mardi 6 novembre 2012
L'HOMME AU MASQUE DE FER: Chapitre V:UNE GASCONNADE
Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac avait quitté
l’hôtel du Faisan d’Or et s’était dirigé vers le presbytère.
C’était une petite maison qui se dressait à l’entrée du pays,
au milieu d’un grand jardin, aux allées bordées de buis, où
s’épanouissaient, çà et là, dans un désordre pittoresque, de
belles fleurs qui embaumaient les airs de leur parfum et parmi
lesquelles bourdonnaient joyeusement les abeilles.
Après avoir poussé la petite barrière, Gaëtan longea l’allée
principale, contourna la maison et s’en fut sur une petite
terrasse ombragée de tilleuls d’où l’on découvrait un panorama
magnifique sur la vallée de la Garonne.
Un vieux prêtre à cheveux blancs, un peu cassé par l’âge, le
nez chevauché par une énorme paire de besicles, était en train
d’émietter du pain, qu’il jetait aux moineaux. L’arrivée du
chevalier fit envoler les gentils oiseaux et provoqua un
mouvement d’humeur du vénérable prêtre qui se traduisit par
ces mots :
– Ah ça ! qu’est-ce qui vient me déranger et faire peur ainsi
à mes petits amis ?
– Excusez-moi, monsieur le curé, lança Castel-Rajac. Mais
rassurez-vous, vos petits amis ne tarderont pas à revenir.
– Je ne me trompe pas, c’est bien toi, mon cher Gaëtan,
s’exclama le prêtre.
Et, d’un ton un peu chagrin, il ajouta :
– Décidément, ma vue baisse de plus en plus, mon pauvre
enfant ; je ne t’aurais pas reconnu ; j’ai bien peur que, d’ici peu,
je ne devienne complètement aveugle.
Et, avec un accent de résignation il ajouta :
– Si le bon Dieu le veut, qu’il en soit ainsi. Mais ne nous
attardons pas à ces pénibles pensées.
Après avoir serré affectueusement la main de son ancien
élève, l’abbé Murat reprit :
– Je te croyais parti pour un long voyage.
– Mais oui, monsieur le curé. Malheureusement, il m’est
arrivé en route un accident plutôt fâcheux.
– Aurais-tu été détroussé par des voleurs ?
– Non point, monsieur le curé.
– Alors ?
– J’ai commis un gros péché.
– Lequel ? grand Dieu ! s’effarait l’abbé Murat.
– Je suis papa !
– Seigneur, s’exclamait le vieux prêtre, en joignant les
mains. Que me dis-tu là ? Père, tu es père… en dehors des
saintes lois de l’Église !
– Oui, monsieur le curé.
– Ah ça ! tu as donc oublié un commandement de Dieu, qui
dit : « OEuvre de chair accompliras, en mariage seulement ? »
– Hélas, oui, monsieur le curé, je l’ai complètement oublié.
– Malheureux !
– Mais je me repens amèrement.
Et, tout en affectant un chagrin qui, à tout autre que le bon
vieux curé de Saint-Marcelin, aurait pu apparaître
singulièrement exagéré, Gaëtan, qui avait soigneusement
préparé son récit, poursuivit :
– Monsieur le curé, je ne suis pas venu seulement vous
demander une absolution, mais je suis venu aussi vous prier de
bien vouloir baptiser ce petit innocent dans le plus bref délai.
– Comment ? il est ici ?
– Oui, monsieur le curé, à l’hostellerie du Faisan d’Or.
– Et la mère ?
– Ah ! la mère, la pauvre, elle est morte en donnant le jour
à cet enfant.
– Dieu ait pitié de son âme !
– Oh ! oui, monsieur le curé, car, en dehors de sa faute,
c’était un ange et c’est moi le seul coupable.
En voyant ainsi son ancien disciple s’humilier, l’abbé
Murat sentit toute son indignation se transformer en une pitié
sans bornes.
– Où demeurait cette jeune personne ? demanda-t-il.
– Entre Agen et Marmande, et c’était pour la retrouver que
j’avais raconté que je partais en voyage.
– Encore un mensonge de plus.
– Ah ! monsieur le curé, j’ai sur le dos un bien lourd
fardeau de péchés.
– Elle avait de la famille ?
– Orpheline, monsieur le curé, déclara Gaëtan, qui jugeait
utile de simplifier les choses, elle demeurait chez une de ses
parentes qui, d’ailleurs, la rendait très malheureuse.
Le vieux prêtre réfléchit pendant un instant, puis il reprit :
– Est-ce que tes parents sont au courant de ce grand
malheur ?
– Je ne leur en ai point parlé encore.
– Il faudra leur dire toute la vérité.
– C’était bien mon intention.
– Cela va bien amener du trouble dans leur existence.
– Certes, reconnaissait le chevalier, mon père va pousser
des hauts cris, me maudire, je le crains… Maman va se lamenter
et invoquer le bon Dieu, j’en suis sûr. Mais, quand ils verront le
petit, tout rose, tout frais, tout mignon, ne demandant qu’à
vivre, ah ! je les connais tous les deux, mon cher père et ma
chère mère, ils seront immédiatement désarmés, ils se mettront
à aimer ce petit bâtard de Castel-Rajac, tout autant que s’il eût
été mon fils légitime. Monsieur le curé, je suis un grand
coupable, je l’avoue, mais aidez-moi à faire de ce petit d’abord
un bon chrétien, puis un bon chevalier.
De grosses larmes apparaissaient au bord des yeux de
l’excellent prêtre qui reprit d’une voix tremblante d’émotion :
– Jésus a dit : laissez venir à moi les petits enfants. Je ne
puis que me conformer à la parole du Divin Maître. Quand
veux-tu, mon cher fils, que je baptise ton garçon ?
– Dès que vous le voudrez. Le temps d’aller chercher les
deux témoins qui doivent signer sur le registre de la paroisse. Il
est deux heures de l’après-midi, voulez-vous que, vers quatre
heures, nous nous présentions à l’église ?
– À quatre heures moins le quart, je ferai donner le
premier son de cloche. Auparavant, tu vas venir avec moi, à
l’église, car il faut que je reçoive ta confession.
– Ah ! monsieur le curé, répliquait le jeune Gascon, vous
venez de l’entendre et je ne pourrais, hélas ! que vous répéter les
mêmes paroles. Ne suffirait-il pas que je m’agenouillasse devant
vous, pour que vous traciez au-dessus de mon front le signe qui
purifie ?
Le curé de Saint-Marcelin regarda son élève et pénitent
avec un air de bonhomie affectueuse qui montrait que celui-ci
l’avait déjà entièrement désarmé, puis il fit :
– Allons, qu’il en soit ainsi.
Tandis que le jeune Gascon se courbait devant lui, le digne
ecclésiastique, à cent lieues de soupçonner que Gaëtan, pour
sauver l’honneur d’une femme et assurer l’avenir d’un enfant
aussi dangereusement exposé, s’était cru le droit de le berner,
murmura les paroles sacramentelles, qui allaient laver
l’intrépide chevalier d’un péché qu’il n’avait pas commis.
Se relevant, Castel-Rajac s’écria :
– Monsieur le curé, je ne puis que vous remercier du fond
du coeur de votre bonté et de votre évangélique indulgence.
Donc, à quatre heures précises, nous serons tous à l’église.
Il s’en fut, enchanté du succès qu’il venait de remporter, et
il regagna prestement l’hostellerie du Faisan d’Or.
En franchissant le seuil, une exclamation de joie lui
échappa : il venait d’apercevoir, attablé devant un pichet de vin
frais et choquant cordialement le gobelet d’étain plein jusqu’au
bord, deux gentilshommes aux allures de campagnards, l’un, un
énorme gaillard taillé en hercule, aux moustaches et à la
barbiche conquérantes, l’autre, mince, bien découplé, nerveux,
et formant avec son compagnon le plus frappant des contrastes.
– Assignac, Laparède ! s’exclama Castel-Rajac de sa voix
sonore.
Les deux buveurs se retournèrent et, apercevant Gaëtan
qui s’avançait la main tendue, ils eurent simultanément un cri
de joie.
L’énorme Assignac secoua le bras de Gaëtan avec une force
capable de déraciner un jeune peuplier. Quant à
M. de Laparède, il la serra avec toute la distinction d’un homme
de cour.
Hector d’Assignac attaquait avec un gros rire qui faisait
tressauter sa bedaine :
– Heureux coquin, joyeux drille, coureur de guilledou !
Il accompagnait chacune de ces épithètes d’un vigoureux
coup du plat de la main sur ses cuisses monumentales.
– Qu’est-ce qu’il a, mon cher Henri ? demanda Castel-
Rajac à M. de Laparède.
– Nous savons tout… déclara l’élégant Henri.
– Quoi, qu’est-ce que vous savez ?
– Que tu as ramené de voyage une fort jolie femme avec un
délicieux poupon, et voilà pourquoi nous t’adressons nos
félicitations les plus vives.
– Qui vous a raconté ça ? interrogea Castel-Rajac en
feignant le mécontentement.
– Ah ! voilà !
– Cette bavarde de Mme Lopion !
Et, simulant la colère, le chevalier s’écria :
– Elle va me le payer cher, cette satanée commère.
Mais, se ravisant tout à coup, il fit :
– Après tout, non, car mon intention était bien, mes chers
amis, de vous mettre au courant de l’aventure qui m’arrive. J’ai
en effet ramené de voyage une fort jolie femme et un délicieux
poupon, mais si je suis le père de cet enfant, la dame n’en est
que la marraine… car, la vraie maman…
Gaëtan s’arrêta, comme pour donner plus d’importance à
ces paroles, puis sur un ton grave et mystérieux :
– Au nom de l’honneur, je vous demande de ne point
m’interroger à ce sujet.
– Nous serons discrets, affirma le colossal Hector.
– Nous nous tairons, enchaîna le très aimable Henri.
Castel-Rajac reprit :
– J’ai un autre service à vous demander.
– Lequel ? firent ensemble les deux amis.
– Tout à l’heure, je vais faire baptiser mon fils. Je ne puis
pas vous demander à l’un ou à l’autre d’être son parrain, mais je
vous prie de bien vouloir signer sur le livre de baptême.
– Très volontiers, acceptèrent les deux gentilshommes.
– Alors, rendez-vous à l’église à quatre heures précises.
– Nous y serons.
Ils échangèrent de nouvelles poignées de main et, tandis
qu’Hector réclamait un nouveau pichet, Gaëtan rejoignit
Mme de Chevreuse et Mazarin, qui avaient eu tout le loisir de
s’entretenir d’une façon plus directe des événements qui
venaient de se dérouler et de ceux dont ils attendaient la venue,
non sans inquiétude.
La figure réjouie de Castel-Rajac les réconforta un peu.
– Tout va bien, annonça-t-il, tout s’est même passé
admirablement. Mon bon vieux curé a été magnifique. Le
baptême est fixé pour quatre heures. D’ici là, je vais avoir le
temps de m’occuper du petit.
Et, se tournant vers Mazarin, il ajouta :
– Il est toujours bien entendu, mon cher comte, que vous
lui servez de parrain ?
– Mais certainement.
Avec un éclair de joie dans le regard, le Gascon demanda :
– Cela ne vous contrarie pas trop que je me fasse passer
pour le papa du petit ?
– Non, répliqua l’amant d’Anne d’Autriche, car je suis sûr
que vous en ferez un vrai gentilhomme dont son véritable père
ne pourra que s’enorgueillir un jour.
– Je m’en porte garant, affirma la duchesse.
– Je vous quitte pour aller prendre toutes mes dispositions,
déclara Castel-Rajac.
Sans doute ménageait-il à ses adversaires futurs un
nouveau tour de sa façon, car ses yeux pétillaient de malice.
Ainsi que l’avait annoncé le bon curé de Saint-Marcelin, à
quatre heures moins le quart, la cloche de l’église commença à
tinter.
Dans le pays, le bruit s’était répandu que le chevalier
Castel-Rajac allait faire baptiser son fils.
Cette nouvelle avait provoqué dans tout le village un
mouvement de curiosité qui avait précipité vers l’église toutes
les commères du pays.
Lorsque le cortège pénétra sous la voûte, tous les bancs
étaient occupés. Précédée du bedeau, Mme de Chevreuse, qui
portait elle-même sur un coussin enveloppé dans des flots de
dentelles le précieux nourrisson, s’avançait, ayant à ses côtés le
comte Capeloni ou plutôt M. de Mazarin.
Derrière eux, suivait le chevalier, plus vibrant que jamais et
semblant défier à la fois du regard et du sourire tous ceux qui se
seraient permis de blâmer sa conduite.
Il était escorté d’Hector d’Assignac, imposant et solennel,
et d’Henri de Laparède, souple et désinvolte.
Après s’être agenouillés devant le maître-autel et avoir été
bénis par le curé qui, assisté de deux enfants de choeur, s’était
avancé vers eux, ils gagnèrent la chapelle latérale où se
trouvaient les fonts baptismaux.
La cérémonie s’accomplit suivant le rite habituel, puis
toujours précédé par le curé, le cortège se rendit à la sacristie ;
le parrain, la marraine et les deux témoins apposèrent audessous
de la déclaration de naissance et de baptême, qui était
alors le seul acte officiel reconnu par la loi, leur signature et leur
paraphe. Mazarin signa naturellement : comte de Capeloni et la
duchesse : Antoinette de Lussac ; puis, le cortège regagna
l’église qu’il traversa sur toute sa longueur.
En arrivant sous le porche, la duchesse de Chevreuse, qui
portait toujours l’enfant sur son coussin, pâlit légèrement. Elle
venait d’apercevoir, debout sur les marches de l’église, revêtus
de leurs manteaux marqués d’une croix blanche, plusieurs
gardes du cardinal qui la considéraient d’un air goguenard.
Mazarin, qui s’en était aperçu, lui aussi, ne broncha pas et
murmura à l’oreille de la duchesse :
– Ils sont arrivés, mais trop tard ; maintenant, nous
n’avons plus rien à craindre.
– Qu’en savez-vous ? soupira Marie de Rohan.
– J’ai confiance en votre chevalier !
Quant à Castel-Rajac, il s’était contenté de toiser les gardes
de Richelieu. Quand il passa près d’eux, il se retourna pour dire
à haute voix à ses amis d’Assignac et de Laparède :
– Ah ça ! que viennent donc faire ces gens dans notre
pays ?
Un des gardes, fort gaillard, à la figure farouche et à
l’aspect peu engageant, allait répliquer au Gascon, mais un de
ses compagnons lui posa la main sur l’épaule.
Gaëtan se retournant pour dévisager encore une fois ceux
qu’il considérait comme ses ennemis, le garde dit à son
camarade :
– Ce n’est pas le moment de provoquer un esclandre. Nous
avons l’ordre d’agir promptement et sans tapage. Son Éminence
ne nous pardonnerait pas de lui avoir désobéi. Laissons-les
rentrer tranquillement à l’auberge.
Au même moment, deux hommes sortaient d’un des bascôtés
de l’église, dans l’ombre duquel ils s’étaient dissimulés.
L’un, vêtu de velours noir, sur lequel tranchait la blancheur d’un
col en toile blanche, n’était autre que M. de Durbec. L’autre
portait l’uniforme du capitaine des gardes du cardinal. Il
s’appelait le baron de Savières.
Le chevalier de Durbec fit :
– Tout est bien convenu. Vous avez bien saisi les
instructions du cardinal ?
Le capitaine résuma :
– Il s’agit, d’abord, de nous emparer de l’enfant, puis
d’emmener la duchesse au château de Montgiron où il faudra
qu’elle s’explique sur son rôle dans cette affaire.
– Très bien, approuva Durbec. Je vous recommande,
encore une fois, la prudence. Les gardes du corps dont elle est
entourée ne sont pas nombreux, mais ils sont de taille à nous
mener la vie dure. N’oubliez pas non plus que le cardinal tient
essentiellement, et pour des raisons connues de lui seul, que
M. de Mazarin ne soit ni molesté ni même inquiété. Quant aux
autres, pas de quartier, telle est la consigne. Cela, mon cher
capitaine, vous simplifiera singulièrement la tâche.
» Maintenant, vous allez immédiatement, avec vos
hommes, simuler un départ. Vous aurez soin de dire à haute
voix, à l’hostellerie du Faisan d’Or, que vous partez pour
Toulouse préparer les appartements du cardinal qui doit se
rendre prochainement dans cette ville. De cette façon, les
méfiances de M. de Mazarin et de la duchesse de Chevreuse
seront endormies et leur vigilance, ainsi que celle de leurs amis,
ne pourront que s’en atténuer. »
Le capitaine fit un signe d’acquiescement, puis il ajouta :
– Nous pourrons donc, dès la nuit venue, nous livrer à une
perquisition en règle à l’hostellerie.
Tandis que M. de Durbec quittait l’église par une petite
porte qui donnait sur la campagne, le capitaine des gardes en
sortait ostensiblement et, après avoir rallié ses hommes, il les
entraîna jusqu’au Faisan d’Or où il leur dit à haute voix :
– Restaurez-vous copieusement, car nous allons faire cette
nuit une rude étape.
Les gardes s’installèrent devant des tables inoccupées et se
commandèrent un copieux repas.
Lorsqu’ils achevèrent leurs agapes, la nuit était venue. Un
appel de trompettes retentit : c’était le signal du départ.
Tous se levèrent de table et regagnèrent la cour où leur
chef, déjà en selle, les attendait. Enfourchant à leur tour leurs
montures, ils gagnèrent aussitôt la grand-route de Toulouse,
suivis du regard par Mazarin et Castel-Rajac qui dissimulés
dans l’ombre, avaient assisté à leur départ.
Tous deux, en effet, avaient entendu dire par Mme Lopion
que les gardes du cardinal partaient pour Toulouse, mais ils
n’en avaient pas cru un mot, persuadés que ce n’était qu’une
feinte et qu’ils n’allaient point tarder à revenir.
M. de Durbec en était donc pour sa ruse, d’ailleurs cousue
de fil blanc. Plus que jamais, les deux alliés allaient se tenir sur
leurs gardes.
Quelques instants après, ils étaient rejoints par Hector
d’Assignac et Henri de Laparède, auxquels déjà Gaëtan avait
raconté qu’on voulait lui voler son fils.
Cela avait suffi pour enflammer l’ardeur de ses deux amis,
enchantés de se trouver mêlés à une aventure à la fois
mystérieuse, galante et chevaleresque.
M. de Mazarin, tout en saisissant Gaëtan par le bras, lui
dit :
– Je crois que cette nuit nous allons avoir à en découdre…
Le colossal Hector s’écria :
– À la bonne heure, moi, j’aime ça.
L’ardent et subtil Laparède ajouta :
– Nous allons montrer à ces gens de Paris de quel bois se
chauffent les cadets de Gascogne.
– En attendant, proposa Castel-Rajac, si nous faisions une
ronde autour de la maison… car il n’y a rien d’extraordinaire
que ces drôles eussent laissé derrière eux quelques mouchards.
– Vous pouvez en être sûr, déclara M. de Mazarin.
Au premier abord, ils ne remarquèrent rien de suspect. La
rue était déserte. Dans la cour, en dehors d’un valet d’écurie, qui
aidait à descendre de sa monture un voyageur, aucune figure
inquiétante ne se manifestait.
Il faut croire que les agents secrets de M. de Durbec
possédaient l’art de se rendre invisibles, à moins que, fatigués
de leur filature, ils eussent été souper.
Malgré cela, Castel-Rajac, qui n’était qu’à moitié rassuré,
proposa à son ami de monter la garde à tour de rôle, afin de
prévenir toute attaque imprévue.
Et, tirant son épée, tout en appuyant la pointe de son arme
contre le sol :
– Maintenant, fit-il, ils peuvent venir, ils seront bien reçus.
Quant à Mazarin, Hector d’Assignac et Henri de Laparède,
ils se firent ouvrir une chambre dont une des fenêtres, placée à
l’angle de l’hostellerie, leur permettait de surveiller efficacement
la rue.
Une heure passa, sans le moindre incident, lorsque le
chevalier Gaëtan, qui avait l’oreille aux aguets, crut entendre
derrière lui un bruit de pas très léger s’avançant dans sa
direction.
Brusquement, il se retourna, l’épée en avant mais il n’eut
pas le temps de faire un geste.
Subitement coiffé d’un sac en drap noir, empoigné par les
bras, tiraillé par les jambes et jeté à terre en un clin d’oeil, il se
sentit ligoté, bâillonné et dans l’impossibilité d’opposer à ses
assaillants la moindre résistance.
À l’intérieur de l’hostellerie, une autre scène se déroulait,
non moins rapidement que celle que nous venons de décrire.
Le capitaine baron de Savières, après avoir fait irruption
dans la salle à la tête de douze de ses gardes, escaladait
rapidement l’escalier qui conduisait à la chambre occupée par
Mme de Chevreuse et heurtait à la porte en disant :
– Ouvrez, au nom du roi !
À peine avait-il prononcé ces mots que Assignac et
Laparède apparaissaient sur le palier. Ils allaient dégainer ; ils
n’en eurent pas le temps. Les gardes du cardinal se précipitaient
sur eux et les refoulaient dans leur chambre, les désarmaient et
leur faisaient subir le même sort qu’à leur ami.
Quant à M. de Mazarin, il avait disparu.
Nous revenons à la duchesse de Chevreuse, qui s’était
empressée d’obéir à l’injonction de M. de Savières et lui avait
ouvert toute grande sa porte.
– Que voulez-vous de moi ? lui dit-elle, en dévisageant,
d’un oeil sévère, l’intrus qui se présentait à elle d’une façon aussi
cavalière.
– Je suis le baron de Savières, capitaine des gardes de Son
Éminence le cardinal de Richelieu.
– Je vous reconnais fort bien, monsieur, déclara la
duchesse, et je ne suppose pas que vos fonctions vous donnent
le droit de vous conduire d’une façon aussi peu chevaleresque.
– Madame la duchesse, riposta le capitaine avec beaucoup
de calme, je suis chargé d’une mission que j’ai le devoir
d’accomplir jusqu’au bout.
– Et qui consiste, sans doute, à vous emparer de ma
personne ?
– Non, madame la duchesse, mais à vous prier de bien
vouloir vous rendre jusqu’au château de Montgiron.
– Où je serai prisonnière ?
– Madame, je l’ignore. Je suis également chargé de vous
demander de me remettre immédiatement un enfant que vous
avez amené ici.
– Ah ! vraiment, ironisa la duchesse. Arrêter une femme et
s’emparer d’un enfant est un double exploit qui ne m’étonne
point de la part de celui qui vous envoie jusqu’ici, mais qui,
véritablement, est indigne du gentilhomme et du soldat que
vous êtes.
Savières eut un imperceptible frémissement. Le coup avait
porté, mais il lui était impossible de reculer. Il se tut en se
mordant les lèvres.
Profitant de cet avantage, Mme de Chevreuse, surprise de la
carence de ses amis et craignant qu’ils ne fussent tombés dans
quelque guet-apens, reprenait, pour gagner du temps :
– Je suis surprise, monsieur le capitaine, que votre maître
n’ait pas plutôt choisi, pour remplir son exploit, un des
nombreux espions qu’il entretient à sa solde.
Devinant la ruse de son interlocutrice, Savîères reprit :
– Je ne suis pas ici, madame la duchesse, pour discuter
avec vous des raisons qui font agir M. le cardinal, pas plus que
sur les moyens qu’il a cru devoir employer à votre égard ; je ne
puis que vous répéter ce que je viens de vous dire, et je vous
demande instamment de ne pas me contraindre à employer la
force.
– Vous oseriez lever la main sur moi ?
– La plus noble dame de France, répliqua le capitaine,
cesse de l’être lorsqu’elle conspire contre son roi !…
– Alors, s’écria Marie de Rohan en éclatant d’un rire forcé,
je suis une conspiratrice. Décidément, monsieur le capitaine,
vous êtes bien mal informé. J’ignore ce qu’on a pu vous conter à
mon sujet, ou plutôt, je m’en doute. La vérité est tout autre.
Vous avez simplement, uniquement, devant vous, une femme
qui a juré de sauver à tout prix l’honneur d’une de ses amies.
Maintenant, je n’ajouterai plus un mot.
Et, désignant d’un geste large la porte de la chambre
voisine, elle fit :
– L’enfant est là. Auriez-vous le courage d’aller le prendre ?
Savières eut un instant d’hésitation, car Mme de Chevreuse
lui avait parlé avec un tel accent d’indignation et de noblesse
que, pour la première fois depuis qu’il était au service du
cardinal, il se demandait si véritablement son maître ne lui avait
pas ordonné de commettre une mauvaise action.
Cette pensée ne dura en lui que l’espace d’un éclair. Non
point par crainte des représailles, car Savières était brave, et il
était de ceux qui savent prendre leurs responsabilités, mais
uniquement parce qu’il avait fait au cardinal le serment de lui
obéir en tout et pour tout, même au péril de sa vie. Il se dirigea
vers la porte de la chambre et l’ouvrit toute grande.
La pièce était à demi éclairée par la lueur d’une veilleuse
placée près d’une petite table, à côté d’un grand lit qui n’était
occupé par personne, et dont la couverture n’avait pas été
défaite.
Au pied du lit, un berceau au rideau fermé attira l’attention
du capitaine qui, en trois enjambées, le rejoignit. Soulevant les
rideaux, il aperçut un enfant tourné sur le côté et qui semblait
profondément endormi. Il s’en empara, le plaça sous son
manteau et rejoignit la duchesse de Chevreuse, qui venait de
réprimer un indéfinissable sourire.
– Maintenant, madame la duchesse, êtes-vous décidée à
vous rendre au château de Montgiron ? Je tiens à vous dire que
toute résistance est inutile, car mes gardes ont déjà mis à la
raison trois des gentilshommes qui s’étaient constitués vos
défenseurs. Quant au quatrième, c’est-à-dire M. de Mazarin, il a
réussi à nous échapper ; mais je doute qu’à lui seul il soit de
taille à nous mettre en déroute.
La duchesse pensa :
« Mon pauvre Gaëtan ! Pourvu qu’ils ne l’aient pas égorgé
ainsi que ses amis. Enfin, Mazarin est libre ! Tout espoir n’est
donc pas perdu de remporter une revanche sur nos ennemis. »
Et jugeant pour l’instant toute résistance inutile, elle
reprit :
– Soit, monsieur le capitaine, je vous accompagne. Je ne
vous demande qu’une grâce : rendez-moi cet enfant, car, nous
autres femmes, savons beaucoup mieux les porter dans nos
bras, et ce pauvre petit a grand besoin de ménagement.
Savières se laissa fléchir par cette requête et remit le
nourrisson à la duchesse qui, l’enveloppant dans un des pans du
manteau qu’elle avait jeté sur ses épaules, l’emporta tendrement
contre sa poitrine, en disant :
– Heureusement qu’il ne s’est pas réveillé !
– Le fait est, déclara Savières, enchanté du succès de sa
mission, que je n’ai pas encore vu un petit enfant dormir aussi
profondément.
Quelques minutes après, Mme de Chevreuse, qui n’avait pas
lâché son précieux fardeau, montait dans un carrosse, dans
lequel deux gardes prirent place en face d’elle et, entourée d’une
solide escorte que commandait le capitaine, le véhicule, traîné
par quatre chevaux vigoureux, disparut bientôt dans la nuit.
M. de Mazarin, descendant alors de la cheminée dans
laquelle il s’était réfugié, commença par aller délivrer Hector
d’Assignac et Henri de Laparède et, après les avoir mis au
courant des faits qui venaient de se dérouler, il descendit avec
eux à la recherche du chevalier de Castel-Rajac.
Ils se heurtèrent aux époux Lopion qui, encore épouvantés,
se livraient aux lamentations et aux imprécations les plus vives
contre ceux qui les avaient troublés dans leur sommeil et
risquaient de faire passer leur hostellerie pour une gargote mal
famée et peu hospitalière.
Mazarin imposa silence à leurs criailleries. Tout de suite, il
leur demanda :
– Avez-vous vu le chevalier de Castel-Rajac ?
– Non, monsieur, s’écriait l’aubergiste, et je ne tiens même
pas à le revoir, car c’est bien de sa faute si, aujourd’hui, nous
avons à subir tous ces désagréments.
– Assez de jérémiades, et donnez-nous tout de suite des
lanternes, afin que nous puissions nous mettre à la recherche de
notre ami.
Tout en grognant, Mme Lopion allait s’exécuter lorsque, les
vêtements en désordre, les cheveux en broussailles, la chemise
déchirée, Gaëtan de Castel-Rajac, qui avait réussi à se
débarrasser des liens qui l’entouraient et à sortir du sac qui
l’aveuglait, apparut, clamant d’une voix rauque :
– Les misérables viennent d’emmener la duchesse au
château de Montgiron. Je les ai entendus partir. Leur capitaine
leur donnait des ordres. Il faut absolument aller là-bas, leur
arracher cette malheureuse ; sans cela elle est perdue.
Et, se tournant vers Mazarin, il ajouta :
– Pour que le cardinal s’acharne avec autant de cruauté sur
cette femme et cet enfant, il faut…
Il n’acheva pas. M. de Mazarin, lui prenant la main, lui dit :
– Vous avez raison, mon cher chevalier, il faut à tout prix
sauver la duchesse.
– Nous la sauverons !… fit le Gascon avec une énergie que
l’on devinait sans limites.
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