Kate est folle de joie quand je l'appelle pour lui annoncer la nouvelle, planquée dans la
réserve.
— Mais qu'est-ce qu'il foutait chez Clayton's ? Je m'efforce de répondre avec
désinvolture :
— Il était dans le coin.
— C'est insensé, comme coïncidence. Tu ne penses pas qu'il est venu exprès pour te
voir ?
Mon coeur fait une embardée, mais ma joie est de courte durée. La triste réalité, c'est
qu'il est ici pour affaires.
— Il visite le département agroalimentaire de la fac. Il finance des programmes de
recherche.
— Ah oui, c'est vrai, il leur a accordé une subvention de 2,5 millions de dollars.
Waouh.
— Comment le sais-tu ?
— Ana, je suis journaliste et je viens de rédiger un portrait de ce type. C'est mon boulot
de savoir ce genre de chose.
— Ça va, ne monte pas sur tes grands chevaux. Alors, tu les veux, ces photos ?
— Évidemment. La question, c'est de savoir qui va les faire, et où.
— On n'a qu'à demander à Grey où il veut qu'on le retrouve, puisqu'il est à Portland.
— Tu peux le contacter ?
— J'ai son numéro de portable. Kate s'étrangle.
— Le célibataire le plus riche, le plus insaisissable et le plus énigmatique de la côte
ouest vient de te donner son numéro de portable ?
— Euh... oui.
— Ana ! Tu lui plais. Ça ne fait pas un pli.
— Kate, il veut simplement se montrer aimable. Mais tout en prononçant ces mots, je
sais qu'ils sont faux. Christian Grey n'est pas du genre aimable. Poli, à la rigueur. Une
petite voix douce me chuchote : Peut-être que Kate a raison. Mon cuir chevelu se met à
picoter à l'idée que peut-être, peut-être je lui plais un petit peu. Après tout, il m'a bien
affirmé qu'il était ravi que Kate n'ait pas fait l'interview. Je jubile silencieusement en
caressant cet espoir. Kate me ramène sur terre.
— Ce qui m'emmerde, c'est qu'on n'a pas de photographe. Levi n'est pas dispo, il passe
le week-end chez ses parents à Idaho Falls. Il va être furieux d'avoir raté l'occasion de faire
le portrait de l'un des plus grands chefs d'entreprise d'Amérique.
— Hum... Et José ?
— Bonne idée ! Demande-lui. Il ferait n'importe quoi pour toi. Ensuite, tu appelleras
Grey pour savoir où il veut qu'on le rejoigne.
Qu'est-ce que c'est agaçant, sa façon de prendre José pour acquis.
— Je pense que ce serait plutôt à toi de l'appeler.
— Qui, José ? ricane Kate.
— Non, Grey.
— Ana, c'est avec toi qu'il est en relation.
— En relation ? Je le connais à peine, ce type ! Ma voix a subitement gravi plusieurs
octaves.
— Mais tu l'as déjà vu. Et lui, j'ai l'impression qu'il a envie de mieux te connaître. Ana,
appelle-le, aboie-t-elle en raccrochant.
Qu'est-ce qu'elle est autoritaire, parfois ! Je tire la langue à mon portable.
Je suis en train de laisser un message à José lorsque Paul entre dans la réserve pour
prendre du papier émeri.
— Tu viens ? Il y a du monde, là.
— Ouais, euh, excuse, j'arrive tout de suite.
— Au fait, comment as-tu rencontré Christian Grey ? Paul s'efforce en vain de prendre
un ton nonchalant.
— Je l'ai interviewé pour le journal des étudiants. Kate était souffrante.
Je hausse les épaules, tentant à mon tour d'avoir l'air désinvolte, sans y réussir mieux
que lui.
— Christian Grey chez Clayton's. Tu te rends compte ? hoqueté Paul, stupéfait, en
secouant la tête. Enfin, bon, tu veux aller prendre un verre ce soir ?
Paul m'invite chaque fois qu'il rentre voir sa famille, et je refuse toujours. C'est devenu
un rituel. Ce n'est jamais malin de sortir avec le frère de son patron et en plus, Paul est
mignon dans le genre brave garçon américain bien propre sur lui, mais il n'a rien d'un
héros de roman. Et Grey ? me demande ma conscience en haussant virtuellement un
sourcil. Je lui file une claque.
— Tu ne dînes pas chez ton frère ?
— Demain.
— Une autre fois, Paul. Ce soir, il faut que je révise. J'ai mes examens la semaine
prochaine.
— Ana, un de ces jours tu diras oui.
Il sourit tandis que je m'échappe vers les rayons.
— Mais je ne fais jamais de portraits, gémit José.
— José, s'il te plaît ?
Agrippée à mon portable, je fais les cent pas dans le salon de notre appartement en
regardant le crépuscule tomber.
— Passe-moi le téléphone.
Kate me l'arrache des mains en rejetant ses cheveux blonds-roux soyeux sur ses
épaules.
— Écoute-moi bien, José Rodriguez, si tu veux que le journal couvre ton vernissage, tu
vas faire ces photos pour nous demain, compris ?
Kate peut être d'une dureté impressionnante.
— Bon. Ana te rappelle pour te dire l'heure et le lieu de la séance. À demain.
Elle raccroche.
— C'est réglé. Maintenant, reste à savoir où et quand. Appelle-le.
Elle me tend le téléphone. Mon estomac se tord.
— Appelle Grey. Maintenant !
Je lui lance un regard noir et tire la carte de visite de Grey de ma poche. J'inspire
profondément pour me calmer et compose son numéro les doigts tremblants.
Il répond à la deuxième sonnerie. Sa voix est tranchante, calme et froide.
— Grey.
— Euh... monsieur Grey ? C'est Anastasia Steele.
Je ne reconnais pas ma propre voix tant je suis nerveuse. Il y a un petit silence. Je
tremble à l'intérieur.
— Mademoiselle Steele. Je suis ravi de vous entendre. Sa voix a changé. Il est étonné, je
crois, mais surtout, il est devenu tellement... chaleureux, voire séducteur. J'ai du mal à
respirer, je rougis. Kate me fixe, bouche bée. Je me précipite dans la cuisine pour
échapper à son regard.
— Euh... Nous aimerions faire une séance photo... Respire, Ana, respire. Mes poumons
aspirent une bouffée d'air en vitesse. Je reprends :
— ... demain, si vous êtes toujours d'accord. Est-ce que ça vous irait, monsieur ?
J'entends presque son sourire de sphinx.
— Je suis à l'hôtel Heathman, à Portland. Disons 9 h 30 demain matin ?
— Très bien, nous y serons.
Je suis excitée comme une gamine. On ne croirait pas que je suis une adulte qui a le
droit de voter et de boire dans l'État de Washington.
— Je m'en réjouis d'avance, mademoiselle Steele.
Je devine qu'une lueur perverse erre dans son regard. Comment peut-il donner à ces
petits mots un ton aussi alléchant ? Je raccroche. Kate me dévisage, absolument ébahie.
— Anastasia Rose Steele. Tu craques pour lui ! Je ne t'ai jamais vue aussi... aussi
chamboulée par un homme. Tu rougis, ma parole !
— Kate, tu sais bien que je rougis pour un oui ou un non. Arrête de dire des conneries.
Elle me dévisage, étonnée - je me fâche rarement - et je me radoucis un peu.
— C'est simplement que je le trouve... intimidant, voilà tout.
— Le Heathman, j'aurais dû m'en douter, marmonne Kate. Je vais passer un coup de fil
au directeur pour négocier un endroit pour la séance.
— Je vais préparer le dîner. Ensuite, il faut que je révise. Je dors mal cette nuit-là : je
me tourne et me retourne dans mon lit en rêvant de ses yeux gris fumée, de salopettes, de
longues jambes, de longs doigts et de lieux sombres inexplorés. Je me réveille deux fois, le
coeur battant. Aïe, la tête que je vais avoir demain matin si je ne dors pas. Je donne des
coups de poing à mon oreiller et j'essaie de me rendormir.
Le Heathman, dans le centre-ville de Portland, est un imposant édifice en grès brun
élevé juste avant le Krach, à la fin des années 1920. José, Travis et moi sommes entassés
dans ma Coccinelle ; comme nous n'y tiendrions pas tous les quatre, Kate a pris sa
Mercedes. Travis, un copain de José, vient l'aider pour les éclairages. Kate a réussi à
obtenir l'usage gratuit d'une chambre au Heathman en échange d'un crédit photo.
Lorsqu'elle annonce au réceptionniste que nous avons rendez-vous avec Christian Grey,
nous sommes instantanément redirigés vers une suite. Apparemment, M. Grey occupe la
plus vaste de l'hôtel. Le directeur marketing, survolté, nous accompagne jusqu'à la suite -
il est très jeune, et curieusement nerveux. Je soupçonne la beauté et l'attitude autoritaire
de Kate de le déstabiliser : il lui mange dans la main. La suite, luxueusement meublée, est
d'une élégance raffinée.
Il est 9 heures. Nous avons donc une demi-heure pour tout mettre en place. Kate dirige
les opérations.
— José, on va utiliser ce mur comme fond, d'accord ? Elle n'attend pas sa réponse.
— Travis, dégage ces fauteuils. Ana, tu pourrais faire monter des consommations ? Et
dis à Grey où nous sommes.
Oui, maîtresse. Quel despotisme. Je lève les yeux au ciel mais j'obéis.
Une demi-heure plus tard, Christian Grey fait son entrée.
Je vais mourir. Il porte une chemise blanche déboutonnée au col et un pantalon en
flanelle grise qui lui descend sur les hanches. Ses cheveux rebelles sont encore humides.
Rien qu'à le voir, j'en ai la bouche sèche tant il est sexy. Grey est flanqué d'un homme
dans la mi-trentaine avec les cheveux taillés en brosse, une cravate et un costume
sombre, qui se poste en silence dans un coin pour nous observer, impassible.
— Mademoiselle Steele, ravi de vous revoir.
Grey me tend la main. Je la serre en clignant des yeux à toute vitesse. Oh mon Dieu... il
est vraiment... En touchant sa main, un délicieux courant électrique me parcourt,
m'allume, m'enflamme les joues, et je suis sûre qu'on peut m'entendre haleter.
— Monsieur Grey, voici Katherine Kavanagh.
Elle s'avance vers lui en le regardant droit dans les yeux.
— La tenace mademoiselle Kavanagh. Comment allez-vous, dit’il avec un petit sourire,
l'air sincèrement amusé. Anastasia m'a dit que vous étiez souffrante la semaine dernière.
J'espère que vous êtes remise ?
— Je vais très bien maintenant, merci, monsieur Grey.
Elle lui serre la main fermement, sans ciller. Kate a étudié dans les meilleures écoles
privées de l'État de
Washington, elle vient d'une famille riche, elle est sûre d'elle et de sa place dans le
monde. Elle ne se laisse impressionner par personne.
— Merci de nous accorder votre temps, dit-elle avec un sourire poli et professionnel.
— C'est un plaisir, répond-il en me regardant, ce qui me fait de nouveau rougir - et
merde.
— Et voici José Rodriguez, notre photographe, dis-je en souriant à José.
Il m'adresse en retour un sourire affectueux, mais son regard devient froid lorsqu'il se
pose sur Grey.
— Monsieur Grey.
— Monsieur Rodriguez.
L'expression de Grey se transforme aussi tandis qu'il scrute José.
— Où voulez-vous que je me mette ? lui demande Grey d'un ton vaguement menaçant.
Mais Kate n'a pas l'intention de laisser José diriger les opérations.
— Monsieur Grey, pourriez-vous vous asseoir ici, s'il vous plaît ? Attention, il y a des
câbles. Ensuite on prendra quelques photos de vous debout.
Elle lui indique un fauteuil poussé contre un mur.
Travis allume les spots, ce qui éblouit Grey un instant, et marmonne des excuses. Puis
Travis et moi reculons tandis que José mitraille. Il prend sept photos l'appareil à la main,
en demandant à Grey de se tourner tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, de déplacer son
bras ou de le laisser pendre. José prend encore plusieurs photos avec un pied tandis que
Grey pose, patient et naturel, pendant environ vingt minutes. Mon rêve s'est réalisé : je
peux admirer Grey de près. Mais quand nos regards se croisent, je dois détourner le mien.
— Assez de photos assises, intervient Katherine. Monsieur Grey, pourriez-vous vous
lever ?
Travis se précipite pour déplacer le fauteuil. L'obturateur du Nikon se remet à cliqueter.
— Je crois que c'est bon, annonce José cinq minutes plus tard.
— Génial, dit Kate. Encore merci, monsieur Grey. Elle lui serre la main, José aussi.
— J'ai hâte de lire votre article, mademoiselle Kavanagh, murmure Grey, qui se tourne
ensuite vers moi alors qu'il s'apprête à franchir la porte. Vous me raccompagnez,
mademoiselle Steele ?
— Euh... Bien sûr.
Prise de court, je jette un coup d'oeil anxieux à Kate, qui hausse les épaules. José se
renfrogne. Grey m'ouvre la porte et s'efface pour me laisser passer.
Bordel... c'est quoi, cette histoire ? Qu'est-ce qu'il me veut ? J'attends dans le couloir en
m'agitant nerveusement tandis que Grey émerge de la suite, suivi par Coupe-en-Brosse.
— Je vous appellerai, Taylor, dit’il à Coupe-en-Brosse. Tandis que Taylor s'éloigne dans
le couloir, Grey tourne vers moi son regard gris brûlant. Merde... j'ai fait une bêtise ?
— Vous joindriez-vous à moi pour prendre un café ? Mon coeur a un raté. Christian
Grey veut me voir en tête à tête ? Non, il t'offre un café. Peut-être qu'il trouve que tu n'as pas
l'air réveillée, ironise ma conscience. Je me racle la gorge.
— Il faut que je raccompagne les autres.
— Taylor, lance Grey, ce qui me fait sursauter. Taylor fait demi-tour.
— Ils habitent près de l'université ? me demande Grey. Je hoche la tête, trop stupéfaite
pour parler.
— Taylor peut les raccompagner. C'est mon chauffeur. Nous avons un 4 x 4, il pourra
également transporter le matériel.
— Monsieur Grey ? lui demande Taylor quand il nous rejoint, toujours impassible.
— S'il vous plaît, pourriez-vous raccompagner le photographe, son assistant et
mademoiselle Kavanagh ?
— Bien sûr, monsieur, répond Taylor.
— Voilà. Maintenant, vous joindrez-vous à moi pour un café ?
Grey sourit comme si c'était une affaire entendue. Je fronce les sourcils.
— Euh, monsieur Grey, c'est vraiment... Écoutez, Taylor n'est pas obligé de les
raccompagner, dis-je en jetant un coup d'oeil à Taylor qui reste de marbre. Kate et moi
pouvons échanger nos voitures, si vous me donnez un instant.
Grey m'adresse un sourire éblouissant, spontané, naturel, sublime. Oh mon Dieu... Il
m'ouvre la porte de la suite. Je le contourne pour entrer, et je trouve Katherine en pleine
discussion avec José.
— Ana, tu lui plais, c'est sûr et certain, claironne-t-elle tandis que José m'adresse un
regard désapprobateur. Mais à ta place, je ne lui ferais pas confiance.
Je lève la main pour la faire taire. Par miracle, elle obéit.
— Kate, si je te passe Wanda, je peux prendre ta bagnole ?
— Pourquoi ?
— Parce que Christian Grey m'a invitée à prendre un café.
Elle en reste bouche bée. Kate, muette ! Je savoure cet instant rare. Elle m'agrippe par
le bras pour m'entraîner dans la chambre adjacente au salon de la suite.
— Ana, il a un truc pas net, ce type. Il est sublime, d'accord, mais je crois qu'il est
dangereux. Surtout pour une fille comme toi.
— Qu'est-ce que ça veut dire, une fille comme moi ?
— Innocente, Ana. Tu sais bien ce que je veux dire. Je rougis.
— Kate, on va prendre un café, c'est tout. Il faut que je révise, je ne resterai pas
longtemps.
Elle pince les lèvres comme si elle envisageait ma requête. Enfin, elle extirpe ses clés de
voiture de sa poche et me les remet. Je lui donne les miennes.
— À tout à l'heure. Si tu ne reviens pas vite, je préviens la police.
— Merci, dis-je en la serrant dans mes bras. Quand j'émerge de la suite, Christian Grey
m'attend, appuyé contre un mur, l'air d'un mannequin masculin prenant la pose.
— D'accord, on va prendre un café. Je suis rouge betterave. Il me sourit.
— Après vous, mademoiselle Steele.
Il se redresse et me fait signe de le précéder. J'avance dans le couloir, les genoux
tremblants, des papillons dans l'estomac, le coeur battant à cent à l'heure. Je vais prendre
un café avec Christian Grey... et en plus, je déteste le café.
Nous parcourons ensemble le vaste couloir jusqu'à l'ascenseur. On va parler de quoi ?
Qu'est-ce que je peux bien avoir en commun avec lui ? Sa voix douce et chaude me tire de
ma rêverie.
— Vous connaissez Katherine Kavanagh depuis longtemps ?
Ouf. Une question facile.
— Depuis notre première année de fac. C'est une très bonne amie.
L'ascenseur arrive presque aussitôt. Ses portes s'ouvrent sur un jeune couple en pleine
étreinte passionnée. Surpris et gênés, ils s'arrachent l'un à l'autre en regardant d'un air
coupable dans toutes les directions, sauf la nôtre.
Luttant pour rester impassible, je regarde fixement mes pieds, les joues roses. Quand je
jette un coup d'oeil à Grey à la dérobée, il me semble qu'il esquisse un demi-sourire, mais
je n'en suis pas sûre. Le jeune couple se tait. Nous n'avons même pas de musique
d'ascenseur pour faire diversion.
Quand les portes s'ouvrent, à ma grande stupéfaction, Grey me prend par la main. Un
courant électrique me parcourt. Derrière nous, le jeune couple étouffe ses gloussements.
Grey sourit.
— Les ascenseurs, ça fait toujours de l'effet.
Nous traversons le vaste hall de l'hôtel mais Grey évite la porte tournante : je me
demande si c'est pour ne pas être obligé de me lâcher la main.
Il fait doux par ce beau dimanche de mai et il n'y a pas beaucoup de circulation. Grey
prend à gauche en me tenant toujours par la main. Christian Grey me tient par la main.
Personne ne m'a jamais tenue par la main. J'en ai le vertige, des picotements partout, et je
lutte pour ravaler le sourire imbécile qui menace de me fendre le visage en deux. Un peu de
dignité, Ana, m'implore ma conscience.
Nous parcourons quatre pâtés de maison avant d'atteindre Portland Coffee House, où
Grey me lâche enfin la main pour m'ouvrir.
— Voulez-vous choisir une table pendant que je prends nos consommations ? Que
souhaitez-vous ? me demande-t-il, toujours aussi poli.
— Je prendrai... euh... de l'English Breakfast Tea, avec le sachet dans la soucoupe.
Il hausse les sourcils.
— Vous ne voulez pas un café ?
— Je n'aime pas le café. Il sourit.
— Bon, alors un thé. Sucre ?
— Non merci.
Je fixe mes doigts entrelacés.
— Voulez-vous manger quelque chose ?
— Non merci.
Je secoue la tête et il se dirige vers le comptoir.
Je l'observe discrètement pendant qu'il fait la queue. Je pourrais l'admirer toute la
journée... Il est grand, mince, avec des épaules larges, et la façon dont son pantalon lui
descend sur les hanches... Oh mon Dieu. À une ou deux reprises, il passe ses longs doigts
gracieux dans ses cheveux, secs maintenant mais toujours rebelles. Hum... J'aimerais bien
lui faire ça. Je mordille ma lèvre inférieure en regardant mes mains. Le tour que prennent
mes pensées m'inquiète.
— À quoi pensez-vous ?
Grey m'a fait sursauter.
Je m'empourpre. Je me disais que j'aimerais passer les doigts dans vos cheveux, ils
doivent être tellement doux. Je secoue la tête. Il pose son plateau sur la petite table ronde
plaquée bouleau, me tend une tasse et une soucoupe, une petite théière et une autre
soucoupe où est posé un sachet de Twinings English Breakfast Tea, mon préféré. Un motif
en forme de feuille est dessiné dans le lait de son cappuccino. Comment arrivent-ils à faire
ça ? Il s'est pris un muffin aux myrtilles. Il repousse le plateau et s'assied en face de moi
en croisant ses longues jambes. Il a l'air tellement à l'aise dans son corps que je l'envie.
Moi, je suis si maladroite que j'ai du mal à me rendre d'un point A à un point B sans
m'étaler.
— A quoi pensez-vous ? insiste-t-il.
— Je pense que c'est mon thé préféré.
Ma voix n'est qu'un souffle. Je n'arrive pas à croire que je suis assise en face de
Christian Grey dans un café de Portland. Il fronce les sourcils. Il sait que je cache quelque
chose. Je lâche mon sachet de thé dans la théière et je le repêche presque aussitôt avec ma
cuiller. Alors que je le replace dans la soucoupe, Grey penche la tête sur son épaule en me
dévisageant d'un air interrogateur.
— Je préfère que mon thé ne soit pas trop infusé.
— Je vois. C'est votre petit ami ? Quoi ?
— Qui?
— Le photographe. José Rodriguez. Je ris, nerveuse mais intriguée.
— Non. José est un très bon ami, rien de plus. Qu'est-ce qui vous fait penser qu'on est
ensemble ?
— La façon dont vous vous êtes souri.
Il me regarde droit dans les yeux. C'est déstabilisant. Je voudrais détourner le regard
mais je suis prise au piège, ensorcelée.
— José est comme un frère pour moi.
Grey hoche la tête, apparemment satisfait de ma réponse, et baisse les yeux vers son
muffin aux myrtilles.
Ses longs doigts le déshabillent de son emballage tandis que je l'observe, fascinée.
— Vous en voulez ? me demande-t-il avec son sourire « secret ».
— Non merci.
Je fronce les sourcils en me remettant à regarder mes mains.
— Et le garçon d'hier, au magasin, ce n'est pas votre petit ami ?
— Non. Paul est un copain. Je vous l'ai déjà dit. Pourquoi me posez-vous la question ?
Cette conversation prend vraiment un tour absurde.
— J'ai l'impression que vous êtes nerveuse avec les hommes.
Merde alors, c'est vraiment indiscret, ça. Il n'y a que vous qui me rendiez nerveuse, Grey.
— Vous m'intimidez.
Je deviens écarlate mais je me félicite de ma franchise, tout en baissant de nouveau les
yeux vers mes mains. Je l'entends inspirer brusquement.
— Vous avez raison de me trouver intimidant. Vous êtes très honnête. Je vous en prie,
ne baissez pas les yeux. J'aime voir votre regard.
Ah bon ? Quand j'obéis, il m'adresse un petit sourire ironique d'encouragement.
— Ça me permet d'essayer de deviner ce que vous pensez. Vous êtes mystérieuse,
mademoiselle Steele.
Mystérieuse ? Moi ?
— Je n'ai rien de mystérieux.
— Vous êtes très secrète.
Ah bon ? Je suis surtout profondément perplexe. Moi, secrète ? N'importe quoi.
— Sauf quand vous rougissez, évidemment, ce qui vous arrive souvent. J'aimerais bien
savoir ce qui vous fait rougir.
Il glisse un petit morceau de muffin entre ses lèvres et le mâche lentement sans me
quitter des yeux. Je rougis, comme sur commande. Merde !
— Vous faites toujours des remarques aussi personnelles aux gens ?
— Je n'avais pas conscience que celle-là le soit. Vous ai-je offensée ?
— Non.
— Bien.
— Mais vous êtes très autoritaire.
Il hausse les sourcils et, si je ne m'abuse, rosit légèrement à son tour.
— Je suis habitué à obtenir ce que je veux, Anastasia. Dans tous les domaines.
— Je n'en doute pas. Pourquoi ne m'avez-vous pas demandé de vous appeler par votre
prénom ?
Je m'étonne moi-même de mon audace. Pourquoi cette conversation a-t-elle pris un tour
aussi sérieux ? Je suis étonnée de l'agressivité que j'éprouve envers lui. J'ai l'impression
qu'il m'avertit de ne pas m'approcher.
— Les seules personnes qui m'appellent par mon prénom sont les membres de ma
famille et quelques amis intimes. Je préfère.
Ah. Je m'attendais qu'il me réponde : « Appelez-moi Christian. » C'est vraiment un
maniaque du contrôle, il n'y a pas d'autre explication. Il aurait mieux valu que ce soit Kate
qui l'interviewe. Elle aussi, c'est une maniaque du contrôle. En plus, elle est presque
blonde - enfin, blond vénitien - comme toutes les femmes de son bureau. Et elle est belle,
me rappelle ma conscience. Christian et Kate, ça ne me plaît pas du tout, comme idée. Je
sirote mon thé et Grey mange un autre bout de muffin.
— Vous êtes fille unique ? me demande-t-il tout d'un coup.
Hou là... Cette conversation n'arrête pas de changer de direction.
— Oui.
— Parlez-moi de vos parents.
Pourquoi veut-il savoir ce genre de truc ? C'est tellement ennuyeux.
— Ma mère vit à Savannah avec son nouveau mari. Mon beau-père habite à Montesano.
— Et votre père ?
— Mort quand j'étais bébé.
— Je suis désolé, marmonne-t-il tandis qu'un trouble traverse ses traits.
— Je ne me souviens pas de lui.
— Et votre mère s'est remariée ? Je glousse.
— C'est le moins qu'on puisse dire. Il fronce les sourcils.
— Vous n'aimez pas vous livrer, fait-il sèchement remarquer en se frottant le menton
comme s'il réfléchissait.
— Vous non plus.
— Vous m'avez déjà interviewé, et si mes souvenirs sont bons, certaines de vos
questions étaient assez indiscrètes, ironise-t-il.
Et merde. Il se rappelle que je lui ai demandé s'il était gay. Une fois de plus, j'en suis
mortifiée. Dans les années à venir, je crois qu'il me faudra suivre une psychothérapie
intensive pour ne pas mourir de honte chaque fois que ce moment me reviendra à l'esprit.
Je me mets à lui raconter tout et n'importe quoi au sujet de ma mère pour chasser ce
souvenir désagréable.
— Ma mère est adorable. C'est une romantique incurable. Elle en est en ce moment à
son quatrième mari.
Christian hausse les sourcils, étonné.
— Elle me manque. Mais elle a Bob, maintenant. J'espère simplement qu'il sait la
surveiller et ramasser les pots cassés quand ses projets farfelus n'aboutissent pas.
Je souris tendrement. Il y a si longtemps que je n'ai pas vu ma mère. Christian
m'observe attentivement en sirotant son café. Je ne devrais vraiment pas regarder sa
bouche. Elle me trouble.
— Vous vous entendez bien avec votre beau-père ?
— Bien sûr. C'est lui qui m'a élevée. Je le considère comme mon père.
— Il est comment ?
— Ray ? Il est... taciturne.
— C'est tout ?
Je hausse les épaules. Qu'est-ce qu'il veut que je lui raconte ? L'histoire de ma vie ?
— Taciturne comme sa belle-fille, insiste-t-il. Je me force à ne pas lever les yeux au ciel.
— Il est vétéran de l'armée. Il aime le foot, le bowling, la pêche à la ligne et la
menuiserie.
— Vous avez habité longtemps avec lui ?
— Oui. Ma mère a rencontré son Mari Numéro Trois quand j'avais quinze ans. Je suis
restée avec Ray.
— Vous ne vouliez pas habiter avec votre mère ? Ça ne le regarde pas.
— Son Mari Numéro Trois habitait au Texas. J'étais chez moi à Montesano. Et puis, en
plus, ma mère était une jeune mariée, alors...
Je me tais. Ma mère ne parle plus jamais de son Mari Numéro Trois. Où Grey veut-il en
venir ? Il se mêle vraiment de ce qui ne le regarde pas. On peut être deux à jouer à ce petit
jeu.
— Parlez-moi de vos parents, vous. Il hausse les épaules.
— Mon père est avocat, ma mère pédiatre. Ils vivent à Seattle.
Il a donc grandi dans une famille aisée. Je songe à ce couple de professionnels qui a
adopté trois enfants, dont l'un est devenu ce bel homme qui s'est taillé un empire. Ils
doivent être fiers de lui.
— Et vos frère et soeur, ils font quoi dans la vie ?
— Elliot travaille dans la construction, et ma petite soeur est à Paris, où elle étudie avec
un grand chef cuisinier.
Son regard se voile. Il ne tient pas à parler de lui ou de sa famille.
— Il paraît que c'est très beau, Paris.
Pourquoi ne veut-il pas parler de sa famille ? Parce qu'il a été adopté ?
— C'est beau, en effet. Vous n'y êtes jamais allée ?
— Je ne suis jamais sortie des États-Unis.
Nous voici donc revenus aux banalités. Que me cache-t-il?
— Vous aimeriez y aller ?
— À Paris ?
Il m'a prise de court. Qui n'a pas envie d'aller à Paris ?
— Évidemment. Mais c'est l'Angleterre que j'aimerais voir en premier.
Il penche la tête sur son épaule en caressant sa lèvre inférieure de son index... Oh mon
Dieu.
— Parce que ?
Je cligne des yeux. Concentre-toi, Steele.
— Parce que c'est la patrie de Shakespeare, de Jane Austen, des soeurs Brontë, de
Thomas Hardy. Je voudrais voir les lieux qui ont inspiré leurs livres.
Le tour littéraire de cette conversation me rappelle mes études. Je consulte ma montre.
— Il faut que j'y aille. Je dois réviser.
— Pour vos examens ?
— Oui. Ils commencent mardi.
— Où est garée la voiture de Mlle Kavanagh ?
— Dans le parking de l'hôtel.
— Je vous raccompagne.
— Merci pour le thé, monsieur Grey. Il m'adresse son drôle de petit sourire.
— Je vous en prie, Anastasia. Tout le plaisir est pour moi. Venez, m'ordonne-t-il en me
tendant la main.
Je la prends, perplexe, et le suis hors du café.
Nous retournons d'un pas tranquille vers l'hôtel ; j'aimerais croire que c'est dans un
silence complice. Lui, en tout cas, est calme et assuré, comme toujours. Alors que moi,
j'essaie désespérément de comprendre ce qu'il me veut. J'ai l'impression d'avoir passé un
entretien d'embauché, mais pour quel poste ?
— Vous êtes toujours en jean ? me demande-t-il brusquement.
— La plupart du temps.
Il hoche la tête. Nous sommes revenus à l'intersection en face de l'hôtel. J'ai la tête qui
tourne. Quelle curieuse question... Je sais que nous allons nous séparer bientôt. Ça y est.
J'ai eu ma chance et je me suis plantée. Il y a peut-être quelqu'un dans sa vie.
— Vous avez une amie ?
Et merde -j'ai dit ça à haute voix ? Ses lèvres esquissent un demi-sourire tandis qu'il se
tourne vers moi.
— Non, Anastasia. Les petites amies, ça n'est pas mon truc.
Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Il n'est pas gay, pourtant. Ou alors, il m'a menti lors de
l'interview. J'attends qu'il me fournisse une explication, un indice me permettant
d'élucider cette réponse énigmatique - mais rien. J'ai besoin d'être seule. Je dois
rassembler mes pensées, m'éloigner de lui. Alors que je m'apprête à traverser la rue, je
trébuche sur le bord du trottoir.
— Merde ! Ana ! s'écrie Grey.
Il tire tellement fort sur ma main qu'il me plaque contre lui à l'instant même où un
cycliste roulant en sens interdit m'évite de justesse.
Tout s'est passé tellement vite - un instant je suis en train de tomber et le suivant, il me
serre dans ses bras. Je sens son odeur de linge frais et de gel douche. C'est enivrant. Je la
hume goulûment.
— Ça va ? chuchote-t-il.
Il m'enlace d'un bras, pressant mon corps contre le sien, tandis que de sa main libre il
dessine les traits de mon visage comme pour s'assurer qu'ils sont intacts. Quand son
pouce effleure ma lèvre inférieure, il s'arrête un instant de respirer. Il me regarde dans les
yeux. Je soutiens ce regard anxieux, brûlant, pendant un instant, ou alors une éternité...
mais c'est sa bouche magnifique qui m'attire. Pour la première fois en vingt et un ans, je
veux qu'on m'embrasse. Je veux sentir ses lèvres sur les miennes.
EL James
lundi 28 octobre 2013
vendredi 25 octobre 2013
CINQUANTE NUANCES DE GREY: CHAPITRE II
Mon coeur bat à tout rompre. Dès que l'ascenseur parvient au rez-de-chaussée, je me
précipite hors de la cabine en trébuchant mais, heureusement, je ne m'étale pas sur le sol
immaculé. Je cours jusqu'aux grandes portes vitrées et tout d'un coup je suis libre dans
l'air tonique, sain et humide de Seattle. Je lève mon visage vers la pluie rafraichissante,
ferme les yeux et inspire comme pour me purifier et récupérer ce qui me reste d'équilibre.
Aucun homme ne m'a autant troublée que Christian Grey. Pourquoi ? Parce qu'il est
beau ? Riche ? Puissant ? Je ne comprends rien à mes réactions irrationnelles en sa
présence. Qu'est-ce qui m'arrive ? Appuyée contre l'un des piliers en acier de l'immeuble,
je tâche de me ressaisir. Quand mon coeur retrouve un rythme normal, et quand je peux
de nouveau respirer, je retourne vers ma voiture.
Tout en roulant dans Seattle, je me repasse l'interview. Quelle tarte ! J'ai honte de moi.
Bon, d'accord, il est très séduisant, sûr de lui, impressionnant - mais le revers de la
médaille, c'est qu'il est arrogant, tyrannique et froid malgré son irréprochable courtoisie.
En apparence, en tout cas. Un frisson me parcourt l'échiné. S'il est arrogant, c'est qu'il est
en droit de l'être - après tout, il a bâti un empire alors qu'il est encore très jeune. Les
questions idiotes l'agacent, mais pourquoi les tolérerait-il ? Une fois de plus, je suis
furieuse contre Kate qui ne m'a pas fourni de bio.
Alors que je me dirige vers l'autoroute, je continue de rêvasser. Qu'est-ce qui peut bien
mener un type à une telle réussite ? Certaines de ses réponses étaient tellement
énigmatiques - comme s'il cachait son jeu. Et les questions de Kate, alors ! Son adoption !
Lui demander s'il était gay ! J'en frémis. Je n'arrive toujours pas à croire que j'aie dit ça.
J'aurais voulu que le sol s'ouvre sous mes pieds pour m'engloutir. Je ne pourrai plus y
repenser à l'avenir sans me ratatiner de honte. Katherine Kavanagh, je ne te le
pardonnerai jamais !
En consultant le compteur de vitesse, je constate que je roule plus lentement que
d'habitude. Et je devine que c'est à cause de ces yeux gris pénétrants, de cette voix sévère
qui m'ordonnait d'être prudente. Grey parle comme s'il avait le double de son âge.
Oublie tout ça, Ana. En fin de compte, ça a été une expérience très intéressante, mais il
ne faut pas que je m'y attarde. Tire un trait là-dessus. Je ne serai plus jamais obligée de le
revoir. Cette idée me rend aussitôt ma bonne humeur. J'allume la radio, mets le volume à
fond, et appuie sur l'accélérateur au rythme d'un rock indie. En débouchant sur
l'autoroute, je me rends compte que je peux rouler aussi vite que je veux.
Nous habitons dans un lotissement près du campus de la Washington State University à
Vancouver, petite ville reliée par un pont à Portland, dans l'état de l'Oregon. J'ai de la
chance : les parents de Kate lui ont acheté ce duplex, et je ne lui paie qu'un loyer
symbolique. En me garant, je songe que Kate ne me lâchera pas les baskets avant d'avoir
obtenu un compte-rendu détaillé. Heureusement qu'elle aura l'enregistrement à se mettre
sous la dent !
— Ana ! Enfin !
Kate est dans le salon, entourée de livres, vêtue du pyjama rose en pilou orné de petits
lapins qu'elle réserve aux ruptures, aux maladies et aux coups de blues. Manifestement,
elle a passé la journée à réviser. Elle bondit vers moi pour me serrer dans ses bras.
— Je commençais à m'inquiéter. Je t'attendais plus tôt.
— L'interview a duré plus longtemps que prévu. Je brandis le dictaphone.
— Ana, merci, à charge de revanche. Alors, ça s'est passé comment ? Il est comment, lui
?
Et voilà, c'est parti : l'Inquisition à la Katherine Kavanagh.
Je cherche une réponse. Que dire ?
— Je suis ravie que ça soit fini et de n'avoir plus jamais à le revoir. Il est assez
intimidant, tu sais, dis-je en haussant les épaules. Très rigoureux, intense - et jeune. Très
jeune.
Kate prend son air innocent. Je fronce les sourcils.
— Ne prends pas ton air de sainte-nitouche. Pourquoi ne m'as-tu pas donné sa bio ?
J'ai eu l'air d'une imbécile.
Kate plaque sa main sur sa bouche.
— Zut, Ana, je suis désolée - je n'y ai pas pensé. Je grogne.
— En gros, il a été courtois, réservé et trop guindé pour un type dans la vingtaine. Il a
quel âge, au juste ?
— Vingt-sept ans. Ana, je suis désolée. J'aurais dû te briefer, mais j'étais tellement
malade. Donne-moi l'enregistrement, je vais commencer à le décrypter.
— Tu as meilleure mine. Tu as mangé ta soupe ? dis-je, pressée de changer de sujet.
— Oui, et elle était délicieuse, comme toujours. Je me sens beaucoup mieux.
Elle me sourit avec gratitude. Je consulte ma montre.
— Il faut que j'aille au boulot.
— Ana, tu vas être crevée.
— Ça ira. À plus tard.
Depuis le début de mes études, je travaille chez Clayton's, le plus grand magasin de
bricolage indépendant de la région de Portland. En quatre ans, j'ai eu le temps d'apprendre
à connaître à peu près tous les articles mais je suis toujours aussi nulle en bricolage. C'est
mon père, le spécialiste.
Je suis ravie d'être rentrée assez tôt pour aller au travail : ça me permettra de penser à
autre chose qu'à Christian Grey. Mme Clayton a l'air soulagée de me voir, d'autant que le
magasin est bondé.
— Ana ! Je croyais que tu ne viendrais pas aujourd'hui.
— Je me suis libérée plus tôt que prévu. Je peux faire mes deux heures.
Ravie, elle m'envoie dans la réserve pour que je puisse regarnir les rayons, et je suis
bientôt totalement absorbée par ma tâche.
Lorsque je rentre à la maison, Katherine, écouteurs aux oreilles, est en train de
décrypter l'entretien. Son nez est encore rose, mais elle tape à toute vitesse, furieusement
concentrée. Épuisée par mon aller-retour à Seattle, mon interview éprouvante et le travail
chez Clayton's, très achalandé en cette période de l'année, je m'affale dans le canapé en
songeant à ma dissertation et aux révisions que je n'ai pas faites aujourd'hui parce que
j'étais fourrée avec... Zut.
— Tu as fait du bon boulot, Ana. Je n'arrive pas à croire que tu n'aies pas accepté qu'il
te montre ses bureaux. Il voulait prolonger l'entretien, ça crève les yeux.
Elle m'adresse un regard interrogateur.
Je rougis, mon coeur s'affole. Pas du tout. Il voulait simplement me faire comprendre
qu'il était bien le seigneur et maître absolu de son domaine. Je mordille ma lèvre
inférieure. J'espère que Kate ne l'a pas remarqué. Heureusement, elle a recommencé à
décrypter.
— Je comprends ce que tu veux dire par « réservé ». Tu as pris des notes ?
— Euh... non.
— Tant pis. J'ai de quoi faire. Dommage qu'on n'ait pas de photos. Il est beau, ce con,
non ?
— Mouais.
Je m'efforce de paraître blasée.
— Allez, Ana, même toi, tu ne peux pas être insensible à une telle beauté.
Elle hausse un sourcil parfait.
Merde ! Mes joues s'enflamment. Je tente de détourner son attention en la flattant, ce
qui est toujours une stratégie efficace.
— Je suis certaine que tu aurais réussi à lui soutirer plus d'informations.
— J'en doute, Ana. Enfin, il t'a pratiquement offert un stage ! Tu t'en es très bien sortie,
surtout que je t'ai refilé le bébé à la dernière minute.
Elle me dévisage d'un air songeur. J'opère un retrait stratégique vers la cuisine.
— Alors, sincèrement, qu'est-ce que tu penses de lui ? Bordel, qu'est-ce qu'elle peut être
curieuse. Elle ne peut pas me lâcher la grappe ? Trouve quelque chose à dire, vite.
— Il est très déterminé, dominateur, arrogant. Il fait peur, mais il a beaucoup de
charme. Il est même assez fascinant.
— Toi, fascinée par un homme ? C'est une première, glousse-t-elle.
Je commence à me préparer un sandwich pour qu'elle ne voie pas ma tête.
— Pourquoi voulais-tu savoir s'il était gay ? C'était une question très indiscrète. J'étais
morte de honte, et il avait l'air furieux.
Je grimace en y repensant.
— Quand on le voit dans les pages people, il n'est jamais accompagné.
— C'était super embarrassant. Toute cette histoire était embarrassante, et je suis ravie
de ne plus jamais le revoir.
— Enfin, Ana, ça n'a pas pu être aussi terrible que ça. J'ai même l'impression qu'il a
craqué pour toi.
Craqué pour moi ? Kate est en plein délire.
— Tu veux un sandwich ?
— S'il te plaît.
À mon grand soulagement, il n'est plus question de Christian Grey ce soir-là. Après
avoir grignoté mon sandwich, je m'assieds à la table de la salle à manger avec Kate et
tandis qu'elle rédige son article, je termine ma dissertation sur Tess d'Urberville. Pauvre
fille, elle était vraiment au mauvais endroit et au mauvais moment du mauvais siècle. Il
est minuit quand j'y mets le point final. Kate est couchée depuis longtemps. Je titube vers
ma chambre, exténuée mais ravie d'avoir abattu autant de travail.
Blottie dans mon lit en fer forgé blanc, je m'enroule dans l'édredon confectionné par ma
mère et je m'endors instantanément. Cette nuit-là, je rêve de lieux obscurs, de sols froids,
blancs et sinistres, et d'un regard gris.
Le reste de la semaine, je me lance à corps perdu dans mes études et mon boulot chez
Clayton's. Kate révise tout en compilant une dernière édition du journal des étudiants
avant de passer la main à la nouvelle rédactrice en chef. Mercredi, elle va beaucoup mieux
et je n'ai plus à supporter le spectacle de son pyjama rose en pilou avec ses petits lapins.
J'appelle ma mère à Savannah pour prendre de ses nouvelles ; je veux qu'elle me souhaite
bonne chance, pour mes examens. Elle me raconte sa dernière lubie, fabriquer des
bougies - ma mère n'arrête pas de se lancer dans des entreprises farfelues. Au fond, elle
s'ennuie et cherche à tuer le temps, mais elle a la capacité de concentration d'un poisson
rouge. La semaine prochaine, elle sera déjà passée à autre chose. Elle m'inquiète. J'espère
qu'elle n'a pas hypothéqué sa maison pour financer ce nouveau projet. Et j'espère que Bob
- son mari -, beaucoup plus âgé qu'elle, la surveille un peu maintenant que je ne suis plus
là. Il me semble beaucoup plus pragmatique que le Mari Numéro Trois.
— Et toi, ça va, Ana ?
J'hésite un moment avant de répondre, ce qui pique la curiosité de ma mère.
— Ça va.
— Ana ? Tu as rencontré quelqu'un ?
Ça alors... comment a-t-elle deviné ? Elle frétille d'excitation, ça se devine, rien qu'à
l'entendre.
— Non maman. Tu serais la première à l'apprendre.
— Il faut vraiment que tu sortes plus souvent, ma chérie. Tu m'inquiètes.
— Maman, tout va bien, je t'assure. Et Bob, ça va ? Comme toujours, la meilleure
stratégie, c'est de changer de sujet.
Plus tard ce soir-là, j'appelle Ray, le Mari Numéro Deux de maman, que je considère
comme mon père et dont je porte le nom. Notre conversation est brève. En fait, il ne s'agit
pas d'une conversation mais plutôt d'une série de questions - les miennes - auxquelles il
répond par des grognements. Ray n'est pas bavard. Mais il est encore en vie, il regarde
encore le foot à la télé (sinon, il fait du bowling, fabrique des meubles ou bien il pêche à la
ligne). Ray est doué pour la menuiserie et c'est grâce à lui que je sais distinguer une scie à
chantourner d'une égoïne. Il a l'air en forme.
Vendredi soir, Kate et moi sommes en train de nous demander que faire de notre soirée
- nous voulons faire une pause dans notre travail - lorsqu'on sonne à la porte. C'est mon
grand pote José, une bouteille de Champagne à la main.
— José ! Quelle bonne surprise ! Entre ! dis-je en le serrant dans mes bras.
José est le premier ami que je me suis fait à la fac : je l'ai rencontré dès mon arrivée,
aussi esseulé et perdu que moi. Depuis ce jour-là, c'est mon âme soeur. Non seulement
nous avons le même sens de l'humour, mais nous avons aussi découvert que Ray et José
Senior avaient fait partie de la même unité à l'armée. Du coup, nos pères sont devenus
amis, eux aussi.
José prépare un diplôme d'ingénieur : il est le premier de sa famille à faire des études
supérieures. Mais sa véritable passion, c'est la photo.
— J'ai de bonnes nouvelles, m'annonce-t-il en souriant.
— Laisse-moi deviner : tu n'es pas recalé ! Il fait semblant de me foudroyer du regard.
— J'ai une expo à la galerie Portland Place le mois prochain.
— C'est génial ! Félicitations !
Ravie pour lui, je le serre à nouveau dans mes bras. Kate lui sourit aussi.
— Bravo José ! Je vais l'annoncer dans le journal. Rien de tel qu'un changement de
sommaire à la dernière minute un vendredi soir.
Elle soupire, faussement agacée.
— On va fêter ça. Évidemment, tu viens au vernissage, me dit José en me dévisageant
intensément.
Je rougis.
— Toi aussi, Kate, ajoute-t-il en lui jetant un coup d'oeil nerveux.
Au fond, José voudrait que ça aille plus loin entre nous. Il est mignon, marrant, mais je
le considère plutôt comme le frère que je n'ai jamais eu. Selon Katherine, le gène «j'ai
besoin d'un mec» me fait défaut, mais la vérité, c'est que je n'ai jamais rencontré quelqu'un
qui... enfin, qui m'attire, même si je rêve d'éprouver les sensations dont tout le monde me
rebat les oreilles : genoux tremblants, coeur palpitant, papillons dans l'estomac...
Parfois, je me demande si je n'ai pas quelque chose qui cloche. À force de fréquenter des
héros de roman, je me suis peut-être forgé des attentes et des idéaux trop élevés. Reste
que je n'ai jamais été remuée par un homme.
Jusqu'à tout récemment, me murmure la petite voix importune de ma conscience. NON !
Je repousse aussitôt cette idée. Je ne veux pas y penser, pas après cette interview
éprouvante. Êtes-vous gay, monsieur Grey ? Ce souvenir me fait grimacer. Si je rêve de lui
toutes les nuits, c'est sûrement pour purger cette pénible expérience de mon esprit.
Je regarde José déboucher le Champagne. La peau mate, les cheveux sombres, des yeux
de braise... Avec son jean et son tee-shirt, il est tout en muscles et en épaules. Oui, José
est assez sexy, mais je crois qu'il commence enfin à comprendre que nous ne sommes
qu'amis. Quand le bouchon saute, il lève les yeux et me sourit.
Samedi au magasin, c'est l'enfer. Nous sommes assiégés de bricoleurs qui veulent
redonner un coup de frais à leurs maisons pendant les vacances d'été. Mais ça se calme
vers l'heure du déjeuner, et Mme Clayton me demande de vérifier des commandes tandis
que je grignote discrètement un bagel derrière la caisse. Ma tâche consiste à vérifier les
numéros de catalogue par rapport aux articles commandés ; mon regard va du carnet de
commandes à l'écran de l'ordinateur pour m'assurer que les entrées correspondent. Tout
d'un coup, je ne sais pas pourquoi, je lève les yeux... et je me retrouve prisonnière du
regard gris de Christian Grey.
Crise cardiaque.
— Mademoiselle Steele. Quelle agréable surprise. Alors là... Qu'est-ce qu'il fout ici, avec
ses cheveux en bataille et sa tenue de baroudeur, gros pull irlandais, jean et bottes de
randonnée ? Je pense que ma bouche s'est ouverte. Ni mon cerveau ni ma voix ne
fonctionnent.
— Monsieur Grey.
Voilà tout ce que j'arrive à articuler. Un sourire erre sur ses lèvres et ses yeux pétillent
comme s'il savourait une plaisanterie connue de lui seul.
— J'étais dans le coin, j'avais besoin de faire quelques achats. Je suis ravi de vous
revoir, mademoiselle Steele, m'explique-t-il d'une voix veloutée comme du chocolat noir.
Je secoue la tête pour me ressaisir. Mon coeur bat la chamade, et sous son regard
scrutateur, j'ai viré au rouge pivoine. Mes souvenirs ne lui rendaient pas justice. Non
seulement il est beau, mais il représente le summum de la beauté masculine. Et il est là,
devant moi. Chez Clayton's. Allez savoir pourquoi. Mes fonctions cognitives se rétablissent
enfin et mon cerveau se rebranche sur le reste de mon corps.
— Ana. Mon nom, c'est Ana. Que puis-je faire pour vous, monsieur Grey ?
Il sourit encore comme s'il gardait un mystérieux secret connu de lui seul. J'inspire
profondément en me réfugiant derrière ma façade « je suis une pro du bricolage. » Allez, je
vais m'en sortir.
— J'ai besoin de quelques articles. Tout d'abord, des liens de serrage en plastique,
murmure-t-il d'un air à la fois détaché et amusé.
Des liens de serrage en plastique ?
— Nous en avons différentes tailles. Voulez-vous les voir ? fais-je d’une petite voix
tremblante.
Reprends-toi, Steele. Un léger froncement de sourcils déforme le joli front de Grey.
— S'il vous plaît. Montrez-les-moi, mademoiselle Steele.
Je tente d'adopter une allure nonchalante en contournant le comptoir, mais en réalité je
m'efforce de ne pas m'étaler, car mes jambes ont soudain pris la consistance de la gelée.
Heureusement que j'ai passé mon plus beau jean ce matin.
— Ils sont au rayon des accessoires électriques, allée huit.
Ma voix est un peu trop guillerette. Je le regarde et le regrette aussitôt. Qu'est-ce qu'il
est beau.
— Après vous, dit’il avec un signe de sa main aux longs doigts manucures.
Mon coeur menace de m'étouffer - parce qu'il est dans ma gorge, en train d'essayer de
me sortir par la bouche -tandis que je me dirige vers le rayon des accessoires électriques.
Que fait-il à Portland ? Pourquoi est’il ici, chez Clayton's ? D'une portion minuscule et sousemployée
de mon cerveau - sans doute située à la base de mon bulbe rachidien, là où se
niche ma conscience -une pensée surgit : Il est venu te voir. Impossible ! Pourquoi cet
homme superbe, puissant, sophistiqué, voudrait-il me voir ? C'est une idée grotesque, que
je chasse de mon esprit à coups de pied.
— Vous êtes à Portland pour affaires ?
Je couine comme si j'avais le doigt coincé dans une porte. Merde ! Du calme, Ana !
— Je suis venu visiter le département agroalimentaire de la Washington State
University, qui est situé à Vancouver. Je subventionne des recherches sur la rotation des
cultures et la science des sols.
Tu vois ? Il n'est pas du tout venu te voir, ricane ma conscience. Je rougis de ma
stupidité.
— Ça fait partie de vos projets pour nourrir la planète ?
— Plus ou moins, reconnaît-il avec un sourire en coin.
Il examine la sélection d'attaches en plastique. Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir en faire
? Je ne le vois pas du tout en bricoleur. Ses doigts caressent les différents emballages et,
sans savoir pourquoi, je suis obligée de détourner le regard. Il se penche pour choisir un
paquet.
— Ceux-là, ça ira, m'annonce-t-il avec son sourire qui dit « j'ai un secret ».
— Autre chose ?
— Je voudrais du gros scotch. Du gros scotch ?
— Vous faites des rénovations ?
Les mots me sont sortis de la bouche avant que je n'aie pu les retenir. Il doit sûrement
payer des gens pour faire ça.
— Non, pas de rénovations, réplique-t-il avec un petit sourire en coin.
J'ai l'impression qu'il se moque de moi.
— Par ici. Cet article se trouve au rayon décoration. Je jette un coup d'oeil par-dessus
mon épaule tandis
qu'il me suit.
— Vous travaillez ici depuis longtemps ?
Je m'empourpre. Pourquoi donc a-t’il cet effet sur moi ? J'ai l'impression d'être une
godiche de quatorze ans. Regarde devant toi, Steele !
— Quatre ans.
Je lui montre les deux largeurs de gros scotch que nous avons en stock.
— Celui-ci, dit Grey d'une voix douce en désignant le plus large.
Quand je le lui remets, nos doigts s'effleurent très brièvement. Une fois de plus, un
courant me traverse comme si j'avais touché un fil électrique, pour me parcourir le corps
jusqu'au ventre. Je m'efforce désespérément de reprendre pied.
— Ce sera tout ?
J'ai la voix rauque et haletante. Ses yeux s'agrandissent légèrement.
— Il me faudrait aussi de la corde.
Sa voix est aussi rauque que la mienne.
— Par ici.
Je baisse la tête pour dissimuler mon visage empourpré.
— Vous cherchez quoi, au juste ? Fibre synthétique, naturelle ? De la ficelle, des câbles
?
Je me tais en voyant son expression, ses yeux qui s'assombrissent... Oh la vache.
— Je prendrai cinq mètres de corde en fibre naturelle.
Rapidement, les doigts tremblants, je mesure la corde au mètre sous son regard gris
brûlant. Je n'ose pas le regarder. Plus gênée, ce serait impossible. Tirant mon cutter de la
poche arrière de mon jean, je coupe la corde, l'enroule et l'attache avec un noeud coulant.
Par miracle, je parviens à ne pas m'amputer un doigt avec mon cutter.
— Vous étiez scoute quand vous étiez petite ? me demande-t-il, ses lèvres ourlées et
sensuelles retroussées par un sourire.
Ne regarde pas sa bouche !
— Les activités de groupe, ça n'est pas mon truc, monsieur Grey.
Il hausse un sourcil.
— Et c'est quoi, votre truc, Anastasia ? me demande-t-il d'une voix douce, avec, de
nouveau, son sourire « secret ».
Aucun son ne sort de ma bouche. Je vacille sur des plaques tectoniques en mouvement.
Du calme, Ana, me supplie à genoux ma conscience.
— Les livres.
Je chuchote, mais ma conscience hurle : Vous ! C'est vous, mon truc ! Je la fais taire
d'une gifle, atterrée par sa folie des grandeurs.
— Quelles sortes de livres ?
Il penche la tête sur l'épaule. Pourquoi ça l'intéresse ?
— Eh bien, vous savez, comme tout le monde. Les classiques. Surtout la littérature
anglaise.
Il se caresse le menton de l'index et du pouce en réfléchissant à ma réponse. Ou alors, il
s'ennuie ferme et il essaie de le cacher.
— Vous avez besoin d'autre chose ?
Il faut que je détourne la conversation - ces doigts sur son visage sont captivants.
— Je ne sais pas. Que pourriez-vous me recommander ?
Ce que je pourrais vous recommander ? Mais je ne sais même pas pourquoi vous
achetez tous ces trucs !
— Pour bricoler ?
Il hoche la tête, l'oeil malicieux. Mon regard dérive vers son jean moulant.
— Une salopette.
C'est à ce moment-là que je comprends que je ne filtre plus les mots qui me sortent de la
bouche. Il hausse le sourcil, encore une fois amusé.
— Pour ne pas salir vos vêtements. Je désigne son jean d'un geste vague.
— Je pourrais les enlever, ricane-t-il.
— Euh.
Mes joues s'empourprent tellement que je dois être de la couleur du Petit Livre rouge de
Mao. Tais-toi. Tais-toi TOUT DE SUITE.
— Alors je prends une salopette. Il ne manquerait plus que je salisse mes vêtements,
ironise-t-il.
Je l'imagine tout d'un coup sans son jean, et je m'efforce de chasser cette image
importune.
— Autre chose ?
J'ai encore couiné en lui tendant une salopette bleue.
— Et votre article, ça avance ?
Ouf. Enfin une question facile, dénuée d'allusions et de sous-entendus troublants... une
question à laquelle je peux répondre. Je m'y agrippe comme à une bouée de sauvetage et
j'opte pour l'honnêteté.
— Ce n'est pas moi qui l'écris, c'est Katherine. Mlle Kavanagh. Ma colocataire. C'est elle,
la journaliste. Elle en est très contente. Elle est rédactrice en chef du journal des
étudiants, et elle était catastrophée de ne pas pouvoir faire l'entretien elle-même.
J'ai l'impression d'être revenue à l'air libre - enfin, un sujet de conversation normal.
— La seule chose qui l'ennuie, c'est de ne pas avoir de photo originale de vous.
— Quelle sorte de photo veut-elle ?
Je n'avais pas prévu cette question. Je secoue la tête, car je l'ignore.
— Eh bien, je suis dans le coin. Demain, peut-être...
— Vous seriez prêt à faire une séance photo ?
Je couine toujours. Katherine serait au septième ciel si je lui arrangeais le coup. Et
comme ça, tu le reverras demain, me susurre, tentatrice, une voix inconnue. Je chasse
cette pensée - c'est idiot, ridicule...
— Kate en serait ravie - si nous arrivons à trouver un photographe.
Je suis tellement contente que je lui adresse un grand sourire. Ses lèvres s'entrouvrent
et ses paupières frémissent. Pendant une fraction de seconde, il a l'air rêveur, et la Terre
oscille légèrement sur son axe ; les plaques tectoniques viennent à nouveau de bouger.
Oh mon Dieu. Le regard rêveur de Christian Grey.
— Tenez-moi au courant, pour demain.
Il sort son portefeuille de sa poche arrière.
— Voici ma carte, avec mon numéro de portable. Il faudra m'appeler avant 10 heures du
matin.
— D'accord, lui dis-je en souriant. Kate va être ravie.
— Ana !
Paul s'est matérialisé à l'autre bout de l'allée. C'est le frère cadet de M. Clayton. Je
savais qu'il était rentré de Princeton, mais je ne m'attendais pas à le voir ici aujourd'hui.
— Euh, excusez-moi un instant, monsieur Grey. Grey fronce les sourcils.
Paul est un bon copain, et je suis ravie d'interrompre mon dialogue incongru avec cet
homme tyrannique, riche, puissant et beau à en faire exploser les compteurs, pour parler
à quelqu'un de normal. Paul me serre dans ses bras, ce qui me prend au dépourvu.
— Ana, salut, ça me fait plaisir de te revoir !
— Salut, Paul, ça va ? Tu es rentré pour l'anniversaire de ton frère ?
— Ouais. Tu as bonne mine, Ana, vraiment bonne mine.
Il me tient à bout de bras pour me dévisager, souriant. Quand il me libère, il pose un
bras possessif sur mes épaules. Je me dandine sur place, gênée. J'aime bien
Paul mais il a toujours eu un comportement trop familier avec moi.
Christian Grey nous observe d'un oeil d'aigle, les lèvres pincées. Au lieu du client
bizarrement attentionné qu'il était, il s'est mué en être froid et distant.
— Paul, je suis avec un client. Je vais te le présenter, dis-je pour tenter de désamorcer
l'agressivité que je décèle dans le visage de Grey.
Je traîne Paul vers lui. Les deux hommes se jaugent du regard. L'ambiance est devenue
glaciale tout d'un coup.
— Paul, je te présente Christian Grey. Monsieur Grey, voici Paul Clayton, le frère du
propriétaire du magasin.
Sans raison, j'ai l'impression qu'il faut que je m'explique.
— Je connais Paul depuis que je travaille ici, mais on ne se voit pas très souvent. Il est
rentré de Princeton où il fait des études de management.
Ça n'a vraiment aucun intérêt, ce que je suis en train de raconter... Stop !
— Monsieur Clayton.
Grey lui tend la main. Son expression est impénétrable. Paul la prend :
— Monsieur Grey... le Christian Grey? De Grey Enterprises Holdings ?
Paul passe du revêche au stupéfait en moins d'une nanoseconde. Grey lui adresse un
sourire poli qui n'atteint pas ses yeux.
— Ça alors. Je peux vous aider ?
— Anastasia s'en est chargée, monsieur Clayton. Elle m'a donné toute satisfaction.
Son expression reste impassible, mais ses mots... c'est comme s'il disait tout à fait autre
chose.
— Super, répond Paul. À tout à l'heure, Ana.
— D'accord, Paul.
Je le suis des yeux alors qu'il se dirige vers la réserve.
— Autre chose, monsieur Grey ?
— Ce sera tout.
Il parle d'une voix froide et cassante, comme si je l'avais offensé. J'inspire profondément
en passant derrière la caisse. C'est quoi, son problème ?
— Ça vous fera quarante-trois dollars, s'il vous plaît. Je lève les yeux vers Grey et le
regrette aussitôt. Il me
scrute si intensément que c'est déstabilisant.
— Voulez-vous un sac ?
Je prends sa carte bancaire.
— S'il vous plaît, Anastasia.
Quand sa langue caresse mon prénom, mon coeur s'affole à nouveau. J'arrive à peine à
respirer. Je me hâte de ranger ses emplettes dans un sac en plastique.
— Vous m'appellerez, pour la séance photo ?
Il a repris sa voix d'homme d'affaires. Je hoche la tête, incapable de prononcer un mot,
en lui rendant sa carte bancaire.
— Très bien. Alors à demain, peut-être. Il fait mine de partir, puis s'arrête.
— Au fait, Anastasia, je suis ravi que Mlle Kavanagh n'ait pas pu faire cette interview.
Il sourit, puis sort du magasin d'un pas décidé en jetant le sac en plastique par-dessus
son épaule, me laissant réduite à une masse tremblante d'hormones féminines en pleine
ébullition. Je passe plusieurs minutes à regarder fixement la porte qu'il vient de franchir
avant de revenir sur la planète Terre.
Bon, d'accord, il me plaît. Voilà, je me le suis avoué. Je ne peux pas me cacher ce que
j'éprouve. Je n'ai jamais rien ressenti de pareil. Je le trouve séduisant, très séduisant.
Mais c'est une cause perdue, je le sais. Je soupire amèrement. S'il est entré ici, c'est par
hasard. Cela dit, rien ne m'empêche de l'admirer de loin. Il n'y a pas de mal à ça. Et si je
trouve un photographe, je pourrai l'admirer tout mon saoul demain. Je me mordille la lèvre
inférieure en souriant comme une gamine. Il faut que je téléphone à Kate pour organiser la
séance photo.
EL James
précipite hors de la cabine en trébuchant mais, heureusement, je ne m'étale pas sur le sol
immaculé. Je cours jusqu'aux grandes portes vitrées et tout d'un coup je suis libre dans
l'air tonique, sain et humide de Seattle. Je lève mon visage vers la pluie rafraichissante,
ferme les yeux et inspire comme pour me purifier et récupérer ce qui me reste d'équilibre.
Aucun homme ne m'a autant troublée que Christian Grey. Pourquoi ? Parce qu'il est
beau ? Riche ? Puissant ? Je ne comprends rien à mes réactions irrationnelles en sa
présence. Qu'est-ce qui m'arrive ? Appuyée contre l'un des piliers en acier de l'immeuble,
je tâche de me ressaisir. Quand mon coeur retrouve un rythme normal, et quand je peux
de nouveau respirer, je retourne vers ma voiture.
Tout en roulant dans Seattle, je me repasse l'interview. Quelle tarte ! J'ai honte de moi.
Bon, d'accord, il est très séduisant, sûr de lui, impressionnant - mais le revers de la
médaille, c'est qu'il est arrogant, tyrannique et froid malgré son irréprochable courtoisie.
En apparence, en tout cas. Un frisson me parcourt l'échiné. S'il est arrogant, c'est qu'il est
en droit de l'être - après tout, il a bâti un empire alors qu'il est encore très jeune. Les
questions idiotes l'agacent, mais pourquoi les tolérerait-il ? Une fois de plus, je suis
furieuse contre Kate qui ne m'a pas fourni de bio.
Alors que je me dirige vers l'autoroute, je continue de rêvasser. Qu'est-ce qui peut bien
mener un type à une telle réussite ? Certaines de ses réponses étaient tellement
énigmatiques - comme s'il cachait son jeu. Et les questions de Kate, alors ! Son adoption !
Lui demander s'il était gay ! J'en frémis. Je n'arrive toujours pas à croire que j'aie dit ça.
J'aurais voulu que le sol s'ouvre sous mes pieds pour m'engloutir. Je ne pourrai plus y
repenser à l'avenir sans me ratatiner de honte. Katherine Kavanagh, je ne te le
pardonnerai jamais !
En consultant le compteur de vitesse, je constate que je roule plus lentement que
d'habitude. Et je devine que c'est à cause de ces yeux gris pénétrants, de cette voix sévère
qui m'ordonnait d'être prudente. Grey parle comme s'il avait le double de son âge.
Oublie tout ça, Ana. En fin de compte, ça a été une expérience très intéressante, mais il
ne faut pas que je m'y attarde. Tire un trait là-dessus. Je ne serai plus jamais obligée de le
revoir. Cette idée me rend aussitôt ma bonne humeur. J'allume la radio, mets le volume à
fond, et appuie sur l'accélérateur au rythme d'un rock indie. En débouchant sur
l'autoroute, je me rends compte que je peux rouler aussi vite que je veux.
Nous habitons dans un lotissement près du campus de la Washington State University à
Vancouver, petite ville reliée par un pont à Portland, dans l'état de l'Oregon. J'ai de la
chance : les parents de Kate lui ont acheté ce duplex, et je ne lui paie qu'un loyer
symbolique. En me garant, je songe que Kate ne me lâchera pas les baskets avant d'avoir
obtenu un compte-rendu détaillé. Heureusement qu'elle aura l'enregistrement à se mettre
sous la dent !
— Ana ! Enfin !
Kate est dans le salon, entourée de livres, vêtue du pyjama rose en pilou orné de petits
lapins qu'elle réserve aux ruptures, aux maladies et aux coups de blues. Manifestement,
elle a passé la journée à réviser. Elle bondit vers moi pour me serrer dans ses bras.
— Je commençais à m'inquiéter. Je t'attendais plus tôt.
— L'interview a duré plus longtemps que prévu. Je brandis le dictaphone.
— Ana, merci, à charge de revanche. Alors, ça s'est passé comment ? Il est comment, lui
?
Et voilà, c'est parti : l'Inquisition à la Katherine Kavanagh.
Je cherche une réponse. Que dire ?
— Je suis ravie que ça soit fini et de n'avoir plus jamais à le revoir. Il est assez
intimidant, tu sais, dis-je en haussant les épaules. Très rigoureux, intense - et jeune. Très
jeune.
Kate prend son air innocent. Je fronce les sourcils.
— Ne prends pas ton air de sainte-nitouche. Pourquoi ne m'as-tu pas donné sa bio ?
J'ai eu l'air d'une imbécile.
Kate plaque sa main sur sa bouche.
— Zut, Ana, je suis désolée - je n'y ai pas pensé. Je grogne.
— En gros, il a été courtois, réservé et trop guindé pour un type dans la vingtaine. Il a
quel âge, au juste ?
— Vingt-sept ans. Ana, je suis désolée. J'aurais dû te briefer, mais j'étais tellement
malade. Donne-moi l'enregistrement, je vais commencer à le décrypter.
— Tu as meilleure mine. Tu as mangé ta soupe ? dis-je, pressée de changer de sujet.
— Oui, et elle était délicieuse, comme toujours. Je me sens beaucoup mieux.
Elle me sourit avec gratitude. Je consulte ma montre.
— Il faut que j'aille au boulot.
— Ana, tu vas être crevée.
— Ça ira. À plus tard.
Depuis le début de mes études, je travaille chez Clayton's, le plus grand magasin de
bricolage indépendant de la région de Portland. En quatre ans, j'ai eu le temps d'apprendre
à connaître à peu près tous les articles mais je suis toujours aussi nulle en bricolage. C'est
mon père, le spécialiste.
Je suis ravie d'être rentrée assez tôt pour aller au travail : ça me permettra de penser à
autre chose qu'à Christian Grey. Mme Clayton a l'air soulagée de me voir, d'autant que le
magasin est bondé.
— Ana ! Je croyais que tu ne viendrais pas aujourd'hui.
— Je me suis libérée plus tôt que prévu. Je peux faire mes deux heures.
Ravie, elle m'envoie dans la réserve pour que je puisse regarnir les rayons, et je suis
bientôt totalement absorbée par ma tâche.
Lorsque je rentre à la maison, Katherine, écouteurs aux oreilles, est en train de
décrypter l'entretien. Son nez est encore rose, mais elle tape à toute vitesse, furieusement
concentrée. Épuisée par mon aller-retour à Seattle, mon interview éprouvante et le travail
chez Clayton's, très achalandé en cette période de l'année, je m'affale dans le canapé en
songeant à ma dissertation et aux révisions que je n'ai pas faites aujourd'hui parce que
j'étais fourrée avec... Zut.
— Tu as fait du bon boulot, Ana. Je n'arrive pas à croire que tu n'aies pas accepté qu'il
te montre ses bureaux. Il voulait prolonger l'entretien, ça crève les yeux.
Elle m'adresse un regard interrogateur.
Je rougis, mon coeur s'affole. Pas du tout. Il voulait simplement me faire comprendre
qu'il était bien le seigneur et maître absolu de son domaine. Je mordille ma lèvre
inférieure. J'espère que Kate ne l'a pas remarqué. Heureusement, elle a recommencé à
décrypter.
— Je comprends ce que tu veux dire par « réservé ». Tu as pris des notes ?
— Euh... non.
— Tant pis. J'ai de quoi faire. Dommage qu'on n'ait pas de photos. Il est beau, ce con,
non ?
— Mouais.
Je m'efforce de paraître blasée.
— Allez, Ana, même toi, tu ne peux pas être insensible à une telle beauté.
Elle hausse un sourcil parfait.
Merde ! Mes joues s'enflamment. Je tente de détourner son attention en la flattant, ce
qui est toujours une stratégie efficace.
— Je suis certaine que tu aurais réussi à lui soutirer plus d'informations.
— J'en doute, Ana. Enfin, il t'a pratiquement offert un stage ! Tu t'en es très bien sortie,
surtout que je t'ai refilé le bébé à la dernière minute.
Elle me dévisage d'un air songeur. J'opère un retrait stratégique vers la cuisine.
— Alors, sincèrement, qu'est-ce que tu penses de lui ? Bordel, qu'est-ce qu'elle peut être
curieuse. Elle ne peut pas me lâcher la grappe ? Trouve quelque chose à dire, vite.
— Il est très déterminé, dominateur, arrogant. Il fait peur, mais il a beaucoup de
charme. Il est même assez fascinant.
— Toi, fascinée par un homme ? C'est une première, glousse-t-elle.
Je commence à me préparer un sandwich pour qu'elle ne voie pas ma tête.
— Pourquoi voulais-tu savoir s'il était gay ? C'était une question très indiscrète. J'étais
morte de honte, et il avait l'air furieux.
Je grimace en y repensant.
— Quand on le voit dans les pages people, il n'est jamais accompagné.
— C'était super embarrassant. Toute cette histoire était embarrassante, et je suis ravie
de ne plus jamais le revoir.
— Enfin, Ana, ça n'a pas pu être aussi terrible que ça. J'ai même l'impression qu'il a
craqué pour toi.
Craqué pour moi ? Kate est en plein délire.
— Tu veux un sandwich ?
— S'il te plaît.
À mon grand soulagement, il n'est plus question de Christian Grey ce soir-là. Après
avoir grignoté mon sandwich, je m'assieds à la table de la salle à manger avec Kate et
tandis qu'elle rédige son article, je termine ma dissertation sur Tess d'Urberville. Pauvre
fille, elle était vraiment au mauvais endroit et au mauvais moment du mauvais siècle. Il
est minuit quand j'y mets le point final. Kate est couchée depuis longtemps. Je titube vers
ma chambre, exténuée mais ravie d'avoir abattu autant de travail.
Blottie dans mon lit en fer forgé blanc, je m'enroule dans l'édredon confectionné par ma
mère et je m'endors instantanément. Cette nuit-là, je rêve de lieux obscurs, de sols froids,
blancs et sinistres, et d'un regard gris.
Le reste de la semaine, je me lance à corps perdu dans mes études et mon boulot chez
Clayton's. Kate révise tout en compilant une dernière édition du journal des étudiants
avant de passer la main à la nouvelle rédactrice en chef. Mercredi, elle va beaucoup mieux
et je n'ai plus à supporter le spectacle de son pyjama rose en pilou avec ses petits lapins.
J'appelle ma mère à Savannah pour prendre de ses nouvelles ; je veux qu'elle me souhaite
bonne chance, pour mes examens. Elle me raconte sa dernière lubie, fabriquer des
bougies - ma mère n'arrête pas de se lancer dans des entreprises farfelues. Au fond, elle
s'ennuie et cherche à tuer le temps, mais elle a la capacité de concentration d'un poisson
rouge. La semaine prochaine, elle sera déjà passée à autre chose. Elle m'inquiète. J'espère
qu'elle n'a pas hypothéqué sa maison pour financer ce nouveau projet. Et j'espère que Bob
- son mari -, beaucoup plus âgé qu'elle, la surveille un peu maintenant que je ne suis plus
là. Il me semble beaucoup plus pragmatique que le Mari Numéro Trois.
— Et toi, ça va, Ana ?
J'hésite un moment avant de répondre, ce qui pique la curiosité de ma mère.
— Ça va.
— Ana ? Tu as rencontré quelqu'un ?
Ça alors... comment a-t-elle deviné ? Elle frétille d'excitation, ça se devine, rien qu'à
l'entendre.
— Non maman. Tu serais la première à l'apprendre.
— Il faut vraiment que tu sortes plus souvent, ma chérie. Tu m'inquiètes.
— Maman, tout va bien, je t'assure. Et Bob, ça va ? Comme toujours, la meilleure
stratégie, c'est de changer de sujet.
Plus tard ce soir-là, j'appelle Ray, le Mari Numéro Deux de maman, que je considère
comme mon père et dont je porte le nom. Notre conversation est brève. En fait, il ne s'agit
pas d'une conversation mais plutôt d'une série de questions - les miennes - auxquelles il
répond par des grognements. Ray n'est pas bavard. Mais il est encore en vie, il regarde
encore le foot à la télé (sinon, il fait du bowling, fabrique des meubles ou bien il pêche à la
ligne). Ray est doué pour la menuiserie et c'est grâce à lui que je sais distinguer une scie à
chantourner d'une égoïne. Il a l'air en forme.
Vendredi soir, Kate et moi sommes en train de nous demander que faire de notre soirée
- nous voulons faire une pause dans notre travail - lorsqu'on sonne à la porte. C'est mon
grand pote José, une bouteille de Champagne à la main.
— José ! Quelle bonne surprise ! Entre ! dis-je en le serrant dans mes bras.
José est le premier ami que je me suis fait à la fac : je l'ai rencontré dès mon arrivée,
aussi esseulé et perdu que moi. Depuis ce jour-là, c'est mon âme soeur. Non seulement
nous avons le même sens de l'humour, mais nous avons aussi découvert que Ray et José
Senior avaient fait partie de la même unité à l'armée. Du coup, nos pères sont devenus
amis, eux aussi.
José prépare un diplôme d'ingénieur : il est le premier de sa famille à faire des études
supérieures. Mais sa véritable passion, c'est la photo.
— J'ai de bonnes nouvelles, m'annonce-t-il en souriant.
— Laisse-moi deviner : tu n'es pas recalé ! Il fait semblant de me foudroyer du regard.
— J'ai une expo à la galerie Portland Place le mois prochain.
— C'est génial ! Félicitations !
Ravie pour lui, je le serre à nouveau dans mes bras. Kate lui sourit aussi.
— Bravo José ! Je vais l'annoncer dans le journal. Rien de tel qu'un changement de
sommaire à la dernière minute un vendredi soir.
Elle soupire, faussement agacée.
— On va fêter ça. Évidemment, tu viens au vernissage, me dit José en me dévisageant
intensément.
Je rougis.
— Toi aussi, Kate, ajoute-t-il en lui jetant un coup d'oeil nerveux.
Au fond, José voudrait que ça aille plus loin entre nous. Il est mignon, marrant, mais je
le considère plutôt comme le frère que je n'ai jamais eu. Selon Katherine, le gène «j'ai
besoin d'un mec» me fait défaut, mais la vérité, c'est que je n'ai jamais rencontré quelqu'un
qui... enfin, qui m'attire, même si je rêve d'éprouver les sensations dont tout le monde me
rebat les oreilles : genoux tremblants, coeur palpitant, papillons dans l'estomac...
Parfois, je me demande si je n'ai pas quelque chose qui cloche. À force de fréquenter des
héros de roman, je me suis peut-être forgé des attentes et des idéaux trop élevés. Reste
que je n'ai jamais été remuée par un homme.
Jusqu'à tout récemment, me murmure la petite voix importune de ma conscience. NON !
Je repousse aussitôt cette idée. Je ne veux pas y penser, pas après cette interview
éprouvante. Êtes-vous gay, monsieur Grey ? Ce souvenir me fait grimacer. Si je rêve de lui
toutes les nuits, c'est sûrement pour purger cette pénible expérience de mon esprit.
Je regarde José déboucher le Champagne. La peau mate, les cheveux sombres, des yeux
de braise... Avec son jean et son tee-shirt, il est tout en muscles et en épaules. Oui, José
est assez sexy, mais je crois qu'il commence enfin à comprendre que nous ne sommes
qu'amis. Quand le bouchon saute, il lève les yeux et me sourit.
Samedi au magasin, c'est l'enfer. Nous sommes assiégés de bricoleurs qui veulent
redonner un coup de frais à leurs maisons pendant les vacances d'été. Mais ça se calme
vers l'heure du déjeuner, et Mme Clayton me demande de vérifier des commandes tandis
que je grignote discrètement un bagel derrière la caisse. Ma tâche consiste à vérifier les
numéros de catalogue par rapport aux articles commandés ; mon regard va du carnet de
commandes à l'écran de l'ordinateur pour m'assurer que les entrées correspondent. Tout
d'un coup, je ne sais pas pourquoi, je lève les yeux... et je me retrouve prisonnière du
regard gris de Christian Grey.
Crise cardiaque.
— Mademoiselle Steele. Quelle agréable surprise. Alors là... Qu'est-ce qu'il fout ici, avec
ses cheveux en bataille et sa tenue de baroudeur, gros pull irlandais, jean et bottes de
randonnée ? Je pense que ma bouche s'est ouverte. Ni mon cerveau ni ma voix ne
fonctionnent.
— Monsieur Grey.
Voilà tout ce que j'arrive à articuler. Un sourire erre sur ses lèvres et ses yeux pétillent
comme s'il savourait une plaisanterie connue de lui seul.
— J'étais dans le coin, j'avais besoin de faire quelques achats. Je suis ravi de vous
revoir, mademoiselle Steele, m'explique-t-il d'une voix veloutée comme du chocolat noir.
Je secoue la tête pour me ressaisir. Mon coeur bat la chamade, et sous son regard
scrutateur, j'ai viré au rouge pivoine. Mes souvenirs ne lui rendaient pas justice. Non
seulement il est beau, mais il représente le summum de la beauté masculine. Et il est là,
devant moi. Chez Clayton's. Allez savoir pourquoi. Mes fonctions cognitives se rétablissent
enfin et mon cerveau se rebranche sur le reste de mon corps.
— Ana. Mon nom, c'est Ana. Que puis-je faire pour vous, monsieur Grey ?
Il sourit encore comme s'il gardait un mystérieux secret connu de lui seul. J'inspire
profondément en me réfugiant derrière ma façade « je suis une pro du bricolage. » Allez, je
vais m'en sortir.
— J'ai besoin de quelques articles. Tout d'abord, des liens de serrage en plastique,
murmure-t-il d'un air à la fois détaché et amusé.
Des liens de serrage en plastique ?
— Nous en avons différentes tailles. Voulez-vous les voir ? fais-je d’une petite voix
tremblante.
Reprends-toi, Steele. Un léger froncement de sourcils déforme le joli front de Grey.
— S'il vous plaît. Montrez-les-moi, mademoiselle Steele.
Je tente d'adopter une allure nonchalante en contournant le comptoir, mais en réalité je
m'efforce de ne pas m'étaler, car mes jambes ont soudain pris la consistance de la gelée.
Heureusement que j'ai passé mon plus beau jean ce matin.
— Ils sont au rayon des accessoires électriques, allée huit.
Ma voix est un peu trop guillerette. Je le regarde et le regrette aussitôt. Qu'est-ce qu'il
est beau.
— Après vous, dit’il avec un signe de sa main aux longs doigts manucures.
Mon coeur menace de m'étouffer - parce qu'il est dans ma gorge, en train d'essayer de
me sortir par la bouche -tandis que je me dirige vers le rayon des accessoires électriques.
Que fait-il à Portland ? Pourquoi est’il ici, chez Clayton's ? D'une portion minuscule et sousemployée
de mon cerveau - sans doute située à la base de mon bulbe rachidien, là où se
niche ma conscience -une pensée surgit : Il est venu te voir. Impossible ! Pourquoi cet
homme superbe, puissant, sophistiqué, voudrait-il me voir ? C'est une idée grotesque, que
je chasse de mon esprit à coups de pied.
— Vous êtes à Portland pour affaires ?
Je couine comme si j'avais le doigt coincé dans une porte. Merde ! Du calme, Ana !
— Je suis venu visiter le département agroalimentaire de la Washington State
University, qui est situé à Vancouver. Je subventionne des recherches sur la rotation des
cultures et la science des sols.
Tu vois ? Il n'est pas du tout venu te voir, ricane ma conscience. Je rougis de ma
stupidité.
— Ça fait partie de vos projets pour nourrir la planète ?
— Plus ou moins, reconnaît-il avec un sourire en coin.
Il examine la sélection d'attaches en plastique. Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir en faire
? Je ne le vois pas du tout en bricoleur. Ses doigts caressent les différents emballages et,
sans savoir pourquoi, je suis obligée de détourner le regard. Il se penche pour choisir un
paquet.
— Ceux-là, ça ira, m'annonce-t-il avec son sourire qui dit « j'ai un secret ».
— Autre chose ?
— Je voudrais du gros scotch. Du gros scotch ?
— Vous faites des rénovations ?
Les mots me sont sortis de la bouche avant que je n'aie pu les retenir. Il doit sûrement
payer des gens pour faire ça.
— Non, pas de rénovations, réplique-t-il avec un petit sourire en coin.
J'ai l'impression qu'il se moque de moi.
— Par ici. Cet article se trouve au rayon décoration. Je jette un coup d'oeil par-dessus
mon épaule tandis
qu'il me suit.
— Vous travaillez ici depuis longtemps ?
Je m'empourpre. Pourquoi donc a-t’il cet effet sur moi ? J'ai l'impression d'être une
godiche de quatorze ans. Regarde devant toi, Steele !
— Quatre ans.
Je lui montre les deux largeurs de gros scotch que nous avons en stock.
— Celui-ci, dit Grey d'une voix douce en désignant le plus large.
Quand je le lui remets, nos doigts s'effleurent très brièvement. Une fois de plus, un
courant me traverse comme si j'avais touché un fil électrique, pour me parcourir le corps
jusqu'au ventre. Je m'efforce désespérément de reprendre pied.
— Ce sera tout ?
J'ai la voix rauque et haletante. Ses yeux s'agrandissent légèrement.
— Il me faudrait aussi de la corde.
Sa voix est aussi rauque que la mienne.
— Par ici.
Je baisse la tête pour dissimuler mon visage empourpré.
— Vous cherchez quoi, au juste ? Fibre synthétique, naturelle ? De la ficelle, des câbles
?
Je me tais en voyant son expression, ses yeux qui s'assombrissent... Oh la vache.
— Je prendrai cinq mètres de corde en fibre naturelle.
Rapidement, les doigts tremblants, je mesure la corde au mètre sous son regard gris
brûlant. Je n'ose pas le regarder. Plus gênée, ce serait impossible. Tirant mon cutter de la
poche arrière de mon jean, je coupe la corde, l'enroule et l'attache avec un noeud coulant.
Par miracle, je parviens à ne pas m'amputer un doigt avec mon cutter.
— Vous étiez scoute quand vous étiez petite ? me demande-t-il, ses lèvres ourlées et
sensuelles retroussées par un sourire.
Ne regarde pas sa bouche !
— Les activités de groupe, ça n'est pas mon truc, monsieur Grey.
Il hausse un sourcil.
— Et c'est quoi, votre truc, Anastasia ? me demande-t-il d'une voix douce, avec, de
nouveau, son sourire « secret ».
Aucun son ne sort de ma bouche. Je vacille sur des plaques tectoniques en mouvement.
Du calme, Ana, me supplie à genoux ma conscience.
— Les livres.
Je chuchote, mais ma conscience hurle : Vous ! C'est vous, mon truc ! Je la fais taire
d'une gifle, atterrée par sa folie des grandeurs.
— Quelles sortes de livres ?
Il penche la tête sur l'épaule. Pourquoi ça l'intéresse ?
— Eh bien, vous savez, comme tout le monde. Les classiques. Surtout la littérature
anglaise.
Il se caresse le menton de l'index et du pouce en réfléchissant à ma réponse. Ou alors, il
s'ennuie ferme et il essaie de le cacher.
— Vous avez besoin d'autre chose ?
Il faut que je détourne la conversation - ces doigts sur son visage sont captivants.
— Je ne sais pas. Que pourriez-vous me recommander ?
Ce que je pourrais vous recommander ? Mais je ne sais même pas pourquoi vous
achetez tous ces trucs !
— Pour bricoler ?
Il hoche la tête, l'oeil malicieux. Mon regard dérive vers son jean moulant.
— Une salopette.
C'est à ce moment-là que je comprends que je ne filtre plus les mots qui me sortent de la
bouche. Il hausse le sourcil, encore une fois amusé.
— Pour ne pas salir vos vêtements. Je désigne son jean d'un geste vague.
— Je pourrais les enlever, ricane-t-il.
— Euh.
Mes joues s'empourprent tellement que je dois être de la couleur du Petit Livre rouge de
Mao. Tais-toi. Tais-toi TOUT DE SUITE.
— Alors je prends une salopette. Il ne manquerait plus que je salisse mes vêtements,
ironise-t-il.
Je l'imagine tout d'un coup sans son jean, et je m'efforce de chasser cette image
importune.
— Autre chose ?
J'ai encore couiné en lui tendant une salopette bleue.
— Et votre article, ça avance ?
Ouf. Enfin une question facile, dénuée d'allusions et de sous-entendus troublants... une
question à laquelle je peux répondre. Je m'y agrippe comme à une bouée de sauvetage et
j'opte pour l'honnêteté.
— Ce n'est pas moi qui l'écris, c'est Katherine. Mlle Kavanagh. Ma colocataire. C'est elle,
la journaliste. Elle en est très contente. Elle est rédactrice en chef du journal des
étudiants, et elle était catastrophée de ne pas pouvoir faire l'entretien elle-même.
J'ai l'impression d'être revenue à l'air libre - enfin, un sujet de conversation normal.
— La seule chose qui l'ennuie, c'est de ne pas avoir de photo originale de vous.
— Quelle sorte de photo veut-elle ?
Je n'avais pas prévu cette question. Je secoue la tête, car je l'ignore.
— Eh bien, je suis dans le coin. Demain, peut-être...
— Vous seriez prêt à faire une séance photo ?
Je couine toujours. Katherine serait au septième ciel si je lui arrangeais le coup. Et
comme ça, tu le reverras demain, me susurre, tentatrice, une voix inconnue. Je chasse
cette pensée - c'est idiot, ridicule...
— Kate en serait ravie - si nous arrivons à trouver un photographe.
Je suis tellement contente que je lui adresse un grand sourire. Ses lèvres s'entrouvrent
et ses paupières frémissent. Pendant une fraction de seconde, il a l'air rêveur, et la Terre
oscille légèrement sur son axe ; les plaques tectoniques viennent à nouveau de bouger.
Oh mon Dieu. Le regard rêveur de Christian Grey.
— Tenez-moi au courant, pour demain.
Il sort son portefeuille de sa poche arrière.
— Voici ma carte, avec mon numéro de portable. Il faudra m'appeler avant 10 heures du
matin.
— D'accord, lui dis-je en souriant. Kate va être ravie.
— Ana !
Paul s'est matérialisé à l'autre bout de l'allée. C'est le frère cadet de M. Clayton. Je
savais qu'il était rentré de Princeton, mais je ne m'attendais pas à le voir ici aujourd'hui.
— Euh, excusez-moi un instant, monsieur Grey. Grey fronce les sourcils.
Paul est un bon copain, et je suis ravie d'interrompre mon dialogue incongru avec cet
homme tyrannique, riche, puissant et beau à en faire exploser les compteurs, pour parler
à quelqu'un de normal. Paul me serre dans ses bras, ce qui me prend au dépourvu.
— Ana, salut, ça me fait plaisir de te revoir !
— Salut, Paul, ça va ? Tu es rentré pour l'anniversaire de ton frère ?
— Ouais. Tu as bonne mine, Ana, vraiment bonne mine.
Il me tient à bout de bras pour me dévisager, souriant. Quand il me libère, il pose un
bras possessif sur mes épaules. Je me dandine sur place, gênée. J'aime bien
Paul mais il a toujours eu un comportement trop familier avec moi.
Christian Grey nous observe d'un oeil d'aigle, les lèvres pincées. Au lieu du client
bizarrement attentionné qu'il était, il s'est mué en être froid et distant.
— Paul, je suis avec un client. Je vais te le présenter, dis-je pour tenter de désamorcer
l'agressivité que je décèle dans le visage de Grey.
Je traîne Paul vers lui. Les deux hommes se jaugent du regard. L'ambiance est devenue
glaciale tout d'un coup.
— Paul, je te présente Christian Grey. Monsieur Grey, voici Paul Clayton, le frère du
propriétaire du magasin.
Sans raison, j'ai l'impression qu'il faut que je m'explique.
— Je connais Paul depuis que je travaille ici, mais on ne se voit pas très souvent. Il est
rentré de Princeton où il fait des études de management.
Ça n'a vraiment aucun intérêt, ce que je suis en train de raconter... Stop !
— Monsieur Clayton.
Grey lui tend la main. Son expression est impénétrable. Paul la prend :
— Monsieur Grey... le Christian Grey? De Grey Enterprises Holdings ?
Paul passe du revêche au stupéfait en moins d'une nanoseconde. Grey lui adresse un
sourire poli qui n'atteint pas ses yeux.
— Ça alors. Je peux vous aider ?
— Anastasia s'en est chargée, monsieur Clayton. Elle m'a donné toute satisfaction.
Son expression reste impassible, mais ses mots... c'est comme s'il disait tout à fait autre
chose.
— Super, répond Paul. À tout à l'heure, Ana.
— D'accord, Paul.
Je le suis des yeux alors qu'il se dirige vers la réserve.
— Autre chose, monsieur Grey ?
— Ce sera tout.
Il parle d'une voix froide et cassante, comme si je l'avais offensé. J'inspire profondément
en passant derrière la caisse. C'est quoi, son problème ?
— Ça vous fera quarante-trois dollars, s'il vous plaît. Je lève les yeux vers Grey et le
regrette aussitôt. Il me
scrute si intensément que c'est déstabilisant.
— Voulez-vous un sac ?
Je prends sa carte bancaire.
— S'il vous plaît, Anastasia.
Quand sa langue caresse mon prénom, mon coeur s'affole à nouveau. J'arrive à peine à
respirer. Je me hâte de ranger ses emplettes dans un sac en plastique.
— Vous m'appellerez, pour la séance photo ?
Il a repris sa voix d'homme d'affaires. Je hoche la tête, incapable de prononcer un mot,
en lui rendant sa carte bancaire.
— Très bien. Alors à demain, peut-être. Il fait mine de partir, puis s'arrête.
— Au fait, Anastasia, je suis ravi que Mlle Kavanagh n'ait pas pu faire cette interview.
Il sourit, puis sort du magasin d'un pas décidé en jetant le sac en plastique par-dessus
son épaule, me laissant réduite à une masse tremblante d'hormones féminines en pleine
ébullition. Je passe plusieurs minutes à regarder fixement la porte qu'il vient de franchir
avant de revenir sur la planète Terre.
Bon, d'accord, il me plaît. Voilà, je me le suis avoué. Je ne peux pas me cacher ce que
j'éprouve. Je n'ai jamais rien ressenti de pareil. Je le trouve séduisant, très séduisant.
Mais c'est une cause perdue, je le sais. Je soupire amèrement. S'il est entré ici, c'est par
hasard. Cela dit, rien ne m'empêche de l'admirer de loin. Il n'y a pas de mal à ça. Et si je
trouve un photographe, je pourrai l'admirer tout mon saoul demain. Je me mordille la lèvre
inférieure en souriant comme une gamine. Il faut que je téléphone à Kate pour organiser la
séance photo.
EL James
lundi 21 octobre 2013
CINQUANTE NUANCES DE GREY: Chapitre I
Je grimace dans le miroir, exaspérée. Ma saleté de tignasse refuse de coopérer. Merci,
Katherine Kavanagh, d'être tombée malade et de m'imposer ce supplice ! Il faut que je
révise, j'ai mes examens de fin d'année la semaine prochaine, et, au lieu de ça, me voilà en
train d'essayer de soumettre ma crinière à coups de brosse. Je ne dois pas me coucher
avec les cheveux mouillés. Je ne dois pas me coucher avec les cheveux mouillés. Tout en me
répétant cette litanie, je tente une nouvelle fois de mater la rébellion capillaire. Excédée, je
lève les yeux au ciel face à cette brune qui me fixe, avec son teint trop pâle et ses yeux
bleus trop grands pour son visage. Tant pis. Je n'ai pas le choix : la seule façon de me
rendre à peu près présentable, c'est de me faire une queue-de-cheval.
Kate est ma colocataire, et elle a été terrassée par la grippe aujourd'hui. Du coup, elle ne
peut pas interviewer pour le journal des étudiants un super-magnat de l'industrie dont je
n'ai jamais entendu le nom. Résultat : elle m'a désignée volontaire. Je devrais relire mes
notes de cours, boucler une dissertation, bosser au magasin cet après-midi, mais non - je
me tape les 265 kilomètres qui séparent Vancouver dans l'État de Washington du centreville
de Seattle pour rencontrer le mystérieux P-DG de Grey Enterprises Holdings, Inc.,
grand mécène de notre université. Le temps de ce chef d'entreprise hors du commun est
précieux - bien plus que le mien -, mais il a accepté d'accorder une interview à Kate. C'est
un scoop, paraît-il. Comme si j'en avais quelque chose à foutre. Kate est blottie dans le
canapé du salon.
— Ana, je suis désolée. Cette interview, je cours après depuis neuf mois. Si j'annule, je
n'aurai pas d'autre rendez-vous avant six mois et, d'ici là, on aura quitté la fac. Je suis la
rédac' chef, je ne peux pas me permettre de planter le journal. Je t'en supplie, ne me laisse
pas tomber, m'implore-t-elle d'une voix enrouée.
Elle fait comment ? Même malade, elle est à tomber avec ses cheveux blond vénitien
impeccablement coiffés et ses yeux verts pétillants, bien que, pour l'instant, ils soient
rouges et larmoyants. Je refoule une bouffée de compassion.
— Évidemment que je vais y aller, Kate. Retourne te coucher. Tu veux de l'Actifed ou un
Doliprane ?
— Actifed, s'il te plaît. Tiens, voici mes questions et mon dictaphone. Tu appuies ici
pour enregistrer. Prends des notes, je décrypterai.
— Ce mec, je ne sais rien de lui, dis-je en tentant vainement de réprimer ma panique
croissante.
— Avec mes questions, tu t'en sortiras très bien. Allez, vas-y. Tu as une longue route à
faire. Il ne faut pas que tu sois en retard.
— O.K., j'y vais. Retourne te coucher. Je t'ai préparé de la soupe, tu pourras la faire
réchauffer plus tard.
Il n'y a que pour toi que je ferais ça, Kate.
— D'accord. Bonne chance. Et merci, Ana - comme toujours, tu me sauves la vie.
Je prends mon sac à dos en lui adressant un sourire ironique. Je n'arrive toujours pas à
croire que je me sois laissé convaincre par Kate de faire ça. Cela dit, Kate pourrait
convaincre n'importe qui de faire ses quatre volontés. Elle est éloquente, forte, persuasive,
combative, belle - et c'est ma meilleure amie.
Les routes sont dégagées à la sortie de Vancouver. Je ne suis attendue à Seattle qu'à 14
heures. Kate m'a prêté sa Mercedes CLK car Wanda, ma vieille Coccinelle Volkswagen,
n'aurait sans doute pas pu me mener à bon port en temps et en heure. C'est marrant de
conduire la Mercedes, qui avale les kilomètres dès que j'appuie sur le champignon.
Le siège social de la multinationale de M. Grey est une tour de vingt étages toute en
verre et en acier incurvé, avec GREY HOUSE écrit discrètement en lettres d'acier audessus
des portes vitrées de l'entrée principale. À 13 h 45, soulagée de ne pas être en
retard, je pénètre dans l'immense hall d'entrée.
Derrière le bureau d'accueil en grès massif, une jolie blonde très soignée m'adresse un
sourire affable. Je n'ai jamais vu de veste anthracite mieux coupée ou de chemisier blanc
plus immaculé.
— J'ai rendez-vous avec M. Grey. Anastasia Steele, de la part de Katherine Kavanagh.
— Un instant, mademoiselle Steele.
J'aurais dû emprunter une veste de tailleur à Kate plutôt que d'enfiler mon caban
marine. Je porte ma seule et unique jupe avec des bottes marron au genou et un pull bleu
: c'est ma tenue la plus habillée. Je cale une mèche folle derrière mon oreille avec
assurance, comme si l'hôtesse ne m'intimidait pas.
— Mlle Kavanagh est attendue. Signez ici, s'il vous plaît, mademoiselle Steele. Dernier
ascenseur à droite, vingtième étage.
Elle me sourit gentiment. Je crois que je l'amuse. Quand elle me tend un badge «
visiteur », je ne peux pas m'empêcher de ricaner. Pas besoin de badge pour signaler que je
ne suis qu'une visiteuse. Dans ce décor, je fais tache. Comme partout, d'ailleurs. Même les
agents de sécurité sont plus élégants que moi dans leurs costumes noirs.
L'ascenseur m'emmène jusqu'au vingtième étage à une vitesse étourdissante. Je me
retrouve dans un hall en verre et en acier, devant un nouveau bureau en grès blanc. Une
nouvelle blonde tirée à quatre épingles se lève pour m'accueillir.
— Mademoiselle Steele, pourriez-vous attendre ici, s'il vous plaît ?
Elle désigne des fauteuils en cuir blanc, derrière lesquels se trouve une vaste salle de
réunion avec une immense table en bois sombre et une vingtaine de sièges assortis. Par la
baie vitrée, on peut contempler Seattle jusqu'au Puget Sound. Le panorama est saisissant.
Je me fige un instant, tétanisée par tant de beauté. Waouh.
Une fois assise, j'extirpe ma liste de questions de mon sac à dos pour les parcourir tout
en maudissant Kate de ne pas m'avoir fourni une petite biographie. Je ne sais rien de ce
type que je suis sur le point de rencontrer, même pas s'il a quatre-vingt-dix ans ou trente,
et ça m'exaspère. Le trac m'empêche de tenir en place. Je ne me suis jamais sentie à l'aise
dans les entretiens en tête à tête. Je préfère l'anonymat des discussions de groupe qui me
permettent de me planquer au fond de la salle. Ou mieux encore, rester seule, blottie dans
un fauteuil de la bibliothèque de la fac, à lire un vieux roman anglais. N'importe quoi,
plutôt que de trépigner dans ce mausolée.
Je lève les yeux au ciel. Du calme, Steele. A en juger par ce décor clinique et moderne,
Grey doit avoir la quarantaine et être mince, blond et bronzé, à l'instar de son personnel.
Une autre blonde impeccablement vêtue surgit à ma droite. C'est quoi, cette obsession
des blondes impeccables ? On dirait des clones. J'inspire profondément et je me lève.
— Mademoiselle Steele ?
— Oui, dis-je d'une voix étranglée.
Je me racle la gorge et répète avec plus d'assurance :
— Oui.
— M. Grey va vous recevoir dans un instant. Puis-je prendre votre veste ?
— Merci, dis-je en la retirant maladroitement.
— Vous a-t-on proposé quelque chose à boire ?
— Euh... non.
Mon Dieu, est-ce que la Blonde Numéro Un va se faire engueuler ?
La Blonde Numéro Deux fronce les sourcils et foudroie la première du regard.
— Thé, café, eau ? me demande-t-elle en se retournant vers moi.
— Un verre d'eau, s'il vous plaît.
— Olivia, un verre d'eau pour Mlle Steele, ordonne-t-elle d'une voix sévère.
Olivia se lève d'un bond et s'élance vers une porte à l'autre bout du hall.
— Désolée, mademoiselle Steele. Olivia est notre nouvelle stagiaire. Asseyez-vous. M.
Grey n'en a que pour cinq minutes.
Olivia revient avec un verre d'eau.
— Voilà, mademoiselle Steele.
— Merci.
La Blonde Numéro Deux marche d'un pas décidé vers le grand bureau en faisant
claquer ses talons. Elle s'assied et toutes deux reprennent leur travail.
M. Grey exige-t-il que toutes ses employées soient blondes ? Je suis vaguement en train
de me demander si c'est légal lorsque la porte du bureau s'ouvre pour laisser passer un
homme noir de haute taille, élégant, coiffé de dreadlocks courtes.
Il se retourne vers l'intérieur du bureau :
— Une partie de golf cette semaine, Grey ?
Je n'entends pas la réponse. Lorsqu'il m'aperçoit, il me sourit. Olivia a bondi pour
appeler l'ascenseur. En fait, elle est encore plus nerveuse que moi !
— Bon après-midi, mesdames, lance-t-il en montant dans l'ascenseur.
— M. Grey va vous recevoir maintenant, mademoiselle Steele, m'informe la Blonde
Numéro Deux.
Je me lève en tentant de maîtriser mon trac, attrape mon sac à dos et m'avance vers la
porte entrouverte.
— Inutile de frapper, entrez directement, ajoute-t-elle avec un sourire d'encouragement.
En poussant la porte, je trébuche et c'est à quatre pattes que j'atterris dans le bureau de
M. Grey. Et merde, merde, merde ! Des mains secourables m'aident à me relever. Je suis
morte de honte. Moi et ma fichue maladresse ! Je dois rassembler tout mon courage pour
lever les yeux. Oh la vache - qu'est-ce qu'il est jeune !
Il me tend une main aux longs doigts fins.
— Mademoiselle Kavanagh, je suis Christian Grey. Vous ne vous êtes pas fait mal ?
Vous voulez vous asseoir ?
Il est vraiment très jeune - et vraiment très beau. Grand, en costume gris, chemise
blanche et cravate noire, des cheveux rebelles sombres aux nuances cuivrées, des yeux
gris et vifs qui me scrutent d'un air avisé. Je mets un moment à retrouver ma voix.
— Euh... Enfin...
Si ce type a plus de trente ans, moi je suis la reine d'Angleterre. Ébahie, je lui serre la
main. Dès que nos doigts se touchent, un frisson étrange et grisant me parcourt. Je retire
précipitamment ma main. L'électricité statique, sans doute. Mes paupières papillonnent ;
elles battent aussi vite que mon coeur.
— Mlle Kavanagh est souffrante, c'est moi qui la remplace. J'espère que ça ne vous
ennuie pas, monsieur Grey.
— Et vous êtes ?
Sa voix est chaleureuse, peut-être amusée, mais son visage reste impassible. Il semble
vaguement intéressé ; poli, surtout.
— Anastasia Steele. Je prépare ma licence de lettres, j'étudie avec Kate, euh...
Katherine... euh... Mlle Kavanagh, à l'université de Vancouver.
— Je vois, se contente-t-il de répondre.
Je crois voir passer l'ombre d'un sourire, mais je n'en suis pas certaine.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Il désigne un canapé en cuir blanc en forme de « L ».
La pièce est bien trop grande pour une seule personne. Le bureau, très design, pourrait
convenir à un dîner pour six personnes ; il est en chêne, comme la table basse près du
canapé, mais tout le reste est blanc : le plafond, le sol, les murs. Seule tache de couleur,
une mosaïque de trente-six petits tableaux exquis, disposés en carré, représentant une
série d'objets quotidiens du passé avec une telle finesse de détail qu'on dirait des photos.
L'ensemble est saisissant.
— Un artiste local. Trouton, précise Grey en suivant mon regard.
— Ils sont ravissants. Ils rendent extraordinaires des objets ordinaires.
Je murmure, troublée à la fois par les tableaux et par lui. Il penche la tête sur son
épaule pour me scruter intensément.
— Je suis tout à fait d'accord, mademoiselle Steele, répond-il d'une voix douce.
Je ne sais pas pourquoi, je rougis.
Mis à part les tableaux, le bureau est froid, dépouillé, clinique. Je me demande si cela
reflète la personnalité de l'Adonis qui se cale en souplesse dans l'un des fauteuils en cuir
blanc en face de moi. Déconcertée par le tour que prennent mes pensées, je secoue la tête
et tire les questions de Kate de mon sac à dos. Je suis tellement nerveuse en installant
mon dictaphone que je le fais tomber par terre à deux reprises. M. Grey ne dit rien, il
attend patiemment - enfin, j'espère -, alors que je suis de plus en plus confuse et fébrile.
Quand je trouve enfin le courage de le regarder, je constate qu'il m'observe, une main sur
une cuisse et l'autre qui soutient son menton, en caressant ses lèvres de l'index. Je crois
qu'il se retient de sourire.
— D...désolée. Je n'ai pas l'habitude de faire ça.
— Prenez votre temps, mademoiselle Steele.
— Ça vous ennuie que je vous enregistre ?
— C'est maintenant que vous me posez la question, après tout le mal que vous vous êtes
donné pour installer votre dictaphone ?
Je m'empourpre. Est-ce qu'il me taquine ? Je l'espère. Je cligne des yeux en le
regardant, sans savoir quoi répondre. Il finit par me prendre en pitié.
— Non, ça ne m'ennuie pas.
— Kate, enfin Mlle Kavanagh, vous a-t-elle expliqué la raison de l'interview ?
— Oui. Elle paraît dans le numéro de fin d'année du journal des étudiants, puisque je
dois remettre des diplômes.
Ah bon ? Première nouvelle. Ça me fait un drôle d'effet de penser qu'un type à peine
plus âgé que moi -six ans à tout casser -, même richissime, va me remettre mon diplôme.
Bon, allez, on se concentre. Je déglutis.
— Bien. J'ai quelques questions à vous poser, monsieur Grey.
Je lisse une mèche qui s'est échappée de ma queue-de-cheval.
— Je m'en doutais un peu, réplique-t-il.
Cette fois, c'est sûr, il se moque de moi. Mes joues s'embrasent. Je me redresse et tente
de prendre une allure professionnelle en appuyant sur le bouton « enregistrer ».
— Vous êtes très jeune pour avoir bâti un pareil empire. À quoi devez-vous votre succès?
Je lève les yeux vers lui. Il sourit d'un air modeste mais vaguement déçu.
— En affaires, tout est une question de personnes, mademoiselle Steele, et je suis très
doué pour juger les gens. Je sais comment ils fonctionnent, ce qui les fait s'épanouir, ce
qui les bride, ce qui les inspire, ce qui les pousse à se dépasser. J'emploie une équipe
exceptionnelle, que je récompense largement de ses efforts.
Il se tait un instant en me fixant de ses yeux gris.
— Je suis persuadé que pour réussir un projet, quel qu'il soit, il faut le maîtriser à fond,
dans tous ses détails. Je travaille énormément pour y arriver. Je prends des décisions
fondées sur la logique et les faits ; je sais repérer d'instinct les idées solides et développer
leur potentiel. L'essentiel, c'est de savoir choisir son équipe.
— Ou alors, vous avez eu de la chance, tout simplement.
Ça ne fait pas partie des questions de Kate, mais il est d'une telle arrogance ! Il a l'air
surpris.
— Je ne crois pas à la chance ou au hasard, mademoiselle Steele. Il s'agit réellement de
choisir les bons collaborateurs et de les diriger efficacement. Je crois que c'est Harvey
Firestone qui a dit : « La croissance et le développement des gens est la vocation la plus
élevée du leadership. »
— Autrement dit, vous êtes un maniaque du contrôle. Ces mots me sont sortis de la
bouche malgré moi.
— Oui, j'exerce mon contrôle dans tous les domaines, mademoiselle Steele, affirme-t-il
en souriant sans une trace d'humour.
Il soutient mon regard sans ciller. Mon coeur s'emballe et je rougis de nouveau. Pourquoi
me déstabilise-t-il autant ? Serait-ce son incroyable beauté ? La façon dont ses yeux
s'enflamment lorsqu'il me regarde, ou dont son index caresse sa lèvre inférieure ? Si
seulement il pouvait arrêter de faire ça...
— De plus, on n'acquiert un pouvoir immense que si on est persuadé d'être né pour tout
contrôler, reprend-il d'une voix douce.
— Vous avez le sentiment de détenir un pouvoir immense ?
Espèce de maniaque du contrôle.
— J'ai plus de quarante mille salariés, mademoiselle Steele. Cela me confère de grandes
responsabilités - autrement dit, du pouvoir. Si je décidais du jour au lendemain que
l'industrie des télécommunications ne m'intéressait plus et que je vendais mon entreprise,
vingt mille personnes auraient du mal à boucler leurs fins de mois.
Je reste bouche bée, sidérée par un tel manque d'humilité.
— Vous n'avez pas de comptes à rendre à votre conseil d'administration ?
— Mon entreprise m'appartient. Je n'ai aucun compte à rendre à qui que ce soit.
Il hausse un sourcil. Évidemment, je l'aurais su si je m'étais documentée. Mais merde,
qu'est-ce qu'il est arrogant. Je change de tactique.
— Quels sont vos centres d'intérêt en dehors du travail ?
— J'ai des centres d'intérêt variés, mademoiselle Steele, dit’il en esquissant un sourire.
Très variés.
Je ne sais pas pourquoi, mais la façon dont il me fixe me déconcerte et me trouble. C'est
comme s'il avait une idée derrière la tête.
— Que faites-vous pour vous détendre ?
— Me détendre ?
Il sourit, découvrant des dents si blanches et si parfaites que j'en ai le souffle coupé. Il
est vraiment beau. Personne ne devrait avoir le droit d'être aussi beau.
— Eh bien, pour me « détendre », comme vous dites, je fais de la voile, je pilote un avion,
je m'adonne à diverses activités physiques. Je suis très riche, mademoiselle Steele, et j'ai
des passe-temps onéreux et passionnants.
Je jette un coup d'oeil aux questions de Kate, pressée de changer de sujet.
— Vous avez aussi investi dans l'industrie navale. Pour quelle raison ?
Pourquoi me met-il aussi mal à l'aise ?
— J'aime construire, savoir comment les choses fonctionnent. Et j'adore les bateaux.
— Là, on dirait que c'est votre coeur qui parle, plutôt que la logique et les faits.
Les commissures de ses lèvres frémissent, et il me regarde comme s'il me jaugeait.
— Peut-être. Mais certains disent que je suis sans coeur.
— Pourquoi ?
— Parce qu'ils me connaissent. Cette fois, son sourire est ironique.
— Et, d'après vos amis, vous êtes quelqu'un de facile à connaître ?
Je regrette aussitôt d'avoir posé la question. Elle ne figure pas sur la liste de Kate.
— Je suis quelqu'un de très secret, mademoiselle Steele. Je m'efforce de protéger ma vie
privée. Je ne donne pas souvent d'interviews.
— Pourquoi avoir accepté celle-ci ?
— Parce que je suis l'un des mécènes de l'université, et que je n'arrivais pas à me
débarrasser de Mlle Kavanagh. Elle n'a pas arrêté de harceler mon service de presse, et
j'admire ce genre de ténacité.
Je suis bien placée pour savoir à quel point Kate peut être tenace. C'est d'ailleurs pour
cette raison que je suis ici, en train de me tortiller devant Grey.
— Vous investissez aussi dans les technologies agroalimentaires. Pourquoi ce secteur
vous intéresse-t-il ?
— On ne peut pas manger l'argent, mademoiselle Steele. Et il y a trop de gens sur cette
planète qui n'ont pas de quoi manger.
— Alors c'est de la philanthropie ? Nourrir les affamés, c'est une cause qui vous tient à
coeur ?
Il hausse les épaules, évasif.
— C'est un bon investissement.
J'ai l'impression qu'il ne me dit pas tout. Ça ne colle pas. Nourrir les affamés ? Je n'y
vois aucun bénéfice financier, seulement de l'idéalisme. Déroutée par son attitude, je jette
un coup d'oeil à la question suivante.
— Avez-vous une philosophie ? Si oui, laquelle ?
— Je n'ai pas de philosophie en tant que telle. Peut-être un principe directeur, celui de
Carnegie : « Tout homme qui acquiert la capacité de prendre pleine possession de son
propre esprit peut prendre possession de tout ce à quoi il estime avoir droit. » Je suis très
individualiste, très déterminé. J'aime contrôler - moi-même et ceux qui m'entourent.
— Vous aimez les biens matériels ?
Vous êtes vraiment un maniaque du contrôle.
— Je veux les posséder si je les mérite, mais oui, pour résumer, je les aime.
— Cela fait-il de vous un consommateur compulsif ?
— En quelque sorte.
Il sourit sans que ce sourire atteigne ses yeux. Encore une fois, cette réponse contredit
son désir de nourrir les affamés de la planète. Je ne peux pas m'empêcher de penser que
nous sommes en train de parler de tout autre chose, sans avoir la moindre idée de ce dont
il s'agit. Je déglutis. Il fait plus chaud dans la pièce tout d'un coup. Ou alors, c'est moi ?
J'ai hâte que cet entretien se termine. Kate doit avoir assez de matière maintenant. Je jette
un coup d'oeil à la question suivante.
— Vous avez été adopté. En quoi pensez-vous que cela a influencé votre parcours ?
Aïe. C'est vraiment une question indiscrète. Je le dévisage en espérant ne pas l'avoir
choqué. Il fronce les sourcils.
— Je n'en ai aucune idée. Cela excite ma curiosité.
— Quel âge aviez-vous lorsque vous avez été adopté ?
— Cette information est publique, mademoiselle Steele, rétorque-t-il sèchement.
Et merde. Évidemment, si j'avais su que je ferais cette interview, je me serais
documentée. Désarçonnée, je poursuis :
— Vous avez dû sacrifier votre vie de famille à votre travail.
— Ce n'est pas une question, lâche-t-il.
— Désolée.
Je me recroqueville. Il m'a grondée comme une enfant désobéissante. Je fais une
seconde tentative.
— Avez-vous dû sacrifier votre vie de famille à votre travail ?
— J'ai une famille : un frère, une soeur et deux parents aimants. Ça me suffit largement.
— Etes-vous gay, monsieur Grey ?
Il inspire brusquement et je me ratatine, morte de honte. Merde. Pourquoi n'ai-je pas
analysé cette question avant de la poser ? Comment lui expliquer que je n'ai fait que la lire
? J'en veux à mort à Kate de sa fichue curiosité !
— Non, Anastasia, je ne suis pas gay.
Il hausse les sourcils, le regard glacial. Il n'a pas l'air content du tout.
— Je suis désolée. C'est, euh... c'est écrit ici.
C'est la première fois qu'il prononce mon prénom. Mon coeur s'est emballé et mes joues
se sont à nouveau enflammées. Nerveuse, je cale une mèche derrière mon oreille.
Il penche la tête sur son épaule.
— Vous n'avez pas rédigé ces questions ? Ma tête se vide de son sang.
— Euh... non. C'est Kate - Mlle Kavanagh - qui les a rédigées.
— Vous êtes collègues au journal des étudiants ? Pas du tout. Je n'ai rien à voir avec le
journal. C'est le boulot de Kate, pas le mien. J'ai le visage en feu.
— Non. Kate est ma colocataire.
Il se frotte le menton d'un air songeur tandis que ses yeux gris me jaugent.
— Vous êtes-vous portée volontaire pour faire cette interview ? s'enquiert-il posément.
Une minute, là, qui est-ce qui mène l'interview, maintenant ? Sous son regard perçant,
je me sens obligée d'avouer la vérité.
— J'ai été recrutée de force. Kate est souffrante. Je parle d'une petite voix, comme pour
m'excuser.
— Ce qui explique bien des choses.
On frappe à la porte : c'est la Blonde Numéro Deux.
— Monsieur Grey, excusez-moi de vous interrompre, mais votre prochain rendez-vous
est dans deux minutes.
— Nous n'avons pas terminé, Andréa. S'il vous plaît, annulez mon prochain rendezvous.
Andréa hésite, comme si elle n'en croyait pas ses oreilles. Il tourne lentement la tête
pour la dévisager en haussant les sourcils. Elle rosit. Tant mieux. Je ne suis pas la seule à
qui il fasse cet effet.
— Très bien, monsieur, marmonne-t-elle en disparaissant.
Il se tourne à nouveau vers moi.
— Où en étions-nous, mademoiselle Steele ? Tiens, nous sommes revenus à «
mademoiselle Steele ».
— Je vous en prie, je ne veux pas bousculer votre emploi du temps.
— Je veux que vous me parliez de vous. Il me semble que c'est de bonne guerre.
Ses yeux pétillent de curiosité. Et merde, il joue à quoi, là ? Il cale les coudes sur les
bras du fauteuil et joint les doigts au niveau de sa bouche. Sa bouche... me déconcentre.
Je déglutis.
— Il n'y a pas grand-chose à raconter.
— Quels sont vos projets après la fin de vos études ? Je hausse les épaules. Son
soudain intérêt pour moi me déconcerte. M'installer à Seattle avec Kate, me trouver un
boulot. Je n'y ai pas encore réfléchi.
— Je n'ai pas de projets précis, monsieur Grey. Pour l'instant, il faut simplement que je
passe ma licence.
Je devrais d'ailleurs être en train de réviser en ce moment même, plutôt que d'être
exposée à votre regard pénétrant dans votre bureau grandiose, luxueux et stérile.
— Nous proposons d'excellents stages, dit’il calmement.
Je hausse les sourcils. Est’il en train de m'offrir un boulot ?
— Je m'en souviendrai. Mais je ne suis pas certaine d'être à ma place, ici.
Merde alors, je suis encore en train de penser tout haut.
— Pourquoi dites-vous ça ?
Il penche la tête sur son épaule, intrigué, en esquissant un sourire.
— C'est évident, non ?
Je suis empotée, mal fringuée, et je ne suis pas blonde.
— Pas pour moi.
Son regard est intense, dénué maintenant de toute ironie, et au creux de mon ventre,
des muscles se crispent. Je baisse les yeux pour fixer mes doigts noués. Qu'est-ce qui
m'arrive ? Il faut que je me tire d'ici le plus vite possible. Je me penche pour récupérer mon
dictaphone.
— Voulez-vous que je vous fasse visiter nos bureaux ? me propose-t-il.
— Vous êtes sûrement très occupé, monsieur Grey, et j'ai une longue route à faire.
— Vous rentrez à Vancouver ?
Il paraît étonné, presque inquiet. Il jette un coup d'oeil à la fenêtre. Il pleut, maintenant.
— Vous devrez rouler prudemment.
Il a parlé d'un ton sévère, autoritaire. Qu'est-ce qu'il en a à foutre ?
— Vous avez tout ce qu'il vous faut ? ajoute-t-il.
— Oui, monsieur, dis-je en remettant le dictaphone dans mon sac à dos.
Ses yeux se plissent, comme s'il réfléchissait.
— Merci de m'avoir accordé votre temps, monsieur Grey.
— Tout le plaisir a été pour moi, répond-il, toujours aussi courtois.
Je me lève. Lui aussi. Il me tend la main.
— A bientôt, mademoiselle Steele.
Ça sonne comme un défi... ou une menace. Je fronce les sourcils. Quand aurions-nous
l'occasion de nous revoir ? Je lui serre la main, stupéfaite de constater que le courant
électrique passe à nouveau entre nous. Ça doit être parce que je suis nerveuse.
— Monsieur Grey.
Je lui adresse un signe de tête. Il m'ouvre la porte.
— Je tiens simplement à m'assurer que vous franchirez le seuil saine et sauve,
mademoiselle Steele.
Il a un petit sourire. Manifestement, il fait allusion à mon entrée catastrophique. Je
rougis.
— C'est très aimable à vous, monsieur Grey, dis-je tandis que son sourire s'accentue.
Je suis ravie que vous me trouviez amusante. Vexée, je me dirige vers le hall. À mon
grand étonnement, il me raccompagne. Andréa et Olivia lèvent les yeux : elles en semblent
tout aussi étonnées que moi.
— Vous aviez un manteau ? s'enquiert Grey.
— Une veste.
Olivia se lève d'un bond pour aller chercher mon caban. Grey le lui prend des mains
avant qu'elle n'ait pu me le remettre. Il le tient et, ridiculement gênée, je le passe. Quand
ses mains se posent sur mes épaules, j'en ai le souffle coupé. S'il a remarqué ma réaction,
il n'en laisse rien voir. Son long index appuie sur le bouton de l'ascenseur, que nous
restons debout à attendre - moi mal à l'aise, lui, froid et assuré. Dès que les portes
s'ouvrent, je me précipite dans la cabine. Il faut vraiment que je me tire d'ici. Quand je me
retourne pour le regarder, il me contemple, appuyé au mur à côté de l'ascenseur. Il est
vraiment très, très beau. C'est déstabilisant.
— Anastasia.
— Christian.
Heureusement, les portes se referment.
EL James
Katherine Kavanagh, d'être tombée malade et de m'imposer ce supplice ! Il faut que je
révise, j'ai mes examens de fin d'année la semaine prochaine, et, au lieu de ça, me voilà en
train d'essayer de soumettre ma crinière à coups de brosse. Je ne dois pas me coucher
avec les cheveux mouillés. Je ne dois pas me coucher avec les cheveux mouillés. Tout en me
répétant cette litanie, je tente une nouvelle fois de mater la rébellion capillaire. Excédée, je
lève les yeux au ciel face à cette brune qui me fixe, avec son teint trop pâle et ses yeux
bleus trop grands pour son visage. Tant pis. Je n'ai pas le choix : la seule façon de me
rendre à peu près présentable, c'est de me faire une queue-de-cheval.
Kate est ma colocataire, et elle a été terrassée par la grippe aujourd'hui. Du coup, elle ne
peut pas interviewer pour le journal des étudiants un super-magnat de l'industrie dont je
n'ai jamais entendu le nom. Résultat : elle m'a désignée volontaire. Je devrais relire mes
notes de cours, boucler une dissertation, bosser au magasin cet après-midi, mais non - je
me tape les 265 kilomètres qui séparent Vancouver dans l'État de Washington du centreville
de Seattle pour rencontrer le mystérieux P-DG de Grey Enterprises Holdings, Inc.,
grand mécène de notre université. Le temps de ce chef d'entreprise hors du commun est
précieux - bien plus que le mien -, mais il a accepté d'accorder une interview à Kate. C'est
un scoop, paraît-il. Comme si j'en avais quelque chose à foutre. Kate est blottie dans le
canapé du salon.
— Ana, je suis désolée. Cette interview, je cours après depuis neuf mois. Si j'annule, je
n'aurai pas d'autre rendez-vous avant six mois et, d'ici là, on aura quitté la fac. Je suis la
rédac' chef, je ne peux pas me permettre de planter le journal. Je t'en supplie, ne me laisse
pas tomber, m'implore-t-elle d'une voix enrouée.
Elle fait comment ? Même malade, elle est à tomber avec ses cheveux blond vénitien
impeccablement coiffés et ses yeux verts pétillants, bien que, pour l'instant, ils soient
rouges et larmoyants. Je refoule une bouffée de compassion.
— Évidemment que je vais y aller, Kate. Retourne te coucher. Tu veux de l'Actifed ou un
Doliprane ?
— Actifed, s'il te plaît. Tiens, voici mes questions et mon dictaphone. Tu appuies ici
pour enregistrer. Prends des notes, je décrypterai.
— Ce mec, je ne sais rien de lui, dis-je en tentant vainement de réprimer ma panique
croissante.
— Avec mes questions, tu t'en sortiras très bien. Allez, vas-y. Tu as une longue route à
faire. Il ne faut pas que tu sois en retard.
— O.K., j'y vais. Retourne te coucher. Je t'ai préparé de la soupe, tu pourras la faire
réchauffer plus tard.
Il n'y a que pour toi que je ferais ça, Kate.
— D'accord. Bonne chance. Et merci, Ana - comme toujours, tu me sauves la vie.
Je prends mon sac à dos en lui adressant un sourire ironique. Je n'arrive toujours pas à
croire que je me sois laissé convaincre par Kate de faire ça. Cela dit, Kate pourrait
convaincre n'importe qui de faire ses quatre volontés. Elle est éloquente, forte, persuasive,
combative, belle - et c'est ma meilleure amie.
Les routes sont dégagées à la sortie de Vancouver. Je ne suis attendue à Seattle qu'à 14
heures. Kate m'a prêté sa Mercedes CLK car Wanda, ma vieille Coccinelle Volkswagen,
n'aurait sans doute pas pu me mener à bon port en temps et en heure. C'est marrant de
conduire la Mercedes, qui avale les kilomètres dès que j'appuie sur le champignon.
Le siège social de la multinationale de M. Grey est une tour de vingt étages toute en
verre et en acier incurvé, avec GREY HOUSE écrit discrètement en lettres d'acier audessus
des portes vitrées de l'entrée principale. À 13 h 45, soulagée de ne pas être en
retard, je pénètre dans l'immense hall d'entrée.
Derrière le bureau d'accueil en grès massif, une jolie blonde très soignée m'adresse un
sourire affable. Je n'ai jamais vu de veste anthracite mieux coupée ou de chemisier blanc
plus immaculé.
— J'ai rendez-vous avec M. Grey. Anastasia Steele, de la part de Katherine Kavanagh.
— Un instant, mademoiselle Steele.
J'aurais dû emprunter une veste de tailleur à Kate plutôt que d'enfiler mon caban
marine. Je porte ma seule et unique jupe avec des bottes marron au genou et un pull bleu
: c'est ma tenue la plus habillée. Je cale une mèche folle derrière mon oreille avec
assurance, comme si l'hôtesse ne m'intimidait pas.
— Mlle Kavanagh est attendue. Signez ici, s'il vous plaît, mademoiselle Steele. Dernier
ascenseur à droite, vingtième étage.
Elle me sourit gentiment. Je crois que je l'amuse. Quand elle me tend un badge «
visiteur », je ne peux pas m'empêcher de ricaner. Pas besoin de badge pour signaler que je
ne suis qu'une visiteuse. Dans ce décor, je fais tache. Comme partout, d'ailleurs. Même les
agents de sécurité sont plus élégants que moi dans leurs costumes noirs.
L'ascenseur m'emmène jusqu'au vingtième étage à une vitesse étourdissante. Je me
retrouve dans un hall en verre et en acier, devant un nouveau bureau en grès blanc. Une
nouvelle blonde tirée à quatre épingles se lève pour m'accueillir.
— Mademoiselle Steele, pourriez-vous attendre ici, s'il vous plaît ?
Elle désigne des fauteuils en cuir blanc, derrière lesquels se trouve une vaste salle de
réunion avec une immense table en bois sombre et une vingtaine de sièges assortis. Par la
baie vitrée, on peut contempler Seattle jusqu'au Puget Sound. Le panorama est saisissant.
Je me fige un instant, tétanisée par tant de beauté. Waouh.
Une fois assise, j'extirpe ma liste de questions de mon sac à dos pour les parcourir tout
en maudissant Kate de ne pas m'avoir fourni une petite biographie. Je ne sais rien de ce
type que je suis sur le point de rencontrer, même pas s'il a quatre-vingt-dix ans ou trente,
et ça m'exaspère. Le trac m'empêche de tenir en place. Je ne me suis jamais sentie à l'aise
dans les entretiens en tête à tête. Je préfère l'anonymat des discussions de groupe qui me
permettent de me planquer au fond de la salle. Ou mieux encore, rester seule, blottie dans
un fauteuil de la bibliothèque de la fac, à lire un vieux roman anglais. N'importe quoi,
plutôt que de trépigner dans ce mausolée.
Je lève les yeux au ciel. Du calme, Steele. A en juger par ce décor clinique et moderne,
Grey doit avoir la quarantaine et être mince, blond et bronzé, à l'instar de son personnel.
Une autre blonde impeccablement vêtue surgit à ma droite. C'est quoi, cette obsession
des blondes impeccables ? On dirait des clones. J'inspire profondément et je me lève.
— Mademoiselle Steele ?
— Oui, dis-je d'une voix étranglée.
Je me racle la gorge et répète avec plus d'assurance :
— Oui.
— M. Grey va vous recevoir dans un instant. Puis-je prendre votre veste ?
— Merci, dis-je en la retirant maladroitement.
— Vous a-t-on proposé quelque chose à boire ?
— Euh... non.
Mon Dieu, est-ce que la Blonde Numéro Un va se faire engueuler ?
La Blonde Numéro Deux fronce les sourcils et foudroie la première du regard.
— Thé, café, eau ? me demande-t-elle en se retournant vers moi.
— Un verre d'eau, s'il vous plaît.
— Olivia, un verre d'eau pour Mlle Steele, ordonne-t-elle d'une voix sévère.
Olivia se lève d'un bond et s'élance vers une porte à l'autre bout du hall.
— Désolée, mademoiselle Steele. Olivia est notre nouvelle stagiaire. Asseyez-vous. M.
Grey n'en a que pour cinq minutes.
Olivia revient avec un verre d'eau.
— Voilà, mademoiselle Steele.
— Merci.
La Blonde Numéro Deux marche d'un pas décidé vers le grand bureau en faisant
claquer ses talons. Elle s'assied et toutes deux reprennent leur travail.
M. Grey exige-t-il que toutes ses employées soient blondes ? Je suis vaguement en train
de me demander si c'est légal lorsque la porte du bureau s'ouvre pour laisser passer un
homme noir de haute taille, élégant, coiffé de dreadlocks courtes.
Il se retourne vers l'intérieur du bureau :
— Une partie de golf cette semaine, Grey ?
Je n'entends pas la réponse. Lorsqu'il m'aperçoit, il me sourit. Olivia a bondi pour
appeler l'ascenseur. En fait, elle est encore plus nerveuse que moi !
— Bon après-midi, mesdames, lance-t-il en montant dans l'ascenseur.
— M. Grey va vous recevoir maintenant, mademoiselle Steele, m'informe la Blonde
Numéro Deux.
Je me lève en tentant de maîtriser mon trac, attrape mon sac à dos et m'avance vers la
porte entrouverte.
— Inutile de frapper, entrez directement, ajoute-t-elle avec un sourire d'encouragement.
En poussant la porte, je trébuche et c'est à quatre pattes que j'atterris dans le bureau de
M. Grey. Et merde, merde, merde ! Des mains secourables m'aident à me relever. Je suis
morte de honte. Moi et ma fichue maladresse ! Je dois rassembler tout mon courage pour
lever les yeux. Oh la vache - qu'est-ce qu'il est jeune !
Il me tend une main aux longs doigts fins.
— Mademoiselle Kavanagh, je suis Christian Grey. Vous ne vous êtes pas fait mal ?
Vous voulez vous asseoir ?
Il est vraiment très jeune - et vraiment très beau. Grand, en costume gris, chemise
blanche et cravate noire, des cheveux rebelles sombres aux nuances cuivrées, des yeux
gris et vifs qui me scrutent d'un air avisé. Je mets un moment à retrouver ma voix.
— Euh... Enfin...
Si ce type a plus de trente ans, moi je suis la reine d'Angleterre. Ébahie, je lui serre la
main. Dès que nos doigts se touchent, un frisson étrange et grisant me parcourt. Je retire
précipitamment ma main. L'électricité statique, sans doute. Mes paupières papillonnent ;
elles battent aussi vite que mon coeur.
— Mlle Kavanagh est souffrante, c'est moi qui la remplace. J'espère que ça ne vous
ennuie pas, monsieur Grey.
— Et vous êtes ?
Sa voix est chaleureuse, peut-être amusée, mais son visage reste impassible. Il semble
vaguement intéressé ; poli, surtout.
— Anastasia Steele. Je prépare ma licence de lettres, j'étudie avec Kate, euh...
Katherine... euh... Mlle Kavanagh, à l'université de Vancouver.
— Je vois, se contente-t-il de répondre.
Je crois voir passer l'ombre d'un sourire, mais je n'en suis pas certaine.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Il désigne un canapé en cuir blanc en forme de « L ».
La pièce est bien trop grande pour une seule personne. Le bureau, très design, pourrait
convenir à un dîner pour six personnes ; il est en chêne, comme la table basse près du
canapé, mais tout le reste est blanc : le plafond, le sol, les murs. Seule tache de couleur,
une mosaïque de trente-six petits tableaux exquis, disposés en carré, représentant une
série d'objets quotidiens du passé avec une telle finesse de détail qu'on dirait des photos.
L'ensemble est saisissant.
— Un artiste local. Trouton, précise Grey en suivant mon regard.
— Ils sont ravissants. Ils rendent extraordinaires des objets ordinaires.
Je murmure, troublée à la fois par les tableaux et par lui. Il penche la tête sur son
épaule pour me scruter intensément.
— Je suis tout à fait d'accord, mademoiselle Steele, répond-il d'une voix douce.
Je ne sais pas pourquoi, je rougis.
Mis à part les tableaux, le bureau est froid, dépouillé, clinique. Je me demande si cela
reflète la personnalité de l'Adonis qui se cale en souplesse dans l'un des fauteuils en cuir
blanc en face de moi. Déconcertée par le tour que prennent mes pensées, je secoue la tête
et tire les questions de Kate de mon sac à dos. Je suis tellement nerveuse en installant
mon dictaphone que je le fais tomber par terre à deux reprises. M. Grey ne dit rien, il
attend patiemment - enfin, j'espère -, alors que je suis de plus en plus confuse et fébrile.
Quand je trouve enfin le courage de le regarder, je constate qu'il m'observe, une main sur
une cuisse et l'autre qui soutient son menton, en caressant ses lèvres de l'index. Je crois
qu'il se retient de sourire.
— D...désolée. Je n'ai pas l'habitude de faire ça.
— Prenez votre temps, mademoiselle Steele.
— Ça vous ennuie que je vous enregistre ?
— C'est maintenant que vous me posez la question, après tout le mal que vous vous êtes
donné pour installer votre dictaphone ?
Je m'empourpre. Est-ce qu'il me taquine ? Je l'espère. Je cligne des yeux en le
regardant, sans savoir quoi répondre. Il finit par me prendre en pitié.
— Non, ça ne m'ennuie pas.
— Kate, enfin Mlle Kavanagh, vous a-t-elle expliqué la raison de l'interview ?
— Oui. Elle paraît dans le numéro de fin d'année du journal des étudiants, puisque je
dois remettre des diplômes.
Ah bon ? Première nouvelle. Ça me fait un drôle d'effet de penser qu'un type à peine
plus âgé que moi -six ans à tout casser -, même richissime, va me remettre mon diplôme.
Bon, allez, on se concentre. Je déglutis.
— Bien. J'ai quelques questions à vous poser, monsieur Grey.
Je lisse une mèche qui s'est échappée de ma queue-de-cheval.
— Je m'en doutais un peu, réplique-t-il.
Cette fois, c'est sûr, il se moque de moi. Mes joues s'embrasent. Je me redresse et tente
de prendre une allure professionnelle en appuyant sur le bouton « enregistrer ».
— Vous êtes très jeune pour avoir bâti un pareil empire. À quoi devez-vous votre succès?
Je lève les yeux vers lui. Il sourit d'un air modeste mais vaguement déçu.
— En affaires, tout est une question de personnes, mademoiselle Steele, et je suis très
doué pour juger les gens. Je sais comment ils fonctionnent, ce qui les fait s'épanouir, ce
qui les bride, ce qui les inspire, ce qui les pousse à se dépasser. J'emploie une équipe
exceptionnelle, que je récompense largement de ses efforts.
Il se tait un instant en me fixant de ses yeux gris.
— Je suis persuadé que pour réussir un projet, quel qu'il soit, il faut le maîtriser à fond,
dans tous ses détails. Je travaille énormément pour y arriver. Je prends des décisions
fondées sur la logique et les faits ; je sais repérer d'instinct les idées solides et développer
leur potentiel. L'essentiel, c'est de savoir choisir son équipe.
— Ou alors, vous avez eu de la chance, tout simplement.
Ça ne fait pas partie des questions de Kate, mais il est d'une telle arrogance ! Il a l'air
surpris.
— Je ne crois pas à la chance ou au hasard, mademoiselle Steele. Il s'agit réellement de
choisir les bons collaborateurs et de les diriger efficacement. Je crois que c'est Harvey
Firestone qui a dit : « La croissance et le développement des gens est la vocation la plus
élevée du leadership. »
— Autrement dit, vous êtes un maniaque du contrôle. Ces mots me sont sortis de la
bouche malgré moi.
— Oui, j'exerce mon contrôle dans tous les domaines, mademoiselle Steele, affirme-t-il
en souriant sans une trace d'humour.
Il soutient mon regard sans ciller. Mon coeur s'emballe et je rougis de nouveau. Pourquoi
me déstabilise-t-il autant ? Serait-ce son incroyable beauté ? La façon dont ses yeux
s'enflamment lorsqu'il me regarde, ou dont son index caresse sa lèvre inférieure ? Si
seulement il pouvait arrêter de faire ça...
— De plus, on n'acquiert un pouvoir immense que si on est persuadé d'être né pour tout
contrôler, reprend-il d'une voix douce.
— Vous avez le sentiment de détenir un pouvoir immense ?
Espèce de maniaque du contrôle.
— J'ai plus de quarante mille salariés, mademoiselle Steele. Cela me confère de grandes
responsabilités - autrement dit, du pouvoir. Si je décidais du jour au lendemain que
l'industrie des télécommunications ne m'intéressait plus et que je vendais mon entreprise,
vingt mille personnes auraient du mal à boucler leurs fins de mois.
Je reste bouche bée, sidérée par un tel manque d'humilité.
— Vous n'avez pas de comptes à rendre à votre conseil d'administration ?
— Mon entreprise m'appartient. Je n'ai aucun compte à rendre à qui que ce soit.
Il hausse un sourcil. Évidemment, je l'aurais su si je m'étais documentée. Mais merde,
qu'est-ce qu'il est arrogant. Je change de tactique.
— Quels sont vos centres d'intérêt en dehors du travail ?
— J'ai des centres d'intérêt variés, mademoiselle Steele, dit’il en esquissant un sourire.
Très variés.
Je ne sais pas pourquoi, mais la façon dont il me fixe me déconcerte et me trouble. C'est
comme s'il avait une idée derrière la tête.
— Que faites-vous pour vous détendre ?
— Me détendre ?
Il sourit, découvrant des dents si blanches et si parfaites que j'en ai le souffle coupé. Il
est vraiment beau. Personne ne devrait avoir le droit d'être aussi beau.
— Eh bien, pour me « détendre », comme vous dites, je fais de la voile, je pilote un avion,
je m'adonne à diverses activités physiques. Je suis très riche, mademoiselle Steele, et j'ai
des passe-temps onéreux et passionnants.
Je jette un coup d'oeil aux questions de Kate, pressée de changer de sujet.
— Vous avez aussi investi dans l'industrie navale. Pour quelle raison ?
Pourquoi me met-il aussi mal à l'aise ?
— J'aime construire, savoir comment les choses fonctionnent. Et j'adore les bateaux.
— Là, on dirait que c'est votre coeur qui parle, plutôt que la logique et les faits.
Les commissures de ses lèvres frémissent, et il me regarde comme s'il me jaugeait.
— Peut-être. Mais certains disent que je suis sans coeur.
— Pourquoi ?
— Parce qu'ils me connaissent. Cette fois, son sourire est ironique.
— Et, d'après vos amis, vous êtes quelqu'un de facile à connaître ?
Je regrette aussitôt d'avoir posé la question. Elle ne figure pas sur la liste de Kate.
— Je suis quelqu'un de très secret, mademoiselle Steele. Je m'efforce de protéger ma vie
privée. Je ne donne pas souvent d'interviews.
— Pourquoi avoir accepté celle-ci ?
— Parce que je suis l'un des mécènes de l'université, et que je n'arrivais pas à me
débarrasser de Mlle Kavanagh. Elle n'a pas arrêté de harceler mon service de presse, et
j'admire ce genre de ténacité.
Je suis bien placée pour savoir à quel point Kate peut être tenace. C'est d'ailleurs pour
cette raison que je suis ici, en train de me tortiller devant Grey.
— Vous investissez aussi dans les technologies agroalimentaires. Pourquoi ce secteur
vous intéresse-t-il ?
— On ne peut pas manger l'argent, mademoiselle Steele. Et il y a trop de gens sur cette
planète qui n'ont pas de quoi manger.
— Alors c'est de la philanthropie ? Nourrir les affamés, c'est une cause qui vous tient à
coeur ?
Il hausse les épaules, évasif.
— C'est un bon investissement.
J'ai l'impression qu'il ne me dit pas tout. Ça ne colle pas. Nourrir les affamés ? Je n'y
vois aucun bénéfice financier, seulement de l'idéalisme. Déroutée par son attitude, je jette
un coup d'oeil à la question suivante.
— Avez-vous une philosophie ? Si oui, laquelle ?
— Je n'ai pas de philosophie en tant que telle. Peut-être un principe directeur, celui de
Carnegie : « Tout homme qui acquiert la capacité de prendre pleine possession de son
propre esprit peut prendre possession de tout ce à quoi il estime avoir droit. » Je suis très
individualiste, très déterminé. J'aime contrôler - moi-même et ceux qui m'entourent.
— Vous aimez les biens matériels ?
Vous êtes vraiment un maniaque du contrôle.
— Je veux les posséder si je les mérite, mais oui, pour résumer, je les aime.
— Cela fait-il de vous un consommateur compulsif ?
— En quelque sorte.
Il sourit sans que ce sourire atteigne ses yeux. Encore une fois, cette réponse contredit
son désir de nourrir les affamés de la planète. Je ne peux pas m'empêcher de penser que
nous sommes en train de parler de tout autre chose, sans avoir la moindre idée de ce dont
il s'agit. Je déglutis. Il fait plus chaud dans la pièce tout d'un coup. Ou alors, c'est moi ?
J'ai hâte que cet entretien se termine. Kate doit avoir assez de matière maintenant. Je jette
un coup d'oeil à la question suivante.
— Vous avez été adopté. En quoi pensez-vous que cela a influencé votre parcours ?
Aïe. C'est vraiment une question indiscrète. Je le dévisage en espérant ne pas l'avoir
choqué. Il fronce les sourcils.
— Je n'en ai aucune idée. Cela excite ma curiosité.
— Quel âge aviez-vous lorsque vous avez été adopté ?
— Cette information est publique, mademoiselle Steele, rétorque-t-il sèchement.
Et merde. Évidemment, si j'avais su que je ferais cette interview, je me serais
documentée. Désarçonnée, je poursuis :
— Vous avez dû sacrifier votre vie de famille à votre travail.
— Ce n'est pas une question, lâche-t-il.
— Désolée.
Je me recroqueville. Il m'a grondée comme une enfant désobéissante. Je fais une
seconde tentative.
— Avez-vous dû sacrifier votre vie de famille à votre travail ?
— J'ai une famille : un frère, une soeur et deux parents aimants. Ça me suffit largement.
— Etes-vous gay, monsieur Grey ?
Il inspire brusquement et je me ratatine, morte de honte. Merde. Pourquoi n'ai-je pas
analysé cette question avant de la poser ? Comment lui expliquer que je n'ai fait que la lire
? J'en veux à mort à Kate de sa fichue curiosité !
— Non, Anastasia, je ne suis pas gay.
Il hausse les sourcils, le regard glacial. Il n'a pas l'air content du tout.
— Je suis désolée. C'est, euh... c'est écrit ici.
C'est la première fois qu'il prononce mon prénom. Mon coeur s'est emballé et mes joues
se sont à nouveau enflammées. Nerveuse, je cale une mèche derrière mon oreille.
Il penche la tête sur son épaule.
— Vous n'avez pas rédigé ces questions ? Ma tête se vide de son sang.
— Euh... non. C'est Kate - Mlle Kavanagh - qui les a rédigées.
— Vous êtes collègues au journal des étudiants ? Pas du tout. Je n'ai rien à voir avec le
journal. C'est le boulot de Kate, pas le mien. J'ai le visage en feu.
— Non. Kate est ma colocataire.
Il se frotte le menton d'un air songeur tandis que ses yeux gris me jaugent.
— Vous êtes-vous portée volontaire pour faire cette interview ? s'enquiert-il posément.
Une minute, là, qui est-ce qui mène l'interview, maintenant ? Sous son regard perçant,
je me sens obligée d'avouer la vérité.
— J'ai été recrutée de force. Kate est souffrante. Je parle d'une petite voix, comme pour
m'excuser.
— Ce qui explique bien des choses.
On frappe à la porte : c'est la Blonde Numéro Deux.
— Monsieur Grey, excusez-moi de vous interrompre, mais votre prochain rendez-vous
est dans deux minutes.
— Nous n'avons pas terminé, Andréa. S'il vous plaît, annulez mon prochain rendezvous.
Andréa hésite, comme si elle n'en croyait pas ses oreilles. Il tourne lentement la tête
pour la dévisager en haussant les sourcils. Elle rosit. Tant mieux. Je ne suis pas la seule à
qui il fasse cet effet.
— Très bien, monsieur, marmonne-t-elle en disparaissant.
Il se tourne à nouveau vers moi.
— Où en étions-nous, mademoiselle Steele ? Tiens, nous sommes revenus à «
mademoiselle Steele ».
— Je vous en prie, je ne veux pas bousculer votre emploi du temps.
— Je veux que vous me parliez de vous. Il me semble que c'est de bonne guerre.
Ses yeux pétillent de curiosité. Et merde, il joue à quoi, là ? Il cale les coudes sur les
bras du fauteuil et joint les doigts au niveau de sa bouche. Sa bouche... me déconcentre.
Je déglutis.
— Il n'y a pas grand-chose à raconter.
— Quels sont vos projets après la fin de vos études ? Je hausse les épaules. Son
soudain intérêt pour moi me déconcerte. M'installer à Seattle avec Kate, me trouver un
boulot. Je n'y ai pas encore réfléchi.
— Je n'ai pas de projets précis, monsieur Grey. Pour l'instant, il faut simplement que je
passe ma licence.
Je devrais d'ailleurs être en train de réviser en ce moment même, plutôt que d'être
exposée à votre regard pénétrant dans votre bureau grandiose, luxueux et stérile.
— Nous proposons d'excellents stages, dit’il calmement.
Je hausse les sourcils. Est’il en train de m'offrir un boulot ?
— Je m'en souviendrai. Mais je ne suis pas certaine d'être à ma place, ici.
Merde alors, je suis encore en train de penser tout haut.
— Pourquoi dites-vous ça ?
Il penche la tête sur son épaule, intrigué, en esquissant un sourire.
— C'est évident, non ?
Je suis empotée, mal fringuée, et je ne suis pas blonde.
— Pas pour moi.
Son regard est intense, dénué maintenant de toute ironie, et au creux de mon ventre,
des muscles se crispent. Je baisse les yeux pour fixer mes doigts noués. Qu'est-ce qui
m'arrive ? Il faut que je me tire d'ici le plus vite possible. Je me penche pour récupérer mon
dictaphone.
— Voulez-vous que je vous fasse visiter nos bureaux ? me propose-t-il.
— Vous êtes sûrement très occupé, monsieur Grey, et j'ai une longue route à faire.
— Vous rentrez à Vancouver ?
Il paraît étonné, presque inquiet. Il jette un coup d'oeil à la fenêtre. Il pleut, maintenant.
— Vous devrez rouler prudemment.
Il a parlé d'un ton sévère, autoritaire. Qu'est-ce qu'il en a à foutre ?
— Vous avez tout ce qu'il vous faut ? ajoute-t-il.
— Oui, monsieur, dis-je en remettant le dictaphone dans mon sac à dos.
Ses yeux se plissent, comme s'il réfléchissait.
— Merci de m'avoir accordé votre temps, monsieur Grey.
— Tout le plaisir a été pour moi, répond-il, toujours aussi courtois.
Je me lève. Lui aussi. Il me tend la main.
— A bientôt, mademoiselle Steele.
Ça sonne comme un défi... ou une menace. Je fronce les sourcils. Quand aurions-nous
l'occasion de nous revoir ? Je lui serre la main, stupéfaite de constater que le courant
électrique passe à nouveau entre nous. Ça doit être parce que je suis nerveuse.
— Monsieur Grey.
Je lui adresse un signe de tête. Il m'ouvre la porte.
— Je tiens simplement à m'assurer que vous franchirez le seuil saine et sauve,
mademoiselle Steele.
Il a un petit sourire. Manifestement, il fait allusion à mon entrée catastrophique. Je
rougis.
— C'est très aimable à vous, monsieur Grey, dis-je tandis que son sourire s'accentue.
Je suis ravie que vous me trouviez amusante. Vexée, je me dirige vers le hall. À mon
grand étonnement, il me raccompagne. Andréa et Olivia lèvent les yeux : elles en semblent
tout aussi étonnées que moi.
— Vous aviez un manteau ? s'enquiert Grey.
— Une veste.
Olivia se lève d'un bond pour aller chercher mon caban. Grey le lui prend des mains
avant qu'elle n'ait pu me le remettre. Il le tient et, ridiculement gênée, je le passe. Quand
ses mains se posent sur mes épaules, j'en ai le souffle coupé. S'il a remarqué ma réaction,
il n'en laisse rien voir. Son long index appuie sur le bouton de l'ascenseur, que nous
restons debout à attendre - moi mal à l'aise, lui, froid et assuré. Dès que les portes
s'ouvrent, je me précipite dans la cabine. Il faut vraiment que je me tire d'ici. Quand je me
retourne pour le regarder, il me contemple, appuyé au mur à côté de l'ascenseur. Il est
vraiment très, très beau. C'est déstabilisant.
— Anastasia.
— Christian.
Heureusement, les portes se referment.
EL James
lundi 7 octobre 2013
TRES PROCHAINEMENT, FIFTHY SHADE
APRES JEUX DE GUERRE, NOUS VOUS PROPOSERONS BIENTOT UN BEST SELLER QUE MEME LES PRISONNIERS DE GUANTANAMO ONT PRIS PLAISIR A LIRE.
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