lundi 26 novembre 2012

VANITES

J'y ai gouté,
limpide et claire
cela n'avait pas le gout du thé,
mais ma foi cela faisait mon affaire.
La première gorgée m'avait désaltéré
mais la deuxième m'avait donné une tête de déterrer.

J'y ai gouté,
loin de l'idée que je m'en faisait,
j'ai été agréablement stupéfait
car la première bouffée m'avait booster.
Mélange de réalité et d'illusion,
des images et mes pensées étaient en collision.

J'y ai gouté,
tendre et doux
je crois que toi aussi y aurais laissé des sous.
D'une grande volupté,
jamais le chaud ne m'avait autant fait frissonner
au point ou je ne voulus plus m'en détourner.

J'y ai gouté,
encore et encore sans vraiment me douter
que mon âme dans un monde obscure s'enlisait,
devenant la proie de ceux qui médisaient.

Huberson Aboya

vendredi 23 novembre 2012

ETREINTE D'UN ANGE

Un ange m'a pris dans ses bras;
De cette étreinte, j'ai senti mon coeur fondre,
Puis envahit par un torrent de feu.
Dans un gouffre d'Amour, j'étais plongé.
Le souffle coupé, le temps me paraissait infini
Et pour la première fois l'éternité m'étais accessible.


Un ange m'a pris dans ses bras.
Tout contre lui, je sentais son souffle puissant
Et dans mon dos poussées des ailes dorées.
Jamais Amour ne fut aussi énivrant et cuisant.
Le ciel et la terre semblait plier à ma volonté.
Et le paradis s'ouvrir à moi.


Un ange m'a pris dans ses bras.
Desserrant son étreinte ,
D'un battement d'aile il s'éloigna.
Mon coeur fut saisi d'une délicieuse douleur,
Et mon âme fut remplis d'un désir sans fin.

Huberson Aboya

mardi 13 novembre 2012

HOMMAGE


Laisse-moi te dire merci
Car aussi loin que portent mes souvenirs
Tu as toujours été là pour moi.

Laisse-moi éponger la sueur de ton front
Car de durs labeurs
Tu en as accomplit pour mon bonheur.

Laisse-moi faire ta fierté
Autant que tu l’es pour moi auprès de tous
Me permettant de jouir d’une profonde estime.

Laisse-moi poser un baiser sur ton front
Marqué par les rides
Dues aux soucis par moi causés.

Laisse-moi te porter en mon cœur
Te garder jalousement avec moi
Comme tu le fis pour moi, enfant.

Laisse-moi dire au monde
Pour toi,
Ma gratitude,
Ma reconnaissance,
Mon Amour,
MAMAN.
                     
HUBERSON ABOYA
               


vendredi 9 novembre 2012

L'HOMME AU MASQUE DE FER: Cahpitre VI: ÉCHEC AU CARDINAL


Le château de Montgiron était situé à deux lieues du village
de Saint-Marcelin.
Il faisait partie du domaine royal et, comme il se trouvait
fort loin de la capitale, jamais encore aucun souverain ne l’avait
honoré de sa visite. Il ne possédait, pour tout hôte, qu’un vieil
officier qui en avait la garde et se donnait encore l’illusion d’être
un chef, parce qu’il commandait à quelques gardes forestiers et
à trois jardiniers chargés d’entretenir la forêt et les jardins qui
s’étendaient autour du vieux manoir.
Ce vieillard qui répondait au nom de Jean-Noël-Hippolyte-
Barbier de Pontlevoy, était un cardinaliste d’autant plus enragé
qu’il devait cette agréable retraite à Richelieu, beaucoup plus
désireux de se débarrasser d’un quémandeur qu’il rencontrait
sans cesse dans ses antichambres, que de récompenser les
services d’un brave mais obscur soldat qui n’avait jamais réussi
qu’à récolter quelques blessures au service du roi.
M. de Durbec, muni d’un blanc-seing du cardinal, était
donc devenu le maître de céans et avait déclaré à
M. de Pontlevoy qu’il n’avait qu’à se conformer à ses
instructions, c’est-à-dire à se tenir tranquille.
Le digne homme qui, au fond, ne demandait pas mieux,
accéda aussitôt à la volonté que lui exprimait si énergiquement
le mandataire du cardinal et, après avoir partagé le souper de ce
dernier, il prit le sage parti de se retirer dans ses appartements,
de se coucher dans son lit moelleux et de s’endormir avec la

même sérénité que d’ordinaire, c’est-à-dire en homme qui a la
conscience nette et la digestion facile.
Vers dix heures du soir, le capitaine des gardes pénétrait
dans le salon où M. de Durbec attendait sa venue en dégustant
un verre de vin d’Espagne. Il était accompagné de la duchesse
de Chevreuse, qui portait dans ses bras l’enfant mystérieux.
M. de Durbec se leva et salua Mme de Chevreuse, qui ne
daigna pas lui répondre.
M. de Savières attaqua :
– Mme la duchesse de Chevreuse a consenti à me suivre
librement et à vous remettre, monsieur, l’enfant que j’étais
chargé de lui réclamer.
Durbec ajouta, insistant particulièrement sur ces mots :
– De la part de Son Éminence le cardinal de Richelieu.
Sans ouvrir la bouche, la duchesse déposa sur la table
l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et qui semblait toujours
reposer aussi profondément. Puis, impassible, elle attendit.
M. de Durbec écarta les voiles qui enveloppaient le
nourrisson. Aussitôt, un cri de rage lui échappa :
– Madame, vous nous avez joués.
– Qu’est-ce à dire ? s’exclamait Marie de Rohan, d’un air
hautain.
L’émissaire du cardinal, comprimant avec peine la rage qui
s’était emparée de lui, scanda :

– Ce n’est pas un enfant, mais un mannequin.
– Vous me surprenez fort, dit ironiquement
Mme de Chevreuse.
– Regardez, madame, et constatez vous-même.
– En effet, reconnut la duchesse, c’est bien un véritable
mannequin que j’ai sous les yeux, et fort adroitement arrangé,
n’est-ce pas, monsieur le capitaine des gardes, puisque vousmême,
qui l’avez pris dans son berceau, vous ne vous êtes
aperçu de rien ? Alors, comment voulez-vous, monsieur le
représentant du cardinal, que moi, qui me trouvais dans une
pièce voisine, j’aie pu me rendre compte de cette substitution ?
Les sourcils froncés, le regard mauvais, M. de Durbec
attaqua d’un ton acerbe :
– Madame, je vous engage vivement…
Mais pressentant que l’explication allait être extrêmement
importante et risquait fort de dévoiler, devant une tierce
personne, des secrets que celle-ci n’avait pas à connaître, il
ajouta :
– Monsieur le capitaine, je vous prie de vous retirer.
Le baron de Savières s’empressa de quitter la pièce, fort
vexé du tour que l’on venait de lui jouer, et très inquiet des
conséquences que pouvait avoir pour lui son manque de
perspicacité.
Durbec lança à Mme de Chevreuse un regard de défi qui
exprimait clairement :
– Et maintenant, à nous deux !

Mais la courageuse Marie de Rohan n’en parut nullement
intimidée, et elle demeura debout à la même place, attendant
vaillamment le choc de l’adversaire.
Celui-ci s’empara de la poupée et la jeta sur un meuble.
Puis, revenant vers la duchesse, il lui dit :
– Madame, désirez-vous que je vous communique le blancseing
de Son Éminence ?
– C’est inutile. Les procédés dont vous avez usé envers moi
suffisent à me révéler à la fois la nature des pouvoirs dont vous
êtes investi et des intentions de celui qui vous les a conférés.
– Vous êtes donc irréductible, madame la duchesse ?
– Oui, monsieur, quand il s’agit de mon droit.
– Vous admettrez donc que je le sois aussi, lorsque j’ai à
défendre celui du cardinal.
– Je ne vois pas, monsieur, en quoi le droit de votre maître
est en jeu dans cette affaire.
– N’a-t-il pas le devoir de veiller, avant tout, sur l’honneur
de Sa Majesté et sur la sécurité de l’État ? Mais nous ne sommes
point ici, madame, pour parler politique, et je vous conseille de
répondre catégoriquement à la question que je vais vous poser :
Qu’est devenu l’enfant que vous avez fait baptiser cet après-midi
dans l’église Saint-Marcelin ?
Avec un sang-froid qui semblait inaltérable,
Mme de Chevreuse riposta :

– Demandez-le à son père !
– À M. de Mazarin ! coupa sèchement l’émissaire du
cardinal.
– Vous faites erreur, monsieur, répliqua Marie de Rohan.
M. de Mazarin n’est nullement le père de ce nouveau-né cause
de ce litige. Il en est simplement le parrain, de même que j’en
suis… la marraine.
– Alors, son père, quel est-il ?
– Le chevalier Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-
Rajac.
– Quelle est cette plaisanterie ?
– Monsieur, vous êtes gentilhomme !
– Certes, et je m’en honore.
– Eh bien ! montrez-le, monsieur, d’abord en cessant de
me parler sur un ton qui n’est point celui d’un homme de bonne
compagnie, puis en vous abstenant désormais de mettre ma
parole en doute.
« Décidément, se disait l’espion de Richelieu, cette femme
est encore plus forte que je ne le pensais. Je crois que, pour
avoir raison d’elle, je vais être obligé de me servir des grands
moyens que j’ai ordre de n’employer qu’à la dernière
extrémité. »
D’un ton volontairement radouci, il reprit :
– Croyez, madame, qu’il m’est fort désagréable, je dirai
même fort pénible, d’être obligé de vous parler ainsi et de me

montrer, envers vous, d’une rigueur qu’excuse cependant la
situation, grave entre toutes, dans laquelle vous êtes placée.
Sans doute allez-vous m’accuser encore de me montrer impoli
et brutal envers vous. Mais nous en sommes arrivés à un point
où il est de toute nécessité d’abattre nos cartes.
– Soit, monsieur, acquiesça la duchesse. Je pense que vous
avez beaucoup d’atouts, mais je ne vous cacherai pas que j’en ai
certains, moi aussi, qui sont fort capables de rivaliser avec les
vôtres.
L’émissaire de Richelieu répliqua :
– Dans la nuit du 5 au 6 mai, Sa Majesté la reine Anne
d’Autriche a accouché clandestinement d’un enfant du sexe
masculin, dans une maison qui vous appartient et qui est située
aux environs du château de Chevreuse. La reine vous a chargée
de faire disparaître cet enfant. Dans ce but, vous avez eu recours
à l’un de vos amis, le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac et, tous
deux, en compagnie d’une nourrice que vous aviez fait venir en
secret de province, vous avez gagné ce pays, espérant ainsi
mettre à l’abri de toutes poursuites l’enfant illégitime de la
reine. Voilà pourquoi, madame, au nom de la Raison d’État, une
dernière fois, je vous somme de nous restituer cet enfant ! Si
vous acceptez, non seulement vous rentrerez en grâce
immédiate auprès du cardinal, qui est décidé à vous combler de
ses bienfaits et de ses faveurs, mais, en son nom, je prends
l’engagement solennel que cet enfant sera élevé par les soins du
cardinal avec tous les égards dus à son rang, sans que nul,
cependant, ne puisse soupçonner quelles sont ses origines.
Madame, j’attends votre réponse !
– Elle est fort simple, déclara la duchesse, sans se départir
un seul instant de l’attitude qu’elle avait adoptée. Allez
consulter le registre de la paroisse de Saint-Marcelin, et vous y
verrez que cet enfant, que vous attribuez à la reine et à

M. de Mazarin, est, en réalité, celui de Gaëtan de Castel-Rajac et
d’une jeune fille des environs de Marmande, morte, ces jours
derniers, en donnant le jour à son fils.
Redevenu nerveux, M. de Durbec s’écria :
– On peut écrire ce que l’on veut sur un registre de
baptême.
– Je vous ferai observer, monsieur, que ces déclarations
sont signées par Mme la duchesse de Chevreuse, M. de Mazarin,
M. le chevalier de Castel-Rajac, M. le baron d’Assignac, M. le
comte de Laparède. Donc, si nous avons fait une fausse
déclaration, il faudra que vous nous poursuiviez en justice.
Durbec s’écria :
– Ne nous égarons pas en vains subterfuges. Voulez-vous,
oui ou non, madame, me dire ce que vous avez fait de cet
enfant ?
– Demandez-le à son père. Lui seul pourra vous renseigner
à ce sujet.
– C’est votre dernier mot ?
– C’est mon dernier mot.
– En ce cas, madame, vous ne vous en prendrez qu’à vous
seule des conséquences regrettables que vont avoir pour vous
vos façons d’agir.
– Vous devriez savoir, monsieur, que je ne suis pas femme
à me laisser intimider.

Cette fois, Durbec ne répondit rien. Il s’en fut simplement
tirer sur le cordon d’une sonnette. L’un des panneaux de la
porte s’ouvrit, et l’espion de Richelieu dit au garde qui se
présenta :
– Prévenez votre capitaine que je désire lui parler.
Le garde salua et disparut. Durbec jeta un regard vers la
duchesse qui n’avait pas bougé. Toujours debout, près de la
table, en une attitude de sobre dignité, elle attendait la suite des
événements avec la sérénité d’une femme qui vient de faire tout
son devoir et qui est décidée à le remplir jusqu’au bout.
Un instant après, M. de Savières réapparut dans la pièce.
Durbec lui dit, désignant Mme de Chevreuse :
– Veuillez, capitaine, considérer, à partir de ce moment,
Mme la duchesse de Chevreuse comme votre prisonnière.
Conduisez-la dans la chambre où elle doit demeurer enfermée,
jusqu’à nouvel ordre, au secret le plus absolu.
Féru de discipline, le capitaine ne pouvait qu’obéir.
– Suivez-moi, madame, dit-il à Marie de Rohan qui, après
avoir foudroyé Durbec d’un regard de mépris, s’en fut, guidée
par M. de Savières, à travers les corridors sombres et déserts du
vieux château de Montgiron.
Demeuré seul, l’émissaire de Richelieu grinça entre ses
dents :
– Avant demain, j’aurai bien trouvé le moyen de faire
parler cette maudite duchesse.

Le premier mouvement de Gaëtan fut de se précipiter vers
Montgiron, sans trop savoir comment il pourrait délivrer
Mme de Chevreuse.
Cette impétuosité n’était guère dans les manières de
Mazarin qui préférait la réflexion à l’action.
– Je crois, dit-il, qu’il serait beaucoup plus sage d’employer
la ruse. En effet, si nous nous avisons d’occire une grande partie
ou la totalité des gardes du cardinal, celui-ci ne nous le
pardonnera pas et, à moins que nous prenions la décision de
quitter par les moyens les plus rapides le doux pays de France,
nous ne tarderons pas, malgré tous nos efforts, à tomber entre
ses mains. Je crois le connaître assez bien pour pouvoir vous
déclarer que, si nous lui infligions un pareil affront, il serait fort
capable de nous envoyer un régiment à nos trousses, tandis que,
si nous arrivions à pénétrer subrepticement dans le château, à
découvrir l’endroit où est enfermée Mme de Chevreuse et à la
faire s’évader sans attirer sur nous l’attention de ses geôliers,
j’estime que nous aurons accompli une besogne beaucoup plus
salutaire et beaucoup moins compromettante qu’en livrant une
bataille rangée aux gardes du cardinal.
– Mais, objecta Castel-Rajac, comment ferons-nous pour
pénétrer dans le château ?
– Est-il donc d’un accès si difficile ?
Gaëtan réfléchit un instant, puis il reprit :
– Je me souviens que, du côté de la forêt, il existe une
petite porte plutôt vermoulue, par laquelle on doit pouvoir
pénétrer aisément dans les communs.

– Bien. C’est plus qu’il nous en faut, déclara Mazarin, qui
devait s’être déjà tracé dans l’esprit un plan beaucoup plus
arrêté qu’il ne voulait bien le dire.
Et il reprit, d’un air entendu :
– En ce cas, messieurs, il ne nous reste plus qu’à monter à
cheval et, afin d’éviter d’attirer l’attention des espions qui
pourraient très bien rôder aux alentours, choisir des chemins de
traverse que vous devez connaître mieux que personne.
» Une fois arrivés là-bas, par la porte, nous nous
efforcerons de pénétrer dans la place que vient de nous indiquer
M. de Castel-Rajac, et nous rechercherons alors le moyen
d’exploiter ce premier avantage. »
Cinq minutes après, les quatre cavaliers chevauchaient sur
un sentier étroit, entre deux haies drues et hautes. Gaëtan
servait de guide.
Après avoir abouti à une sorte de piste à peine tracée qui
longeait de vastes prairies bordées de peupliers ils atteignirent
une forêt dans laquelle ils s’engagèrent et, protégés ainsi par les
hautes futaies, ils arrivèrent à l’autre lisière d’où, à la clarté de la
lune, ils aperçurent, se détachant sur un petit mamelon qui
surmontait la Garonne, la silhouette du manoir de Montgiron.
Pour l’atteindre, il restait à peine un quart de lieue.
Mazarin fit, toujours sur un ton de camaraderie :
– Je crois que nous ferions bien de laisser ici nos chevaux.
Les trois Gascons sautèrent en bas de leur monture.
Utilisant fort habilement tous les replis de terrains, les fossés
garnis de hautes fougères et les arbres qui se dressaient çà et là,

ils atteignirent ainsi les fossés du château. Celui-ci ne présentait
pour ainsi dire plus de défense. Quelques années auparavant,
Richelieu, qui craignait toujours un retour offensif de la
féodalité, l’avait fait entièrement démanteler. Les douves larges
et profondes qui l’entouraient avaient été comblées.
D’un rapide coup d’oeil, Mazarin se rendit compte de la
situation et il murmura entre ses dents :
– Décidément, M. de Richelieu n’a pas prévu le bon tour
qu’il va se jouer à lui-même.
Se tournant vers Gaëtan, il ajouta :
– Voulez-vous, mon cher chevalier, me conduire jusqu’à la
porte que vous nous avez signalée tout à l’heure ?
– Très volontiers, mon cher comte.
Entouré des trois autres conjurés, Castel-Rajac contourna
le château et, au pied d’une tour il désigna une petite excavation
fermée par un simple pan de bois qui paraissait si peu résistant,
qu’un simple coup d’épaule était capable d’en venir à bout.
– Allons, fit sobrement Mazarin.
Gaëtan, le premier, s’élança vers la porte, qui ne portait
aucune serrure apparente. Il allait la heurter d’un coup de pied,
lorsque Mazarin le retint en disant :
– Oh ! pas de bruit, surtout, mon cher. Voulez-vous me
permettre ?
Docilement, Gaëtan s’effaça pour le laisser passer. Mazarin
appuya de la paume de sa main droite sur la porte, qui résista.
Elle était fermée à l’intérieur.

– Maintenant, dit-il à Castel-Rajac, poussez, mais très
doucement.
Gaëtan s’exécuta. Un craquement se produisit.
Vivement, Mazarin avança la main et retint une planche au
moment où, détachée de son cadre, elle allait choir sur le seuil.
Il plongea son bras à l’intérieur, tâtonna un instant et, trouvant
un loquet, il le fit glisser avec précaution.
La porte s’ouvrit en grinçant légèrement sur ses gonds
rouillés. Mazarin s’avança. Il se trouvait dans un étroit réduit
qui, par un soupirail, prenait jour sur la cour des communs, un
petit escalier de pierre en forme de vis, donnant accès à l’étage
supérieur. Après avoir recommandé à ses amis de faire le moins
de bruit possible, Mazarin commença à gravir les marches et se
trouva bientôt en face d’une porte qui, fort heureusement, était
ouverte, ce qui prouvait que l’excellent Barbier de Pontlevoy,
quelque peu amolli par les délices d’une oisive retraite, avait
cessé de surveiller, même sommairement, les entrées et sorties
du château dont il avait la garde.
Les quatre conjurés se trouvaient dans une cour étroite et
obscure. Elle semblait complètement inhabitée et était entourée
de bâtiments bas qui devaient autrefois former les écuries du
château.
Au travers d’une grille délabrée, rouillée et demeurée
ouverte, on apercevait une seconde cour, qui paraissait plus
importante que celle-ci.
Mazarin, indiquant l’un des bâtiments aux trois Gascons,
leur dit :
– Cachez-vous là, pendant que je vais en reconnaissance.

Tandis que, toujours dociles, Castel-Rajac, Assignac et
Laparède se dissimulaient dans l’ombre, Mazarin, avec la
souplesse d’un chat, se glissait jusque dans l’autre cour, d’où il
pouvait examiner très attentivement les aîtres du château.
Le principal corps de logis formait l’un des côtés de la cour.
À droite, la cuisine, le cellier. À gauche, un corps de garde, dans
lequel quelques chandelles de résine achevaient de se consumer,
et où régnait un profond silence.
Mazarin s’y faufila, et aperçut, étendus sur la planche d’un
lit de camp et ronflant côte à côte à poings fermés, quatre des
gardes du cardinal, dont les manteaux, les chapeaux et les épées
étaient jetés pêle-mêle à leurs pieds.
Mazarin esquissa cet énigmatique sourire qui marquait
chacune de ses joies intérieures puis, s’emparant des quatre
chapeaux, des quatre manteaux et des quatre épées, il s’en fut à
pas de loup les déposer dans la cuisine, légèrement éclairée, elle
aussi, par quelques chandelles qui achevaient de se consumer
dans leurs chandeliers.
Cela fait, il rejoignit les trois Gascons qui l’attendaient avec
une fébrile impatience.
– Décidément, leur annonça-t-il, le destin nous est
favorable. Je viens de surprendre dans un profond sommeil
quatre gardes de Son Éminence, qui avaient cru bon de se
dévêtir à moitié et de se désarmer tout à fait.
» Je me suis emparé de leurs défroques et de leurs épées.
J’ai transporté le tout dans une cuisine, où nous serons à
merveille pour endosser les uniformes de ces messieurs. »

Il les entraîna tous les trois jusqu’à la cuisine et, là, ils
commencèrent à se déshabiller.
Déjà, Castel-Rajac et Laparède avaient mis bas leur
justaucorps et, pleins d’ardeur et d’entrain, ils s’apprêtaient
tous quatre à jouer consciencieusement leur rôle dans la tragicomédie
dont Mazarin était le metteur en scène, lorsque tout à
coup, il leur sembla entendre un bruit de pas précipités sur les
pavés de la cour.
Instinctivement, ils saisirent leurs épées. À peine venaientils
de s’en emparer que huit gardes du cardinal se précipitaient
dans la cuisine, l’épée à la main.
Cédant un moment au nombre, ils durent battre en retraite
et se réfugier dans le cellier, où ils allaient trouver un champ
plus facile pour se défendre.
– Quatre contre huit, s’écria Gaëtan d’une voix éclatante,
c’est une bonne mesure.
Et il fonça sur ses adversaires, en mettant pour commencer
deux à bas, tandis que, de leur côté, Mazarin, Assignac et
Laparède en tuaient et en blessaient trois autres.
Les trois gardes qui étaient restés indemnes prirent le parti
de rallier la cour et de donner l’alarme à ceux du corps de garde,
qui se réveillèrent aussitôt et s’en vinrent à leur rescousse. Mais
ils ne pouvaient pas être d’une grande utilité dans la bataille : ils
étaient sans armes et encore tout alourdis de sommeil.
Castel-Rajac qui, d’emblée, avait repris le commandement
de la bataille, profitant de la panique qui régnait parmi ses
adversaires se précipita sur eux avec ses amis.

Au même moment, une fenêtre du château, qui se trouvait
au premier étage, s’ouvrait, et une voix retentissait :
– Tenez bon ! Sus à ces bandits, à ces misérables, sus aux
ennemis du cardinal !
C’était le capitaine de Savières qui encourageait ses
hommes.
Mettant, lui aussi, l’épée en main, il se précipita à travers le
vestibule, les couloirs, dégringola l’escalier et se précipita dans
la cour.
Quand il arriva, les trois Gascons et l’Italien avaient achevé
de mettre ses gardes à la raison. Tous jonchaient le sol, morts
ou blessés. C’était un véritable carnage.
N’écoutant que son courage, M. de Savières voulut
s’élancer sur les vainqueurs. Mais, du revers de son épée rouge
de sang, Castel-Rajac, qui était décidément l’un des escrimeurs
des plus redoutables qu’il fût possible d’imaginer, envoyait
promener en l’air l’arme du capitaine, sur lequel se jetaient
Assignac et Laparède, qui l’immobilisaient instantanément.
Castel-Rajac s’avançait vers Savières et, approchant son
visage du sien, lui demandait, les yeux dans les yeux :
– Qu’avez-vous fait de Mme de Chevreuse ?
– Je n’ai pas à vous répondre, répliqua l’officier désarmé.
– Vous êtes notre prisonnier.
À peine le Gascon avait-il prononcé ces mots qu’un cri
déchirant partait du château.

Castel-Rajac eut un grand sursaut : il lui sembla que c’était
la duchesse qui appelait au secours.
Bondissant à l’intérieur, escaladant l’escalier quatre à
quatre, il parvint jusqu’au troisième étage et se heurta à un
homme vêtu de noir, l’épée à la main, qui semblait décidé à lui
barrer le passage.
Le Gascon fonça sur lui.
Durbec – car c’était lui – essaya vainement de se mettre en
garde et de parer cette foudroyante attaque. Lourdement, il
retomba sur le sol, le corps traversé de part en part par la lame
du chevalier.
Sautant par-dessus lui, Castel-Rajac franchit en quelques
bonds les marches de l’escalier qui donnait accès au grenier et
d’où continuaient à s’échapper les appels désespérés de
Mme de Chevreuse.
Il se trouva devant une porte entrebâillée sur le seuil de
laquelle, le dos tourné, se tenait un homme.
D’un coup de poing formidable, il l’écarta et, comme une
trombe, il pénétra dans la pièce. Deux autres hommes
s’apprêtaient à étrangler, à l’aide d’un lacet, la duchesse de
Chevreuse, qui se débattait avec l’énergie du désespoir.
Lardés de grands coups d’épée, les deux bandits durent
lâcher prise et, poursuivis par le Gascon, qui, d’un violent coup
de botte, avait à demi écrasé la figure du troisième homme qui
cherchait à se relever, ils s’élancèrent vers une lucarne qui
donnait sur les toits. Mais, dans leur affolement, ils avaient mal
pris leur élan et, glissant sur les tuiles, ils s’en furent s’aplatir
sur les dalles de la cour à côté des autres victimes de la fureur
gasconne.

Comme Mme de Chevreuse, brisée d’émotion, chancelait,
Castel-Rajac dut la retenir dans ses bras ; mais, se ressaisissant,
la vaillante femme s’écria :
– Non, je suis trop heureuse, maintenant, pour m’évanouir.
Gaëtan l’entraînait vers la sortie.
– La victoire est complète, disait-il, allons rejoindre nos
amis !
Tout en tenant son épée d’une main et soutenant la marche
de la duchesse de l’autre, il regagna la cour, sans remarquer que
le corps du chevalier de Durbec n’était plus à l’endroit où il était
tombé.
Rejoignant Mazarin, Assignac et Laparède, il leur annonça
d’une voix triomphante :
– La chasse a été bonne. Il y a douze pièces au tableau !
M. d’Assignac lui désignait le baron de Savières, qui gisait,
ligoté, sur le sol.
– Celui-là, fit-il, est encore en assez bon état.
Mazarin, qui s’était précipité vers Mme de Chevreuse, lui
dit :
– Maintenant, il s’agit de vous mettre rapidement en
sécurité, car, après ce qui vient de se passer ici, je ne réponds
plus de la tête de personne.
– Le mieux, déclara Castel-Rajac, est de gagner le plus
rapidement possible la frontière espagnole. Je crois que je ferais

bien d’emmener aussi mon petit garçon. N’est-ce point votre
avis, madame la duchesse ?
– Certes !
– Et vous, comte Capeloni ?
– Tout à fait.
Les quatre conspirateurs, qui entouraient la duchesse,
quittèrent le château et rejoignirent leurs chevaux qui étaient
restés dans la forêt. Bientôt, ils galopaient dans la direction de
Saint-Marcelin, et le chevalier, qui tenait, doucement serrée
contre sa poitrine, la belle Marie de Rohan qui se cramponnait à
son cou, lui murmurait à l’oreille, entre deux phrases brûlantes
d’amour :
– Je crois que votre amie sera contente de nous.

Quelle ne fut pas la stupéfaction de l’excellent Barbier de
Pontlevoy, lorsque, se réveillant le lendemain matin au chant du
coq, suivant son habitude, après avoir revêtu ses chausses et son
justaucorps, il commença son inspection quotidienne.
À la vue de tous ces cadavres alignés dans la cour et de tous
ces blessés qui gisaient dans les communs, à l’endroit où ils
avaient été frappés, il ne sut que s’écrier, en levant les bras au
ciel :
– Mille millions de gargousses, est-ce que je rêve ou bien
suis-je devenu fou ?

Et il appela, avec toute la force de ses poumons, les deux
invalides qui constituaient avec lui la garnison de Montgiron :
– Passe-Poil et Sans-Plumet !
Ce ne fut qu’au bout de cinq minutes de vociférations
stériles que Passe-Poil, tout en traînant sa jambe de bois,
accourut à son appel.
– Monseigneur, s’écria-t-il, je respire, j’avais peur que vous
eussiez été égorgé pendant votre sommeil.
– Ah ça ! que s’est-il donc passé ?
– Je n’en sais rien, monseigneur, Sans-Plumet et moi, nous
avions profité de votre permission que nous avait value la
présence au château des gardes de Son Éminence pour nous
rendre jusqu’à la ville.
» Tout à l’heure, quand nous sommes rentrés, nous nous
sommes trouvés en face d’un véritable carnage. Nous avons
commencé par relever les blessés, les panser de notre mieux,
puis nous avons découvert M. le capitaine de Savières ligoté et
bâillonné au fond du fournil, où nous l’avons délivré.
– Et où est le capitaine ?
– Auprès de M. de Durbec, qui est grièvement blessé.
– Quelle aventure ! s’écria le brave homme, qui demanda
aussitôt :
» Où avez-vous transporté M. de Durbec ?
– Dans la chambre d’honneur.

– J’y vais.
Tout essoufflé, bouleversé, suant déjà à grosses gouttes, le
vieux soldat s’en fut retrouver Durbec, qui était étendu sur un lit
et semblait souffrir cruellement de sa blessure. Le capitaine de
Savières se trouvait à côté de lui, ainsi qu’un chirurgien que
Sans-Plumet avait été quérir en toute hâte.
Le praticien venait de sonder la plaie et il déclara d’un air
quelque peu hésitant :
– J’espère qu’aucune complication ne se produira, mais il
faut bien compter trois semaines avant que vous puissiez vous
remettre en route.
L’espion du cardinal eut une crispation du visage qui
révélait l’impression fâcheuse que lui produisait ce pronostic.
Mais Pontlevoy s’avançait en s’écriant :
– Vous me voyez furieux, affolé ! Je ne comprends rien,
mais rien…
– Eh bien ! continuez, coupa Durbec, d’un ton sarcastique.
– Cependant, monsieur, permettez-moi, hasarda le colonel.
Durbec reprit :
– N’ayez aucune crainte quant aux responsabilités que
vous avez encourues. Mon intention n’est nullement de rejeter
sur vous l’odieux guet-apens qui a été tendu cette nuit à M. le
capitaine de Savières et à ses gardes, ni de la tentative
d’assassinat dont j’ai été l’objet.
» Soyez donc rassuré, monsieur le gouverneur, et n’ayez
point souci de moi. Si Dieu le veut, je saurai bien me tirer

d’affaire… et, s’il ne le veut pas, eh bien ! il sera fait selon sa
volonté.
» Retournez à vos occupations habituelles et puissiez-vous
dormir aussi bien la nuit prochaine que vous avez dormi la nuit
dernière. »
Le vieil homme allait insister, mais, avec déférence,
M. de Savières lui dit :
– Je crois, monsieur, que M. de Durbec a besoin de
m’entretenir en particulier. Monsieur le chirurgien, à bientôt,
n’est-ce pas ?
Le praticien répliqua :
– Demain matin, je viendrai renouveler le pansement.
Précédé de Sans-Plumet et flanqué de Pontlevoy, il
descendit dans la cour, où il enfourcha sa maigre haridelle et il
s’éloigna, tandis que le gouverneur, rouge, congestionné au
point qu’on aurait pu redouter pour lui une apoplexie
foudroyante, s’écriait, en tournant autour d’un puits qu’il
semblait prendre à témoin de son désarroi :
– Je n’y comprends rien… rien… rien…

mardi 6 novembre 2012

L'HOMME AU MASQUE DE FER: Chapitre V:UNE GASCONNADE


Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac avait quitté
l’hôtel du Faisan d’Or et s’était dirigé vers le presbytère.
C’était une petite maison qui se dressait à l’entrée du pays,
au milieu d’un grand jardin, aux allées bordées de buis, où
s’épanouissaient, çà et là, dans un désordre pittoresque, de
belles fleurs qui embaumaient les airs de leur parfum et parmi
lesquelles bourdonnaient joyeusement les abeilles.
Après avoir poussé la petite barrière, Gaëtan longea l’allée
principale, contourna la maison et s’en fut sur une petite
terrasse ombragée de tilleuls d’où l’on découvrait un panorama
magnifique sur la vallée de la Garonne.
Un vieux prêtre à cheveux blancs, un peu cassé par l’âge, le
nez chevauché par une énorme paire de besicles, était en train
d’émietter du pain, qu’il jetait aux moineaux. L’arrivée du
chevalier fit envoler les gentils oiseaux et provoqua un
mouvement d’humeur du vénérable prêtre qui se traduisit par
ces mots :
– Ah ça ! qu’est-ce qui vient me déranger et faire peur ainsi
à mes petits amis ?
– Excusez-moi, monsieur le curé, lança Castel-Rajac. Mais
rassurez-vous, vos petits amis ne tarderont pas à revenir.
– Je ne me trompe pas, c’est bien toi, mon cher Gaëtan,
s’exclama le prêtre.

Et, d’un ton un peu chagrin, il ajouta :
– Décidément, ma vue baisse de plus en plus, mon pauvre
enfant ; je ne t’aurais pas reconnu ; j’ai bien peur que, d’ici peu,
je ne devienne complètement aveugle.
Et, avec un accent de résignation il ajouta :
– Si le bon Dieu le veut, qu’il en soit ainsi. Mais ne nous
attardons pas à ces pénibles pensées.
Après avoir serré affectueusement la main de son ancien
élève, l’abbé Murat reprit :
– Je te croyais parti pour un long voyage.
– Mais oui, monsieur le curé. Malheureusement, il m’est
arrivé en route un accident plutôt fâcheux.
– Aurais-tu été détroussé par des voleurs ?
– Non point, monsieur le curé.
– Alors ?
– J’ai commis un gros péché.
– Lequel ? grand Dieu ! s’effarait l’abbé Murat.
– Je suis papa !
– Seigneur, s’exclamait le vieux prêtre, en joignant les
mains. Que me dis-tu là ? Père, tu es père… en dehors des
saintes lois de l’Église !

– Oui, monsieur le curé.
– Ah ça ! tu as donc oublié un commandement de Dieu, qui
dit : « OEuvre de chair accompliras, en mariage seulement ? »
– Hélas, oui, monsieur le curé, je l’ai complètement oublié.
– Malheureux !
– Mais je me repens amèrement.
Et, tout en affectant un chagrin qui, à tout autre que le bon
vieux curé de Saint-Marcelin, aurait pu apparaître
singulièrement exagéré, Gaëtan, qui avait soigneusement
préparé son récit, poursuivit :
– Monsieur le curé, je ne suis pas venu seulement vous
demander une absolution, mais je suis venu aussi vous prier de
bien vouloir baptiser ce petit innocent dans le plus bref délai.
– Comment ? il est ici ?
– Oui, monsieur le curé, à l’hostellerie du Faisan d’Or.
– Et la mère ?
– Ah ! la mère, la pauvre, elle est morte en donnant le jour
à cet enfant.
– Dieu ait pitié de son âme !
– Oh ! oui, monsieur le curé, car, en dehors de sa faute,
c’était un ange et c’est moi le seul coupable.

En voyant ainsi son ancien disciple s’humilier, l’abbé
Murat sentit toute son indignation se transformer en une pitié
sans bornes.
– Où demeurait cette jeune personne ? demanda-t-il.
– Entre Agen et Marmande, et c’était pour la retrouver que
j’avais raconté que je partais en voyage.
– Encore un mensonge de plus.
– Ah ! monsieur le curé, j’ai sur le dos un bien lourd
fardeau de péchés.
– Elle avait de la famille ?
– Orpheline, monsieur le curé, déclara Gaëtan, qui jugeait
utile de simplifier les choses, elle demeurait chez une de ses
parentes qui, d’ailleurs, la rendait très malheureuse.
Le vieux prêtre réfléchit pendant un instant, puis il reprit :
– Est-ce que tes parents sont au courant de ce grand
malheur ?
– Je ne leur en ai point parlé encore.
– Il faudra leur dire toute la vérité.
– C’était bien mon intention.
– Cela va bien amener du trouble dans leur existence.
– Certes, reconnaissait le chevalier, mon père va pousser
des hauts cris, me maudire, je le crains… Maman va se lamenter
et invoquer le bon Dieu, j’en suis sûr. Mais, quand ils verront le

petit, tout rose, tout frais, tout mignon, ne demandant qu’à
vivre, ah ! je les connais tous les deux, mon cher père et ma
chère mère, ils seront immédiatement désarmés, ils se mettront
à aimer ce petit bâtard de Castel-Rajac, tout autant que s’il eût
été mon fils légitime. Monsieur le curé, je suis un grand
coupable, je l’avoue, mais aidez-moi à faire de ce petit d’abord
un bon chrétien, puis un bon chevalier.
De grosses larmes apparaissaient au bord des yeux de
l’excellent prêtre qui reprit d’une voix tremblante d’émotion :
– Jésus a dit : laissez venir à moi les petits enfants. Je ne
puis que me conformer à la parole du Divin Maître. Quand
veux-tu, mon cher fils, que je baptise ton garçon ?
– Dès que vous le voudrez. Le temps d’aller chercher les
deux témoins qui doivent signer sur le registre de la paroisse. Il
est deux heures de l’après-midi, voulez-vous que, vers quatre
heures, nous nous présentions à l’église ?
– À quatre heures moins le quart, je ferai donner le
premier son de cloche. Auparavant, tu vas venir avec moi, à
l’église, car il faut que je reçoive ta confession.
– Ah ! monsieur le curé, répliquait le jeune Gascon, vous
venez de l’entendre et je ne pourrais, hélas ! que vous répéter les
mêmes paroles. Ne suffirait-il pas que je m’agenouillasse devant
vous, pour que vous traciez au-dessus de mon front le signe qui
purifie ?
Le curé de Saint-Marcelin regarda son élève et pénitent
avec un air de bonhomie affectueuse qui montrait que celui-ci
l’avait déjà entièrement désarmé, puis il fit :
– Allons, qu’il en soit ainsi.

Tandis que le jeune Gascon se courbait devant lui, le digne
ecclésiastique, à cent lieues de soupçonner que Gaëtan, pour
sauver l’honneur d’une femme et assurer l’avenir d’un enfant
aussi dangereusement exposé, s’était cru le droit de le berner,
murmura les paroles sacramentelles, qui allaient laver
l’intrépide chevalier d’un péché qu’il n’avait pas commis.
Se relevant, Castel-Rajac s’écria :
– Monsieur le curé, je ne puis que vous remercier du fond
du coeur de votre bonté et de votre évangélique indulgence.
Donc, à quatre heures précises, nous serons tous à l’église.
Il s’en fut, enchanté du succès qu’il venait de remporter, et
il regagna prestement l’hostellerie du Faisan d’Or.
En franchissant le seuil, une exclamation de joie lui
échappa : il venait d’apercevoir, attablé devant un pichet de vin
frais et choquant cordialement le gobelet d’étain plein jusqu’au
bord, deux gentilshommes aux allures de campagnards, l’un, un
énorme gaillard taillé en hercule, aux moustaches et à la
barbiche conquérantes, l’autre, mince, bien découplé, nerveux,
et formant avec son compagnon le plus frappant des contrastes.
– Assignac, Laparède ! s’exclama Castel-Rajac de sa voix
sonore.
Les deux buveurs se retournèrent et, apercevant Gaëtan
qui s’avançait la main tendue, ils eurent simultanément un cri
de joie.
L’énorme Assignac secoua le bras de Gaëtan avec une force
capable de déraciner un jeune peuplier. Quant à
M. de Laparède, il la serra avec toute la distinction d’un homme
de cour.

Hector d’Assignac attaquait avec un gros rire qui faisait
tressauter sa bedaine :
– Heureux coquin, joyeux drille, coureur de guilledou !
Il accompagnait chacune de ces épithètes d’un vigoureux
coup du plat de la main sur ses cuisses monumentales.
– Qu’est-ce qu’il a, mon cher Henri ? demanda Castel-
Rajac à M. de Laparède.
– Nous savons tout… déclara l’élégant Henri.
– Quoi, qu’est-ce que vous savez ?
– Que tu as ramené de voyage une fort jolie femme avec un
délicieux poupon, et voilà pourquoi nous t’adressons nos
félicitations les plus vives.
– Qui vous a raconté ça ? interrogea Castel-Rajac en
feignant le mécontentement.
– Ah ! voilà !
– Cette bavarde de Mme Lopion !
Et, simulant la colère, le chevalier s’écria :
– Elle va me le payer cher, cette satanée commère.
Mais, se ravisant tout à coup, il fit :
– Après tout, non, car mon intention était bien, mes chers
amis, de vous mettre au courant de l’aventure qui m’arrive. J’ai
en effet ramené de voyage une fort jolie femme et un délicieux

poupon, mais si je suis le père de cet enfant, la dame n’en est
que la marraine… car, la vraie maman…
Gaëtan s’arrêta, comme pour donner plus d’importance à
ces paroles, puis sur un ton grave et mystérieux :
– Au nom de l’honneur, je vous demande de ne point
m’interroger à ce sujet.
– Nous serons discrets, affirma le colossal Hector.
– Nous nous tairons, enchaîna le très aimable Henri.
Castel-Rajac reprit :
– J’ai un autre service à vous demander.
– Lequel ? firent ensemble les deux amis.
– Tout à l’heure, je vais faire baptiser mon fils. Je ne puis
pas vous demander à l’un ou à l’autre d’être son parrain, mais je
vous prie de bien vouloir signer sur le livre de baptême.
– Très volontiers, acceptèrent les deux gentilshommes.
– Alors, rendez-vous à l’église à quatre heures précises.
– Nous y serons.
Ils échangèrent de nouvelles poignées de main et, tandis
qu’Hector réclamait un nouveau pichet, Gaëtan rejoignit
Mme de Chevreuse et Mazarin, qui avaient eu tout le loisir de
s’entretenir d’une façon plus directe des événements qui
venaient de se dérouler et de ceux dont ils attendaient la venue,
non sans inquiétude.

La figure réjouie de Castel-Rajac les réconforta un peu.
– Tout va bien, annonça-t-il, tout s’est même passé
admirablement. Mon bon vieux curé a été magnifique. Le
baptême est fixé pour quatre heures. D’ici là, je vais avoir le
temps de m’occuper du petit.
Et, se tournant vers Mazarin, il ajouta :
– Il est toujours bien entendu, mon cher comte, que vous
lui servez de parrain ?
– Mais certainement.
Avec un éclair de joie dans le regard, le Gascon demanda :
– Cela ne vous contrarie pas trop que je me fasse passer
pour le papa du petit ?
– Non, répliqua l’amant d’Anne d’Autriche, car je suis sûr
que vous en ferez un vrai gentilhomme dont son véritable père
ne pourra que s’enorgueillir un jour.
– Je m’en porte garant, affirma la duchesse.
– Je vous quitte pour aller prendre toutes mes dispositions,
déclara Castel-Rajac.
Sans doute ménageait-il à ses adversaires futurs un
nouveau tour de sa façon, car ses yeux pétillaient de malice.

Ainsi que l’avait annoncé le bon curé de Saint-Marcelin, à
quatre heures moins le quart, la cloche de l’église commença à
tinter.
Dans le pays, le bruit s’était répandu que le chevalier
Castel-Rajac allait faire baptiser son fils.
Cette nouvelle avait provoqué dans tout le village un
mouvement de curiosité qui avait précipité vers l’église toutes
les commères du pays.
Lorsque le cortège pénétra sous la voûte, tous les bancs
étaient occupés. Précédée du bedeau, Mme de Chevreuse, qui
portait elle-même sur un coussin enveloppé dans des flots de
dentelles le précieux nourrisson, s’avançait, ayant à ses côtés le
comte Capeloni ou plutôt M. de Mazarin.
Derrière eux, suivait le chevalier, plus vibrant que jamais et
semblant défier à la fois du regard et du sourire tous ceux qui se
seraient permis de blâmer sa conduite.
Il était escorté d’Hector d’Assignac, imposant et solennel,
et d’Henri de Laparède, souple et désinvolte.
Après s’être agenouillés devant le maître-autel et avoir été
bénis par le curé qui, assisté de deux enfants de choeur, s’était
avancé vers eux, ils gagnèrent la chapelle latérale où se
trouvaient les fonts baptismaux.
La cérémonie s’accomplit suivant le rite habituel, puis
toujours précédé par le curé, le cortège se rendit à la sacristie ;
le parrain, la marraine et les deux témoins apposèrent audessous
de la déclaration de naissance et de baptême, qui était
alors le seul acte officiel reconnu par la loi, leur signature et leur
paraphe. Mazarin signa naturellement : comte de Capeloni et la

duchesse : Antoinette de Lussac ; puis, le cortège regagna
l’église qu’il traversa sur toute sa longueur.
En arrivant sous le porche, la duchesse de Chevreuse, qui
portait toujours l’enfant sur son coussin, pâlit légèrement. Elle
venait d’apercevoir, debout sur les marches de l’église, revêtus
de leurs manteaux marqués d’une croix blanche, plusieurs
gardes du cardinal qui la considéraient d’un air goguenard.
Mazarin, qui s’en était aperçu, lui aussi, ne broncha pas et
murmura à l’oreille de la duchesse :
– Ils sont arrivés, mais trop tard ; maintenant, nous
n’avons plus rien à craindre.
– Qu’en savez-vous ? soupira Marie de Rohan.
– J’ai confiance en votre chevalier !
Quant à Castel-Rajac, il s’était contenté de toiser les gardes
de Richelieu. Quand il passa près d’eux, il se retourna pour dire
à haute voix à ses amis d’Assignac et de Laparède :
– Ah ça ! que viennent donc faire ces gens dans notre
pays ?
Un des gardes, fort gaillard, à la figure farouche et à
l’aspect peu engageant, allait répliquer au Gascon, mais un de
ses compagnons lui posa la main sur l’épaule.
Gaëtan se retournant pour dévisager encore une fois ceux
qu’il considérait comme ses ennemis, le garde dit à son
camarade :
– Ce n’est pas le moment de provoquer un esclandre. Nous
avons l’ordre d’agir promptement et sans tapage. Son Éminence

ne nous pardonnerait pas de lui avoir désobéi. Laissons-les
rentrer tranquillement à l’auberge.
Au même moment, deux hommes sortaient d’un des bascôtés
de l’église, dans l’ombre duquel ils s’étaient dissimulés.
L’un, vêtu de velours noir, sur lequel tranchait la blancheur d’un
col en toile blanche, n’était autre que M. de Durbec. L’autre
portait l’uniforme du capitaine des gardes du cardinal. Il
s’appelait le baron de Savières.
Le chevalier de Durbec fit :
– Tout est bien convenu. Vous avez bien saisi les
instructions du cardinal ?
Le capitaine résuma :
– Il s’agit, d’abord, de nous emparer de l’enfant, puis
d’emmener la duchesse au château de Montgiron où il faudra
qu’elle s’explique sur son rôle dans cette affaire.
– Très bien, approuva Durbec. Je vous recommande,
encore une fois, la prudence. Les gardes du corps dont elle est
entourée ne sont pas nombreux, mais ils sont de taille à nous
mener la vie dure. N’oubliez pas non plus que le cardinal tient
essentiellement, et pour des raisons connues de lui seul, que
M. de Mazarin ne soit ni molesté ni même inquiété. Quant aux
autres, pas de quartier, telle est la consigne. Cela, mon cher
capitaine, vous simplifiera singulièrement la tâche.
» Maintenant, vous allez immédiatement, avec vos
hommes, simuler un départ. Vous aurez soin de dire à haute
voix, à l’hostellerie du Faisan d’Or, que vous partez pour
Toulouse préparer les appartements du cardinal qui doit se
rendre prochainement dans cette ville. De cette façon, les
méfiances de M. de Mazarin et de la duchesse de Chevreuse

seront endormies et leur vigilance, ainsi que celle de leurs amis,
ne pourront que s’en atténuer. »
Le capitaine fit un signe d’acquiescement, puis il ajouta :
– Nous pourrons donc, dès la nuit venue, nous livrer à une
perquisition en règle à l’hostellerie.
Tandis que M. de Durbec quittait l’église par une petite
porte qui donnait sur la campagne, le capitaine des gardes en
sortait ostensiblement et, après avoir rallié ses hommes, il les
entraîna jusqu’au Faisan d’Or où il leur dit à haute voix :
– Restaurez-vous copieusement, car nous allons faire cette
nuit une rude étape.
Les gardes s’installèrent devant des tables inoccupées et se
commandèrent un copieux repas.
Lorsqu’ils achevèrent leurs agapes, la nuit était venue. Un
appel de trompettes retentit : c’était le signal du départ.
Tous se levèrent de table et regagnèrent la cour où leur
chef, déjà en selle, les attendait. Enfourchant à leur tour leurs
montures, ils gagnèrent aussitôt la grand-route de Toulouse,
suivis du regard par Mazarin et Castel-Rajac qui dissimulés
dans l’ombre, avaient assisté à leur départ.
Tous deux, en effet, avaient entendu dire par Mme Lopion
que les gardes du cardinal partaient pour Toulouse, mais ils
n’en avaient pas cru un mot, persuadés que ce n’était qu’une
feinte et qu’ils n’allaient point tarder à revenir.
M. de Durbec en était donc pour sa ruse, d’ailleurs cousue
de fil blanc. Plus que jamais, les deux alliés allaient se tenir sur
leurs gardes.

Quelques instants après, ils étaient rejoints par Hector
d’Assignac et Henri de Laparède, auxquels déjà Gaëtan avait
raconté qu’on voulait lui voler son fils.
Cela avait suffi pour enflammer l’ardeur de ses deux amis,
enchantés de se trouver mêlés à une aventure à la fois
mystérieuse, galante et chevaleresque.
M. de Mazarin, tout en saisissant Gaëtan par le bras, lui
dit :
– Je crois que cette nuit nous allons avoir à en découdre…
Le colossal Hector s’écria :
– À la bonne heure, moi, j’aime ça.
L’ardent et subtil Laparède ajouta :
– Nous allons montrer à ces gens de Paris de quel bois se
chauffent les cadets de Gascogne.
– En attendant, proposa Castel-Rajac, si nous faisions une
ronde autour de la maison… car il n’y a rien d’extraordinaire
que ces drôles eussent laissé derrière eux quelques mouchards.
– Vous pouvez en être sûr, déclara M. de Mazarin.
Au premier abord, ils ne remarquèrent rien de suspect. La
rue était déserte. Dans la cour, en dehors d’un valet d’écurie, qui
aidait à descendre de sa monture un voyageur, aucune figure
inquiétante ne se manifestait.

Il faut croire que les agents secrets de M. de Durbec
possédaient l’art de se rendre invisibles, à moins que, fatigués
de leur filature, ils eussent été souper.
Malgré cela, Castel-Rajac, qui n’était qu’à moitié rassuré,
proposa à son ami de monter la garde à tour de rôle, afin de
prévenir toute attaque imprévue.
Et, tirant son épée, tout en appuyant la pointe de son arme
contre le sol :
– Maintenant, fit-il, ils peuvent venir, ils seront bien reçus.
Quant à Mazarin, Hector d’Assignac et Henri de Laparède,
ils se firent ouvrir une chambre dont une des fenêtres, placée à
l’angle de l’hostellerie, leur permettait de surveiller efficacement
la rue.
Une heure passa, sans le moindre incident, lorsque le
chevalier Gaëtan, qui avait l’oreille aux aguets, crut entendre
derrière lui un bruit de pas très léger s’avançant dans sa
direction.
Brusquement, il se retourna, l’épée en avant mais il n’eut
pas le temps de faire un geste.
Subitement coiffé d’un sac en drap noir, empoigné par les
bras, tiraillé par les jambes et jeté à terre en un clin d’oeil, il se
sentit ligoté, bâillonné et dans l’impossibilité d’opposer à ses
assaillants la moindre résistance.
À l’intérieur de l’hostellerie, une autre scène se déroulait,
non moins rapidement que celle que nous venons de décrire.
Le capitaine baron de Savières, après avoir fait irruption
dans la salle à la tête de douze de ses gardes, escaladait

rapidement l’escalier qui conduisait à la chambre occupée par
Mme de Chevreuse et heurtait à la porte en disant :
– Ouvrez, au nom du roi !
À peine avait-il prononcé ces mots que Assignac et
Laparède apparaissaient sur le palier. Ils allaient dégainer ; ils
n’en eurent pas le temps. Les gardes du cardinal se précipitaient
sur eux et les refoulaient dans leur chambre, les désarmaient et
leur faisaient subir le même sort qu’à leur ami.
Quant à M. de Mazarin, il avait disparu.
Nous revenons à la duchesse de Chevreuse, qui s’était
empressée d’obéir à l’injonction de M. de Savières et lui avait
ouvert toute grande sa porte.
– Que voulez-vous de moi ? lui dit-elle, en dévisageant,
d’un oeil sévère, l’intrus qui se présentait à elle d’une façon aussi
cavalière.
– Je suis le baron de Savières, capitaine des gardes de Son
Éminence le cardinal de Richelieu.
– Je vous reconnais fort bien, monsieur, déclara la
duchesse, et je ne suppose pas que vos fonctions vous donnent
le droit de vous conduire d’une façon aussi peu chevaleresque.
– Madame la duchesse, riposta le capitaine avec beaucoup
de calme, je suis chargé d’une mission que j’ai le devoir
d’accomplir jusqu’au bout.
– Et qui consiste, sans doute, à vous emparer de ma
personne ?

– Non, madame la duchesse, mais à vous prier de bien
vouloir vous rendre jusqu’au château de Montgiron.
– Où je serai prisonnière ?
– Madame, je l’ignore. Je suis également chargé de vous
demander de me remettre immédiatement un enfant que vous
avez amené ici.
– Ah ! vraiment, ironisa la duchesse. Arrêter une femme et
s’emparer d’un enfant est un double exploit qui ne m’étonne
point de la part de celui qui vous envoie jusqu’ici, mais qui,
véritablement, est indigne du gentilhomme et du soldat que
vous êtes.
Savières eut un imperceptible frémissement. Le coup avait
porté, mais il lui était impossible de reculer. Il se tut en se
mordant les lèvres.
Profitant de cet avantage, Mme de Chevreuse, surprise de la
carence de ses amis et craignant qu’ils ne fussent tombés dans
quelque guet-apens, reprenait, pour gagner du temps :
– Je suis surprise, monsieur le capitaine, que votre maître
n’ait pas plutôt choisi, pour remplir son exploit, un des
nombreux espions qu’il entretient à sa solde.
Devinant la ruse de son interlocutrice, Savîères reprit :
– Je ne suis pas ici, madame la duchesse, pour discuter
avec vous des raisons qui font agir M. le cardinal, pas plus que
sur les moyens qu’il a cru devoir employer à votre égard ; je ne
puis que vous répéter ce que je viens de vous dire, et je vous
demande instamment de ne pas me contraindre à employer la
force.

– Vous oseriez lever la main sur moi ?
– La plus noble dame de France, répliqua le capitaine,
cesse de l’être lorsqu’elle conspire contre son roi !…
– Alors, s’écria Marie de Rohan en éclatant d’un rire forcé,
je suis une conspiratrice. Décidément, monsieur le capitaine,
vous êtes bien mal informé. J’ignore ce qu’on a pu vous conter à
mon sujet, ou plutôt, je m’en doute. La vérité est tout autre.
Vous avez simplement, uniquement, devant vous, une femme
qui a juré de sauver à tout prix l’honneur d’une de ses amies.
Maintenant, je n’ajouterai plus un mot.
Et, désignant d’un geste large la porte de la chambre
voisine, elle fit :
– L’enfant est là. Auriez-vous le courage d’aller le prendre ?
Savières eut un instant d’hésitation, car Mme de Chevreuse
lui avait parlé avec un tel accent d’indignation et de noblesse
que, pour la première fois depuis qu’il était au service du
cardinal, il se demandait si véritablement son maître ne lui avait
pas ordonné de commettre une mauvaise action.
Cette pensée ne dura en lui que l’espace d’un éclair. Non
point par crainte des représailles, car Savières était brave, et il
était de ceux qui savent prendre leurs responsabilités, mais
uniquement parce qu’il avait fait au cardinal le serment de lui
obéir en tout et pour tout, même au péril de sa vie. Il se dirigea
vers la porte de la chambre et l’ouvrit toute grande.
La pièce était à demi éclairée par la lueur d’une veilleuse
placée près d’une petite table, à côté d’un grand lit qui n’était
occupé par personne, et dont la couverture n’avait pas été
défaite.

Au pied du lit, un berceau au rideau fermé attira l’attention
du capitaine qui, en trois enjambées, le rejoignit. Soulevant les
rideaux, il aperçut un enfant tourné sur le côté et qui semblait
profondément endormi. Il s’en empara, le plaça sous son
manteau et rejoignit la duchesse de Chevreuse, qui venait de
réprimer un indéfinissable sourire.
– Maintenant, madame la duchesse, êtes-vous décidée à
vous rendre au château de Montgiron ? Je tiens à vous dire que
toute résistance est inutile, car mes gardes ont déjà mis à la
raison trois des gentilshommes qui s’étaient constitués vos
défenseurs. Quant au quatrième, c’est-à-dire M. de Mazarin, il a
réussi à nous échapper ; mais je doute qu’à lui seul il soit de
taille à nous mettre en déroute.
La duchesse pensa :
« Mon pauvre Gaëtan ! Pourvu qu’ils ne l’aient pas égorgé
ainsi que ses amis. Enfin, Mazarin est libre ! Tout espoir n’est
donc pas perdu de remporter une revanche sur nos ennemis. »
Et jugeant pour l’instant toute résistance inutile, elle
reprit :
– Soit, monsieur le capitaine, je vous accompagne. Je ne
vous demande qu’une grâce : rendez-moi cet enfant, car, nous
autres femmes, savons beaucoup mieux les porter dans nos
bras, et ce pauvre petit a grand besoin de ménagement.
Savières se laissa fléchir par cette requête et remit le
nourrisson à la duchesse qui, l’enveloppant dans un des pans du
manteau qu’elle avait jeté sur ses épaules, l’emporta tendrement
contre sa poitrine, en disant :
– Heureusement qu’il ne s’est pas réveillé !

– Le fait est, déclara Savières, enchanté du succès de sa
mission, que je n’ai pas encore vu un petit enfant dormir aussi
profondément.
Quelques minutes après, Mme de Chevreuse, qui n’avait pas
lâché son précieux fardeau, montait dans un carrosse, dans
lequel deux gardes prirent place en face d’elle et, entourée d’une
solide escorte que commandait le capitaine, le véhicule, traîné
par quatre chevaux vigoureux, disparut bientôt dans la nuit.
M. de Mazarin, descendant alors de la cheminée dans
laquelle il s’était réfugié, commença par aller délivrer Hector
d’Assignac et Henri de Laparède et, après les avoir mis au
courant des faits qui venaient de se dérouler, il descendit avec
eux à la recherche du chevalier de Castel-Rajac.
Ils se heurtèrent aux époux Lopion qui, encore épouvantés,
se livraient aux lamentations et aux imprécations les plus vives
contre ceux qui les avaient troublés dans leur sommeil et
risquaient de faire passer leur hostellerie pour une gargote mal
famée et peu hospitalière.
Mazarin imposa silence à leurs criailleries. Tout de suite, il
leur demanda :
– Avez-vous vu le chevalier de Castel-Rajac ?
– Non, monsieur, s’écriait l’aubergiste, et je ne tiens même
pas à le revoir, car c’est bien de sa faute si, aujourd’hui, nous
avons à subir tous ces désagréments.
– Assez de jérémiades, et donnez-nous tout de suite des
lanternes, afin que nous puissions nous mettre à la recherche de
notre ami.

Tout en grognant, Mme Lopion allait s’exécuter lorsque, les
vêtements en désordre, les cheveux en broussailles, la chemise
déchirée, Gaëtan de Castel-Rajac, qui avait réussi à se
débarrasser des liens qui l’entouraient et à sortir du sac qui
l’aveuglait, apparut, clamant d’une voix rauque :
– Les misérables viennent d’emmener la duchesse au
château de Montgiron. Je les ai entendus partir. Leur capitaine
leur donnait des ordres. Il faut absolument aller là-bas, leur
arracher cette malheureuse ; sans cela elle est perdue.
Et, se tournant vers Mazarin, il ajouta :
– Pour que le cardinal s’acharne avec autant de cruauté sur
cette femme et cet enfant, il faut…
Il n’acheva pas. M. de Mazarin, lui prenant la main, lui dit :
– Vous avez raison, mon cher chevalier, il faut à tout prix
sauver la duchesse.
– Nous la sauverons !… fit le Gascon avec une énergie que
l’on devinait sans limites.

lundi 5 novembre 2012

LA MESSE DE L'ATHEE

Un médecin à qui la science doit une belle théorie physiologique, et qui, jeune encore, s’est placé parmi les célébrités de l’École de Paris, centre de lumières auquel les médecins de l’Europe rendent tous hommage, le docteur Bianchon a longtemps pratiqué la chirurgie avant de se livrer à la médecine. Ses premières études furent dirigées par un des plus grands chirurgiens français, par l’illustre Desplein, qui passa comme un météore dans la science. De l’aveu de ses ennemis, il enterra dans la tombe une méthode intransmissible. Comme tous les gens de génie, il était sans héritiers : il portait et emportait tout avec lui. La gloire des chirurgiens ressemble à celle des acteurs, qui n’existent que de leur vivant et dont le talent n’est plus appréciable dès qu’ils ont disparu.
 Les acteurs et les chirurgiens, comme aussi les grands chanteurs, comme les virtuoses qui décuplent par leur exécution la puissance de la musique, sont tous les héros du moment. Desplein offre la preuve de cette similitude entre la destinée de ces génies transitoires. Son nom, si célèbre hier, aujourd’hui presque oublié, restera dans sa spécialité sans en franchir les bornes. Mais ne faut-il pas des circonstances inouïes pour que le nom d’un savant passe du domaine de la Science dans l’histoire générale de l’Humanité ? Desplein avait-il cette universalité de connaissances qui fait d’un homme le verbe ou la figure d’un siècle ? Desplein possédait un divin coup d’oeil : il pénétrait le malade et sa maladie par une intuition acquise ou naturelle qui lui permettait d’embrasser les diagnostics particuliers à l’individu, de déterminer le moment précis, l’heure, la minute à laquelle il fallait opérer, en faisant la part aux circonstances atmosphériques et aux particularités du tempérament. Pour marcher ainsi de conserve avec la Nature, avait-il donc étudié l’incessante jonction des êtres et des substances élémentaires contenues dans l’atmosphère ou que fournit la terre à l’homme qui les absorbe et les prépare pour en tirer une expression particulière ? Procédait-il par cette puissance de déduction et d’analogie à laquelle est dû le génie de Cuvier ? Quoi qu’il en soit, cet homme s’était fait le confident de la Chair, il la saisissait dans le passé comme dans l’avenir, en s’appuyant sur le présent. Mais a-t-il résumé toute la science en sa personne comme ont fait Hippocrate, Galien, Aristote ? A-t-il conduit toute une école vers des mondes nouveaux ? Non. S’il est impossible de refuser à ce perpétuel observateur de la chimie humaine, l’antique science du Magisme, c’est-à-dire la connaissance des principes en fusion, les causes de la vie, la vie avant la vie, ce qu’elle sera par ses préparations avant d’être ; malheureusement tout en lui fut personnel : isolé dans sa vie par l’égoïsme, l’égoïsme suicide aujourd’hui sa gloire. Sa tombe n’est pas surmontée de la statue sonore qui redit à l’avenir les mystères que le Génie cherche à ses dépens. Mais peut-être le talent de Desplein était-il solidaire de ses croyances, et conséquemment mortel. Pour lui, l’atmosphère terrestre était un sac générateur : il voyait la terre comme un oeuf dans sa coque, et ne pouvant savoir qui de l’oeuf, qui de la poule, avait commencé, il n’admettait ni le coq ni l’oeuf. Il ne croyait ni en l’animal antérieur, ni en l’esprit postérieur à l’homme. Desplein n’était pas dans le doute, il affirmait. Son athéisme pur et franc ressemblait à celui de beaucoup de savants, les meilleurs gens du monde, mais invinciblement athées, athées comme les gens religieux n’admettent pas qu’il puisse y avoir d’athées. Cette opinion ne devait pas être autrement chez un homme habitué depuis son jeune âge à disséquer l’être par excellence, avant, pendant et après la vie, à le fouiller dans tous ses appareils sans y trouver cette âme unique, si nécessaire aux théories religieuses. En y reconnaissant un centre cérébral, un centre nerveux et un centre aéro-sanguin, dont les deux premiers se suppléent si bien l’un l’autre, qu’il eut dans les derniers jours de sa vie la conviction que le sens de l’ouïe n’était pas absolument nécessaire pour entendre, ni le sens de la vue absolument nécessaire pour voir, et que le plexus solaire les remplaçait, sans que l’on en pût douter ; Desplein, en trouvant deux âmes dans l’homme, corrobora son athéisme de ce fait, quoiqu’il ne préjuge encore rien sur Dieu. Cet homme mourut, dit-on, dans l’impénitence finale où meurent malheureusement beaucoup de beaux génies, à qui Dieu puisse pardonner.
La vie de cet homme si grand offrait beaucoup de petitesses, pour employer l’expression dont se servaient ses ennemis, jaloux de diminuer sa gloire, mais qu’il serait plus convenable de nommer des contre-sens apparents. N’ayant jamais connaissance des déterminations par lesquelles agissent les esprits supérieurs, les envieux ou les niais s’arment aussitôt de quelques contradictions superficielles pour dresser un acte d’accusation sur lequel ils les font momentanément juger. Si, plus tard, le succès couronne les combinaisons attaquées, en montrant la corrélation des préparatifs et des résultats, il subsiste toujours un peu des calomnies d’avant-garde. Ainsi, de nos jours, Napoléon fut condamné par ses contemporains, lorsqu’il déployait les ailes de son aigle sur l’Angleterre : il fallut 1822 pour expliquer 1804 et les bateaux plats de Boulogne.
Chez Desplein, la gloire et la science étant inattaquables, ses ennemis s’en prenaient à son humeur bizarre, à son caractère ; tandis qu’il possédait tout bonnement cette qualité que les Anglais nomment excentricity. Tantôt superbement vêtu comme Crébillon le tragique, tantôt il affectait une singulière indifférence en fait de vêtement ; on le voyait tantôt en voiture, tantôt à pied. Tour à tour brusque et bon, en apparence âpre et avare, mais capable d’offrir sa fortune à ses maîtres exilés qui lui firent l’honneur de l’accepter pendant quelques jours, aucun homme n’a inspiré plus de jugements contradictoires. Quoique capable, pour avoir un cordon noir que les médecins n’auraient pas dû briguer, de laisser tomber à la cour un livre d’heures de sa poche, croyez qu’il se moquait en lui-même de tout ; il avait un profond mépris pour les hommes, après les avoir observés d’en haut et d’en bas, après les avoir surpris dans leur véritable expression, au milieu des actes de l’existence les plus solennels et les plus mesquins. Chez un grand homme, les qualités sont souvent solidaires. Si, parmi ces colosses, l’un d’eux a plus de talent que d’esprit, son esprit est encore plus étendu que celui de qui l’on dit simplement : Il a de l’esprit. Tout génie suppose une vue morale. Cette vue peut s’appliquer à quelque spécialité ; mais qui voit la fleur, doit voir le soleil. Celui qui entendit un diplomate, sauvé par lui, demandant : « Comment va l’Empereur ? » et qui répondit : « Le courtisan revient, l’homme suivra ! » celui-là n’est pas seulement chirurgien ou médecin, il est aussi prodigieusement spirituel. Ainsi, l’observateur patient et assidu de l’humanité légitimera les prétentions exorbitantes de Desplein et le croira, comme il se croyait lui-même, propre à faire un ministre tout aussi grand qu’était le chirurgien.
Parmi les énigmes que présente aux yeux de plusieurs contemporains la vie de Desplein, nous avons choisi l’une des plus intéressantes, parce que le mot s’en trouvera dans la conclusion du récit, et le vengera de quelques sottes accusations.
De tous les élèves que Desplein eut à son hôpital, Horace Bianchon fut un de ceux auxquels il s’attacha le plus vivement. Avant d’être interne à l’Hôtel-Dieu, Horace Bianchon était un étudiant simplement : Il a de l’esprit. Tout génie suppose une vue morale. Cette vue peut s’appliquer à quelque spécialité ; mais qui voit la fleur, doit voir le soleil. Celui qui entendit un diplomate, sauvé par lui, demandant : « Comment va l’Empereur ? » et qui répondit : « Le courtisan revient, l’homme suivra ! » celui-là n’est pas seulement chirurgien ou médecin, il est aussi prodigieusement spirituel. Ainsi, l’observateur patient et assidu de l’humanité légitimera les prétentions exorbitantes de Desplein et le croira, comme il se croyait lui-même, propre à faire un ministre tout aussi grand qu’était le chirurgien.
Parmi les énigmes que présente aux yeux de plusieurs contemporains la vie de Desplein, nous avons choisi l’une des plus intéressantes, parce que le mot s’en trouvera dans la conclusion du récit, et le vengera de quelques sottes accusations.
De tous les élèves que Desplein eut à son hôpital, Horace Bianchon fut un de ceux auxquels il s’attacha le plus vivement. Avant d’être interne à l’Hôtel-Dieu, Horace Bianchon était un étudiant en médecine, logé dans une misérable pension du quartier latin, connue sous le nom de la Maison Vauquer. Ce pauvre jeune homme y sentait les atteintes de cette ardente misère, espèce de creuset d’où les grands talents doivent sortir purs et incorruptibles comme des diamants qui peuvent être soumis à tous les chocs sans se briser. Au feu violent de leurs passions déchaînées, ils acquièrent la probité la plus inaltérable, et contractent l’habitude des luttes qui attendent le génie, par le travail constant dans lequel ils ont cerclé leurs appétits trompés. Horace était un jeune homme droit, incapable de tergiverser dans les questions d’honneur, allant sans phrase au fait, prêt pour ses amis à mettre en gage son manteau, comme à leur donner son temps et ses veilles. Horace était enfin un de ces amis qui ne s’inquiètent pas de ce qu’ils reçoivent en échange de ce qu’ils donnent, certains de recevoir à leur tour plus qu’ils ne donneront. La plupart de ses amis avaient pour lui ce respect intérieur qu’inspire une vertu sans emphase, et plusieurs d’entre eux redoutaient sa censure. Mais ces qualités, Horace les déployait sans pédantisme. Ni puritain ni sermonneur, il jurait de bonne grâce en donnant un conseil, et faisait volontiers un tronçon de chière lie quand l’occasion s’en présentait. Bon compagnon, pas plus prude que ne l’est un cuirassier, rond et franc, non pas comme un marin, car le marin d’aujourd’hui est un rusé diplomate, mais comme un brave jeune homme qui n’a rien à déguiser dans sa vie, il marchait la tète haute et la pensée rieuse. Enfin, pour tout exprimer par un mot, Horace était le Pylade de plus d’un Oreste, les créanciers étant pris aujourd’hui comme la figure la plus réelle des Furies antiques. Il portait sa misère avec cette gaieté qui peut-être est un des plus grands éléments du courage, et comme tous ceux qui n’ont rien, il contractait peu de dettes. Sobre comme un chameau, alerte comme un cerf, il était ferme dans ses idées et dans sa conduite. La vie heureuse de Bianchon commença du jour où l’illustre chirurgien acquit la preuve des qualités et des défauts qui, les uns aussi bien que les autres, rendent doublement précieux à ses amis le docteur Horace Bianchon. Quand un chef de clinique prend dans son giron un jeune homme, ce jeune homme a, comme on dit, le pied dans l’étrier. Desplein ne manquait pas d’emmener Bianchon pour se faire assister par lui dans les maisons opulentes où presque toujours quelque gratification tombait dans l’escarcelle de l’interne, et où se révélaient insensiblement au provincial les mystères de la vie parisienne ; il le gardait dans son cabinet lors de ses consultations, et l’y employait ; parfois, il l’envoyait accompagner un riche malade aux Eaux ; enfin il lui préparait une clientèle. Il résulte de ceci qu’au bout d’un certain temps, le tyran de la chirurgie eut un Séide. Ces deux hommes, l’un au faîte des honneurs et de sa science, jouissant d’une immense fortune et d’une immense gloire ; l’autre, modeste Oméga, n’ayant ni fortune ni gloire, devinrent intimes. Le grand Desplein disait tout à son interne ; l’interne savait si telle femme s’était assise sur une chaise auprès du maître, ou sur le fameux canapé qui se trouvait dans le cabinet et sur lequel Desplein dormait : Bianchon connaissait les mystères de ce tempérament de lion et de taureau, qui finit par élargir, amplifier outre mesure le buste du grand homme, et causa sa mort par le développement du coeur. Il étudia les bizarreries de cette vie si occupée, les projets de cette avarice si sordide, les espérances de l’homme politique caché dans le savant ; il put prévoir les déceptions qui attendaient le seul sentiment enfoui dans ce coeur moins de bronze que bronzé.
Un jour, Bianchon dit à Desplein qu’un pauvre porteur d’eau du quartier Saint-Jacques avait une horrible maladie causée par les fatigues et la misère ; ce pauvre Auvergnat n’avait mangé que des pommes de terre dans le grand hiver de 1821. Desplein laissa tous ses malades. Au risque de crever son cheval, il vola, suivi de Bianchon, chez le pauvre homme et le fit transporter lui-même dans la maison de santé établie par le célèbre Dubois dans le faubourg Saint-Denis. Il alla soigner cet homme, auquel il donna, quand il l’eut rétabli, la somme nécessaire pour acheter un cheval et un tonneau. Cet Auvergnat se distingua par un trait original. Un de ses amis tombe malade, il l’emmène promptement chez Desplein, en disant à son bienfaiteur : – « Je n’aurais pas souffert qu’il allât chez un autre. » Tout bourru qu’il était, Desplein serra la main du porteur d’eau, et lui dit : – « Amène-les-moi tous. » Et il fit entrer l’enfant du Cantal à l’Hôtel-Dieu, où il eut de lui le plus grand soin. Bianchon avait déjà plusieurs fois remarqué chez son chef une prédilection pour les Auvergnats et surtout pour les porteurs d’eau ; mais, comme Desplein mettait une sorte d’orgueil à ses traitements de l’Hôtel-Dieu, l’élève n’y voyait rien de trop étrange.
Un jour, en traversant la place Saint-Sulpice, Bianchon aperçut son maître entrant dans l’église vers neuf heures du matin. Desplein, qui ne faisait jamais alors un pas sans son cabriolet, était à pied, et se coulait par la porte de la rue du Petit-Lion, comme s’il fût entré dans une maison suspecte. Naturellement pris de curiosité, l’interne qui connaissait les opinions de son maître, et qui était Cabaniste en dyable par un y grec (ce qui semble dans Rabelais une supériorité de diablerie), Bianchon se glissa dans Saint-Sulpice, et ne fut pas médiocrement étonné de voir le grand Desplein, cet athée sans pitié pour les anges qui n’offrent point prise aux bistouris, et ne peuvent avoir ni fistules ni gastrites, enfin, cet intrépide dériseur, humblement agenouillé, et où ?... à la chapelle de la Vierge devant laquelle il écouta une messe, donna pour les frais du culte, donna pour les pauvres, en restant sérieux comme s’il se fût agi d’une opération.
– Il ne venait, certes, pas éclaircir des questions relatives à l’accouchement de la Vierge, disait Bianchon dont l’étonnement fut sans bornes. Si je l’avais vu tenant, à la Fête-Dieu, un des cordons du dais, il n’y aurait eu qu’à rire ; mais à cette heure, seul, sans témoins, il y a, certes, de quoi faire penser !
Bianchon ne voulut pas avoir l’air d’espionner le premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu, il s’en alla. Par hasard, Desplein l’invita ce jour-là même à dîner avec lui, hors de chez lui, chez un restaurateur. Entre la poire et le fromage Bianchon arriva, par d’habiles préparations, à parler de la messe, en la qualifiant de momerie et de farce.
– Une farce, dit Desplein, qui a coûté plus de sang à la chrétienté que toutes les batailles de Napoléon et que toutes les sangsues de Broussais ! La messe est une invention papale qui ne remonte pas plus haut que le VIe siècle, et que l’on a basée sur Hoc est corpus. Combien de torrents de sang n’a-t-il pas fallu verser pour établir la Fête-Dieu par l’institution de laquelle la cour de Rome a voulu constater sa victoire dans l’affaire de la Présence Réelle, schisme qui pendant trois siècles a troublé l’Église ! Les guerres du comte de Toulouse et les Albigeois sont la queue de cette affaire. Les Vaudois et les Albigeois se refusaient à reconnaître cette innovation.
Enfin Desplein prit plaisir à se livrer à toute sa verve d’athée, et ce fut un flux de plaisanteries voltairiennes, ou, pour être plus exact, une détestable contrefaçon du Citateur.
– Ouais ! se dit Bianchon en lui-même, où est mon dévot de ce matin ?
Il garda le silence, il douta d’avoir vu son chef à Saint-Sulpice. Desplein n’eût pas pris la peine de mentir à Bianchon : ils se connaissaient trop bien tous deux, ils avaient déjà, sur des points tout aussi graves, échangé des pensées, discuté des systèmes de natura rerum en les sondant ou les disséquant avec les couteaux et le scalpel de l’Incrédulité. Trois mois se passèrent. Bianchon ne donna point de suite à ce fait, quoiqu’il restât gravé dans sa mémoire. Dans cette année, un jour, l’un des médecins de l’Hôtel-Dieu prit Desplein par le bras devant Bianchon, comme pour l’interroger.
– Qu’alliez-vous donc faire à Saint-Sulpice, mon cher maître ? lui dit-il.
– Y voir un prêtre qui a une carie au genou, et que madame la duchesse d’Angoulême m’a fait l’honneur de me recommander, dit Desplein.
Le médecin se paya de cette défaite, mais non Bianchon.
– Ah ! il va voir des genoux malades dans l’église ! Il allait entendre sa messe, se dit l’interne.
Bianchon se promit de guetter Desplein ; il se rappela le jour, l’heure auxquels il l’avait surpris entrant à Saint-Sulpice, et se promit d’y venir l’année suivante au même jour et à la même heure, afin de savoir s’il l’y surprendrait encore. En ce cas, la périodicité de sa dévotion autoriserait une investigation scientifique, car il ne devait pas se rencontrer chez un tel homme une contradiction directe entre la pensée et l’action. L’année suivante, au jour et à l’heure dits, Bianchon, qui déjà n’était plus l’interne de Desplein, vit le cabriolet du chirurgien s’arrêtant au coin de la rue de Tournon et de celle du Petit-Lion, d’où son ami s’en alla jésuitiquement le long des murs à Saint-Sulpice, où il entendit encore sa messe à l’autel de la Vierge. C’était bien Desplein ! le chirurgien en chef, l’athée in petto, le dévot par hasard. L’intrigue s’embrouillait. La persistance de cet illustre savant compliquait tout. Quand Desplein fut sorti, Bianchon s’approcha du sacristain qui vint desservir la chapelle, et lui demanda si ce monsieur était un habitué.
– Voici vingt ans que je suis ici, dit le sacristain, et depuis ce temps monsieur Desplein vient quatre fois par an entendre cette messe ; il l’a fondée.


– Une fondation faite par lui ! dit Bianchon en s’éloignant. Ceci vaut le mystère de l’Immaculée Conception, une chose qui, à elle seule, doit rendre un médecin incrédule.
Il se passa quelque temps sans que le docteur Bianchon, quoique ami de Desplein, fût en position de lui parler de cette particularité de sa vie. S’ils se rencontraient en consultation ou dans le monde, il était difficile de trouver ce moment de confiance et de solitude où l’on demeure les pieds sur les chenets, la tête appuyée sur le dos d’un fauteuil, et pendant lequel deux hommes se disent leurs secrets. Enfin, à sept ans de distance, après la révolution de 1830, quand le peuple se ruait sur l’Archevêché, quand les inspirations républicaines le poussaient à détruire les croix dorées qui poindaient, comme des éclairs, dans l’immensité de cet océan de maisons ; quand l’Incrédulité, côte à côte avec l’Émeute, se carrait dans les rues, Bianchon surprit Desplein entrant encore dans Saint-Sulpice. Le docteur l’y suivit, se mit près de lui, sans que son ami lui fît le moindre signe ou témoignât la moindre surprise. Tous deux entendirent la messe de fondation.


– Me direz-vous, mon cher, dit Bianchon à Desplein quand ils sortirent de l’église, la raison de votre capucinade ? Je vous ai déjà surpris trois fois allant à la messe, vous ! Vous me ferez raison de ce mystère, et m’expliquerez ce désaccord flagrant entre vos opinions et votre conduite. Vous ne croyez pas en Dieu, et vous allez à la messe ! Mon cher maître, vous êtes tenu de me répondre.
– Je ressemble à beaucoup de dévots, à des hommes profondément religieux en apparence, mais tout aussi athées que nous pouvons l’être, vous et moi.
Et ce fut un torrent d’épigrammes sur quelques personnages politiques, dont le plus connu nous offre en ce siècle une nouvelle édition du Tartufe de Molière.
– Je ne vous demande pas tout cela, dit Bianchon, je veux savoir la raison de ce que vous venez de faire ici, pourquoi vous avez fondé cette messe.
– Ma foi, mon cher ami, dit Desplein, je suis sur le bord de ma tombe, je puis bien vous parler des commencements de ma vie.
En ce moment Bianchon et le grand homme se trouvaient dans la rue des Quatre-Vents, une des plus horribles rues de Paris. Desplein montra le sixième étage d’une de ces maisons qui ressemblent à un obélisque, dont la porte bâtarde donne sur une allée au bout de laquelle est un tortueux escalier éclairé par des jours justement nommés des jours de souffrance. C’était une maison verdâtre au rez-de-chaussée de laquelle habitait un marchand de meubles, et qui paraissait loger à chacun de ses étages une différente misère. En levant le bras par un mouvement plein d’énergie, Desplein dit à Bianchon : – J’ai demeuré là-haut deux ans !
– Je le sais, d’Arthez y a demeuré, j’y suis venu presque tous les jours pendant ma première jeunesse, nous l’appelions alors le bocal aux grands hommes ! Après ?
– La messe que je viens d’entendre est liée à des événements qui se sont accomplis alors que j’habitais la mansarde où vous me dites qu’a demeuré d’Arthez, celle à la fenêtre de laquelle flotte une corde chargée de linge au-dessus d’un pot de fleurs. J’ai eu de si rudes commencements, mon cher Bianchon, que je puis disputer à qui que ce soit la palme des souffrances parisiennes. J’ai tout supporté : faim, soif, manque d’argent, manque d’habits, de chaussure et de linge, tout ce que la misère a de plus dur. J’ai soufflé sur mes doigts engourdis dans ce bocal aux grands hommes, que je voudrais aller revoir avec vous. J’ai travaillé pendant un hiver en voyant fumer ma tête, et distinguant l’aire de ma transpiration comme nous voyons celle des chevaux par un jour de gelée. Je ne sais où l’on prend son point d’appui pour résister à cette vie. J’étais seul, sans secours, sans un sou ni pour acheter des livres ni pour payer les frais de mon éducation médicale ; sans un ami : mon caractère irascible, ombrageux, inquiet me desservait. Personne ne voulait voir dans mes irritations le malaise et le travail d’un homme qui, du fond de l’état social où il est, s’agite pour arriver à la surface. Mais j’avais, je puis vous le dire, à vous devant qui je n’ai pas besoin de me draper, j’avais ce lit de bons sentiments et de sensibilité vive qui sera toujours l’apanage des hommes assez forts pour grimper sur un sommet quelconque, après avoir piétiné longtemps dans les marécages de la Misère. Je ne pouvais rien tirer de ma famille, ni de mon pays, au delà de l’insuffisante pension qu’on me faisait. Enfin, à cette époque, je mangeais le matin un petit pain que le boulanger de la rue du Petit-Lion me vendait moins cher parce qu’il était de la veille ou de l’avant-veille, et je l’émiettais dans du lait : mon repas du matin ne me coûtait ainsi que deux sous. Je ne dînais que tous les deux jours dans une pension où le dîner coûtait seize sous. Je ne dépensais ainsi que neuf sous par jour. Vous connaissez aussi bien que moi quel soin je pouvais avoir de mes habits et de ma chaussure ! Je ne sais pas si plus tard nous éprouvons autant de chagrin par la trahison d’un confrère que nous en avons éprouvé, vous comme moi, en apercevant la rieuse grimace d’un soulier qui se découd, en entendant craquer l’entournure d’une redingote. Je ne buvais que de l’eau, j’avais le plus grand respect pour les Cafés. Zoppi m’apparaissait comme une terre promise où les Lucullus du pays latin avaient seuls droit de présence. – Pourrais-je jamais, me disais-je parfois, y prendre une tasse de café à la crème, y jouer une partie de dominos ? Enfin, je reportais dans mes travaux la rage que m’inspirait la misère. Je tâchais d’accaparer des connaissances positives afin d’avoir une immense valeur personnelle, pour mériter la place à laquelle j’arriverais le jour où je serais sorti de mon néant. Je consommais plus d’huile que de pain : la lumière qui m’éclairait pendant ces nuits obstinées me coûtait plus cher que ma nourriture. Ce duel a été long, opiniâtre, sans consolation. Je ne réveillais aucune sympathie autour de moi. Pour avoir des amis, ne faut-il pas se lier avec des jeunes gens, posséder quelques sous afin d’aller gobeloter avec eux, se rendre ensemble partout où vont des étudiants ! Je n’avais rien ! Et personne à Paris ne se figure que rien est rien. Quand il s’agissait de découvrir mes misères, j’éprouvais au gosier cette contraction nerveuse qui fait croire à nos malades qu’il leur remonte une boule de l’oesophage dans le larynx. J’ai plus tard rencontré de ces gens, nés riches, qui, n’ayant jamais manqué de rien, ne connaissent pas le problème de cette règle de trois : Un jeune homme EST au crime comme une pièce de cent sous EST à X. Ces imbéciles dorés me disent : – Pourquoi donc faisiez-vous des dettes ? pourquoi donc contractiez-vous des obligations onéreuses ? Ils me font l’effet de cette princesse qui, sachant que le peuple crevait de faim, disait : – Pourquoi n’achète-t-il pas de la brioche ? Je voudrais bien voir l’un de ces riches, qui se plaint que je lui prends trop cher quand il faut l’opérer, seul dans Paris, sans sou ni maille, sans un ami, sans crédit, et forcé de travailler de ses cinq doigts pour vivre ? Que ferait-il ? où irait-il apaiser sa faim ? Bianchon, si vous m’avez vu quelquefois amer et dur, je superposais alors mes premières douleurs sur l’insensibilité, sur l’égoïsme desquels j’ai eu des milliers de preuves dans les hautes sphères ; ou bien je pensais aux obstacles que la haine, l’envie, la jalousie, la calomnie ont élevés entre le succès et moi. À Paris, quand certaines gens vous voient prêts à mettre le pied à l’étrier, les uns vous tirent par le pan de votre habit, les autres lâchent la boucle de la sous-ventrière pour que vous vous cassiez la tête en tombant ; celui-ci vous déferre le cheval, celui-là vous vole le fouet : le moins traître est celui que vous voyez venir pour vous tirer un coup de pistolet à bout portant. Vous avez assez de talent, mon cher enfant, pour connaître bientôt la bataille horrible, incessante que la médiocrité livre à l’homme supérieur. Si vous perdez vingt-cinq louis un soir, le lendemain vous serez accusé d’être un joueur, et vos meilleurs amis diront que vous avez perdu la veille vingt-cinq mille francs. Ayez mal à la tête, vous passerez pour un fou. Ayez une vivacité, vous serez insociable. Si, pour résister à ce bataillon de pygmées, vous rassemblez en vous des forces supérieures, vos meilleurs amis s’écrieront que vous voulez tout dévorer, que vous avez la prétention de dominer, de tyranniser. Enfin vos qualités deviendront des défauts, vos défauts deviendront des vices, et vos vertus seront des crimes. Si vous avez sauvé quelqu’un, vous l’aurez tué ; si votre malade reparaît, il sera constant que vous aurez assuré le présent aux dépens de l’avenir ; s’il n’est pas mort, il mourra. Bronchez, vous serez tombé ! Inventez quoi que ce soit, réclamez vos droits, vous serez un homme difficultueux, un homme fin, qui ne veut pas laisser arriver les jeunes gens. Ainsi, mon cher, si je ne crois pas en Dieu, je crois encore moins à l’homme. Ne connaissez-vous pas en moi un Desplein entièrement différent du Desplein de qui chacun médit ? Mais ne fouillons pas dans ce tas de boue. Donc, j’habitais cette maison, j’étais à travailler pour pouvoir passer mon premier examen, et je n’avais pas un liard. Vous savez ! j’étais arrivé à l’une de ces dernières extrémités où l’on se dit : Je m’engagerai ! J’avais un espoir. J’attendais de mon pays une malle pleine de linge, un présent de ces vieilles tantes qui, ne connaissant rien de Paris, pensent à vos chemises, en s’imaginant qu’avec trente francs par mois leur neveu mange des ortolans. La malle arriva pendant que j’étais à l’École : elle avait coûté quarante francs de port ; le portier, un cordonnier allemand logé dans une soupente, les avait payés et gardait la malle. Je me suis promené dans la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés et dans la rue de l’École-de-Médecine, sans pouvoir inventer un stratagème qui me livrât ma malle sans être obligé de donner les quarante francs que j’aurais naturellement payés après avoir vendu le linge. Ma stupidité me fit deviner que je n’avais pas d’autre vocation que la chirurgie. Mon cher, les âmes délicates, dont la force s’exerce dans une sphère élevée, manquent de cet esprit d’intrigue, fertile en ressources, en combinaisons ; leur génie, à elles, c’est le hasard : elles ne cherchent pas, elles rencontrent. Enfin, je revins à la nuit, au moment où rentrait mon voisin, un porteur d’eau nommé Bourgeat, un homme de Saint-Flour. Nous nous connaissions comme se connaissent deux locataires qui ont chacun leur chambre sur le même carré, qui s’entendent dormant, toussant, s’habillant, et qui finissent par s’habituer l’un à l’autre. Mon voisin m’apprit que le propriétaire, auquel je devais trois termes, m’avait mis à la porte : il me faudrait déguerpir le lendemain. Lui-même était chassé à cause de sa profession. Je passai la nuit la plus douloureuse de ma vie. – Où prendre un commissionnaire pour emporter mon pauvre ménage, mes livres ? comment payer le commissionnaire et le portier ? où aller ? Ces questions insolubles, je les répétais dans les larmes, comme les fous redisent leurs refrains. Je dormis. La misère a pour elle un divin sommeil plein de beaux rêves. Le lendemain matin, au moment où je mangeais mon écuellée de pain émietté dans mon lait, Bourgeat entre et me dit en mauvais français : « Monchieur l’étudiant, che chuis un pauvre homme, enfant trouvé de l’hospital de Chain-Flour, chans père ni mère, et qui ne chuis pas achez riche pour me marier. Vous n’êtes pas non plus fertile en parents, ni garni de che qui che compte ? Écoutez, j’ai en bas une charrette à bras que j’ai louée à deux chous l’heure, toutes nos affaires peuvent y tenir ; si vous voulez, nous chercherons à nous loger de compagnie, puisque nous chommes chassés d’ici. Che n’est pas après tout le paradis terrestre. – Je le sais bien, lui dis-je, mon brave Bourgeat. Mais je suis bien embarrassé, j’ai en bas une malle qui contient pour cent écus de linge, avec lequel je pourrais payer le propriétaire et ce que je dois au portier, et je n’ai pas cent sous. – Bah ! j’ai quelques monnerons, me répondit joyeusement Bourgeat en me montrant une vieille bourse en cuir crasseux. Gardez votre linge. » Bourgeat paya mes trois termes, le sien, et solda le portier. Puis, il mit nos meubles, mon linge dans sa charrette, et la traîna par les rues en s’arrêtant devant chaque maison où pendait un écriteau. Moi, je montais pour aller voir si le local à louer pouvait nous convenir. À midi nous errions encore dans le quartier latin sans y avoir rien trouvé. Le prix était un grand obstacle. Bourgeat me proposa de déjeuner chez un marchand de vin, à la porte duquel nous laissâmes la charrette. Vers le soir, je découvris dans la cour de Rohan, passage du Commerce, en haut d’une maison, sous les toits, deux chambres séparées par l’escalier. Nous eûmes chacun pour soixante francs de loyer par an. Nous voilà casés, moi et mon humble ami. Nous dînâmes ensemble. Bourgeat, qui gagnait environ cinquante sous par jour, possédait environ cent écus, il allait bientôt pouvoir réaliser son ambition en achetant un tonneau et un cheval. En apprenant ma situation, car il me tira mes secrets avec une profondeur matoise et une bonhomie dont le souvenir me remue encore aujourd’hui le coeur, il renonça pour quelque temps à l’ambition de toute sa vie : Bourgeat était marchand à la voie depuis vingt-deux ans, il sacrifia ses cent écus à mon avenir.
Ici Desplein serra violemment le bras de Bianchon.
– Il me donna l’argent nécessaire à mes examens ! Cet homme, mon ami, comprit que j’avais une mission, que les besoins de mon intelligence passaient avant les siens. Il s’occupa de moi, il m’appelait son petit, il me prêta l’argent nécessaire à mes achats de livres, il venait quelquefois tout doucement me voir travaillant ; enfin il prit des précautions maternelles pour que je substituasse à la nourriture insuffisante et mauvaise à laquelle j’étais condamné, une nourriture saine et abondante. Bourgeat, homme d’environ quarante ans, avait une figure bourgeoise du moyen âge, un front bombé, une tête qu’un peintre aurait pu faire poser comme modèle pour un Lycurgue. Le pauvre homme se sentait le coeur gros d’affections à placer ; il n’avait jamais été aimé que par un caniche mort depuis peu de temps, et dont il me parlait toujours en me demandant si je croyais que l’Église consentirait à dire des messes pour le repos de son âme. Son chien était, disait-il, un vrai chrétien, qui, durant douze années, l’avait accompagné à l’église sans avoir jamais aboyé, écoutant les orgues sans ouvrir la gueule, et restant accroupi près de lui d’un air qui lui faisait croire qu’il priait avec lui. Cet homme reporta sur moi toutes ses affections : il m’accepta comme un être seul et souffrant ; il devint pour moi la mère la plus attentive, le bienfaiteur le plus délicat, enfin l’idéal de cette vertu qui se complaît dans son oeuvre. Quand je le rencontrais dans la rue, il me jetait un regard d’intelligence plein d’une inconcevable noblesse : il affectait alors de marcher comme s’il ne portait rien, il paraissait heureux de me voir en bonne santé, bien vêtu. Ce fut enfin le dévouement du peuple, l’amour de la grisette reporté dans une sphère élevée. Bourgeat faisait mes commissions, il m’éveillait la nuit aux heures dites, il nettoyait ma lampe, frottait notre palier ; aussi bon domestique que bon père, et propre comme une fille anglaise. Il faisait le ménage. Comme Philopémen, il sciait notre bois, et communiquait à toutes ses actions la simplicité du faire, en y gardant sa dignité, car il semblait comprendre que le but ennoblissait tout. Quand je quittai ce brave homme pour entrer à l’Hôtel-Dieu comme interne, il éprouva je ne sais quelle douleur morne en songeant qu’il ne pourrait plus vivre avec moi ; mais il se consola par la perspective d’amasser l’argent nécessaire aux dépenses de ma thèse, et il me fit promettre de le venir voir les jours de sortie. Bourgeat était fier de moi, il m’aimait pour moi et pour lui. Si vous recherchiez ma thèse, vous verriez qu’elle lui a été dédiée. Dans la dernière année de mon internat, j’avais gagné assez d’argent pour rendre tout ce que je devais à ce digne Auvergnat en lui achetant un cheval et un tonneau, il fut outré de colère de savoir que je me privais de mon argent, et néanmoins il était enchanté de voir ses souhaits réalisés ; il riait et me grondait, il regardait son tonneau, son cheval, et s’essuyait une larme en me disant : – C’est mal ! Ah ! le beau tonneau ! Vous avez eu tort, le cheval est fort comme un Auvergnat. Je n’ai rien vu de plus touchant que cette scène. Bourgeat voulut absolument m’acheter cette trousse garnie en argent que vous avez vue dans mon cabinet, et qui en est pour moi la chose la plus précieuse. Quoique enivré par mes premiers succès il ne lui est jamais échappé la moindre parole, le moindre geste qui voulussent dire : C’est à moi qu’est dû cet homme ! Et cependant sans lui la misère m’aurait tué. Le pauvre homme s’était exterminé pour moi : il n’avait mangé que du pain frotté d’ail, afin que j’eusse du café pour suffire à mes veilles. Il tomba malade. J’ai passé, comme vous l’imaginez, les nuits à son chevet, je l’ai tiré d’affaire la première fois ; mais il eut une rechute deux ans après, et malgré les soins les plus assidus, malgré les plus grands efforts de la science, il dut succomber. Jamais roi ne fut soigné comme il le fut. Oui, Bianchon, j’ai tenté, pour arracher cette vie à la mort, des choses inouïes. Je voulais le faire vivre assez pour le rendre témoin de son ouvrage, pour lui réaliser tous ses voeux, pour satisfaire la seule reconnaissance qui m’ait empli le coeur, pour éteindre un foyer qui me brûle encore aujourd’hui ! – Bourgeat, reprit après une pause Desplein visiblement ému, mon second père est mort dans mes bras, me laissant tout ce qu’il possédait par un testament qu’il avait fait chez un écrivain public, et daté de l’année où nous étions venus nous loger dans la cour de Rohan. Cet homme avait la foi du charbonnier. Il aimait la sainte Vierge comme il eût aimé sa femme. Catholique ardent, il ne m’avait jamais dit un mot sur mon irréligion. Quand il fut en danger, il me pria de ne rien ménager pour qu’il eût les secours de l’Église. Je fis dire tous les jours la messe pour lui. Souvent, pendant la nuit, il me témoignait des craintes sur son avenir, il craignait de ne pas avoir vécu assez saintement. Le pauvre homme ! il travaillait du matin au soir. À qui donc appartiendrait le paradis, s’il y a un paradis ? Il a été administré comme un saint qu’il était, et sa mort fut digne de sa vie. Son convoi ne fut suivi que par moi. Quand j’eus mis en terre mon unique bienfaiteur, je cherchai comment m’acquitter envers lui ; je m’aperçus qu’il n’avait ni famille, ni amis, ni femme, ni enfants. Mais il croyait ! il avait une conviction religieuse, avais-je le droit de la discuter ? Il m’avait timidement parlé des messes dites pour le repos des morts, il ne voulait pas m’imposer ce devoir, en pensant que ce serait faire payer ses services. Aussitôt que j’ai pu établir une fondation, j’ai donné à Saint-Sulpice la somme nécessaire pour y faire dire quatre messes par an. Comme la seule chose que je puisse offrir à Bourgeat est la satisfaction de ses pieux désirs, le jour où se dit cette messe, au commencement de chaque saison, j’y vais en son nom, et récite pour lui les prières voulues. Je dis avec la bonne foi du douteur : « Mon Dieu, s’il est une sphère où tu mettes après leur mort ceux qui ont été parfaits, pense au bon Bourgeat ; et s’il y a quelque chose à souffrir pour lui, donne-moi ses souffrances, afin de le faire entrer plus vite dans ce que l’on appelle le paradis. » Voilà, mon cher, tout ce qu’un homme qui a mes opinions peut se permettre. Dieu doit être un bon diable, il ne saurait m’en vouloir. Je vous le jure, je donnerais ma fortune pour que la croyance de Bourgeat pût m’entrer dans la cervelle.
Bianchon, qui soigna Desplein dans sa dernière maladie, n’ose pas affirmer aujourd’hui que l’illustre chirurgien soit mort athée. Des croyants n’aimeront-ils pas à penser que l’humble Auvergnat sera venu lui ouvrir la porte du Ciel, comme il lui ouvrit jadis la porte du temple terrestre au fronton duquel se lit : Aux grands hommes la patrie reconnaissante !