Son visage n'est qu'à quelques
centimètres.
— Vous n'êtes pas obligée de faire ce que vous ne voulez pas faire. Vous le savez, n'estce
pas ?
Il parle d'une voix sérieuse, presque désespérée ; son regard exprime une telle passion
que j'en suis désarçonnée.
— Je ne ferai rien que je ne veux pas faire, Christian.
En prononçant ces mots, je ne suis pas très convaincue : en ce moment précis, je ferais
sans doute n'importe quoi pour cet homme. Mais ça le calme.
Il me regarde d'un air circonspect, puis, bien qu'il soit très grand, se glisse
gracieusement jusqu'à la porte pour l'ouvrir. Il sort d'un bond, attend que je le suive et
prend ma main pour m'aider à descendre. Le vent est violent, et l'idée de marcher au
sommet d'un immeuble de trente étages sans garde-fou me fait peur. Christian m'enlace
Cinquante Nuances de Grey
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par la taille et m'attire contre lui.
— Venez, hurle-t-il pour se faire entendre malgré les bourrasques.
Il m'entraîne vers un ascenseur et, après avoir composé un code sur un clavier, les
portes s'ouvrent. Il fait chaud dans la cabine ; toutes les parois sont en miroir de sorte je
peux voir Christian se réfléchir à l'infini dans quelque direction que je me tourne : le plus
merveilleux, c'est qu'il me tient aussi dans ses bras à l'infini. Christian compose un autre
code, les portes se referment et la cabine descend.
Quelques instants plus tard, nous nous retrouvons dans un vestibule tout blanc dont
les murs sont couverts de tableaux, au milieu duquel trône une grande table ronde en bois
sombre ornée d'un gigantesque bouquet de fleurs blanches. Christian ouvre une porte
double donnant sur un couloir, blanc également, qui débouche sur un espace à double
hauteur de plafond - « gigantesque », c'est peu dire - dont un des murs, tout en verre,
donne sur un balcon qui domine Seattle.
À droite, un imposant canapé en forme de « U » où dix adultes tiendraient à l'aise fait
face à une cheminée moderne en inox - ou en platine, si ça se trouve - dans laquelle une
flambée brûle doucement. A gauche, près de l'entrée, le coin cuisine, avec des plans de
travail en bois sombre et un bar pour six personnes.
Près du coin cuisine, devant le mur en verre, une table de seize places. Dans un coin,
un piano à queue. Tiens donc... il joue du piano. Avec sa débauche d'oeuvres d'art de
toutes les tailles et de toutes les formes, cet appartement ressemble plus à une galerie qu'à
un lieu de vie.
— Puis-je prendre votre veste ? me demande Christian.
Je secoue la tête. J'ai encore froid.
— Vous voulez boire quelque chose ?
Après hier soir ? Il plaisante, ou quoi ? Une seconde, je songe à lui demander une
margarita, mais je n'en ai pas le culot.
— Je vais prendre un verre de vin blanc. Vous m'accompagnez ?
— Oui, s'il vous plaît.
Je m'avance jusqu'au mur en verre, qui s'ouvre sur le balcon par une porte en
accordéon. Seattle brille de tous ses feux. Je retourne vers le coin cuisine alors que
Christian débouche une bouteille de vin. Il a retiré sa veste.
— Pouilly Fumé, ça vous va ?
— Je ne connais rien au vin, Christian. Je suis sûre que ce sera parfait.
Ma voix est douce et hésitante. Mon coeur bat la chamade. J'ai envie de m'enfuir. Il est
riche. Sérieusement, outrancièrement riche, sans doute autant que Bill Gates. Qu'est-ce
que je fous ici ? Tu sais très bien ce que tu fous ici, ricane ma conscience. En effet : je veux
coucher avec Christian Grey.
— Tenez.
Il me tend un verre de vin. Même les verres font riche... ils sont lourds, en cristal, de
style contemporain. Je goûte : le vin est léger, frais et délicieux.
— Vous ne dites plus rien, vous ne rougissez même pas. D'ailleurs, je ne vous ai jamais
vue aussi pâle, Anastasia. Avez-vous faim ?
Je secoue la tête. Ce n'est pas de nourriture que j'ai faim.
— C'est très grand, chez vous.
— C'est grand, acquiesça-t-il, l'oeil pétillant.
Je bois une autre gorgée de vin.
— Vous jouez ? dis-je en désignant le piano du menton.
— Oui.
— Bien ?
— Oui.
— Évidemment. Y a-t’il des choses que vous ne fassiez pas bien ?
— Quelques-unes.
Il boit une gorgée de vin sans me quitter des yeux. Je sens son regard me suivre quand
je me retourne pour examiner la pièce. En fait, « pièce » n'est pas le bon mot. Ceci n'est
pas une pièce : c'est une déclaration d'intention.
— Voulez-vous vous asseoir ?
Je hoche la tête. Me prenant par la main, il me conduit vers le grand canapé. Tout d'un
coup, je songe que j'éprouve la même chose que Tess lorsqu'elle découvre le manoir du
célèbre Alec d'Urberville. Cette idée me fait sourire.
— Qu'est-ce qui vous amuse ?
Il s'assied à côté de moi et se tourne pour me faire face. Accoudé au dossier du canapé,
il pose la tête dans sa main droite.
— Pourquoi m'avez-vous offert Tess d'Urberville ? Christian me regarde fixement un
moment. Je crois que ma question l'a pris de court.
— Vous m'aviez dit que vous aimiez Thomas Hardy.
— C'est la seule raison ?
Même moi, j'entends à quel point j'ai l'air déçue. Il pince les lèvres.
— Ça m'a semblé approprié. Je pourrais vous mettre sur un piédestal comme Angel
Clare ou bien vous avilir comme Alec d'Urberville, murmure-t-il, l'oeil sombre et menaçant.
Je soutiens son regard.
— S'il n'y a que ça comme choix, je choisis d'être avilie. Ma conscience me dévisage,
abasourdie. Christian aussi.
— Anastasia, arrêtez de vous mordiller la lèvre, s'il vous plaît. Ça me déconcentre. Vous
ne savez pas de quoi vous parlez.
— C'est pour ça que je suis ici. Il fronce les sourcils.
— Vous permettez que je m'absente un instant ?
Il disparaît deux minutes dans une autre pièce au bout du salon, et en revient avec un
document.
— Ceci est un accord de confidentialité. Mon avocat y tient, m'explique-t-il en haussant
les épaules - il a quand même l'élégance d'avoir l'air un peu gêné.
Il me le remet. Je suis profondément perplexe.
— Si vous choisissez l'option deux, l'avilissement, vous devrez signer ceci.
— Et si je ne signe pas ?
— Alors ce sera le piédestal d'Angel Clare.
— Que signifie cet accord ?
— Que vous ne pourrez rien révéler de ce qui aura lieu entre nous. Rien, à personne.
Je le dévisage, incrédule. Bordel de merde, alors c'est grave, vraiment grave, ce qui me
rend d'autant plus curieuse d'avoir le fin mot de l'histoire.
— Très bien, je signe. Il me tend un stylo.
— Vous ne lisez pas avant ?
— Non.
Il fronce les sourcils.
— Anastasia, il faut toujours lire avant de signer.
— Christian, ce que vous ne comprenez pas, c'est que je ne parlerai de nous à personne.
Pas même à Kate. Alors peu importe que je signe cet accord. Si vous y tenez, vous ou votre
avocat, alors très bien. Je signe.
Il me contemple et hoche gravement la tête.
— Bien raisonné, mademoiselle Steele.
Je signe sur la ligne pointillée des deux exemplaires et je lui en rends un. Pliant l'autre,
je le glisse dans mon sac et j'avale une grande gorgée de vin. Je me donne des airs de
bravoure mais je n'en mène pas large.
— Donc, vous allez me faire l'amour ce soir, Christian ? Merde, j'ai vraiment dit ça ? Sa
bouche s'entrouvre, mais il se ressaisit aussitôt.
— Non, Anastasia. Premièrement, je ne fais pas l'amour. Je baise... brutalement.
Deuxièmement, il y a encore des papiers à signer. Et troisièmement, vous ne savez pas
encore à quoi vous vous engagez. Quand vous l'apprendrez, vous risquez de fuir à toutes
jambes. Venez, je vais vous montrer ma salle de jeux.
Baiser brutalement ? Merde alors, qu'est-ce que c'est... cochon. Mais pourquoi veut-il
me montrer sa salle de jeux ?
— Vous voulez qu'on joue avec votre Xbox ? Il part d'un grand rire.
— Non, Anastasia, ni avec ma Xbox ni avec ma PlayStation. Venez.
Il se lève, me tend la main et me conduit au bout du couloir. À droite de la double porte
par laquelle nous sommes entrés se trouve une autre porte donnant sur un escalier. Nous
montons au premier et prenons à droite. Tirant une clé de sa poche, il déverrouille une
nouvelle porte et inspire profondément.
— Vous pouvez partir à n'importe quel moment. L'hélico est en stand-by pour vous
emmener où vous voulez, ou alors vous pouvez passer la nuit ici et rentrer chez vous
demain matin. C'est à vous de décider.
— Ouvrez-la, cette satanée porte, Christian.
Même si je meurs d'envie de savoir ce qu'il y a de l'autre côté, je m'arrête un instant
pour le dévisager tandis qu'il s'efface pour me laisser passer. Puis, inspirant
profondément, j'entre.
Là, j'ai l'impression d'être remontée dans le temps jusqu'au xve siècle, à l'époque de
l'Inquisition espagnole.
Bordel de merde.
vendredi 29 novembre 2013
dimanche 24 novembre 2013
CINQUANTE NUANCES DE GREY: CHAPITREV
Silence. Lumière tamisée. Je suis bien au chaud dans un lit. Mm... J'ouvre les yeux et,
pendant un instant, je savoure la sérénité de cette chambre inconnue, dont la tête de lit en
forme de soleil m'est pourtant curieusement familière, tout comme la palette de tons
bruns, beiges et dorés du décor luxueux. Mon cerveau embrumé tâtonne dans mes
souvenirs récents. Une suite de l'hôtel Heathman... Et merde. Je suis dans la suite de
Christian Grey. Qu'est-ce que je fais là ?
Des souvenirs épars remontent lentement à la surface. La boisson - aïe, j'ai trop bu -, le
coup de fil - aïe, je l'ai appelé -, les vomissements - aïe, j'ai vomi -, José, Christian. Non,
non, non ! Je me recroqueville. Je ne me rappelle pas comment je suis arrivée jusqu'ici. Je
porte mon tee-shirt, mon soutien-gorge et ma culotte. Pas de chaussettes. Pas de jean. Et
merde.
Je jette un coup d'oeil à la table de chevet. Un verre de jus d'orange et deux comprimés
d'Advil : en authentique maniaque du contrôle, il a tout prévu. Je m'assieds pour avaler
les comprimés. En fait, je ne me sens pas si mal que ça. Le jus d'orange a un goût divin.
On frappe à la porte. Mon coeur ne fait qu'un bond et je n'arrive pas à retrouver ma voix.
Il entre sans y être invité.
Il a déjà fait sa gym, car il porte un pantalon de survêt gris qui lui descend sur les
hanches et un tee-shirt gris sans manches trempé de sueur, comme ses cheveux. La sueur
de Christian Grey... rien que cette idée me trouble. J'inspire profondément en fermant les
yeux, comme quand j'avais deux ans. Si je ferme les yeux, je ne suis pas vraiment là.
— Bonjour, Anastasia. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux que ce que je mérite.
Il dépose un gros sac en plastique sur une chaise et agrippe la serviette qui lui pend
autour du cou. Comme toujours, je n'arrive pas à deviner ce qu'il pense.
— Comment suis-je arrivée ici ? fais-je d'une petite voix contrite.
Il s'assied au bord du lit, assez près de moi pour que je le touche, que je le sente. Oh
mon Dieu... la sueur, le gel douche, et Christian. C'est un cocktail enivrant -bien plus
qu'une margarita, et désormais je parle d'expérience.
— Vous vous êtes évanouie, et je n'ai pas voulu faire courir aux sièges de ma voiture le
risque de vous raccompagner chez vous. Alors je vous ai emmenée ici, m'explique-t-il,
flegmatique.
— C'est vous qui m'avez couchée ?
— Oui.
— J'ai encore vomi ?
— Non.
— Vous m'avez déshabillée ?
— Oui.
Il hausse un sourcil ; je rougis furieusement.
— Nous n'avons pas... ?
Ma bouche est trop sèche pour que je termine la question.
— Anastasia, vous étiez dans le coma. La nécrophilie, ça n'est pas mon truc. J'aime
qu'une femme soit consciente et réceptive.
— Je suis vraiment navrée. Il a un petit sourire ironique.
— Ce fut une soirée très divertissante. Je ne risque pas de l'oublier.
Moi non plus - hé, il se moque de moi, ce salaud.
— Je ne vous ai pas obligé à me repérer avec vos gadgets à la James Bond, que vous
êtes sans doute en train de développer pour les vendre au plus offrant !
Il me dévisage, étonné et, si je ne m'abuse, un peu blessé.
— Premièrement, la technologie nécessaire à tracer les appels des téléphones portables
est largement disponible sur Internet. Deuxièmement, ma société ne fabrique pas
d'appareils de surveillance. Troisièmement, si je n'étais pas venu vous chercher, vous vous
seriez sans doute réveillée dans le lit de ce photographe, et si j'ai bien compris, vous n'étiez
pas particulièrement ravie qu'il vous poursuive de ses assiduités.
Qu'il me poursuive de ses assiduités ? Je lève les yeux vers Christian, qui me dévisage
d'un air sévère, sans arriver à retenir un gloussement.
— Vous vous êtes échappé d'une chronique médiévale, ou quoi ? Vous parlez comme un
preux chevalier.
Son regard se radoucit aussitôt et son expression devient plus chaleureuse.
— Anastasia, ça m'étonnerait. Ou alors, un chevalier noir, ajoute-t-il avec un petit
sourire ironique. Vous avez mangé hier soir ?
Sa voix est accusatrice. Je secoue la tête. Quelle transgression majeure ai-je donc osé
commettre là ? Sa mâchoire se crispe, mais il demeure impassible.
— Il faut que vous mangiez. C'est pour ça que vous avez été aussi malade. Manger avant
de boire, c'est la règle numéro un.
Il passe sa main dans ses cheveux, exaspéré.
— Vous allez me gronder encore longtemps comme ça ?
— Je vous gronde ?
— Je crois.
— Vous avez de la chance que je ne fasse que vous gronder.
— C'est-à-dire ?
— Si vous étiez à moi, après votre petite escapade d'hier soir, vous ne pourriez pas vous
asseoir pendant une semaine. Vous n'avez rien mangé, vous vous êtes saoulée, vous vous
êtes mise en danger.
Il ferme les yeux, une expression d'horreur parcourt brièvement ses traits, et il frémit.
Quand il les rouvre, c'est pour me foudroyer du regard :
— J'ai peur quand je pense à ce qui aurait pu vous arriver.
Qu'est-ce qu'il en a à foutre ? Si j'étais à lui... Eh bien je ne suis pas à lui. Même si, en
fait, ça me plairait. Je rougis de l'impudence de ma déesse intérieure, qui danse comme
une folle en jupe hawaïenne rouge rien qu'à l'idée de lui appartenir.
— Il ne me serait rien arrivé. J'étais avec Kate.
— Et le photographe ?
Hum... le jeune José. Il va falloir que je l'affronte tôt ou tard.
— José a un peu dépassé les bornes, c'est tout. Je hausse les épaules.
— La prochaine fois qu'il dépasse les bornes, quelqu'un devra lui enseigner les bonnes
manières.
— Vous êtes adepte de la discipline, on dirait.
— Anastasia, vous ne savez pas à quel point vous avez raison.
Il plisse les yeux en souriant malicieusement. C'est désarmant. Un instant, je suis
déroutée et furieuse et l'instant d'après, son sourire magnifique me fait craquer. Il sourit si
rarement. Du coup, j'oublie totalement ce dont il est en train de parler.
— Je vais prendre une douche. A moins que vous ne préfériez passer en premier ?
Il penche la tête sur son épaule sans arrêter de sourire. Mon coeur s'emballe, et mon
bulbe rachidien oublie de me dire de respirer. Le sourire de Grey s'élargit. Il tend la main
et caresse du pouce ma joue et ma lèvre inférieure.
— Respirez, Anastasia, chuchote-t-il en se levant. Le petit déjeuner sera là dans quinze
minutes. Vous devez être affamée.
Il se dirige vers la salle de bains et referme la porte derrière lui.
Je lâche enfin le souffle que je retenais. Pourquoi est’il aussi follement séduisant ? En ce
moment, j'ai envie d'aller le rejoindre dans la douche. Je n'ai jamais éprouvé ça pour qui
que ce soit. Mes hormones sont en pleine ébullition. Ma peau picote là où son pouce a
parcouru ma joue et ma lèvre inférieure. Je me tortille, prise d'un besoin, d'une douleur...
Je ne comprends rien à cette réaction. Tiens... ça doit être ça, le désir.
Je me rallonge sur les oreillers en plume. Si vous étiez à moi. Oh mon Dieu - qu'est-ce
que je ne ferais pas pour être à lui ? C'est le seul homme qui m'ait jamais excitée. Et
pourtant, il est exaspérant, difficile, compliqué, déroutant. Un instant il me repousse,
l'instant d'après il m'envoie des livres à quatorze mille dollars et me traque comme un
harceleur. Et malgré tout cela, je viens de passer la nuit dans sa suite et je me sens en
sécurité. Protégée. Il m'aime assez pour me secourir quand il me croit en danger. Ce n'est
pas un chevalier noir mais un chevalier blanc dans une armure étincelante, un héros de
roman, un Gauvain ou un Lancelot.
Je saute hors du lit pour chercher mon jean. Christian émerge de la salle de bains
encore mouillé, la peau luisante, pas rasé, avec juste une serviette autour des reins.
— Au fait, votre jean est au pressing. Il était éclaboussé de vomi.
— Oh.
Je vire à l'écarlate. Pourquoi, mais pourquoi me prend-il toujours en défaut ?
— J'ai envoyé Taylor vous acheter un autre jean et des chaussures. Tout est dans le sac
sur la chaise.
Des vêtements propres. Quelle bénédiction.
— Euh... je vais prendre une douche. Merci.
Je saisis le sac et fonce vers la salle de bains pour fuir la proximité de la nudité
troublante de Christian, qui n'a rien à envier à celle du David de Michel-Ange.
La pièce est embuée. Je me déshabille et entre rapidement dans la douche, impatiente
de me retrouver sous son jet purifiant. Je tends mon visage à la cascade d'eau chaude. J'ai
envie de Christian Grey. Pour la première fois de ma vie, j'ai envie de coucher avec un
homme. Je veux sentir ses mains et sa bouche sur moi.
Il dit qu'il aime qu'une femme soit consciente et réceptive. Donc, il n'a pas fait voeu de
chasteté. Mais il ne m'a fait aucune avance. Je ne comprends pas. Est-ce qu'il a envie de
moi ou est-ce que je le dégoûte ? La semaine dernière, il n'a pas voulu m'embrasser.
Pourtant, cette nuit, il m'a emmenée ici. À quoi joue-t-il ? Tu as passé toute la nuit dans
son lit et il ne t'a pas touchée, Ana. Tires-en les conclusions qui s'imposent. Ma conscience
vient de se manifester dans toute sa mesquinerie. Je fais comme si je ne l'entendais pas.
L'eau chaude me réconforte. Mm... Je pourrais rester dans cette douche, dans cette salle
de bains, a jamais. Je m'enduis de son gel douche de la tête aux pieds, en fantasmant que
c'est lui qui fait mousser ce savon au parfum divin sur mon corps, mes seins, mon ventre,
entre mes cuisses, avec ses grands doigts. Oh mon Dieu. Mon coeur s'emballe à nouveau.
C'est si... bon.
— Le petit déjeuner est servi.
En frappant à la porte, il m'a brutalement tirée de ma rêverie erotique.
Sortant de la douche, j'attrape deux serviettes pour me faire un turban de l'une et me
sécher en vitesse avec l'autre. Sur ma peau hypersensible, ce contact est agréable.
J'inspecte le contenu du sac. Taylor m'a non seulement acheté un jean et des Converse,
mais aussi un chemisier bleu clair, des chaussettes, un soutien-gorge et une culotte - bien
qu'une description aussi banale et utilitaire ne rende pas justice à cette exquise lingerie
française en soie et en dentelle bleu poudre. Waouh. Tout me va parfaitement. Je rougis
en songeant que c'est Coupe-en-Brosse qui m'a choisi ces articles. Quelles autres
attributions figurent dans la description de son poste ?
Je m'habille rapidement et me sèche les cheveux avec la serviette avant de tenter de les
mater. Comme d'habitude, ils refusent d'obtempérer : seule option, les attacher. J'ai peutêtre
un élastique dans mon sac ? J'inspire profondément. Il est temps d'affronter monsieur
Surprenant.
Je suis soulagée de trouver la chambre déserte. Mon sac à main n'y est pas. J'inspire de
nouveau et passe au salon. Il est immense, avec des canapés, des fauteuils, des tas de
coussins, une table basse où sont empilés des beaux livres, un coin bureau avec un iMac
dernière génération et un énorme écran plasma au mur. Christian, attablé à l'autre bout
de la pièce, lit le journal. La table est aussi vaste qu'un court de tennis. Je ne joue pas au
tennis mais j'ai déjà regardé jouer Kate, et...
— Merde ! Kate ! Christian lève les yeux.
— Elle sait que vous êtes ici et que vous êtes encore vivante. J'ai envoyé un SMS à Elliot,
m'apprend-il avec un brin d'ironie.
Je me rappelle sa danse enfiévrée de la veille, ses mouvements calculés pour produire
l'effet maximal... Draguer le frère de Christian, excusez du peu ! Donc, elle est toujours
avec Elliot. Ça ne lui est arrivé que deux fois, d'avoir une aventure d'une nuit ; les deux
fois, j'ai dû supporter son hideux pyjama rose pendant une semaine. Et qu'est-ce qu'elle
va penser de moi ? Je n'ai jamais découché.
Christian me dévisage d'un air impérieux. Il porte une chemise en lin blanc au col et
aux poignets déboutonnés.
— Asseyez-vous, m'ordonne-t-il en désignant une -chaise.
Je traverse la pièce pour m'asseoir en face de lui. La table est chargée de nourriture.
— Je ne savais pas ce que vous aimiez alors j'ai commandé un peu de tout.
Il m'adresse un petit sourire d'excuse.
— C'est très extravagant de votre part.
Cette abondance me déroute, bien que je sois affamée.
— Oui, en effet.
On dirait qu'il se sent réellement coupable.
J'opte pour des pancakes, du sirop d'érable, des oeufs brouillés et du bacon. Christian
retient un sourire en revenant à son omelette aux blancs d'oeufs. Tout est délicieux.
— Thé?
— Oui, s'il vous plaît.
Il me tend un petit pot d'eau chaude et une soucoupe avec un sachet de Twinings
English Breakfast Tea. Ça alors, il se rappelle mon thé préféré !
— Vous avez les cheveux mouillés, me gronde-t-il.
— Je n'ai pas trouvé le sèche-cheveux.
En fait, je ne l'ai pas cherché. Christian pince les lèvres mais ne dit rien.
— Merci pour les vêtements.
— Ça m'a fait plaisir, Anastasia. Cette couleur vous va bien.
Je rougis en regardant mes doigts.
— Vous savez, il faut que vous appreniez à accepter les compliments.
— Je vais vous rembourser pour ces vêtements.
Il me regarde comme si je l'avais insulté, mais j'insiste :
— Vous m'avez déjà offert les livres, qu'évidemment je ne peux pas accepter. Mais ces
vêtements... je vous en prie, laissez-moi vous rembourser.
Je lui souris timidement.
— Anastasia, croyez-moi, j'ai les moyens de vous les offrir.
— Là n'est pas la question. Pourquoi me faire un tel cadeau ?
— Parce que je le peux.
Une étincelle malicieuse s'allume dans son regard.
— Simplement parce que vous le pouvez, ça ne veut pas dire que vous le devez.
Il hausse un sourcil, le regard pétillant, et, tout d'un coup, j'ai l'impression que nous
parlons d'autre chose, mais de quoi ? Ce qui me rappelle que...
— Pourquoi m'avez-vous offert ces livres, Christian ? Il pose ses couverts et me scrute
intensément, le regard brûlant d'une émotion insondable. Oh la vache, j'en ai la bouche
sèche.
— Quand vous avez failli vous faire renverser par ce cycliste, que je vous tenais dans
mes bras et que vous me regardiez comme pour me dire « embrassez-moi, Christian »...
Il se tait un instant et hausse les épaules.
— ... j'ai eu le sentiment que je vous devais des excuses et un avertissement.
Il passe sa main dans ses cheveux.
— Anastasia, je ne suis pas du genre à offrir des fleurs et des chocolats... Les histoires
d'amour, ça n'est pas mon truc. J'ai des goûts très particuliers. Vous devriez m'éviter.
Il ferme les yeux, comme s'il s'avouait vaincu.
— Il y a quelque chose en vous qui m'attire irrésistiblement, ajoute-t-il. Mais je crois que
vous l'aviez déjà deviné.
Mon appétit disparaît. Qui l'attire irrésistiblement !
— Alors ne résistez pas.
Il inspire brusquement, les yeux écarquillés.
— Vous ne savez pas ce que vous dites.
— Expliquez-moi.
Nous nous regardons dans les yeux sans toucher notre nourriture.
— Donc, vous n'avez pas fait voeu de chasteté ? Une lueur amusée traverse son regard.
— Non, Anastasia, je ne suis pas chaste.
Il se tait un instant pour me laisser enregistrer cette information, et je m'empourpre. Je
n'arrive pas à croire que j'aie parlé à haute voix. Mon filtre est encore tombé en panne.
— Quels sont vos projets pour les jours qui viennent ? me demande-t-il.
— Je travaille aujourd'hui à partir de midi. Il est quelle heure ?
Tout d'un coup, je panique.
— Un peu plus de 10 heures : vous avez tout votre temps. Et demain ?
Il a posé les coudes sur la table et soutient son menton de ses longs doigts joints.
— Kate et moi, nous allons commencer à faire nos cartons. Nous déménageons à Seattle
la semaine prochaine, et je travaille chez Clayton's toute la semaine.
— Vous avez déjà trouvé un appartement à Seattle ?
— Oui.
— Où ?
— Je ne me rappelle pas l'adresse. C'est dans le quartier de Pike Market.
— Pas loin de chez moi, sourit-il. Qu'allez-vous faire à Seattle ?
Où veut-il en venir ? L'inquisition à la Christian Grey est presque aussi agaçante que la
version Katherine Kavanagh.
— J'ai envoyé des candidatures de stages. J'attends des nouvelles.
— Avez-vous demandé un stage chez moi, comme je vous l'ai suggéré ?
Je rougis... Ça va pas, la tête ?
— Euh... non.
— Qu'est-ce que vous lui reprochez, à ma compagnie ?
— A votre compagnie ou à votre compagnie ?
— Vous moqueriez-vous de moi, mademoiselle Steele ?
Il penche la tête sur son épaule et je crois qu'il s'amuse, mais je n'en suis pas sûre. Je
rougis en fixant mon assiette. Je n'arrive pas à le regarder dans les yeux quand il me parle
sur ce ton-là.
— J'aimerais bien mordre cette lèvre, chuchote-t-il d'un air sombre.
Je tressaille. Je ne m'étais pas rendu compte que je me mordillais la lèvre inférieure.
J'en reste bouche bée. Personne ne m'a jamais rien dit d'aussi sexy. Mon coeur s'affole, je
tremble, alors qu'il ne m'a même pas touchée. Soutenant son regard ténébreux, je relève le
défi :
— Pourquoi pas ?
— Parce que je ne veux pas vous toucher, Anastasia. Pas avant d'avoir obtenu votre
consentement écrit, précise-t-il en esquissant un sourire.
Quoi ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Exactement ce que j'ai dit.
Il soupire en secouant la tête, à la fois amusé et exaspéré.
— Il faut que je vous explique tout ça, Anastasia. A quelle heure finissez-vous de
travailler ?
— Vers 20 heures.
— Nous pourrions aller à Seattle ce soir ou samedi prochain, comme vous voulez, pour
dîner chez moi, et je vous expliquerai.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Parce que je savoure mon petit déjeuner en votre compagnie. Une fois que vous
saurez, vous ne voudrez sans doute plus me revoir.
Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Est-ce qu'il réduit les petits enfants en esclavage dans
un trou perdu de la planète ? Fait-il partie d'un cartel de la drogue ? Cela expliquerait
pourquoi il est aussi riche. Est’il profondément croyant ? Impuissant ? Il me faut résoudre
l'énigme de Christian Grey dès que possible. Si son secret est tellement immonde que je ne
voudrai plus le revoir, alors franchement, ça me soulagera. Ne te raconte pas de bobards,
me hurle ma conscience, il faudrait que ce soit vraiment épouvantable pour te faire partir en
courant.
— Ce soir.
Il hausse un sourcil.
— Comme Eve, vous avez hâte de croquer le fruit de l'arbre de la connaissance, ricane-til.
— Vous moqueriez-vous de moi, monsieur Grey ? Quel tour de phrase prétentieux...
Il prend son BlackBerry.
— Taylor, j'aurai besoin de Charlie Tango. Charlie Tango ? C'est qui, celui-là ?
— De Portland, disons à 20 h 30... Non, à disposition à l’Escala... Toute la nuit.
Toute la nuit ?
— Oui. Jusqu'à demain matin. Je le piloterai moi-même de Portland à Seattle.
Piloterai ?
— Ensuite, je veux qu'un pilote reste à disposition à Seattle à partir de 22 h 30.
Il pose le téléphone. Ni s'il vous plaît ni remerciement.
— Les gens font-ils toujours ce que vous leur demandez ?
— En général, s'ils veulent garder leur poste.
— Et s'ils ne travaillent pas pour vous ?
— Je suis capable d'être très persuasif, Anastasia. Finissez votre petit déjeuner. Ensuite
je vous déposerai chez vous. Je passerai vous prendre chez Clayton's à 20 heures. Nous
irons en hélico à Seattle.
— En hélico ?
— Oui, j'ai un hélicoptère privé.
J'en reste bouche bée. Mon deuxième rendez-vous avec le mystérieux M. Grey, et je
passe direct du café à l'hélico. Ça alors.
— On va en hélicoptère à Seattle ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Il sourit d'un air malicieux.
— Parce que je le peux. Finissez votre petit déjeuner.
Comment pourrais-je en avaler une bouchée ? Je vais en hélico à Seattle avec Christian
Grey ! En plus, il a envie de mordre ma lèvre inférieure...
— Mangez, répète-t-il plus sèchement. Anastasia, je déteste qu'on gaspille la
nourriture... mangez.
— Je ne peux pas avaler tout ça. Je désigne ce qui reste sur la table.
— Videz votre assiette. Si vous aviez mangé hier, vous ne seriez pas ici aujourd'hui, et je
n'aurais pas été obligé de dévoiler mon jeu aussi rapidement.
Il se pince les lèvres. J'attaque mon assiette, où tout est froid maintenant. Tout ça me
coupe l'appétit, Christian. Vous ne comprenez donc pas ? Mais je suis trop lâche pour le
dire à haute voix, surtout quand il boude. On dirait un petit garçon. Cette idée m'amuse.
— Qu'est-ce qui vous fait rire ? me demande-t-il.
Je secoue la tête car je n'ose pas le lui dire non plus, et je ne lève plus les yeux de mon
assiette avant d'avoir avalé ma dernière bouchée de pancake. Il me regarde d'un air pensif.
— Bravo. Je vous raccompagnerai chez vous quand vous vous serez séché les cheveux.
Je ne tiens pas à ce que vous tombiez malade.
Ces paroles recèlent une sorte de promesse. Que veut-il dire par là ? Je me demande si
je dois demander la permission de sortir de table. Non : ça risquerait d'établir un
précédent. Tout d'un coup, je me fige.
— Où avez-vous dormi cette nuit ?
Je ne vois ni couvertures ni draps dans le salon. Il les a peut-être déjà fait enlever ?
— Dans mon lit.
— Ah.
— Oui, ça aussi, c'était assez nouveau pour moi. Il sourit.
— De ne pas avoir... de rapports sexuels ?
Là. J'ai dit le mot. Je rougis, comme prévu. Il secoue la tête en fronçant les sourcils,
comme si un souvenir désagréable lui revenait.
— Non. De ne pas dormir seul.
Il reprend son journal.
Pour l'amour du ciel, que veut-il dire par là ? Qu'il n'a jamais couché avec personne ?
Est’il vierge ? J'en doute fort. Je reste plantée là, perplexe. Je n'ai jamais rencontré
quelqu'un d'aussi énigmatique. Tout d'un coup, je me rends compte que j'ai dormi avec
Christian Grey. Je pourrais me gifler - qu'est-ce que je n'aurais pas donné pour le regarder
dormir ? Pour le voir dans un état vulnérable ? J'ai du mal à me l'imaginer comme ça.
Enfin, il paraît qu'il va tout me révéler dès ce soir.
De retour dans la salle de bains, je trouve le sèche-cheveux dans un tiroir. Après avoir
improvisé un brushing avec mes doigts, je lorgne la brosse à dents de Christian. Ce serait
comme si je l'avais dans la bouche. Hum... En jetant un coup d'oeil coupable par-dessus
mon épaule, je passe le doigt sur les poils. Ils sont humides. Il l'a utilisée. Je m'en empare,
mets du dentifrice dessus et me brosse les dents à toute vitesse. J'ai l'impression d'être
une vilaine petite fille. Ça m'excite.
J'attrape le tee-shirt, le soutien-gorge et la culotte que je portais la veille pour les fourrer
dans le sac en plastique apporté par Taylor et je retourne dans le salon. Ô joie, je trouve
un élastique dans mon sac à main. Christian me regarde m'attacher les cheveux d'un air
impénétrable ; il continue à me suivre des yeux quand je m'assieds pour attendre qu'il ait
terminé son coup de fil.
— Ils en veulent deux ?... Ça vaut combien ?... D'accord, quelles mesures de sécurité
avons-nous prises ?... Ils vont passer par Suez ?... Et quand arriveront-ils au Darfour ?...
D'accord, on fait comme ça. Tenez-moi au courant.
Il raccroche.
— Prête ?
Je hoche la tête en me demandant de quoi il parlait à l'instant. Il passe sa veste marine
à rayures tennis et prend ses clés de voiture.
— Après vous, mademoiselle Steele, murmure-t-il en m'ouvrant la porte.
Je m'attarde un instant pour le contempler. Dire que j'ai dormi avec lui cette nuit, après
la tequila et les vomissements, et qu'il est encore là. Et qu'en plus il veut m'emmener à
Seattle. Pourquoi moi ? Je ne comprends pas. Je franchis la porte en me rappelant ses
paroles - « Il y a quelque chose en vous qui m'attire irrésistiblement ». Eh bien, ce
sentiment est entièrement réciproque et je suis décidée à découvrir son secret.
Nous parcourons le couloir en silence. Pendant que nous attendons l'ascenseur, je
l'observe à la dérobée ; il me regarde du coin de l'oeil. Je souris, et ses lèvres frémissent.
L'ascenseur arrive. Nous sommes seuls. Soudain, l'ambiance se charge d'électricité. Je
respire plus vite, mon coeur s'emballe. Il se tourne légèrement vers moi. Ses yeux ont viré à
l'ardoise. Je me mords la lèvre.
— Oh, et puis merde pour la paperasse.
Il me pousse contre le mur de la cabine, m'agrippe les deux mains et les cloue audessus
de ma tête tout en m'immobilisant avec ses hanches. De sa main libre, il m'attrape
par les cheveux et tire dessus pour me renverser la tête en arrière ; il écrase ses lèvres sur
les miennes. C'est presque douloureux. Je gémis, livrant passage à sa langue qui en profite
pour explorer ma bouche. Je n'ai jamais été embrassée comme ça. Ma langue caresse
timidement la sienne et s'y joint pour une danse lente, erotique, un frotté-collé-serré de
sensations. Il m'attrape par le menton. Je suis sans défense, les mains épinglées au mur,
le visage maintenu ; ses hanches m'empêchent de bouger. Son érection contre mon ventre.
Oh mon Dieu... Il a envie de moi. Christian Grey. Le dieu grec. Il a envie de moi, et j'ai envie
de lui, ici, maintenant, dans cet ascenseur.
— Vous êtes adorable, murmure-t-il en détachant chaque mot.
L'ascenseur s'arrête, les portes s'ouvrent, et il s'écarte de moi en un clin d'oeil, me
laissant pantelante. Trois hommes en costume sombre nous adressent des sourires
égrillards. Mon coeur bat à m'en faire éclater la poitrine. J'ai l'impression d'avoir gravi une
montagne en courant. J'ai envie de me pencher en avant et de m'agripper les genoux pour
reprendre mon souffle...
Je lève les yeux vers lui. Il a l'air aussi flegmatique que s'il venait de faire les mots
croisés du Seattle Times. Pas juste. Je ne lui ai donc fait aucun effet ? Il me regarde du
coin de l'oeil et lâche un petit soupir. Ouf, quand même un peu. Ma déesse intérieure se
lance dans une samba triomphale en ondulant des hanches. Les hommes d'affaires
descendent au premier. Plus qu'un étage.
— Vous vous êtes brossé les dents, dit’il en me fixant.
— Et je me suis servie de votre brosse à dents. Il sourit à demi.
— Ah, Anastasia Steele, que vais-je donc faire de vous ? Les portes s'ouvrent au rez-dechaussée.
Il me prend par la main.
— Les ascenseurs, ça fait toujours de l'effet, marmonne-t-il tout en traversant le hall.
Il marche tellement vite que j'ai du mal à le suivre. D'autant que ce qui me restait de
présence d'esprit s'est fracassé en mille morceaux dans l'ascenseur numéro trois de l'hôtel
Heathman.
pendant un instant, je savoure la sérénité de cette chambre inconnue, dont la tête de lit en
forme de soleil m'est pourtant curieusement familière, tout comme la palette de tons
bruns, beiges et dorés du décor luxueux. Mon cerveau embrumé tâtonne dans mes
souvenirs récents. Une suite de l'hôtel Heathman... Et merde. Je suis dans la suite de
Christian Grey. Qu'est-ce que je fais là ?
Des souvenirs épars remontent lentement à la surface. La boisson - aïe, j'ai trop bu -, le
coup de fil - aïe, je l'ai appelé -, les vomissements - aïe, j'ai vomi -, José, Christian. Non,
non, non ! Je me recroqueville. Je ne me rappelle pas comment je suis arrivée jusqu'ici. Je
porte mon tee-shirt, mon soutien-gorge et ma culotte. Pas de chaussettes. Pas de jean. Et
merde.
Je jette un coup d'oeil à la table de chevet. Un verre de jus d'orange et deux comprimés
d'Advil : en authentique maniaque du contrôle, il a tout prévu. Je m'assieds pour avaler
les comprimés. En fait, je ne me sens pas si mal que ça. Le jus d'orange a un goût divin.
On frappe à la porte. Mon coeur ne fait qu'un bond et je n'arrive pas à retrouver ma voix.
Il entre sans y être invité.
Il a déjà fait sa gym, car il porte un pantalon de survêt gris qui lui descend sur les
hanches et un tee-shirt gris sans manches trempé de sueur, comme ses cheveux. La sueur
de Christian Grey... rien que cette idée me trouble. J'inspire profondément en fermant les
yeux, comme quand j'avais deux ans. Si je ferme les yeux, je ne suis pas vraiment là.
— Bonjour, Anastasia. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux que ce que je mérite.
Il dépose un gros sac en plastique sur une chaise et agrippe la serviette qui lui pend
autour du cou. Comme toujours, je n'arrive pas à deviner ce qu'il pense.
— Comment suis-je arrivée ici ? fais-je d'une petite voix contrite.
Il s'assied au bord du lit, assez près de moi pour que je le touche, que je le sente. Oh
mon Dieu... la sueur, le gel douche, et Christian. C'est un cocktail enivrant -bien plus
qu'une margarita, et désormais je parle d'expérience.
— Vous vous êtes évanouie, et je n'ai pas voulu faire courir aux sièges de ma voiture le
risque de vous raccompagner chez vous. Alors je vous ai emmenée ici, m'explique-t-il,
flegmatique.
— C'est vous qui m'avez couchée ?
— Oui.
— J'ai encore vomi ?
— Non.
— Vous m'avez déshabillée ?
— Oui.
Il hausse un sourcil ; je rougis furieusement.
— Nous n'avons pas... ?
Ma bouche est trop sèche pour que je termine la question.
— Anastasia, vous étiez dans le coma. La nécrophilie, ça n'est pas mon truc. J'aime
qu'une femme soit consciente et réceptive.
— Je suis vraiment navrée. Il a un petit sourire ironique.
— Ce fut une soirée très divertissante. Je ne risque pas de l'oublier.
Moi non plus - hé, il se moque de moi, ce salaud.
— Je ne vous ai pas obligé à me repérer avec vos gadgets à la James Bond, que vous
êtes sans doute en train de développer pour les vendre au plus offrant !
Il me dévisage, étonné et, si je ne m'abuse, un peu blessé.
— Premièrement, la technologie nécessaire à tracer les appels des téléphones portables
est largement disponible sur Internet. Deuxièmement, ma société ne fabrique pas
d'appareils de surveillance. Troisièmement, si je n'étais pas venu vous chercher, vous vous
seriez sans doute réveillée dans le lit de ce photographe, et si j'ai bien compris, vous n'étiez
pas particulièrement ravie qu'il vous poursuive de ses assiduités.
Qu'il me poursuive de ses assiduités ? Je lève les yeux vers Christian, qui me dévisage
d'un air sévère, sans arriver à retenir un gloussement.
— Vous vous êtes échappé d'une chronique médiévale, ou quoi ? Vous parlez comme un
preux chevalier.
Son regard se radoucit aussitôt et son expression devient plus chaleureuse.
— Anastasia, ça m'étonnerait. Ou alors, un chevalier noir, ajoute-t-il avec un petit
sourire ironique. Vous avez mangé hier soir ?
Sa voix est accusatrice. Je secoue la tête. Quelle transgression majeure ai-je donc osé
commettre là ? Sa mâchoire se crispe, mais il demeure impassible.
— Il faut que vous mangiez. C'est pour ça que vous avez été aussi malade. Manger avant
de boire, c'est la règle numéro un.
Il passe sa main dans ses cheveux, exaspéré.
— Vous allez me gronder encore longtemps comme ça ?
— Je vous gronde ?
— Je crois.
— Vous avez de la chance que je ne fasse que vous gronder.
— C'est-à-dire ?
— Si vous étiez à moi, après votre petite escapade d'hier soir, vous ne pourriez pas vous
asseoir pendant une semaine. Vous n'avez rien mangé, vous vous êtes saoulée, vous vous
êtes mise en danger.
Il ferme les yeux, une expression d'horreur parcourt brièvement ses traits, et il frémit.
Quand il les rouvre, c'est pour me foudroyer du regard :
— J'ai peur quand je pense à ce qui aurait pu vous arriver.
Qu'est-ce qu'il en a à foutre ? Si j'étais à lui... Eh bien je ne suis pas à lui. Même si, en
fait, ça me plairait. Je rougis de l'impudence de ma déesse intérieure, qui danse comme
une folle en jupe hawaïenne rouge rien qu'à l'idée de lui appartenir.
— Il ne me serait rien arrivé. J'étais avec Kate.
— Et le photographe ?
Hum... le jeune José. Il va falloir que je l'affronte tôt ou tard.
— José a un peu dépassé les bornes, c'est tout. Je hausse les épaules.
— La prochaine fois qu'il dépasse les bornes, quelqu'un devra lui enseigner les bonnes
manières.
— Vous êtes adepte de la discipline, on dirait.
— Anastasia, vous ne savez pas à quel point vous avez raison.
Il plisse les yeux en souriant malicieusement. C'est désarmant. Un instant, je suis
déroutée et furieuse et l'instant d'après, son sourire magnifique me fait craquer. Il sourit si
rarement. Du coup, j'oublie totalement ce dont il est en train de parler.
— Je vais prendre une douche. A moins que vous ne préfériez passer en premier ?
Il penche la tête sur son épaule sans arrêter de sourire. Mon coeur s'emballe, et mon
bulbe rachidien oublie de me dire de respirer. Le sourire de Grey s'élargit. Il tend la main
et caresse du pouce ma joue et ma lèvre inférieure.
— Respirez, Anastasia, chuchote-t-il en se levant. Le petit déjeuner sera là dans quinze
minutes. Vous devez être affamée.
Il se dirige vers la salle de bains et referme la porte derrière lui.
Je lâche enfin le souffle que je retenais. Pourquoi est’il aussi follement séduisant ? En ce
moment, j'ai envie d'aller le rejoindre dans la douche. Je n'ai jamais éprouvé ça pour qui
que ce soit. Mes hormones sont en pleine ébullition. Ma peau picote là où son pouce a
parcouru ma joue et ma lèvre inférieure. Je me tortille, prise d'un besoin, d'une douleur...
Je ne comprends rien à cette réaction. Tiens... ça doit être ça, le désir.
Je me rallonge sur les oreillers en plume. Si vous étiez à moi. Oh mon Dieu - qu'est-ce
que je ne ferais pas pour être à lui ? C'est le seul homme qui m'ait jamais excitée. Et
pourtant, il est exaspérant, difficile, compliqué, déroutant. Un instant il me repousse,
l'instant d'après il m'envoie des livres à quatorze mille dollars et me traque comme un
harceleur. Et malgré tout cela, je viens de passer la nuit dans sa suite et je me sens en
sécurité. Protégée. Il m'aime assez pour me secourir quand il me croit en danger. Ce n'est
pas un chevalier noir mais un chevalier blanc dans une armure étincelante, un héros de
roman, un Gauvain ou un Lancelot.
Je saute hors du lit pour chercher mon jean. Christian émerge de la salle de bains
encore mouillé, la peau luisante, pas rasé, avec juste une serviette autour des reins.
— Au fait, votre jean est au pressing. Il était éclaboussé de vomi.
— Oh.
Je vire à l'écarlate. Pourquoi, mais pourquoi me prend-il toujours en défaut ?
— J'ai envoyé Taylor vous acheter un autre jean et des chaussures. Tout est dans le sac
sur la chaise.
Des vêtements propres. Quelle bénédiction.
— Euh... je vais prendre une douche. Merci.
Je saisis le sac et fonce vers la salle de bains pour fuir la proximité de la nudité
troublante de Christian, qui n'a rien à envier à celle du David de Michel-Ange.
La pièce est embuée. Je me déshabille et entre rapidement dans la douche, impatiente
de me retrouver sous son jet purifiant. Je tends mon visage à la cascade d'eau chaude. J'ai
envie de Christian Grey. Pour la première fois de ma vie, j'ai envie de coucher avec un
homme. Je veux sentir ses mains et sa bouche sur moi.
Il dit qu'il aime qu'une femme soit consciente et réceptive. Donc, il n'a pas fait voeu de
chasteté. Mais il ne m'a fait aucune avance. Je ne comprends pas. Est-ce qu'il a envie de
moi ou est-ce que je le dégoûte ? La semaine dernière, il n'a pas voulu m'embrasser.
Pourtant, cette nuit, il m'a emmenée ici. À quoi joue-t-il ? Tu as passé toute la nuit dans
son lit et il ne t'a pas touchée, Ana. Tires-en les conclusions qui s'imposent. Ma conscience
vient de se manifester dans toute sa mesquinerie. Je fais comme si je ne l'entendais pas.
L'eau chaude me réconforte. Mm... Je pourrais rester dans cette douche, dans cette salle
de bains, a jamais. Je m'enduis de son gel douche de la tête aux pieds, en fantasmant que
c'est lui qui fait mousser ce savon au parfum divin sur mon corps, mes seins, mon ventre,
entre mes cuisses, avec ses grands doigts. Oh mon Dieu. Mon coeur s'emballe à nouveau.
C'est si... bon.
— Le petit déjeuner est servi.
En frappant à la porte, il m'a brutalement tirée de ma rêverie erotique.
Sortant de la douche, j'attrape deux serviettes pour me faire un turban de l'une et me
sécher en vitesse avec l'autre. Sur ma peau hypersensible, ce contact est agréable.
J'inspecte le contenu du sac. Taylor m'a non seulement acheté un jean et des Converse,
mais aussi un chemisier bleu clair, des chaussettes, un soutien-gorge et une culotte - bien
qu'une description aussi banale et utilitaire ne rende pas justice à cette exquise lingerie
française en soie et en dentelle bleu poudre. Waouh. Tout me va parfaitement. Je rougis
en songeant que c'est Coupe-en-Brosse qui m'a choisi ces articles. Quelles autres
attributions figurent dans la description de son poste ?
Je m'habille rapidement et me sèche les cheveux avec la serviette avant de tenter de les
mater. Comme d'habitude, ils refusent d'obtempérer : seule option, les attacher. J'ai peutêtre
un élastique dans mon sac ? J'inspire profondément. Il est temps d'affronter monsieur
Surprenant.
Je suis soulagée de trouver la chambre déserte. Mon sac à main n'y est pas. J'inspire de
nouveau et passe au salon. Il est immense, avec des canapés, des fauteuils, des tas de
coussins, une table basse où sont empilés des beaux livres, un coin bureau avec un iMac
dernière génération et un énorme écran plasma au mur. Christian, attablé à l'autre bout
de la pièce, lit le journal. La table est aussi vaste qu'un court de tennis. Je ne joue pas au
tennis mais j'ai déjà regardé jouer Kate, et...
— Merde ! Kate ! Christian lève les yeux.
— Elle sait que vous êtes ici et que vous êtes encore vivante. J'ai envoyé un SMS à Elliot,
m'apprend-il avec un brin d'ironie.
Je me rappelle sa danse enfiévrée de la veille, ses mouvements calculés pour produire
l'effet maximal... Draguer le frère de Christian, excusez du peu ! Donc, elle est toujours
avec Elliot. Ça ne lui est arrivé que deux fois, d'avoir une aventure d'une nuit ; les deux
fois, j'ai dû supporter son hideux pyjama rose pendant une semaine. Et qu'est-ce qu'elle
va penser de moi ? Je n'ai jamais découché.
Christian me dévisage d'un air impérieux. Il porte une chemise en lin blanc au col et
aux poignets déboutonnés.
— Asseyez-vous, m'ordonne-t-il en désignant une -chaise.
Je traverse la pièce pour m'asseoir en face de lui. La table est chargée de nourriture.
— Je ne savais pas ce que vous aimiez alors j'ai commandé un peu de tout.
Il m'adresse un petit sourire d'excuse.
— C'est très extravagant de votre part.
Cette abondance me déroute, bien que je sois affamée.
— Oui, en effet.
On dirait qu'il se sent réellement coupable.
J'opte pour des pancakes, du sirop d'érable, des oeufs brouillés et du bacon. Christian
retient un sourire en revenant à son omelette aux blancs d'oeufs. Tout est délicieux.
— Thé?
— Oui, s'il vous plaît.
Il me tend un petit pot d'eau chaude et une soucoupe avec un sachet de Twinings
English Breakfast Tea. Ça alors, il se rappelle mon thé préféré !
— Vous avez les cheveux mouillés, me gronde-t-il.
— Je n'ai pas trouvé le sèche-cheveux.
En fait, je ne l'ai pas cherché. Christian pince les lèvres mais ne dit rien.
— Merci pour les vêtements.
— Ça m'a fait plaisir, Anastasia. Cette couleur vous va bien.
Je rougis en regardant mes doigts.
— Vous savez, il faut que vous appreniez à accepter les compliments.
— Je vais vous rembourser pour ces vêtements.
Il me regarde comme si je l'avais insulté, mais j'insiste :
— Vous m'avez déjà offert les livres, qu'évidemment je ne peux pas accepter. Mais ces
vêtements... je vous en prie, laissez-moi vous rembourser.
Je lui souris timidement.
— Anastasia, croyez-moi, j'ai les moyens de vous les offrir.
— Là n'est pas la question. Pourquoi me faire un tel cadeau ?
— Parce que je le peux.
Une étincelle malicieuse s'allume dans son regard.
— Simplement parce que vous le pouvez, ça ne veut pas dire que vous le devez.
Il hausse un sourcil, le regard pétillant, et, tout d'un coup, j'ai l'impression que nous
parlons d'autre chose, mais de quoi ? Ce qui me rappelle que...
— Pourquoi m'avez-vous offert ces livres, Christian ? Il pose ses couverts et me scrute
intensément, le regard brûlant d'une émotion insondable. Oh la vache, j'en ai la bouche
sèche.
— Quand vous avez failli vous faire renverser par ce cycliste, que je vous tenais dans
mes bras et que vous me regardiez comme pour me dire « embrassez-moi, Christian »...
Il se tait un instant et hausse les épaules.
— ... j'ai eu le sentiment que je vous devais des excuses et un avertissement.
Il passe sa main dans ses cheveux.
— Anastasia, je ne suis pas du genre à offrir des fleurs et des chocolats... Les histoires
d'amour, ça n'est pas mon truc. J'ai des goûts très particuliers. Vous devriez m'éviter.
Il ferme les yeux, comme s'il s'avouait vaincu.
— Il y a quelque chose en vous qui m'attire irrésistiblement, ajoute-t-il. Mais je crois que
vous l'aviez déjà deviné.
Mon appétit disparaît. Qui l'attire irrésistiblement !
— Alors ne résistez pas.
Il inspire brusquement, les yeux écarquillés.
— Vous ne savez pas ce que vous dites.
— Expliquez-moi.
Nous nous regardons dans les yeux sans toucher notre nourriture.
— Donc, vous n'avez pas fait voeu de chasteté ? Une lueur amusée traverse son regard.
— Non, Anastasia, je ne suis pas chaste.
Il se tait un instant pour me laisser enregistrer cette information, et je m'empourpre. Je
n'arrive pas à croire que j'aie parlé à haute voix. Mon filtre est encore tombé en panne.
— Quels sont vos projets pour les jours qui viennent ? me demande-t-il.
— Je travaille aujourd'hui à partir de midi. Il est quelle heure ?
Tout d'un coup, je panique.
— Un peu plus de 10 heures : vous avez tout votre temps. Et demain ?
Il a posé les coudes sur la table et soutient son menton de ses longs doigts joints.
— Kate et moi, nous allons commencer à faire nos cartons. Nous déménageons à Seattle
la semaine prochaine, et je travaille chez Clayton's toute la semaine.
— Vous avez déjà trouvé un appartement à Seattle ?
— Oui.
— Où ?
— Je ne me rappelle pas l'adresse. C'est dans le quartier de Pike Market.
— Pas loin de chez moi, sourit-il. Qu'allez-vous faire à Seattle ?
Où veut-il en venir ? L'inquisition à la Christian Grey est presque aussi agaçante que la
version Katherine Kavanagh.
— J'ai envoyé des candidatures de stages. J'attends des nouvelles.
— Avez-vous demandé un stage chez moi, comme je vous l'ai suggéré ?
Je rougis... Ça va pas, la tête ?
— Euh... non.
— Qu'est-ce que vous lui reprochez, à ma compagnie ?
— A votre compagnie ou à votre compagnie ?
— Vous moqueriez-vous de moi, mademoiselle Steele ?
Il penche la tête sur son épaule et je crois qu'il s'amuse, mais je n'en suis pas sûre. Je
rougis en fixant mon assiette. Je n'arrive pas à le regarder dans les yeux quand il me parle
sur ce ton-là.
— J'aimerais bien mordre cette lèvre, chuchote-t-il d'un air sombre.
Je tressaille. Je ne m'étais pas rendu compte que je me mordillais la lèvre inférieure.
J'en reste bouche bée. Personne ne m'a jamais rien dit d'aussi sexy. Mon coeur s'affole, je
tremble, alors qu'il ne m'a même pas touchée. Soutenant son regard ténébreux, je relève le
défi :
— Pourquoi pas ?
— Parce que je ne veux pas vous toucher, Anastasia. Pas avant d'avoir obtenu votre
consentement écrit, précise-t-il en esquissant un sourire.
Quoi ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Exactement ce que j'ai dit.
Il soupire en secouant la tête, à la fois amusé et exaspéré.
— Il faut que je vous explique tout ça, Anastasia. A quelle heure finissez-vous de
travailler ?
— Vers 20 heures.
— Nous pourrions aller à Seattle ce soir ou samedi prochain, comme vous voulez, pour
dîner chez moi, et je vous expliquerai.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Parce que je savoure mon petit déjeuner en votre compagnie. Une fois que vous
saurez, vous ne voudrez sans doute plus me revoir.
Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Est-ce qu'il réduit les petits enfants en esclavage dans
un trou perdu de la planète ? Fait-il partie d'un cartel de la drogue ? Cela expliquerait
pourquoi il est aussi riche. Est’il profondément croyant ? Impuissant ? Il me faut résoudre
l'énigme de Christian Grey dès que possible. Si son secret est tellement immonde que je ne
voudrai plus le revoir, alors franchement, ça me soulagera. Ne te raconte pas de bobards,
me hurle ma conscience, il faudrait que ce soit vraiment épouvantable pour te faire partir en
courant.
— Ce soir.
Il hausse un sourcil.
— Comme Eve, vous avez hâte de croquer le fruit de l'arbre de la connaissance, ricane-til.
— Vous moqueriez-vous de moi, monsieur Grey ? Quel tour de phrase prétentieux...
Il prend son BlackBerry.
— Taylor, j'aurai besoin de Charlie Tango. Charlie Tango ? C'est qui, celui-là ?
— De Portland, disons à 20 h 30... Non, à disposition à l’Escala... Toute la nuit.
Toute la nuit ?
— Oui. Jusqu'à demain matin. Je le piloterai moi-même de Portland à Seattle.
Piloterai ?
— Ensuite, je veux qu'un pilote reste à disposition à Seattle à partir de 22 h 30.
Il pose le téléphone. Ni s'il vous plaît ni remerciement.
— Les gens font-ils toujours ce que vous leur demandez ?
— En général, s'ils veulent garder leur poste.
— Et s'ils ne travaillent pas pour vous ?
— Je suis capable d'être très persuasif, Anastasia. Finissez votre petit déjeuner. Ensuite
je vous déposerai chez vous. Je passerai vous prendre chez Clayton's à 20 heures. Nous
irons en hélico à Seattle.
— En hélico ?
— Oui, j'ai un hélicoptère privé.
J'en reste bouche bée. Mon deuxième rendez-vous avec le mystérieux M. Grey, et je
passe direct du café à l'hélico. Ça alors.
— On va en hélicoptère à Seattle ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Il sourit d'un air malicieux.
— Parce que je le peux. Finissez votre petit déjeuner.
Comment pourrais-je en avaler une bouchée ? Je vais en hélico à Seattle avec Christian
Grey ! En plus, il a envie de mordre ma lèvre inférieure...
— Mangez, répète-t-il plus sèchement. Anastasia, je déteste qu'on gaspille la
nourriture... mangez.
— Je ne peux pas avaler tout ça. Je désigne ce qui reste sur la table.
— Videz votre assiette. Si vous aviez mangé hier, vous ne seriez pas ici aujourd'hui, et je
n'aurais pas été obligé de dévoiler mon jeu aussi rapidement.
Il se pince les lèvres. J'attaque mon assiette, où tout est froid maintenant. Tout ça me
coupe l'appétit, Christian. Vous ne comprenez donc pas ? Mais je suis trop lâche pour le
dire à haute voix, surtout quand il boude. On dirait un petit garçon. Cette idée m'amuse.
— Qu'est-ce qui vous fait rire ? me demande-t-il.
Je secoue la tête car je n'ose pas le lui dire non plus, et je ne lève plus les yeux de mon
assiette avant d'avoir avalé ma dernière bouchée de pancake. Il me regarde d'un air pensif.
— Bravo. Je vous raccompagnerai chez vous quand vous vous serez séché les cheveux.
Je ne tiens pas à ce que vous tombiez malade.
Ces paroles recèlent une sorte de promesse. Que veut-il dire par là ? Je me demande si
je dois demander la permission de sortir de table. Non : ça risquerait d'établir un
précédent. Tout d'un coup, je me fige.
— Où avez-vous dormi cette nuit ?
Je ne vois ni couvertures ni draps dans le salon. Il les a peut-être déjà fait enlever ?
— Dans mon lit.
— Ah.
— Oui, ça aussi, c'était assez nouveau pour moi. Il sourit.
— De ne pas avoir... de rapports sexuels ?
Là. J'ai dit le mot. Je rougis, comme prévu. Il secoue la tête en fronçant les sourcils,
comme si un souvenir désagréable lui revenait.
— Non. De ne pas dormir seul.
Il reprend son journal.
Pour l'amour du ciel, que veut-il dire par là ? Qu'il n'a jamais couché avec personne ?
Est’il vierge ? J'en doute fort. Je reste plantée là, perplexe. Je n'ai jamais rencontré
quelqu'un d'aussi énigmatique. Tout d'un coup, je me rends compte que j'ai dormi avec
Christian Grey. Je pourrais me gifler - qu'est-ce que je n'aurais pas donné pour le regarder
dormir ? Pour le voir dans un état vulnérable ? J'ai du mal à me l'imaginer comme ça.
Enfin, il paraît qu'il va tout me révéler dès ce soir.
De retour dans la salle de bains, je trouve le sèche-cheveux dans un tiroir. Après avoir
improvisé un brushing avec mes doigts, je lorgne la brosse à dents de Christian. Ce serait
comme si je l'avais dans la bouche. Hum... En jetant un coup d'oeil coupable par-dessus
mon épaule, je passe le doigt sur les poils. Ils sont humides. Il l'a utilisée. Je m'en empare,
mets du dentifrice dessus et me brosse les dents à toute vitesse. J'ai l'impression d'être
une vilaine petite fille. Ça m'excite.
J'attrape le tee-shirt, le soutien-gorge et la culotte que je portais la veille pour les fourrer
dans le sac en plastique apporté par Taylor et je retourne dans le salon. Ô joie, je trouve
un élastique dans mon sac à main. Christian me regarde m'attacher les cheveux d'un air
impénétrable ; il continue à me suivre des yeux quand je m'assieds pour attendre qu'il ait
terminé son coup de fil.
— Ils en veulent deux ?... Ça vaut combien ?... D'accord, quelles mesures de sécurité
avons-nous prises ?... Ils vont passer par Suez ?... Et quand arriveront-ils au Darfour ?...
D'accord, on fait comme ça. Tenez-moi au courant.
Il raccroche.
— Prête ?
Je hoche la tête en me demandant de quoi il parlait à l'instant. Il passe sa veste marine
à rayures tennis et prend ses clés de voiture.
— Après vous, mademoiselle Steele, murmure-t-il en m'ouvrant la porte.
Je m'attarde un instant pour le contempler. Dire que j'ai dormi avec lui cette nuit, après
la tequila et les vomissements, et qu'il est encore là. Et qu'en plus il veut m'emmener à
Seattle. Pourquoi moi ? Je ne comprends pas. Je franchis la porte en me rappelant ses
paroles - « Il y a quelque chose en vous qui m'attire irrésistiblement ». Eh bien, ce
sentiment est entièrement réciproque et je suis décidée à découvrir son secret.
Nous parcourons le couloir en silence. Pendant que nous attendons l'ascenseur, je
l'observe à la dérobée ; il me regarde du coin de l'oeil. Je souris, et ses lèvres frémissent.
L'ascenseur arrive. Nous sommes seuls. Soudain, l'ambiance se charge d'électricité. Je
respire plus vite, mon coeur s'emballe. Il se tourne légèrement vers moi. Ses yeux ont viré à
l'ardoise. Je me mords la lèvre.
— Oh, et puis merde pour la paperasse.
Il me pousse contre le mur de la cabine, m'agrippe les deux mains et les cloue audessus
de ma tête tout en m'immobilisant avec ses hanches. De sa main libre, il m'attrape
par les cheveux et tire dessus pour me renverser la tête en arrière ; il écrase ses lèvres sur
les miennes. C'est presque douloureux. Je gémis, livrant passage à sa langue qui en profite
pour explorer ma bouche. Je n'ai jamais été embrassée comme ça. Ma langue caresse
timidement la sienne et s'y joint pour une danse lente, erotique, un frotté-collé-serré de
sensations. Il m'attrape par le menton. Je suis sans défense, les mains épinglées au mur,
le visage maintenu ; ses hanches m'empêchent de bouger. Son érection contre mon ventre.
Oh mon Dieu... Il a envie de moi. Christian Grey. Le dieu grec. Il a envie de moi, et j'ai envie
de lui, ici, maintenant, dans cet ascenseur.
— Vous êtes adorable, murmure-t-il en détachant chaque mot.
L'ascenseur s'arrête, les portes s'ouvrent, et il s'écarte de moi en un clin d'oeil, me
laissant pantelante. Trois hommes en costume sombre nous adressent des sourires
égrillards. Mon coeur bat à m'en faire éclater la poitrine. J'ai l'impression d'avoir gravi une
montagne en courant. J'ai envie de me pencher en avant et de m'agripper les genoux pour
reprendre mon souffle...
Je lève les yeux vers lui. Il a l'air aussi flegmatique que s'il venait de faire les mots
croisés du Seattle Times. Pas juste. Je ne lui ai donc fait aucun effet ? Il me regarde du
coin de l'oeil et lâche un petit soupir. Ouf, quand même un peu. Ma déesse intérieure se
lance dans une samba triomphale en ondulant des hanches. Les hommes d'affaires
descendent au premier. Plus qu'un étage.
— Vous vous êtes brossé les dents, dit’il en me fixant.
— Et je me suis servie de votre brosse à dents. Il sourit à demi.
— Ah, Anastasia Steele, que vais-je donc faire de vous ? Les portes s'ouvrent au rez-dechaussée.
Il me prend par la main.
— Les ascenseurs, ça fait toujours de l'effet, marmonne-t-il tout en traversant le hall.
Il marche tellement vite que j'ai du mal à le suivre. D'autant que ce qui me restait de
présence d'esprit s'est fracassé en mille morceaux dans l'ascenseur numéro trois de l'hôtel
Heathman.
lundi 11 novembre 2013
CINQUANTE NUANCE DE GREY: CHAPITRE IV
Allez, merde, quoi, embrasse-moi ! Tétanisée par ce désir si nouveau pour moi, je reste
hypnotisée par la bouche de Christian Grey ; il me regarde, l'oeil mi-clos, la prunelle
assombrie. Sa respiration s'est accélérée. La mienne s'est carrément arrêtée. Je suis dans
tes bras. Embrasse-moi, je t'en supplie. Il ferme les yeux, inspire profondément et secoue
légèrement la tête comme pour répondre à ma question muette. Quand il rouvre ses yeux,
il a l'air résolu.
— Anastasia, vous devriez m'éviter. Je ne suis pas l'homme qu'il vous faut.
Quoi ? D'où ça sort, ça ? Il me semble que c'est à moi seule d'en juger. Je fronce les
sourcils, sonnée.
— Respirez, Anastasia, respirez, dit’il en me repoussant doucement.
La poussée d'adrénaline qui m'a envahie après avoir été frôlée par ce cycliste et m'être
retrouvée dans les bras de Christian me rend à la fois surexcitée et flageolante. NON !
hurle ma conscience désespérée. Grey s'écarte, pose les mains sur mes épaules et me tient
à bout de bras en m'observant attentivement. Je ne pense qu'à une chose : je voulais qu'il
m'embrasse, je l'ai manifesté de façon assez évidente, et il n'a rien fait. Il ne veut pas de
moi. J'ai royalement planté notre tête-à-tête. Je retrouve enfin ma voix.
— C'est bon, j'ai compris. Merci.
Comment ai-je pu aussi mal interpréter la situation ? Il faut que je m'en aille, vite.
— Pourquoi merci ?
Il fronce les sourcils en me tenant toujours par les épaules.
— Merci de m'avoir sauvée.
— Cet imbécile roulait en sens interdit. Heureusement que j'étais là. Je tremble en
pensant à ce qui aurait pu vous arriver. Vous voulez venir à l'hôtel vous asseoir un
moment pour vous remettre ?
Il me relâche, laisse pendre ses bras et je me retrouve plantée devant lui comme une
idiote.
Je secoue la tête pour m'éclaircir les idées. Je veux simplement m'en aller. Tous mes
vagues espoirs se sont effondrés. Il ne veut pas de moi. Tu t'imaginais quoi, au juste ?
Pourquoi Christian Grey voudrait-il de toi ? me raille ma conscience. Je me tourne vers
l'intersection, en remarquant, soulagée, que le petit bonhomme du feu est passé au vert.
Je traverse rapidement. Grey me suit. Une fois devant l'hôtel, je me retourne brièvement
vers lui, sans réussir à le regarder dans les yeux.
— Merci pour le thé et la séance photo.
— Anastasia, je...
Sa voix angoissée m'oblige à relever les yeux. Les siens sont tristes. Il passe sa main
dans ses cheveux, l'air déchiré, frustré ; son self-control s'est évaporé.
— Quoi, Christian ?
Il ne répond pas. J'ai envie de disparaître pour soigner mon amour-propre blessé.
— Bonne chance pour vos examens, murmure-t-il. Hein ? C'est pour ça qu'il fait cette
tête-là ?
— Merci, dis-je sans me donner la peine de cacher mon air sarcastique. Adieu, monsieur
Grey.
Je fais volte-face, vaguement étonnée de ne pas avoir trébuché, et je m'éloigne en
direction du parking sans me retourner.
Arrivée dans le souterrain en béton éclairé de néons sinistres, je m'appuie contre un
mur, la tête entre les mains. Qu'est-ce que je m'imaginais ? Pourquoi je pleure ? Furieuse de
cette réaction idiote, je m'accroupis et me pelotonne pour me faire aussi petite que
possible, comme si ça pouvait diminuer ma douleur. Posant la tête sur mes genoux, je
laisse couler des larmes irrationnelles. Je pleure la perte de quelque chose que je n'ai
jamais eu. Ridicule.
Je n'ai jamais été rejetée par un homme. D'accord, j'ai toujours été la dernière choisie
pour les équipes de basket ou de volleyball, mais ça se comprend : je suis incapable de
courir en faisant autre chose en même temps, comme faire bondir ou lancer un ballon.
Sur un terrain de sport, je suis un danger public.
Mais en amour, je ne me suis jamais exposée, jamais. Toute ma vie, j'ai douté de moi - je
suis trop pâle, trop maigre, trop mal fringuée, trop empotée... la liste de mes défauts
s'allonge à l'infini. C'est donc toujours moi qui ai repoussé mes admirateurs potentiels. Il y
avait bien un garçon dans mon cours de chimie à qui je plaisais, mais personne ne m'a
jamais attirée - personne, sauf Christian. Quel salaud, celui-là. Je devrais peut-être me
montrer plus gentille avec des types comme Paul Clayton ou José Rodriguez : ni l'un ni
l'autre ne me ferait fondre en larmes dans un parking souterrain.
Arrête ! Arrête tout de suite ! me hurle ma conscience, les bras croisés, en tapant du
pied. Monte dans la bagnole, rentre à la maison, occupe-toi de tes études. Oublie-le... tout
de suite ! Et cesse de t'apitoyer sur toi-même.
J'inspire profondément. Un peu de dignité, Steele. Je me dirige vers la voiture de Kate en
essuyant mes larmes. Je ne repenserai plus à lui. J'ai appris ma leçon. Mieux vaut que je
me concentre sur mes examens.
Je trouve Kate assise à la table de la salle à manger avec son ordinateur. Son sourire
s'évanouit dès qu'elle me voit.
— Ana, qu'est-ce qu'il y a ?
Non... de grâce, pas l'Inquisition à la Katherine Kavanagh ! Je secoue la tête comme
pour lui dire « fous-moi la paix », mais autant s'adresser à une sourde-muette aveugle.
— Tu as pleuré.
Parfois, elle a vraiment le don d'enfoncer les portes ouvertes.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait, cet enfoiré ? rugit-elle. Bon sang, elle me fait peur.
— Rien, Kate.
C'est justement là le problème. Cette pensée me tire un sourire ironique.
— Alors pourquoi as-tu pleuré ? Tu ne pleures jamais, reprend-elle d'une voix plus
douce.
Elle se lève, inquiète, pour me serrer dans ses bras. Il faut que je lui dise quelque chose,
rien que pour qu'elle me laisse tranquille.
— J'ai failli me faire renverser par un cycliste.
C'est tout ce que j'ai trouvé, mais ça la distrait un instant de... lui.
— Tu n'es pas blessée, au moins ?
Elle me tient à bout de bras pour m'examiner de la tête aux pieds.
— Non, Christian m'a rattrapée. Mais je suis encore assez secouée.
— Ça ne m'étonne pas. Et ce café, c'était comment ? Toi qui détestes le café !
— J'ai pris un thé. Ça s'est très bien passé, rien à signaler. Je ne sais pas pourquoi il
m'a invitée.
— Tu lui plais, Ana.
Elle laisse retomber ses bras.
— Plus maintenant. Je ne le reverrai plus.
Je parviens à l'annoncer comme s'il s'agissait d'un simple constat.
— Ah?
Oh la gaffe ! Maintenant, j'ai piqué sa curiosité. Je me dirige vers la cuisine pour qu'elle
ne voie pas mon visage.
— Ouais... tu comprends, on ne joue pas dans la même catégorie.
— C'est-à-dire ?
— Mais enfin, Kate, c'est évident. Je fais volte-face pour la dévisager.
— Pas pour moi, proteste-t-elle. Bon, d'accord, il est plus riche que toi, mais cela dit il
est plus riche que presque tout le monde.
— Kate, il est...
Je hausse les épaules.
— Ana, pour l'amour du ciel - combien de fois devrai-je te le répéter ? Tu es canon, me
coupe-t-elle.
La voilà qui rabâche son éternelle tirade.
— Kate, s'il te plaît, il faut que je révise. Elle fronce les sourcils.
— Tu veux voir l'article ? Je viens de le terminer. José a pris des photos formidables.
Comme si j'avais besoin de photos pour me rappeler la beauté de monsieur « je ne veux
pas de vous ».
— Bien sûr.
Je m'oblige à sourire et m'approche de l'ordinateur. Il est là, en noir et blanc, à me
dévisager comme pour me répéter qu'il ne me trouve pas à la hauteur. Je fais semblant de
lire l'article, mais en réalité je scrute son portrait pour trouver un indice me permettant de
saisir en quoi il n'est pas « l'homme qu'il me faut ». Tout d'un coup, ça me saute aux yeux.
Il est tellement plus beau que moi que nous n'existons pas sur le même plan. Comme si
j'étais Icare volant trop près du soleil et s'écrasant au sol, embrasé. Vu comme ça, c'est
logique : en effet, il n'est pas l'homme qu'il me faut. Voilà ce qu'il voulait essayer de me
faire comprendre. Ce qui rend son rejet plus facile à accepter... enfin, presque. Je peux
assumer.
— Excellent, Kate. Bon, je vais réviser.
Me promettant de ne plus repenser à lui, du moins pour l'instant, je plonge le nez dans
mes notes.
Ce n'est qu'une fois au lit que je me permets de revenir sur cette étrange matinée. Je
n'arrête pas de me répéter cette phrase, « Les petites amies, ça n'est pas mon truc », et je
m'en veux de ne pas avoir compris avant de me retrouver dans ses bras à le supplier de
toutes les fibres de mon corps de m'embrasser. Il m'avait déjà dit très clairement qu'il ne
voulait pas de moi. Je me retourne dans mon lit en me demandant vaguement s'il a fait
voeu de chasteté. Peut-être qu'il attend de rencontrer la femme de sa vie ? Ma conscience
ensommeillée me donne un dernier coup de griffe : Ce n'est sûrement pas toi qu'il attend,
en tout cas.
Cette nuit-là, je rêve de deux yeux gris et de motifs de feuilles dans le lait, et je cours à
travers des lieux obscurs éclairés de néons sinistres, sans savoir si je cours vers quelque
chose ou si je fuis...
Je pose mon stylo. Ça y est. L'examen est fini. Je souris, sans doute pour la première
fois de la semaine. Nous sommes vendredi, et ce soir nous allons faire la fête. Je vais peut-
être même me saouler ! Je n'ai jamais été ivre. Je jette un coup d'oeil à Kate de l'autre côté
de la salle, toujours en train de scribouiller frénétiquement à cinq minutes de la fin. Voilà,
mes études sont terminées. Je n'aurai plus jamais à m'asseoir parmi des rangées
d'étudiants angoissés et isolés. Dans ma tête, je fais des pirouettes. Kate s'arrête d'écrire
et pose son stylo. Elle me regarde et sourit, elle aussi.
Nous rentrons ensemble dans sa Mercedes, en refusant de discuter de notre dernier
examen. Kate songe plutôt à ce qu'elle va porter au bar ce soir. Moi, je fouille dans mon
sac pour retrouver mes clés.
— Ana, il y a un colis pour toi.
Kate est sur les marches du perron, une boîte en carton à la main. Curieux. Je n'ai rien
commandé sur Amazon dernièrement. Kate me prend les clés pour ouvrir et me remet le
colis. Pas d'adresse d'envoyeur. C'est peut-être un cadeau de ma mère ou de Ray ?
— Ouvre-le !
Kate, excitée, fonce vers la cuisine pour aller chercher le Champagne destiné à célébrer
la fin de nos études.
Le colis contient une boîte en cuir abritant trois vieux livres à reliure en toile, identiques
et en parfait état, accompagnés d'une carte où sont inscrits ces mots :
Pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il y avait du danger avec les hommes ? Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ? Les
dames savent contre quoi se défendre parce qu’elles lisent des romans qui leur parlent du danger qu’il y a avec les
hommes…
Je reconnais ces citations, tirées de Tess. Quelle coïncidence ! Je viens tout juste de
passer trois heures à rédiger une dissertation sur les romans de Thomas Hardy. Mais
s'agit-il bien d'une coïncidence ? J'inspecte les livres plus attentivement : ce sont les trois
volumes de Tess d'Urberville. J'en ouvre un. J'y trouve, sur la page de garde, l'inscription
suivante dans une police de caractère désuète :
London : Jack R. Osgood, McBaine and Co, 1801
Merde alors, des éditions originales ! Elles doivent valoir une fortune. Ça y est, je sais
qui me les a envoyées. Kate, qui examine les livres par-dessus mon épaule, me prend la
carte.
— Ce sont des éditions originales, lui dis-je. Kate écarquille les yeux :
— Non ! Grey ? Je hoche la tête.
— Ça ne peut être que lui.
— Et ce mot, ça veut dire quoi ?
— Aucune idée. Peut-être qu'il m'avertit de ne pas m'approcher de lui. Alors qu'aux
dernières nouvelles je ne suis pas en train de tambouriner sur sa porte !
Je fronce les sourcils.
— Je sais que tu ne veux pas parler de lui, Ana, mais je crois qu'il craque sérieusement
pour toi, malgré cet avertissement.
Je ne me suis pas permis de songer à Christian Grey au cours de la semaine dernière.
Certes, ses yeux gris hantent toujours mes rêves, et je sais que je mettrai une éternité à
oublier la sensation d'être dans ses bras, son odeur enivrante. Pourquoi m'a-t’il fait ce
cadeau ? Il m'a pourtant affirmé qu'il n'était pas l'homme qu'il me fallait.
— J'ai trouvé une édition originale de Tess à vendre à New York pour quatorze mille
dollars. Mais la tienne est en bien meilleur état. Elle doit valoir plus cher.
Kate vient de consulter son meilleur ami, Google.
— Cette citation... C'est ce que Tess dit à sa mère après qu'Alec d'Urberville l'a séduite.
— Je sais, acquiesce Kate, songeuse. Qu'est-ce qu'il essaie de te faire comprendre ?
— Je ne sais pas et je m'en fous. Je ne peux pas accepter ce cadeau. Je vais le renvoyer
avec une citation tout aussi énigmatique, tirée d'un passage obscur du livre.
— Celui où Angel Clare l'envoie se faire foutre ? suggère Kate, narquoise.
— Par exemple.
Je glousse. J'adore Kate : elle est loyale et me soutient quoi qu'il arrive. Je remballe les
livres et je les laisse sur la table de la salle à manger. Kate me tend une coupe de
Champagne :
— À la fin de nos études et à notre nouvelle vie à Seattle.
— À la fin de nos études, à notre nouvelle vie à Seattle et à nos excellents résultats.
Nous entrechoquons nos verres.
Le bar est bourré de futurs diplômés braillards, décidés à se bourrer la gueule. José
s'est joint à nous, même s'il lui reste encore une année d'études : il est d'humeur à faire la
fête et nous encourage à profiter de notre liberté retrouvée en commandant un pichet de
margarita. En avalant mon cinquième verre, je me dis qu'après le Champagne ce n'était
peut-être pas une très bonne idée.
— Et maintenant, Ana ? me hurle José par-dessus le vacarme.
— Kate et moi, on s'installe à Seattle. Les parents de Kate lui ont acheté un
appartement.
— Dios mio, quel luxe ! Mais vous reviendrez pour mon vernissage ?
— Bien sûr, José, je ne raterais ça pour rien au monde.
Je souris, il m'enlace et m'attire contre lui.
— C'est important pour moi que tu sois là, Ana, me chuchote-t-il. Encore un margarita
?
— José Luis Rodriguez, essaierais-tu de me saouler, par hasard ? Parce que je crois que
ça marche. Il vaut mieux que je passe à la bière. Je vais aller en chercher un pichet.
— À boire, Ana ! beugle Kate.
Kate a un bras sur les épaules de Levi, étudiant de lettres comme nous et photographe
attitré du journal des étudiants. Il a renoncé à prendre des photos de la beuverie et n'a
d'yeux que pour Kate en petit débardeur, jean moulant et talons aiguille, les cheveux
relevés en chignon avec des mèches folles qui s'échappent et encadrent son visage :
comme toujours, elle est à tomber. Moi, je suis plutôt du genre Converse et tee-shirt, mais
je porte mon jean le plus seyant. Je me libère de l'étreinte de José pour me lever.
Hou là. J'ai la tête qui tourne. Je dois m'agripper au dossier de la chaise. Les cocktails à
la tequila, décidément, ça n'était pas l'idée du siècle.
En me frayant un chemin jusqu'au bar, je me dis que, tant qu'à être debout, autant faire
un tour aux w-c. Évidemment, il y a la queue, mais au moins le couloir est plus tranquille
et plus frais. Je consulte mon portable pour passer le temps. Qui ai-je appelé en dernier ?
José ? Mais avant ça, il y a un numéro que je ne reconnais pas. Ah oui, Grey. Je glousse.
Je ne sais pas quelle heure il est. Je vais peut-être le réveiller. Il pourra m'expliquer
pourquoi il m'a envoyé ces livres et ce message énigmatique. S'il veut me tenir à distance,
il devrait me laisser tranquille. Je souris en appuyant sur « appeler ». Il répond à la
deuxième sonnerie.
— Anastasia ?
Il paraît étonné. A vrai dire, je suis moi-même étonnée de mon geste. Mais au fait,
comment sait-il que c'est moi ?
— Pourquoi m'avez-vous envoyé ces livres ? dis-je d'une voix pâteuse.
— Anastasia, ça va ? Vous avez une drôle de voix. Il a l'air inquiet.
— Ce n'est pas moi qui suis drôle, c'est vous.
Voilà, l'alcool m'a donné du courage, j'ai lâché le morceau.
— Anastasia, vous avez bu ?
— Qu'est-ce que vous en avez à foutre ?
— Je suis... curieux. Où êtes-vous ?
— Dans un bar.
— Quel bar ?
Il a l'air exaspéré.
— Un bar à Portland.
— Comment rentrez-vous ?
— Je me débrouillerai.
Cette conversation ne se déroule pas comme prévu.
— Dans quel bar êtes-vous ?
— Pourquoi m'avez-vous envoyé ces livres, Christian ?
— Anastasia, où êtes-vous ? Dites-le-moi, tout de suite.
Son ton est tellement... dictatorial. Quel maniaque du contrôle, décidément. Je l'imagine
en cinéaste à l'ancienne avec un pantalon jodhpurs, un mégaphone et une cravache. Ça
me fait rire tout haut.
— Vous êtes tellement... autoritaire.
— Ana, bordel de merde, où êtes-vous ?
Tiens, Christian Grey qui emploie des gros mots ! Je glousse à nouveau.
— Je suis à Portland... C'est loin de Seattle.
— Où, au juste, à Portland ?
— Bonne nuit, Christian.
— Ana !
Je raccroche. Là ! Mais il ne m'a pas expliqué, pour les livres. Je fronce les sourcils.
Mission pas accomplie. Je suis vraiment très ivre - la tête me tourne tandis que j'avance
en traînant les pieds vers les w-c. Mais bon, c'était le but de la manoeuvre. Voilà donc ce
que c'est que d'être bourrée - pas la peine de répéter l'expérience. La queue avance, c'est à
mon tour. Je fixe d'un oeil hébété une affiche sur la porte du cabinet vantant les mérites
du sexe sans risques. Merde, je viens d'appeler Christian Grey ! Et merde, merde... La
sonnerie de mon portable me fait sursauter. Je pousse un petit cri.
— Allô?
Ça non plus, ça n'était pas prévu au programme.
— Je viens vous chercher, lance-t-il avant de raccrocher aussitôt.
Il n'y a que Christian Grey pour avoir l'air aussi calme et aussi menaçant en même
temps.
Merde alors. Je remonte mon Jean, le coeur battant. Il vient me chercher ? Non... Je
crois que je vais vomir... non... ça va. Minute. Il me fait marcher, là. Je ne lui ai pas dit où
j'étais. Il ne peut pas me retrouver. En plus, il mettrait des heures à arriver de Seattle. Si
jamais il débarque, nous serons partis depuis longtemps. Je me lave les mains et je me
regarde dans le miroir. Je suis rouge et j'ai l'oeil vague. Hum... la tequila.
J'attends le pichet de bière une éternité au bar et je reviens enfin à notre table.
— Où étais-tu passée ? me gronde Kate.
— Je faisais la queue aux toilettes.
José et Levi sont plongés dans une discussion passionnée au sujet de l'équipe locale de
baseball. José fait une pause pour nous verser de la bière ; j'en avale une grande gorgée.
— Kate, je pense qu'il vaudrait mieux que je sorte prendre l'air.
— Ana, tu es une petite nature.
— Je reviens dans cinq minutes.
Je me fraie de nouveau un chemin dans la foule. Je commence à avoir la nausée, la tête
qui tourne et les jambes molles. Enfin, plus molles que d'habitude.
Le grand air me fait comprendre à quel point je suis ivre. Je vois double. Pourquoi me
suis-je mise dans cet état ?
— Ana, ça va ? José m'a rejointe.
— Je pense que j'ai un peu trop bu. Je lui souris faiblement.
— Moi aussi, murmure-t-il en me dévisageant intensément de ses grands yeux noirs. Tu
as besoin d'aide ?
Il s'approche pour m'enlacer.
— José, ça va. C'est bon.
Je tente de le repousser faiblement.
— Ana, je t'en prie, chuchote-t-il.
Maintenant il me tient dans ses bras et m'attire contre lui.
— José, tu fais quoi, là ?
— Tu sais que tu me plais. Ana, je t'en prie...
Il pose une main au creux de mon dos pour me presser contre lui ; de l'autre, il
m'attrape le menton. Putain... il va m'embrasser.
— Non, José, arrête, non !
Je le repousse, mais c'est un mur de muscles et je n'y arrive pas. Sa main a glissé dans
mes cheveux pour m'immobiliser la tête.
— Ana, s'il te plaît, cariño, murmure-t-il contre mes lèvres.
Son haleine est douce et sucrée - un mélange de margarita et de bière. Il dépose une
série de baisers le long de ma mâchoire jusqu'à la commissure de mes lèvres. Je suis
paniquée, ivre, incapable de contrôler la situation. Je suffoque.
— José, non.
Je ne veux pas. Tu es mon ami, et je pense que je suis sur le point de vomir.
— La dame a dit non, je crois, lance une voix dans le noir.
Putain ! Christian Grey. Il est là. Comment ? José me lâche.
— Grey, dit’il, tendu.
Je lance un regard angoissé à Christian tandis qu'il foudroie José du sien. Puis mon
estomac se soulève et je me plie en deux. Mon corps ne peut plus tolérer l'alcool ; je vomis
spectaculairement par terre.
— Pouah ! Dios mio, Ana !
José, dégoûté, a fait un bond en arrière. Grey m'attrape les cheveux et les écarte de la
ligne de tir, tout en me guidant doucement vers une plate-bande en bordure du parking.
Je remarque, profondément reconnaissante, que cette zone est plongée dans l'ombre.
— Si vous voulez encore vomir, faites-le ici. Je vais vous soutenir.
Il passe un bras sur mes épaules ; de sa main libre, il relève mes cheveux en queue-decheval
pour les écarter de mon visage. J'essaie maladroitement de le repousser mais je
vomis encore... et encore. Quelle conne... c'est pas bientôt fini ? Même lorsque mon estomac
est vide et que plus rien ne sort, d'affreux spasmes me tordent le corps. Je fais voeu en
silence de ne plus jamais boire. C'est trop horrible. Enfin, ça s'arrête.
Les mains appuyées sur le mur en briques derrière la platebande, j'arrive à peine à tenir
sur mes jambes. C'est épuisant, de vomir comme ça. Grey me lâche pour me passer un
mouchoir. Il n'y a que lui pour avoir un mouchoir en lin avec ses initiales brodées dessus :
CTG. Je ne savais pas que ça existait encore. Je me demande vaguement ce que le « T »
veut dire tout en m'essuyant la bouche. Submergée par la honte, je n'arrive pas à le
regarder : je me dégoûte. Je voudrais être avalée par les azalées de la platebande, être
n'importe où sauf ici.
José rôde toujours près de l'entrée du bar et nous observe. Je gémis, la tête entre les
mains. C'est sûrement le pire moment de mon existence. Plus humiliant encore que quand
Christian a refusé de m'embrasser. Je risque un petit coup d'oeil vers lui. Il ne trahit pas la
moindre émotion. Je me retourne pour regarder José : il a l'air d'avoir honte de lui et,
comme moi, d'être intimidé par Christian. Je le foudroie du regard. J'aurais quelques mots
bien choisis à dire à mon soi-disant ami, et je ne veux en proférer aucun devant Christian
Grey, le grand P-DG. Il vient de te voir gerber par terre et dans la flore locale. Tu ne peux
plus faire semblant d'être une dame.
— Je... euh... à tout à l'heure, marmonne José. Mais nous l'ignorons tous les deux et il
rentre dans le bar, penaud, me laissant toute seule avec Grey. Qu'est-ce que je vais lui
dire ? D'abord, m'excuser pour mon coup de fil.
— Je suis désolée, dis-je en fixant le mouchoir que je tortille furieusement.
— De quoi êtes-vous désolée, Anastasia ? Il en veut pour son argent, ce salaud.
— Désolée vous avoir appelé. D'avoir vomi. La liste est interminable.
Mon Dieu, faites que je meure maintenant.
— Ça nous est tous arrivé un jour ou l'autre, mais peut-être pas de façon aussi
spectaculaire. Il faut connaître ses limites, Anastasia. Repousser ses limites, je suis pour,
mais là, vous êtes vraiment allée trop loin. Ça vous arrive souvent ?
Ma tête bourdonne sous le coup de l'alcool et de la colère. Mais qu'est-ce qu'il en a à
foutre ? Je ne lui ai pas demandé de venir me chercher. On dirait un papy qui gronde un
enfant désobéissant. Si je veux me bourrer la gueule tous les soirs, ça ne regarde que moi,
ai-je envie de lui rétorquer. Mais je n'en ai pas le courage. Pas après avoir vomi devant lui.
Pourquoi reste-t-il encore planté là?
— Non. Je n'ai jamais bu et en ce moment, je n'ai aucune envie de recommencer.
Je me sens de nouveau mal. Il me rattrape avant que je ne tombe, me soutient et me
presse contre sa poitrine comme une enfant.
— Venez, je vous raccompagne chez vous.
— Il faut que j'avertisse Kate. Je suis dans ses bras.
— Mon frère peut le lui dire.
— Quoi ?
— Mon frère Elliot est avec Mlle Kavanagh.
— Ah?
— Il était avec moi quand vous m'avez appelé.
— À Seattle ?
Je ne comprends plus rien.
— Non, je suis à l'hôtel Heathman. Encore ? Mais pourquoi ?
— Comment m'avez-vous retrouvée ?
— J'ai fait tracer votre appel, Anastasia.
Ah ? Comment est-ce possible ? Est-ce même légal ? C'est un harceleur, ce type, me
chuchote ma conscience à travers la brume de tequila qui flotte encore dans mon cerveau,
mais curieusement, parce que c'est Grey, ça ne me dérange pas.
— Vous avez une veste ou un sac ?
— Euh... oui, les deux. Christian, je vous en prie, il faut que je parle à Kate. Elle va
s'inquiéter.
Il pince les lèvres et soupire lourdement.
— Si vous y tenez.
Me prenant par la main, il me raccompagne dans le bar, ivre, gênée, épuisée, mortifiée,
mais aussi, curieusement, ravie au-delà de toute expression. Je vais bien mettre une
semaine à démêler toutes ces émotions.
Le bar est bondé, bruyant ; la piste de danse est prise d'assaut. Kate n'est plus à notre
table et José a disparu. Levi, resté seul, a l'air perdu et pitoyable.
— Où est Kate ?
Il faut que je crie pour me faire entendre. Ma tête commence à puiser au rythme de la
basse.
— Elle danse, hurle Levi.
L'air furieux, il scrute Christian d'un oeil soupçonneux. Je passe à grand-peine ma veste
noire et glisse la bandoulière de mon petit sac à main par-dessus ma tête. Je suis prête à
partir dès que j'aurai vu Kate. Je touche le bras de Christian et penche la tête en arrière
pour lui crier à l'oreille « Elle est sur la piste de danse ». Quand j'effleure ses cheveux du
bout du nez, humant son odeur fraîche et propre, toutes les émotions interdites et
inhabituelles que j'ai tenté de refouler se déchaînent d'un seul coup dans mon corps
épuisé. Je rougis et quelque part, au fond de moi, des muscles se contractent
délicieusement.
Il lève les yeux au ciel, me prend par la main et me traîne vers le bar. On le sert tout de
suite : on ne fait pas attendre monsieur Maniaque-du-contrôle. Tout lui vient-il aussi
facilement ? Je n'ai pas entendu ce qu'il commandait. Il me tend un grand verre d'eau
glacée.
— Buvez, m'ordonne-t-il.
Les spots puisent et tournoient au rythme de la musique, en jetant des couleurs et des
ombres colorées sur le bar et la clientèle. Christian, tantôt vert, bleu, blanc, ou rouge
démoniaque, m'observe attentivement tandis que je sirote une gorgée.
— Tout, hurle-t-il.
Mais il n'a pas fini de me donner des ordres ? Il passe sa main dans ses cheveux en
bataille, l'air frustré, furieux. C'est quoi, son problème ? À part une idiote qui l'appelle au
milieu de la nuit et qu'il se sent obligé de secourir ? Et qui, en effet, avait besoin d'être
sauvée des avances d'un ami trop empressé. Et qui vomit copieusement à ses pieds. Ah,
Ana... comment arriveras-tu à lui faire oublier ça ? Ma conscience émet de petits
claquements de langue désapprobateurs en me regardant par-dessus ses lunettes en
demi-lune. Je vacille un peu ; Grey pose la main sur mon épaule pour me stabiliser.
J'obéis et bois toute l'eau. Ça me barbouille. Il me reprend le verre et le pose sur le bar. Je
remarque dans un brouillard qu'il porte une chemise en lin ample, un jean moulant, des
Converse noires et une veste sombre à rayures tennis. Sa chemise est déboutonnée au col
; j'aperçois une touffe de poils dans l'interstice. Dans mon état d'esprit actuel, je lui
sauterais bien dessus.
Il me reprend la main. Oh la vache - il me conduit sur la piste de danse ! Putain. Je ne
sais pas danser. Il devine ma réticence et sous les lumières colorées je vois son sourire
amusé, sardonique. Il me tire brusquement par la main et je suis à nouveau dans ses bras
; il commence à bouger, m'entraînant avec lui. Qu'est-ce qu'il danse bien ! Je n'arrive pas
à croire que j'accompagne ses mouvements. C'est peut-être parce que je suis saoule. Il me
Cinquante Nuances de Grey serre contre lui, je sens son corps contre le mien... s'il ne m'agrippait pas aussi fermement,
je suis sûre que je tomberais dans les pommes à ses pieds et du fond de mon esprit,
l'avertissement que ma mère m'a souvent répété me revient : Ne fais jamais confiance à un
homme qui sait danser.
Il nous entraîne à travers la foule jusqu'à l'autre bout de la piste, et nous nous
retrouvons à côté de Kate et d'Elliot, le frère de Christian. La musique, forte et lascive,
puise dans ma tête. Ça alors. Kate se déchaîne. Ça ne lui arrive que quand un homme lui
plaît. Lui plaît vraiment. Autrement dit, nous serons trois au petit déjeuner demain matin.
Kate !
Christian se penche pour crier quelque chose à l'oreille d'Elliot, un grand blond baraqué
avec un regard d'allumeur. Je n'arrive pas à distinguer la couleur de ses yeux sous les
spots. Elliot sourit et attire Kate dans ses bras, où elle est visiblement heureuse de se
retrouver... Kate ! Même dans mon état d'ébriété, je suis choquée. Elle vient à peine de le
rencontrer. Elle hoche la tête quand Elliot lui chuchote quelque chose, me sourit et agite la
main. Christian nous propulse hors de la piste de danse en un temps record.
Je n'ai pas pu parler à Kate, mais je devine comment ça va se finir entre elle et Elliot. Il
faudra que je lui refasse mon sermon sur le sexe sans risques. J'espère qu'elle a lu les
affiches collées sur les portes des w-c. Les pensées se bousculent dans ma tête, je lutte
contre l'ivresse. Il fait trop chaud ici, il y a trop de couleurs, trop de bruit, trop de
lumières. Ma tête se met à tourner, non... le sol se précipite à la rencontre de mon visage.
La dernière chose que j'entends avant de m'évanouir dans les bras de Christian Grey, c'est
ce mot :
— Merde !
EL James
hypnotisée par la bouche de Christian Grey ; il me regarde, l'oeil mi-clos, la prunelle
assombrie. Sa respiration s'est accélérée. La mienne s'est carrément arrêtée. Je suis dans
tes bras. Embrasse-moi, je t'en supplie. Il ferme les yeux, inspire profondément et secoue
légèrement la tête comme pour répondre à ma question muette. Quand il rouvre ses yeux,
il a l'air résolu.
— Anastasia, vous devriez m'éviter. Je ne suis pas l'homme qu'il vous faut.
Quoi ? D'où ça sort, ça ? Il me semble que c'est à moi seule d'en juger. Je fronce les
sourcils, sonnée.
— Respirez, Anastasia, respirez, dit’il en me repoussant doucement.
La poussée d'adrénaline qui m'a envahie après avoir été frôlée par ce cycliste et m'être
retrouvée dans les bras de Christian me rend à la fois surexcitée et flageolante. NON !
hurle ma conscience désespérée. Grey s'écarte, pose les mains sur mes épaules et me tient
à bout de bras en m'observant attentivement. Je ne pense qu'à une chose : je voulais qu'il
m'embrasse, je l'ai manifesté de façon assez évidente, et il n'a rien fait. Il ne veut pas de
moi. J'ai royalement planté notre tête-à-tête. Je retrouve enfin ma voix.
— C'est bon, j'ai compris. Merci.
Comment ai-je pu aussi mal interpréter la situation ? Il faut que je m'en aille, vite.
— Pourquoi merci ?
Il fronce les sourcils en me tenant toujours par les épaules.
— Merci de m'avoir sauvée.
— Cet imbécile roulait en sens interdit. Heureusement que j'étais là. Je tremble en
pensant à ce qui aurait pu vous arriver. Vous voulez venir à l'hôtel vous asseoir un
moment pour vous remettre ?
Il me relâche, laisse pendre ses bras et je me retrouve plantée devant lui comme une
idiote.
Je secoue la tête pour m'éclaircir les idées. Je veux simplement m'en aller. Tous mes
vagues espoirs se sont effondrés. Il ne veut pas de moi. Tu t'imaginais quoi, au juste ?
Pourquoi Christian Grey voudrait-il de toi ? me raille ma conscience. Je me tourne vers
l'intersection, en remarquant, soulagée, que le petit bonhomme du feu est passé au vert.
Je traverse rapidement. Grey me suit. Une fois devant l'hôtel, je me retourne brièvement
vers lui, sans réussir à le regarder dans les yeux.
— Merci pour le thé et la séance photo.
— Anastasia, je...
Sa voix angoissée m'oblige à relever les yeux. Les siens sont tristes. Il passe sa main
dans ses cheveux, l'air déchiré, frustré ; son self-control s'est évaporé.
— Quoi, Christian ?
Il ne répond pas. J'ai envie de disparaître pour soigner mon amour-propre blessé.
— Bonne chance pour vos examens, murmure-t-il. Hein ? C'est pour ça qu'il fait cette
tête-là ?
— Merci, dis-je sans me donner la peine de cacher mon air sarcastique. Adieu, monsieur
Grey.
Je fais volte-face, vaguement étonnée de ne pas avoir trébuché, et je m'éloigne en
direction du parking sans me retourner.
Arrivée dans le souterrain en béton éclairé de néons sinistres, je m'appuie contre un
mur, la tête entre les mains. Qu'est-ce que je m'imaginais ? Pourquoi je pleure ? Furieuse de
cette réaction idiote, je m'accroupis et me pelotonne pour me faire aussi petite que
possible, comme si ça pouvait diminuer ma douleur. Posant la tête sur mes genoux, je
laisse couler des larmes irrationnelles. Je pleure la perte de quelque chose que je n'ai
jamais eu. Ridicule.
Je n'ai jamais été rejetée par un homme. D'accord, j'ai toujours été la dernière choisie
pour les équipes de basket ou de volleyball, mais ça se comprend : je suis incapable de
courir en faisant autre chose en même temps, comme faire bondir ou lancer un ballon.
Sur un terrain de sport, je suis un danger public.
Mais en amour, je ne me suis jamais exposée, jamais. Toute ma vie, j'ai douté de moi - je
suis trop pâle, trop maigre, trop mal fringuée, trop empotée... la liste de mes défauts
s'allonge à l'infini. C'est donc toujours moi qui ai repoussé mes admirateurs potentiels. Il y
avait bien un garçon dans mon cours de chimie à qui je plaisais, mais personne ne m'a
jamais attirée - personne, sauf Christian. Quel salaud, celui-là. Je devrais peut-être me
montrer plus gentille avec des types comme Paul Clayton ou José Rodriguez : ni l'un ni
l'autre ne me ferait fondre en larmes dans un parking souterrain.
Arrête ! Arrête tout de suite ! me hurle ma conscience, les bras croisés, en tapant du
pied. Monte dans la bagnole, rentre à la maison, occupe-toi de tes études. Oublie-le... tout
de suite ! Et cesse de t'apitoyer sur toi-même.
J'inspire profondément. Un peu de dignité, Steele. Je me dirige vers la voiture de Kate en
essuyant mes larmes. Je ne repenserai plus à lui. J'ai appris ma leçon. Mieux vaut que je
me concentre sur mes examens.
Je trouve Kate assise à la table de la salle à manger avec son ordinateur. Son sourire
s'évanouit dès qu'elle me voit.
— Ana, qu'est-ce qu'il y a ?
Non... de grâce, pas l'Inquisition à la Katherine Kavanagh ! Je secoue la tête comme
pour lui dire « fous-moi la paix », mais autant s'adresser à une sourde-muette aveugle.
— Tu as pleuré.
Parfois, elle a vraiment le don d'enfoncer les portes ouvertes.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait, cet enfoiré ? rugit-elle. Bon sang, elle me fait peur.
— Rien, Kate.
C'est justement là le problème. Cette pensée me tire un sourire ironique.
— Alors pourquoi as-tu pleuré ? Tu ne pleures jamais, reprend-elle d'une voix plus
douce.
Elle se lève, inquiète, pour me serrer dans ses bras. Il faut que je lui dise quelque chose,
rien que pour qu'elle me laisse tranquille.
— J'ai failli me faire renverser par un cycliste.
C'est tout ce que j'ai trouvé, mais ça la distrait un instant de... lui.
— Tu n'es pas blessée, au moins ?
Elle me tient à bout de bras pour m'examiner de la tête aux pieds.
— Non, Christian m'a rattrapée. Mais je suis encore assez secouée.
— Ça ne m'étonne pas. Et ce café, c'était comment ? Toi qui détestes le café !
— J'ai pris un thé. Ça s'est très bien passé, rien à signaler. Je ne sais pas pourquoi il
m'a invitée.
— Tu lui plais, Ana.
Elle laisse retomber ses bras.
— Plus maintenant. Je ne le reverrai plus.
Je parviens à l'annoncer comme s'il s'agissait d'un simple constat.
— Ah?
Oh la gaffe ! Maintenant, j'ai piqué sa curiosité. Je me dirige vers la cuisine pour qu'elle
ne voie pas mon visage.
— Ouais... tu comprends, on ne joue pas dans la même catégorie.
— C'est-à-dire ?
— Mais enfin, Kate, c'est évident. Je fais volte-face pour la dévisager.
— Pas pour moi, proteste-t-elle. Bon, d'accord, il est plus riche que toi, mais cela dit il
est plus riche que presque tout le monde.
— Kate, il est...
Je hausse les épaules.
— Ana, pour l'amour du ciel - combien de fois devrai-je te le répéter ? Tu es canon, me
coupe-t-elle.
La voilà qui rabâche son éternelle tirade.
— Kate, s'il te plaît, il faut que je révise. Elle fronce les sourcils.
— Tu veux voir l'article ? Je viens de le terminer. José a pris des photos formidables.
Comme si j'avais besoin de photos pour me rappeler la beauté de monsieur « je ne veux
pas de vous ».
— Bien sûr.
Je m'oblige à sourire et m'approche de l'ordinateur. Il est là, en noir et blanc, à me
dévisager comme pour me répéter qu'il ne me trouve pas à la hauteur. Je fais semblant de
lire l'article, mais en réalité je scrute son portrait pour trouver un indice me permettant de
saisir en quoi il n'est pas « l'homme qu'il me faut ». Tout d'un coup, ça me saute aux yeux.
Il est tellement plus beau que moi que nous n'existons pas sur le même plan. Comme si
j'étais Icare volant trop près du soleil et s'écrasant au sol, embrasé. Vu comme ça, c'est
logique : en effet, il n'est pas l'homme qu'il me faut. Voilà ce qu'il voulait essayer de me
faire comprendre. Ce qui rend son rejet plus facile à accepter... enfin, presque. Je peux
assumer.
— Excellent, Kate. Bon, je vais réviser.
Me promettant de ne plus repenser à lui, du moins pour l'instant, je plonge le nez dans
mes notes.
Ce n'est qu'une fois au lit que je me permets de revenir sur cette étrange matinée. Je
n'arrête pas de me répéter cette phrase, « Les petites amies, ça n'est pas mon truc », et je
m'en veux de ne pas avoir compris avant de me retrouver dans ses bras à le supplier de
toutes les fibres de mon corps de m'embrasser. Il m'avait déjà dit très clairement qu'il ne
voulait pas de moi. Je me retourne dans mon lit en me demandant vaguement s'il a fait
voeu de chasteté. Peut-être qu'il attend de rencontrer la femme de sa vie ? Ma conscience
ensommeillée me donne un dernier coup de griffe : Ce n'est sûrement pas toi qu'il attend,
en tout cas.
Cette nuit-là, je rêve de deux yeux gris et de motifs de feuilles dans le lait, et je cours à
travers des lieux obscurs éclairés de néons sinistres, sans savoir si je cours vers quelque
chose ou si je fuis...
Je pose mon stylo. Ça y est. L'examen est fini. Je souris, sans doute pour la première
fois de la semaine. Nous sommes vendredi, et ce soir nous allons faire la fête. Je vais peut-
être même me saouler ! Je n'ai jamais été ivre. Je jette un coup d'oeil à Kate de l'autre côté
de la salle, toujours en train de scribouiller frénétiquement à cinq minutes de la fin. Voilà,
mes études sont terminées. Je n'aurai plus jamais à m'asseoir parmi des rangées
d'étudiants angoissés et isolés. Dans ma tête, je fais des pirouettes. Kate s'arrête d'écrire
et pose son stylo. Elle me regarde et sourit, elle aussi.
Nous rentrons ensemble dans sa Mercedes, en refusant de discuter de notre dernier
examen. Kate songe plutôt à ce qu'elle va porter au bar ce soir. Moi, je fouille dans mon
sac pour retrouver mes clés.
— Ana, il y a un colis pour toi.
Kate est sur les marches du perron, une boîte en carton à la main. Curieux. Je n'ai rien
commandé sur Amazon dernièrement. Kate me prend les clés pour ouvrir et me remet le
colis. Pas d'adresse d'envoyeur. C'est peut-être un cadeau de ma mère ou de Ray ?
— Ouvre-le !
Kate, excitée, fonce vers la cuisine pour aller chercher le Champagne destiné à célébrer
la fin de nos études.
Le colis contient une boîte en cuir abritant trois vieux livres à reliure en toile, identiques
et en parfait état, accompagnés d'une carte où sont inscrits ces mots :
Pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il y avait du danger avec les hommes ? Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ? Les
dames savent contre quoi se défendre parce qu’elles lisent des romans qui leur parlent du danger qu’il y a avec les
hommes…
Je reconnais ces citations, tirées de Tess. Quelle coïncidence ! Je viens tout juste de
passer trois heures à rédiger une dissertation sur les romans de Thomas Hardy. Mais
s'agit-il bien d'une coïncidence ? J'inspecte les livres plus attentivement : ce sont les trois
volumes de Tess d'Urberville. J'en ouvre un. J'y trouve, sur la page de garde, l'inscription
suivante dans une police de caractère désuète :
London : Jack R. Osgood, McBaine and Co, 1801
Merde alors, des éditions originales ! Elles doivent valoir une fortune. Ça y est, je sais
qui me les a envoyées. Kate, qui examine les livres par-dessus mon épaule, me prend la
carte.
— Ce sont des éditions originales, lui dis-je. Kate écarquille les yeux :
— Non ! Grey ? Je hoche la tête.
— Ça ne peut être que lui.
— Et ce mot, ça veut dire quoi ?
— Aucune idée. Peut-être qu'il m'avertit de ne pas m'approcher de lui. Alors qu'aux
dernières nouvelles je ne suis pas en train de tambouriner sur sa porte !
Je fronce les sourcils.
— Je sais que tu ne veux pas parler de lui, Ana, mais je crois qu'il craque sérieusement
pour toi, malgré cet avertissement.
Je ne me suis pas permis de songer à Christian Grey au cours de la semaine dernière.
Certes, ses yeux gris hantent toujours mes rêves, et je sais que je mettrai une éternité à
oublier la sensation d'être dans ses bras, son odeur enivrante. Pourquoi m'a-t’il fait ce
cadeau ? Il m'a pourtant affirmé qu'il n'était pas l'homme qu'il me fallait.
— J'ai trouvé une édition originale de Tess à vendre à New York pour quatorze mille
dollars. Mais la tienne est en bien meilleur état. Elle doit valoir plus cher.
Kate vient de consulter son meilleur ami, Google.
— Cette citation... C'est ce que Tess dit à sa mère après qu'Alec d'Urberville l'a séduite.
— Je sais, acquiesce Kate, songeuse. Qu'est-ce qu'il essaie de te faire comprendre ?
— Je ne sais pas et je m'en fous. Je ne peux pas accepter ce cadeau. Je vais le renvoyer
avec une citation tout aussi énigmatique, tirée d'un passage obscur du livre.
— Celui où Angel Clare l'envoie se faire foutre ? suggère Kate, narquoise.
— Par exemple.
Je glousse. J'adore Kate : elle est loyale et me soutient quoi qu'il arrive. Je remballe les
livres et je les laisse sur la table de la salle à manger. Kate me tend une coupe de
Champagne :
— À la fin de nos études et à notre nouvelle vie à Seattle.
— À la fin de nos études, à notre nouvelle vie à Seattle et à nos excellents résultats.
Nous entrechoquons nos verres.
Le bar est bourré de futurs diplômés braillards, décidés à se bourrer la gueule. José
s'est joint à nous, même s'il lui reste encore une année d'études : il est d'humeur à faire la
fête et nous encourage à profiter de notre liberté retrouvée en commandant un pichet de
margarita. En avalant mon cinquième verre, je me dis qu'après le Champagne ce n'était
peut-être pas une très bonne idée.
— Et maintenant, Ana ? me hurle José par-dessus le vacarme.
— Kate et moi, on s'installe à Seattle. Les parents de Kate lui ont acheté un
appartement.
— Dios mio, quel luxe ! Mais vous reviendrez pour mon vernissage ?
— Bien sûr, José, je ne raterais ça pour rien au monde.
Je souris, il m'enlace et m'attire contre lui.
— C'est important pour moi que tu sois là, Ana, me chuchote-t-il. Encore un margarita
?
— José Luis Rodriguez, essaierais-tu de me saouler, par hasard ? Parce que je crois que
ça marche. Il vaut mieux que je passe à la bière. Je vais aller en chercher un pichet.
— À boire, Ana ! beugle Kate.
Kate a un bras sur les épaules de Levi, étudiant de lettres comme nous et photographe
attitré du journal des étudiants. Il a renoncé à prendre des photos de la beuverie et n'a
d'yeux que pour Kate en petit débardeur, jean moulant et talons aiguille, les cheveux
relevés en chignon avec des mèches folles qui s'échappent et encadrent son visage :
comme toujours, elle est à tomber. Moi, je suis plutôt du genre Converse et tee-shirt, mais
je porte mon jean le plus seyant. Je me libère de l'étreinte de José pour me lever.
Hou là. J'ai la tête qui tourne. Je dois m'agripper au dossier de la chaise. Les cocktails à
la tequila, décidément, ça n'était pas l'idée du siècle.
En me frayant un chemin jusqu'au bar, je me dis que, tant qu'à être debout, autant faire
un tour aux w-c. Évidemment, il y a la queue, mais au moins le couloir est plus tranquille
et plus frais. Je consulte mon portable pour passer le temps. Qui ai-je appelé en dernier ?
José ? Mais avant ça, il y a un numéro que je ne reconnais pas. Ah oui, Grey. Je glousse.
Je ne sais pas quelle heure il est. Je vais peut-être le réveiller. Il pourra m'expliquer
pourquoi il m'a envoyé ces livres et ce message énigmatique. S'il veut me tenir à distance,
il devrait me laisser tranquille. Je souris en appuyant sur « appeler ». Il répond à la
deuxième sonnerie.
— Anastasia ?
Il paraît étonné. A vrai dire, je suis moi-même étonnée de mon geste. Mais au fait,
comment sait-il que c'est moi ?
— Pourquoi m'avez-vous envoyé ces livres ? dis-je d'une voix pâteuse.
— Anastasia, ça va ? Vous avez une drôle de voix. Il a l'air inquiet.
— Ce n'est pas moi qui suis drôle, c'est vous.
Voilà, l'alcool m'a donné du courage, j'ai lâché le morceau.
— Anastasia, vous avez bu ?
— Qu'est-ce que vous en avez à foutre ?
— Je suis... curieux. Où êtes-vous ?
— Dans un bar.
— Quel bar ?
Il a l'air exaspéré.
— Un bar à Portland.
— Comment rentrez-vous ?
— Je me débrouillerai.
Cette conversation ne se déroule pas comme prévu.
— Dans quel bar êtes-vous ?
— Pourquoi m'avez-vous envoyé ces livres, Christian ?
— Anastasia, où êtes-vous ? Dites-le-moi, tout de suite.
Son ton est tellement... dictatorial. Quel maniaque du contrôle, décidément. Je l'imagine
en cinéaste à l'ancienne avec un pantalon jodhpurs, un mégaphone et une cravache. Ça
me fait rire tout haut.
— Vous êtes tellement... autoritaire.
— Ana, bordel de merde, où êtes-vous ?
Tiens, Christian Grey qui emploie des gros mots ! Je glousse à nouveau.
— Je suis à Portland... C'est loin de Seattle.
— Où, au juste, à Portland ?
— Bonne nuit, Christian.
— Ana !
Je raccroche. Là ! Mais il ne m'a pas expliqué, pour les livres. Je fronce les sourcils.
Mission pas accomplie. Je suis vraiment très ivre - la tête me tourne tandis que j'avance
en traînant les pieds vers les w-c. Mais bon, c'était le but de la manoeuvre. Voilà donc ce
que c'est que d'être bourrée - pas la peine de répéter l'expérience. La queue avance, c'est à
mon tour. Je fixe d'un oeil hébété une affiche sur la porte du cabinet vantant les mérites
du sexe sans risques. Merde, je viens d'appeler Christian Grey ! Et merde, merde... La
sonnerie de mon portable me fait sursauter. Je pousse un petit cri.
— Allô?
Ça non plus, ça n'était pas prévu au programme.
— Je viens vous chercher, lance-t-il avant de raccrocher aussitôt.
Il n'y a que Christian Grey pour avoir l'air aussi calme et aussi menaçant en même
temps.
Merde alors. Je remonte mon Jean, le coeur battant. Il vient me chercher ? Non... Je
crois que je vais vomir... non... ça va. Minute. Il me fait marcher, là. Je ne lui ai pas dit où
j'étais. Il ne peut pas me retrouver. En plus, il mettrait des heures à arriver de Seattle. Si
jamais il débarque, nous serons partis depuis longtemps. Je me lave les mains et je me
regarde dans le miroir. Je suis rouge et j'ai l'oeil vague. Hum... la tequila.
J'attends le pichet de bière une éternité au bar et je reviens enfin à notre table.
— Où étais-tu passée ? me gronde Kate.
— Je faisais la queue aux toilettes.
José et Levi sont plongés dans une discussion passionnée au sujet de l'équipe locale de
baseball. José fait une pause pour nous verser de la bière ; j'en avale une grande gorgée.
— Kate, je pense qu'il vaudrait mieux que je sorte prendre l'air.
— Ana, tu es une petite nature.
— Je reviens dans cinq minutes.
Je me fraie de nouveau un chemin dans la foule. Je commence à avoir la nausée, la tête
qui tourne et les jambes molles. Enfin, plus molles que d'habitude.
Le grand air me fait comprendre à quel point je suis ivre. Je vois double. Pourquoi me
suis-je mise dans cet état ?
— Ana, ça va ? José m'a rejointe.
— Je pense que j'ai un peu trop bu. Je lui souris faiblement.
— Moi aussi, murmure-t-il en me dévisageant intensément de ses grands yeux noirs. Tu
as besoin d'aide ?
Il s'approche pour m'enlacer.
— José, ça va. C'est bon.
Je tente de le repousser faiblement.
— Ana, je t'en prie, chuchote-t-il.
Maintenant il me tient dans ses bras et m'attire contre lui.
— José, tu fais quoi, là ?
— Tu sais que tu me plais. Ana, je t'en prie...
Il pose une main au creux de mon dos pour me presser contre lui ; de l'autre, il
m'attrape le menton. Putain... il va m'embrasser.
— Non, José, arrête, non !
Je le repousse, mais c'est un mur de muscles et je n'y arrive pas. Sa main a glissé dans
mes cheveux pour m'immobiliser la tête.
— Ana, s'il te plaît, cariño, murmure-t-il contre mes lèvres.
Son haleine est douce et sucrée - un mélange de margarita et de bière. Il dépose une
série de baisers le long de ma mâchoire jusqu'à la commissure de mes lèvres. Je suis
paniquée, ivre, incapable de contrôler la situation. Je suffoque.
— José, non.
Je ne veux pas. Tu es mon ami, et je pense que je suis sur le point de vomir.
— La dame a dit non, je crois, lance une voix dans le noir.
Putain ! Christian Grey. Il est là. Comment ? José me lâche.
— Grey, dit’il, tendu.
Je lance un regard angoissé à Christian tandis qu'il foudroie José du sien. Puis mon
estomac se soulève et je me plie en deux. Mon corps ne peut plus tolérer l'alcool ; je vomis
spectaculairement par terre.
— Pouah ! Dios mio, Ana !
José, dégoûté, a fait un bond en arrière. Grey m'attrape les cheveux et les écarte de la
ligne de tir, tout en me guidant doucement vers une plate-bande en bordure du parking.
Je remarque, profondément reconnaissante, que cette zone est plongée dans l'ombre.
— Si vous voulez encore vomir, faites-le ici. Je vais vous soutenir.
Il passe un bras sur mes épaules ; de sa main libre, il relève mes cheveux en queue-decheval
pour les écarter de mon visage. J'essaie maladroitement de le repousser mais je
vomis encore... et encore. Quelle conne... c'est pas bientôt fini ? Même lorsque mon estomac
est vide et que plus rien ne sort, d'affreux spasmes me tordent le corps. Je fais voeu en
silence de ne plus jamais boire. C'est trop horrible. Enfin, ça s'arrête.
Les mains appuyées sur le mur en briques derrière la platebande, j'arrive à peine à tenir
sur mes jambes. C'est épuisant, de vomir comme ça. Grey me lâche pour me passer un
mouchoir. Il n'y a que lui pour avoir un mouchoir en lin avec ses initiales brodées dessus :
CTG. Je ne savais pas que ça existait encore. Je me demande vaguement ce que le « T »
veut dire tout en m'essuyant la bouche. Submergée par la honte, je n'arrive pas à le
regarder : je me dégoûte. Je voudrais être avalée par les azalées de la platebande, être
n'importe où sauf ici.
José rôde toujours près de l'entrée du bar et nous observe. Je gémis, la tête entre les
mains. C'est sûrement le pire moment de mon existence. Plus humiliant encore que quand
Christian a refusé de m'embrasser. Je risque un petit coup d'oeil vers lui. Il ne trahit pas la
moindre émotion. Je me retourne pour regarder José : il a l'air d'avoir honte de lui et,
comme moi, d'être intimidé par Christian. Je le foudroie du regard. J'aurais quelques mots
bien choisis à dire à mon soi-disant ami, et je ne veux en proférer aucun devant Christian
Grey, le grand P-DG. Il vient de te voir gerber par terre et dans la flore locale. Tu ne peux
plus faire semblant d'être une dame.
— Je... euh... à tout à l'heure, marmonne José. Mais nous l'ignorons tous les deux et il
rentre dans le bar, penaud, me laissant toute seule avec Grey. Qu'est-ce que je vais lui
dire ? D'abord, m'excuser pour mon coup de fil.
— Je suis désolée, dis-je en fixant le mouchoir que je tortille furieusement.
— De quoi êtes-vous désolée, Anastasia ? Il en veut pour son argent, ce salaud.
— Désolée vous avoir appelé. D'avoir vomi. La liste est interminable.
Mon Dieu, faites que je meure maintenant.
— Ça nous est tous arrivé un jour ou l'autre, mais peut-être pas de façon aussi
spectaculaire. Il faut connaître ses limites, Anastasia. Repousser ses limites, je suis pour,
mais là, vous êtes vraiment allée trop loin. Ça vous arrive souvent ?
Ma tête bourdonne sous le coup de l'alcool et de la colère. Mais qu'est-ce qu'il en a à
foutre ? Je ne lui ai pas demandé de venir me chercher. On dirait un papy qui gronde un
enfant désobéissant. Si je veux me bourrer la gueule tous les soirs, ça ne regarde que moi,
ai-je envie de lui rétorquer. Mais je n'en ai pas le courage. Pas après avoir vomi devant lui.
Pourquoi reste-t-il encore planté là?
— Non. Je n'ai jamais bu et en ce moment, je n'ai aucune envie de recommencer.
Je me sens de nouveau mal. Il me rattrape avant que je ne tombe, me soutient et me
presse contre sa poitrine comme une enfant.
— Venez, je vous raccompagne chez vous.
— Il faut que j'avertisse Kate. Je suis dans ses bras.
— Mon frère peut le lui dire.
— Quoi ?
— Mon frère Elliot est avec Mlle Kavanagh.
— Ah?
— Il était avec moi quand vous m'avez appelé.
— À Seattle ?
Je ne comprends plus rien.
— Non, je suis à l'hôtel Heathman. Encore ? Mais pourquoi ?
— Comment m'avez-vous retrouvée ?
— J'ai fait tracer votre appel, Anastasia.
Ah ? Comment est-ce possible ? Est-ce même légal ? C'est un harceleur, ce type, me
chuchote ma conscience à travers la brume de tequila qui flotte encore dans mon cerveau,
mais curieusement, parce que c'est Grey, ça ne me dérange pas.
— Vous avez une veste ou un sac ?
— Euh... oui, les deux. Christian, je vous en prie, il faut que je parle à Kate. Elle va
s'inquiéter.
Il pince les lèvres et soupire lourdement.
— Si vous y tenez.
Me prenant par la main, il me raccompagne dans le bar, ivre, gênée, épuisée, mortifiée,
mais aussi, curieusement, ravie au-delà de toute expression. Je vais bien mettre une
semaine à démêler toutes ces émotions.
Le bar est bondé, bruyant ; la piste de danse est prise d'assaut. Kate n'est plus à notre
table et José a disparu. Levi, resté seul, a l'air perdu et pitoyable.
— Où est Kate ?
Il faut que je crie pour me faire entendre. Ma tête commence à puiser au rythme de la
basse.
— Elle danse, hurle Levi.
L'air furieux, il scrute Christian d'un oeil soupçonneux. Je passe à grand-peine ma veste
noire et glisse la bandoulière de mon petit sac à main par-dessus ma tête. Je suis prête à
partir dès que j'aurai vu Kate. Je touche le bras de Christian et penche la tête en arrière
pour lui crier à l'oreille « Elle est sur la piste de danse ». Quand j'effleure ses cheveux du
bout du nez, humant son odeur fraîche et propre, toutes les émotions interdites et
inhabituelles que j'ai tenté de refouler se déchaînent d'un seul coup dans mon corps
épuisé. Je rougis et quelque part, au fond de moi, des muscles se contractent
délicieusement.
Il lève les yeux au ciel, me prend par la main et me traîne vers le bar. On le sert tout de
suite : on ne fait pas attendre monsieur Maniaque-du-contrôle. Tout lui vient-il aussi
facilement ? Je n'ai pas entendu ce qu'il commandait. Il me tend un grand verre d'eau
glacée.
— Buvez, m'ordonne-t-il.
Les spots puisent et tournoient au rythme de la musique, en jetant des couleurs et des
ombres colorées sur le bar et la clientèle. Christian, tantôt vert, bleu, blanc, ou rouge
démoniaque, m'observe attentivement tandis que je sirote une gorgée.
— Tout, hurle-t-il.
Mais il n'a pas fini de me donner des ordres ? Il passe sa main dans ses cheveux en
bataille, l'air frustré, furieux. C'est quoi, son problème ? À part une idiote qui l'appelle au
milieu de la nuit et qu'il se sent obligé de secourir ? Et qui, en effet, avait besoin d'être
sauvée des avances d'un ami trop empressé. Et qui vomit copieusement à ses pieds. Ah,
Ana... comment arriveras-tu à lui faire oublier ça ? Ma conscience émet de petits
claquements de langue désapprobateurs en me regardant par-dessus ses lunettes en
demi-lune. Je vacille un peu ; Grey pose la main sur mon épaule pour me stabiliser.
J'obéis et bois toute l'eau. Ça me barbouille. Il me reprend le verre et le pose sur le bar. Je
remarque dans un brouillard qu'il porte une chemise en lin ample, un jean moulant, des
Converse noires et une veste sombre à rayures tennis. Sa chemise est déboutonnée au col
; j'aperçois une touffe de poils dans l'interstice. Dans mon état d'esprit actuel, je lui
sauterais bien dessus.
Il me reprend la main. Oh la vache - il me conduit sur la piste de danse ! Putain. Je ne
sais pas danser. Il devine ma réticence et sous les lumières colorées je vois son sourire
amusé, sardonique. Il me tire brusquement par la main et je suis à nouveau dans ses bras
; il commence à bouger, m'entraînant avec lui. Qu'est-ce qu'il danse bien ! Je n'arrive pas
à croire que j'accompagne ses mouvements. C'est peut-être parce que je suis saoule. Il me
Cinquante Nuances de Grey serre contre lui, je sens son corps contre le mien... s'il ne m'agrippait pas aussi fermement,
je suis sûre que je tomberais dans les pommes à ses pieds et du fond de mon esprit,
l'avertissement que ma mère m'a souvent répété me revient : Ne fais jamais confiance à un
homme qui sait danser.
Il nous entraîne à travers la foule jusqu'à l'autre bout de la piste, et nous nous
retrouvons à côté de Kate et d'Elliot, le frère de Christian. La musique, forte et lascive,
puise dans ma tête. Ça alors. Kate se déchaîne. Ça ne lui arrive que quand un homme lui
plaît. Lui plaît vraiment. Autrement dit, nous serons trois au petit déjeuner demain matin.
Kate !
Christian se penche pour crier quelque chose à l'oreille d'Elliot, un grand blond baraqué
avec un regard d'allumeur. Je n'arrive pas à distinguer la couleur de ses yeux sous les
spots. Elliot sourit et attire Kate dans ses bras, où elle est visiblement heureuse de se
retrouver... Kate ! Même dans mon état d'ébriété, je suis choquée. Elle vient à peine de le
rencontrer. Elle hoche la tête quand Elliot lui chuchote quelque chose, me sourit et agite la
main. Christian nous propulse hors de la piste de danse en un temps record.
Je n'ai pas pu parler à Kate, mais je devine comment ça va se finir entre elle et Elliot. Il
faudra que je lui refasse mon sermon sur le sexe sans risques. J'espère qu'elle a lu les
affiches collées sur les portes des w-c. Les pensées se bousculent dans ma tête, je lutte
contre l'ivresse. Il fait trop chaud ici, il y a trop de couleurs, trop de bruit, trop de
lumières. Ma tête se met à tourner, non... le sol se précipite à la rencontre de mon visage.
La dernière chose que j'entends avant de m'évanouir dans les bras de Christian Grey, c'est
ce mot :
— Merde !
EL James
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