vendredi 9 novembre 2012

L'HOMME AU MASQUE DE FER: Cahpitre VI: ÉCHEC AU CARDINAL


Le château de Montgiron était situé à deux lieues du village
de Saint-Marcelin.
Il faisait partie du domaine royal et, comme il se trouvait
fort loin de la capitale, jamais encore aucun souverain ne l’avait
honoré de sa visite. Il ne possédait, pour tout hôte, qu’un vieil
officier qui en avait la garde et se donnait encore l’illusion d’être
un chef, parce qu’il commandait à quelques gardes forestiers et
à trois jardiniers chargés d’entretenir la forêt et les jardins qui
s’étendaient autour du vieux manoir.
Ce vieillard qui répondait au nom de Jean-Noël-Hippolyte-
Barbier de Pontlevoy, était un cardinaliste d’autant plus enragé
qu’il devait cette agréable retraite à Richelieu, beaucoup plus
désireux de se débarrasser d’un quémandeur qu’il rencontrait
sans cesse dans ses antichambres, que de récompenser les
services d’un brave mais obscur soldat qui n’avait jamais réussi
qu’à récolter quelques blessures au service du roi.
M. de Durbec, muni d’un blanc-seing du cardinal, était
donc devenu le maître de céans et avait déclaré à
M. de Pontlevoy qu’il n’avait qu’à se conformer à ses
instructions, c’est-à-dire à se tenir tranquille.
Le digne homme qui, au fond, ne demandait pas mieux,
accéda aussitôt à la volonté que lui exprimait si énergiquement
le mandataire du cardinal et, après avoir partagé le souper de ce
dernier, il prit le sage parti de se retirer dans ses appartements,
de se coucher dans son lit moelleux et de s’endormir avec la

même sérénité que d’ordinaire, c’est-à-dire en homme qui a la
conscience nette et la digestion facile.
Vers dix heures du soir, le capitaine des gardes pénétrait
dans le salon où M. de Durbec attendait sa venue en dégustant
un verre de vin d’Espagne. Il était accompagné de la duchesse
de Chevreuse, qui portait dans ses bras l’enfant mystérieux.
M. de Durbec se leva et salua Mme de Chevreuse, qui ne
daigna pas lui répondre.
M. de Savières attaqua :
– Mme la duchesse de Chevreuse a consenti à me suivre
librement et à vous remettre, monsieur, l’enfant que j’étais
chargé de lui réclamer.
Durbec ajouta, insistant particulièrement sur ces mots :
– De la part de Son Éminence le cardinal de Richelieu.
Sans ouvrir la bouche, la duchesse déposa sur la table
l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et qui semblait toujours
reposer aussi profondément. Puis, impassible, elle attendit.
M. de Durbec écarta les voiles qui enveloppaient le
nourrisson. Aussitôt, un cri de rage lui échappa :
– Madame, vous nous avez joués.
– Qu’est-ce à dire ? s’exclamait Marie de Rohan, d’un air
hautain.
L’émissaire du cardinal, comprimant avec peine la rage qui
s’était emparée de lui, scanda :

– Ce n’est pas un enfant, mais un mannequin.
– Vous me surprenez fort, dit ironiquement
Mme de Chevreuse.
– Regardez, madame, et constatez vous-même.
– En effet, reconnut la duchesse, c’est bien un véritable
mannequin que j’ai sous les yeux, et fort adroitement arrangé,
n’est-ce pas, monsieur le capitaine des gardes, puisque vousmême,
qui l’avez pris dans son berceau, vous ne vous êtes
aperçu de rien ? Alors, comment voulez-vous, monsieur le
représentant du cardinal, que moi, qui me trouvais dans une
pièce voisine, j’aie pu me rendre compte de cette substitution ?
Les sourcils froncés, le regard mauvais, M. de Durbec
attaqua d’un ton acerbe :
– Madame, je vous engage vivement…
Mais pressentant que l’explication allait être extrêmement
importante et risquait fort de dévoiler, devant une tierce
personne, des secrets que celle-ci n’avait pas à connaître, il
ajouta :
– Monsieur le capitaine, je vous prie de vous retirer.
Le baron de Savières s’empressa de quitter la pièce, fort
vexé du tour que l’on venait de lui jouer, et très inquiet des
conséquences que pouvait avoir pour lui son manque de
perspicacité.
Durbec lança à Mme de Chevreuse un regard de défi qui
exprimait clairement :
– Et maintenant, à nous deux !

Mais la courageuse Marie de Rohan n’en parut nullement
intimidée, et elle demeura debout à la même place, attendant
vaillamment le choc de l’adversaire.
Celui-ci s’empara de la poupée et la jeta sur un meuble.
Puis, revenant vers la duchesse, il lui dit :
– Madame, désirez-vous que je vous communique le blancseing
de Son Éminence ?
– C’est inutile. Les procédés dont vous avez usé envers moi
suffisent à me révéler à la fois la nature des pouvoirs dont vous
êtes investi et des intentions de celui qui vous les a conférés.
– Vous êtes donc irréductible, madame la duchesse ?
– Oui, monsieur, quand il s’agit de mon droit.
– Vous admettrez donc que je le sois aussi, lorsque j’ai à
défendre celui du cardinal.
– Je ne vois pas, monsieur, en quoi le droit de votre maître
est en jeu dans cette affaire.
– N’a-t-il pas le devoir de veiller, avant tout, sur l’honneur
de Sa Majesté et sur la sécurité de l’État ? Mais nous ne sommes
point ici, madame, pour parler politique, et je vous conseille de
répondre catégoriquement à la question que je vais vous poser :
Qu’est devenu l’enfant que vous avez fait baptiser cet après-midi
dans l’église Saint-Marcelin ?
Avec un sang-froid qui semblait inaltérable,
Mme de Chevreuse riposta :

– Demandez-le à son père !
– À M. de Mazarin ! coupa sèchement l’émissaire du
cardinal.
– Vous faites erreur, monsieur, répliqua Marie de Rohan.
M. de Mazarin n’est nullement le père de ce nouveau-né cause
de ce litige. Il en est simplement le parrain, de même que j’en
suis… la marraine.
– Alors, son père, quel est-il ?
– Le chevalier Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-
Rajac.
– Quelle est cette plaisanterie ?
– Monsieur, vous êtes gentilhomme !
– Certes, et je m’en honore.
– Eh bien ! montrez-le, monsieur, d’abord en cessant de
me parler sur un ton qui n’est point celui d’un homme de bonne
compagnie, puis en vous abstenant désormais de mettre ma
parole en doute.
« Décidément, se disait l’espion de Richelieu, cette femme
est encore plus forte que je ne le pensais. Je crois que, pour
avoir raison d’elle, je vais être obligé de me servir des grands
moyens que j’ai ordre de n’employer qu’à la dernière
extrémité. »
D’un ton volontairement radouci, il reprit :
– Croyez, madame, qu’il m’est fort désagréable, je dirai
même fort pénible, d’être obligé de vous parler ainsi et de me

montrer, envers vous, d’une rigueur qu’excuse cependant la
situation, grave entre toutes, dans laquelle vous êtes placée.
Sans doute allez-vous m’accuser encore de me montrer impoli
et brutal envers vous. Mais nous en sommes arrivés à un point
où il est de toute nécessité d’abattre nos cartes.
– Soit, monsieur, acquiesça la duchesse. Je pense que vous
avez beaucoup d’atouts, mais je ne vous cacherai pas que j’en ai
certains, moi aussi, qui sont fort capables de rivaliser avec les
vôtres.
L’émissaire de Richelieu répliqua :
– Dans la nuit du 5 au 6 mai, Sa Majesté la reine Anne
d’Autriche a accouché clandestinement d’un enfant du sexe
masculin, dans une maison qui vous appartient et qui est située
aux environs du château de Chevreuse. La reine vous a chargée
de faire disparaître cet enfant. Dans ce but, vous avez eu recours
à l’un de vos amis, le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac et, tous
deux, en compagnie d’une nourrice que vous aviez fait venir en
secret de province, vous avez gagné ce pays, espérant ainsi
mettre à l’abri de toutes poursuites l’enfant illégitime de la
reine. Voilà pourquoi, madame, au nom de la Raison d’État, une
dernière fois, je vous somme de nous restituer cet enfant ! Si
vous acceptez, non seulement vous rentrerez en grâce
immédiate auprès du cardinal, qui est décidé à vous combler de
ses bienfaits et de ses faveurs, mais, en son nom, je prends
l’engagement solennel que cet enfant sera élevé par les soins du
cardinal avec tous les égards dus à son rang, sans que nul,
cependant, ne puisse soupçonner quelles sont ses origines.
Madame, j’attends votre réponse !
– Elle est fort simple, déclara la duchesse, sans se départir
un seul instant de l’attitude qu’elle avait adoptée. Allez
consulter le registre de la paroisse de Saint-Marcelin, et vous y
verrez que cet enfant, que vous attribuez à la reine et à

M. de Mazarin, est, en réalité, celui de Gaëtan de Castel-Rajac et
d’une jeune fille des environs de Marmande, morte, ces jours
derniers, en donnant le jour à son fils.
Redevenu nerveux, M. de Durbec s’écria :
– On peut écrire ce que l’on veut sur un registre de
baptême.
– Je vous ferai observer, monsieur, que ces déclarations
sont signées par Mme la duchesse de Chevreuse, M. de Mazarin,
M. le chevalier de Castel-Rajac, M. le baron d’Assignac, M. le
comte de Laparède. Donc, si nous avons fait une fausse
déclaration, il faudra que vous nous poursuiviez en justice.
Durbec s’écria :
– Ne nous égarons pas en vains subterfuges. Voulez-vous,
oui ou non, madame, me dire ce que vous avez fait de cet
enfant ?
– Demandez-le à son père. Lui seul pourra vous renseigner
à ce sujet.
– C’est votre dernier mot ?
– C’est mon dernier mot.
– En ce cas, madame, vous ne vous en prendrez qu’à vous
seule des conséquences regrettables que vont avoir pour vous
vos façons d’agir.
– Vous devriez savoir, monsieur, que je ne suis pas femme
à me laisser intimider.

Cette fois, Durbec ne répondit rien. Il s’en fut simplement
tirer sur le cordon d’une sonnette. L’un des panneaux de la
porte s’ouvrit, et l’espion de Richelieu dit au garde qui se
présenta :
– Prévenez votre capitaine que je désire lui parler.
Le garde salua et disparut. Durbec jeta un regard vers la
duchesse qui n’avait pas bougé. Toujours debout, près de la
table, en une attitude de sobre dignité, elle attendait la suite des
événements avec la sérénité d’une femme qui vient de faire tout
son devoir et qui est décidée à le remplir jusqu’au bout.
Un instant après, M. de Savières réapparut dans la pièce.
Durbec lui dit, désignant Mme de Chevreuse :
– Veuillez, capitaine, considérer, à partir de ce moment,
Mme la duchesse de Chevreuse comme votre prisonnière.
Conduisez-la dans la chambre où elle doit demeurer enfermée,
jusqu’à nouvel ordre, au secret le plus absolu.
Féru de discipline, le capitaine ne pouvait qu’obéir.
– Suivez-moi, madame, dit-il à Marie de Rohan qui, après
avoir foudroyé Durbec d’un regard de mépris, s’en fut, guidée
par M. de Savières, à travers les corridors sombres et déserts du
vieux château de Montgiron.
Demeuré seul, l’émissaire de Richelieu grinça entre ses
dents :
– Avant demain, j’aurai bien trouvé le moyen de faire
parler cette maudite duchesse.

Le premier mouvement de Gaëtan fut de se précipiter vers
Montgiron, sans trop savoir comment il pourrait délivrer
Mme de Chevreuse.
Cette impétuosité n’était guère dans les manières de
Mazarin qui préférait la réflexion à l’action.
– Je crois, dit-il, qu’il serait beaucoup plus sage d’employer
la ruse. En effet, si nous nous avisons d’occire une grande partie
ou la totalité des gardes du cardinal, celui-ci ne nous le
pardonnera pas et, à moins que nous prenions la décision de
quitter par les moyens les plus rapides le doux pays de France,
nous ne tarderons pas, malgré tous nos efforts, à tomber entre
ses mains. Je crois le connaître assez bien pour pouvoir vous
déclarer que, si nous lui infligions un pareil affront, il serait fort
capable de nous envoyer un régiment à nos trousses, tandis que,
si nous arrivions à pénétrer subrepticement dans le château, à
découvrir l’endroit où est enfermée Mme de Chevreuse et à la
faire s’évader sans attirer sur nous l’attention de ses geôliers,
j’estime que nous aurons accompli une besogne beaucoup plus
salutaire et beaucoup moins compromettante qu’en livrant une
bataille rangée aux gardes du cardinal.
– Mais, objecta Castel-Rajac, comment ferons-nous pour
pénétrer dans le château ?
– Est-il donc d’un accès si difficile ?
Gaëtan réfléchit un instant, puis il reprit :
– Je me souviens que, du côté de la forêt, il existe une
petite porte plutôt vermoulue, par laquelle on doit pouvoir
pénétrer aisément dans les communs.

– Bien. C’est plus qu’il nous en faut, déclara Mazarin, qui
devait s’être déjà tracé dans l’esprit un plan beaucoup plus
arrêté qu’il ne voulait bien le dire.
Et il reprit, d’un air entendu :
– En ce cas, messieurs, il ne nous reste plus qu’à monter à
cheval et, afin d’éviter d’attirer l’attention des espions qui
pourraient très bien rôder aux alentours, choisir des chemins de
traverse que vous devez connaître mieux que personne.
» Une fois arrivés là-bas, par la porte, nous nous
efforcerons de pénétrer dans la place que vient de nous indiquer
M. de Castel-Rajac, et nous rechercherons alors le moyen
d’exploiter ce premier avantage. »
Cinq minutes après, les quatre cavaliers chevauchaient sur
un sentier étroit, entre deux haies drues et hautes. Gaëtan
servait de guide.
Après avoir abouti à une sorte de piste à peine tracée qui
longeait de vastes prairies bordées de peupliers ils atteignirent
une forêt dans laquelle ils s’engagèrent et, protégés ainsi par les
hautes futaies, ils arrivèrent à l’autre lisière d’où, à la clarté de la
lune, ils aperçurent, se détachant sur un petit mamelon qui
surmontait la Garonne, la silhouette du manoir de Montgiron.
Pour l’atteindre, il restait à peine un quart de lieue.
Mazarin fit, toujours sur un ton de camaraderie :
– Je crois que nous ferions bien de laisser ici nos chevaux.
Les trois Gascons sautèrent en bas de leur monture.
Utilisant fort habilement tous les replis de terrains, les fossés
garnis de hautes fougères et les arbres qui se dressaient çà et là,

ils atteignirent ainsi les fossés du château. Celui-ci ne présentait
pour ainsi dire plus de défense. Quelques années auparavant,
Richelieu, qui craignait toujours un retour offensif de la
féodalité, l’avait fait entièrement démanteler. Les douves larges
et profondes qui l’entouraient avaient été comblées.
D’un rapide coup d’oeil, Mazarin se rendit compte de la
situation et il murmura entre ses dents :
– Décidément, M. de Richelieu n’a pas prévu le bon tour
qu’il va se jouer à lui-même.
Se tournant vers Gaëtan, il ajouta :
– Voulez-vous, mon cher chevalier, me conduire jusqu’à la
porte que vous nous avez signalée tout à l’heure ?
– Très volontiers, mon cher comte.
Entouré des trois autres conjurés, Castel-Rajac contourna
le château et, au pied d’une tour il désigna une petite excavation
fermée par un simple pan de bois qui paraissait si peu résistant,
qu’un simple coup d’épaule était capable d’en venir à bout.
– Allons, fit sobrement Mazarin.
Gaëtan, le premier, s’élança vers la porte, qui ne portait
aucune serrure apparente. Il allait la heurter d’un coup de pied,
lorsque Mazarin le retint en disant :
– Oh ! pas de bruit, surtout, mon cher. Voulez-vous me
permettre ?
Docilement, Gaëtan s’effaça pour le laisser passer. Mazarin
appuya de la paume de sa main droite sur la porte, qui résista.
Elle était fermée à l’intérieur.

– Maintenant, dit-il à Castel-Rajac, poussez, mais très
doucement.
Gaëtan s’exécuta. Un craquement se produisit.
Vivement, Mazarin avança la main et retint une planche au
moment où, détachée de son cadre, elle allait choir sur le seuil.
Il plongea son bras à l’intérieur, tâtonna un instant et, trouvant
un loquet, il le fit glisser avec précaution.
La porte s’ouvrit en grinçant légèrement sur ses gonds
rouillés. Mazarin s’avança. Il se trouvait dans un étroit réduit
qui, par un soupirail, prenait jour sur la cour des communs, un
petit escalier de pierre en forme de vis, donnant accès à l’étage
supérieur. Après avoir recommandé à ses amis de faire le moins
de bruit possible, Mazarin commença à gravir les marches et se
trouva bientôt en face d’une porte qui, fort heureusement, était
ouverte, ce qui prouvait que l’excellent Barbier de Pontlevoy,
quelque peu amolli par les délices d’une oisive retraite, avait
cessé de surveiller, même sommairement, les entrées et sorties
du château dont il avait la garde.
Les quatre conjurés se trouvaient dans une cour étroite et
obscure. Elle semblait complètement inhabitée et était entourée
de bâtiments bas qui devaient autrefois former les écuries du
château.
Au travers d’une grille délabrée, rouillée et demeurée
ouverte, on apercevait une seconde cour, qui paraissait plus
importante que celle-ci.
Mazarin, indiquant l’un des bâtiments aux trois Gascons,
leur dit :
– Cachez-vous là, pendant que je vais en reconnaissance.

Tandis que, toujours dociles, Castel-Rajac, Assignac et
Laparède se dissimulaient dans l’ombre, Mazarin, avec la
souplesse d’un chat, se glissait jusque dans l’autre cour, d’où il
pouvait examiner très attentivement les aîtres du château.
Le principal corps de logis formait l’un des côtés de la cour.
À droite, la cuisine, le cellier. À gauche, un corps de garde, dans
lequel quelques chandelles de résine achevaient de se consumer,
et où régnait un profond silence.
Mazarin s’y faufila, et aperçut, étendus sur la planche d’un
lit de camp et ronflant côte à côte à poings fermés, quatre des
gardes du cardinal, dont les manteaux, les chapeaux et les épées
étaient jetés pêle-mêle à leurs pieds.
Mazarin esquissa cet énigmatique sourire qui marquait
chacune de ses joies intérieures puis, s’emparant des quatre
chapeaux, des quatre manteaux et des quatre épées, il s’en fut à
pas de loup les déposer dans la cuisine, légèrement éclairée, elle
aussi, par quelques chandelles qui achevaient de se consumer
dans leurs chandeliers.
Cela fait, il rejoignit les trois Gascons qui l’attendaient avec
une fébrile impatience.
– Décidément, leur annonça-t-il, le destin nous est
favorable. Je viens de surprendre dans un profond sommeil
quatre gardes de Son Éminence, qui avaient cru bon de se
dévêtir à moitié et de se désarmer tout à fait.
» Je me suis emparé de leurs défroques et de leurs épées.
J’ai transporté le tout dans une cuisine, où nous serons à
merveille pour endosser les uniformes de ces messieurs. »

Il les entraîna tous les trois jusqu’à la cuisine et, là, ils
commencèrent à se déshabiller.
Déjà, Castel-Rajac et Laparède avaient mis bas leur
justaucorps et, pleins d’ardeur et d’entrain, ils s’apprêtaient
tous quatre à jouer consciencieusement leur rôle dans la tragicomédie
dont Mazarin était le metteur en scène, lorsque tout à
coup, il leur sembla entendre un bruit de pas précipités sur les
pavés de la cour.
Instinctivement, ils saisirent leurs épées. À peine venaientils
de s’en emparer que huit gardes du cardinal se précipitaient
dans la cuisine, l’épée à la main.
Cédant un moment au nombre, ils durent battre en retraite
et se réfugier dans le cellier, où ils allaient trouver un champ
plus facile pour se défendre.
– Quatre contre huit, s’écria Gaëtan d’une voix éclatante,
c’est une bonne mesure.
Et il fonça sur ses adversaires, en mettant pour commencer
deux à bas, tandis que, de leur côté, Mazarin, Assignac et
Laparède en tuaient et en blessaient trois autres.
Les trois gardes qui étaient restés indemnes prirent le parti
de rallier la cour et de donner l’alarme à ceux du corps de garde,
qui se réveillèrent aussitôt et s’en vinrent à leur rescousse. Mais
ils ne pouvaient pas être d’une grande utilité dans la bataille : ils
étaient sans armes et encore tout alourdis de sommeil.
Castel-Rajac qui, d’emblée, avait repris le commandement
de la bataille, profitant de la panique qui régnait parmi ses
adversaires se précipita sur eux avec ses amis.

Au même moment, une fenêtre du château, qui se trouvait
au premier étage, s’ouvrait, et une voix retentissait :
– Tenez bon ! Sus à ces bandits, à ces misérables, sus aux
ennemis du cardinal !
C’était le capitaine de Savières qui encourageait ses
hommes.
Mettant, lui aussi, l’épée en main, il se précipita à travers le
vestibule, les couloirs, dégringola l’escalier et se précipita dans
la cour.
Quand il arriva, les trois Gascons et l’Italien avaient achevé
de mettre ses gardes à la raison. Tous jonchaient le sol, morts
ou blessés. C’était un véritable carnage.
N’écoutant que son courage, M. de Savières voulut
s’élancer sur les vainqueurs. Mais, du revers de son épée rouge
de sang, Castel-Rajac, qui était décidément l’un des escrimeurs
des plus redoutables qu’il fût possible d’imaginer, envoyait
promener en l’air l’arme du capitaine, sur lequel se jetaient
Assignac et Laparède, qui l’immobilisaient instantanément.
Castel-Rajac s’avançait vers Savières et, approchant son
visage du sien, lui demandait, les yeux dans les yeux :
– Qu’avez-vous fait de Mme de Chevreuse ?
– Je n’ai pas à vous répondre, répliqua l’officier désarmé.
– Vous êtes notre prisonnier.
À peine le Gascon avait-il prononcé ces mots qu’un cri
déchirant partait du château.

Castel-Rajac eut un grand sursaut : il lui sembla que c’était
la duchesse qui appelait au secours.
Bondissant à l’intérieur, escaladant l’escalier quatre à
quatre, il parvint jusqu’au troisième étage et se heurta à un
homme vêtu de noir, l’épée à la main, qui semblait décidé à lui
barrer le passage.
Le Gascon fonça sur lui.
Durbec – car c’était lui – essaya vainement de se mettre en
garde et de parer cette foudroyante attaque. Lourdement, il
retomba sur le sol, le corps traversé de part en part par la lame
du chevalier.
Sautant par-dessus lui, Castel-Rajac franchit en quelques
bonds les marches de l’escalier qui donnait accès au grenier et
d’où continuaient à s’échapper les appels désespérés de
Mme de Chevreuse.
Il se trouva devant une porte entrebâillée sur le seuil de
laquelle, le dos tourné, se tenait un homme.
D’un coup de poing formidable, il l’écarta et, comme une
trombe, il pénétra dans la pièce. Deux autres hommes
s’apprêtaient à étrangler, à l’aide d’un lacet, la duchesse de
Chevreuse, qui se débattait avec l’énergie du désespoir.
Lardés de grands coups d’épée, les deux bandits durent
lâcher prise et, poursuivis par le Gascon, qui, d’un violent coup
de botte, avait à demi écrasé la figure du troisième homme qui
cherchait à se relever, ils s’élancèrent vers une lucarne qui
donnait sur les toits. Mais, dans leur affolement, ils avaient mal
pris leur élan et, glissant sur les tuiles, ils s’en furent s’aplatir
sur les dalles de la cour à côté des autres victimes de la fureur
gasconne.

Comme Mme de Chevreuse, brisée d’émotion, chancelait,
Castel-Rajac dut la retenir dans ses bras ; mais, se ressaisissant,
la vaillante femme s’écria :
– Non, je suis trop heureuse, maintenant, pour m’évanouir.
Gaëtan l’entraînait vers la sortie.
– La victoire est complète, disait-il, allons rejoindre nos
amis !
Tout en tenant son épée d’une main et soutenant la marche
de la duchesse de l’autre, il regagna la cour, sans remarquer que
le corps du chevalier de Durbec n’était plus à l’endroit où il était
tombé.
Rejoignant Mazarin, Assignac et Laparède, il leur annonça
d’une voix triomphante :
– La chasse a été bonne. Il y a douze pièces au tableau !
M. d’Assignac lui désignait le baron de Savières, qui gisait,
ligoté, sur le sol.
– Celui-là, fit-il, est encore en assez bon état.
Mazarin, qui s’était précipité vers Mme de Chevreuse, lui
dit :
– Maintenant, il s’agit de vous mettre rapidement en
sécurité, car, après ce qui vient de se passer ici, je ne réponds
plus de la tête de personne.
– Le mieux, déclara Castel-Rajac, est de gagner le plus
rapidement possible la frontière espagnole. Je crois que je ferais

bien d’emmener aussi mon petit garçon. N’est-ce point votre
avis, madame la duchesse ?
– Certes !
– Et vous, comte Capeloni ?
– Tout à fait.
Les quatre conspirateurs, qui entouraient la duchesse,
quittèrent le château et rejoignirent leurs chevaux qui étaient
restés dans la forêt. Bientôt, ils galopaient dans la direction de
Saint-Marcelin, et le chevalier, qui tenait, doucement serrée
contre sa poitrine, la belle Marie de Rohan qui se cramponnait à
son cou, lui murmurait à l’oreille, entre deux phrases brûlantes
d’amour :
– Je crois que votre amie sera contente de nous.

Quelle ne fut pas la stupéfaction de l’excellent Barbier de
Pontlevoy, lorsque, se réveillant le lendemain matin au chant du
coq, suivant son habitude, après avoir revêtu ses chausses et son
justaucorps, il commença son inspection quotidienne.
À la vue de tous ces cadavres alignés dans la cour et de tous
ces blessés qui gisaient dans les communs, à l’endroit où ils
avaient été frappés, il ne sut que s’écrier, en levant les bras au
ciel :
– Mille millions de gargousses, est-ce que je rêve ou bien
suis-je devenu fou ?

Et il appela, avec toute la force de ses poumons, les deux
invalides qui constituaient avec lui la garnison de Montgiron :
– Passe-Poil et Sans-Plumet !
Ce ne fut qu’au bout de cinq minutes de vociférations
stériles que Passe-Poil, tout en traînant sa jambe de bois,
accourut à son appel.
– Monseigneur, s’écria-t-il, je respire, j’avais peur que vous
eussiez été égorgé pendant votre sommeil.
– Ah ça ! que s’est-il donc passé ?
– Je n’en sais rien, monseigneur, Sans-Plumet et moi, nous
avions profité de votre permission que nous avait value la
présence au château des gardes de Son Éminence pour nous
rendre jusqu’à la ville.
» Tout à l’heure, quand nous sommes rentrés, nous nous
sommes trouvés en face d’un véritable carnage. Nous avons
commencé par relever les blessés, les panser de notre mieux,
puis nous avons découvert M. le capitaine de Savières ligoté et
bâillonné au fond du fournil, où nous l’avons délivré.
– Et où est le capitaine ?
– Auprès de M. de Durbec, qui est grièvement blessé.
– Quelle aventure ! s’écria le brave homme, qui demanda
aussitôt :
» Où avez-vous transporté M. de Durbec ?
– Dans la chambre d’honneur.

– J’y vais.
Tout essoufflé, bouleversé, suant déjà à grosses gouttes, le
vieux soldat s’en fut retrouver Durbec, qui était étendu sur un lit
et semblait souffrir cruellement de sa blessure. Le capitaine de
Savières se trouvait à côté de lui, ainsi qu’un chirurgien que
Sans-Plumet avait été quérir en toute hâte.
Le praticien venait de sonder la plaie et il déclara d’un air
quelque peu hésitant :
– J’espère qu’aucune complication ne se produira, mais il
faut bien compter trois semaines avant que vous puissiez vous
remettre en route.
L’espion du cardinal eut une crispation du visage qui
révélait l’impression fâcheuse que lui produisait ce pronostic.
Mais Pontlevoy s’avançait en s’écriant :
– Vous me voyez furieux, affolé ! Je ne comprends rien,
mais rien…
– Eh bien ! continuez, coupa Durbec, d’un ton sarcastique.
– Cependant, monsieur, permettez-moi, hasarda le colonel.
Durbec reprit :
– N’ayez aucune crainte quant aux responsabilités que
vous avez encourues. Mon intention n’est nullement de rejeter
sur vous l’odieux guet-apens qui a été tendu cette nuit à M. le
capitaine de Savières et à ses gardes, ni de la tentative
d’assassinat dont j’ai été l’objet.
» Soyez donc rassuré, monsieur le gouverneur, et n’ayez
point souci de moi. Si Dieu le veut, je saurai bien me tirer

d’affaire… et, s’il ne le veut pas, eh bien ! il sera fait selon sa
volonté.
» Retournez à vos occupations habituelles et puissiez-vous
dormir aussi bien la nuit prochaine que vous avez dormi la nuit
dernière. »
Le vieil homme allait insister, mais, avec déférence,
M. de Savières lui dit :
– Je crois, monsieur, que M. de Durbec a besoin de
m’entretenir en particulier. Monsieur le chirurgien, à bientôt,
n’est-ce pas ?
Le praticien répliqua :
– Demain matin, je viendrai renouveler le pansement.
Précédé de Sans-Plumet et flanqué de Pontlevoy, il
descendit dans la cour, où il enfourcha sa maigre haridelle et il
s’éloigna, tandis que le gouverneur, rouge, congestionné au
point qu’on aurait pu redouter pour lui une apoplexie
foudroyante, s’écriait, en tournant autour d’un puits qu’il
semblait prendre à témoin de son désarroi :
– Je n’y comprends rien… rien… rien…

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