Christian me surplombe en brandissant une cravache en cuir tressé. Il ne porte qu'un
vieux Levi's délavé et déchiré. Il tapote doucement la cravache dans sa paume en me
regardant avec un sourire triomphant. Je suis nue, menottée, écartelée dans son grand lit
à baldaquin. Il passe la pointe de sa cravache de mon front jusqu'au bout de mon nez pour
me faire sentir le cuir lisse et gras, puis sur mes lèvres entrouvertes et haletantes, avant de
l'enfoncer dans ma bouche pour me la faire goûter.
— Suce, m'ordonne-t-il d'une voix douce. Obéissante, je referme la bouche autour de la
pointe de la cravache.
— Assez, aboie-t-il.
Il retire la cravache de ma bouche, la passe sur mon menton, sur mon cou, la fait
tournoyer dans le creux entre mes clavicules, puis glisser entre mes seins jusqu'à mon
nombril. Je me tords en tirant sur les liens qui me mordent les poignets et les chevilles. Il
trace des cercles dans mon nombril, puis s'oriente plein sud, à travers ma toison, jusqu'à
mon clitoris. Il donne une petite chiquenaude avec la cravache, gifle cuisante qui me fait
jouir glorieusement en hurlant ma délivrance.
Tout d'un coup, je me réveille, désorientée, à bout de souffle, inondée de sueur, secouée
par la violence de mon orgasme. Nom de Dieu. Qu'est-ce qui vient de m'arriver ? Je suis
seule dans ma chambre. Comment ? Pourquoi? Je me redresse, encore sous le choc... ça
alors. Il fait jour. Je consulte mon réveil : 8 heures. Je prends ma tête entre mes mains. Je
n'ai jamais eu de rêve érotique. Est-ce quelque chose que j'ai mangé ? Peut-être les
huîtres, ou alors ce sont mes recherches sur Internet qui se sont traduites par ce premier
rêve mouillé. C'est déconcertant. Je n'imaginais pas qu'on puisse avoir un orgasme en
dormant.
Kate s'affaire dans la cuisine quand j'y entre en titubant.
— Ana, ça va ? Tu fais une drôle de tête. C'est la veste de Christian que tu portes ?
Merde, j'aurais dû me regarder dans le miroir. J'évite son regard perçant. Je suis encore
sous le coup de mon rêve.
— Oui, c'est la veste de Christian. Elle fronce les sourcils.
— Tu as dormi ?
— Pas très bien.
Je me dirige vers la bouilloire. Il me faut mon thé.
— Et ce dîner, c'était comment ? Ça y est, c'est parti.
— On a mangé des huîtres, de la morue...
— Pouah, j'ai horreur des huîtres. Mais on s'en fout, de ce que vous avez bouffé.
Christian, il était comment ? Vous avez parlé de quoi ?
— Il a été très attentionné.
Je me tais. Que dire ? Que son résultat VIH est négatif, qu'il adore les jeux de rôles, qu'il
veut que j'obéisse à tous ses ordres, qu'il a déjà fait mal à une femme en la suspendant au
plafond et qu'il voulait me baiser dans le salon privé du Heathman ? Ce serait un bon
résumé de la soirée, non ? J'essaie désespérément de me rappeler un détail que je puisse
raconter à Kate.
— Il n'approuve pas Wanda.
— Il n'est pas le seul, Ana. Pourquoi tant de pudeur ? Allez, aboule, ma cocotte.
— Je ne sais pas, moi... on a parlé de tas de choses. De ses caprices alimentaires, par
exemple. Ah, au fait, il a adoré ta robe.
L'eau commence à bouillir. J'en profite pour faire diversion :
— Tu veux du thé ? Tu veux me lire ton discours ?
— Oui, je veux bien. J'y ai travaillé hier soir. Et, oui, j'aimerais bien du thé.
Kate sort chercher son ordinateur.
Ouf. J'ai réussi à détourner la curiosité de Kate Kavanagh. Je coupe un bagel en deux
pour le glisser dans le grille-pain. Puis je rougis en me rappelant mon rêve. Mais d'où ça
sort, ça ?
Je ne sais plus où j'en suis. La relation que me propose Christian ressemble plutôt à
une offre d'emploi, avec des horaires, une description de poste, et une procédure de
règlement des griefs assez radicale. Ce n'est pas ainsi que j'envisageais ma première
histoire d'amour. Mais, les histoires d'amour, ça n'est pas le truc de Christian, il a été
assez clair là-dessus. Si je lui dis que j'en veux plus, il refusera sans doute... ce qui
compromettra l'accord qu'il m'a proposé. Et voilà ce qui m'inquiète, parce que je ne veux
pas le perdre. Mais je ne suis pas certaine d'avoir le courage d'être sa soumise. Au fond, ce
sont les cannes et les fouets qui me fichent la trouille. Je suis lâche, je ferais n'importe
quoi pour éviter la douleur physique. Je repense à mon rêve... et si c'était comme ça ? Ma
déesse intérieure agite ses pompons de majorette, en me hurlant que oui.
Kate revient dans la cuisine avec son ordinateur. Je me concentre sur mon bagel en
écoutant patiemment son discours de major de la promotion.
Lorsque Ray se pointe sur la véranda dans son costume débraillé, je suis envahie par
une telle bouffée de gratitude et d'amour pour cet homme simple et aimant que je me jette
à son cou. Cette démonstration d'affection assez inhabituelle le prend de court.
— Hé, Annie, moi aussi je suis content de te voir, marmonne-t-il en me serrant dans ses
bras.
Il me lâche, pose ses mains sur mes épaules et me scrute de la tête aux pieds, le front
plissé.
— Ça va, gamine ?
— Mais oui. Une fille n'a pas le droit d'être contente de voir son papa ?
Il sourit, le coin de ses yeux se plisse, et il me suit dans le salon.
— Tu es jolie.
— Kate m'a prêté une robe.
Je baisse les yeux vers ma robe dos-nu en mousseline grise.
— Et Kate, au fait, où est-elle ?
— Elle est déjà sur place. Comme elle prononce un discours, il fallait qu'elle arrive en
avance.
— On y va ?
— Papa, on a encore une demi-heure. Tu veux un thé ? Il faut que tu me donnes des
nouvelles de Montesano. Tu as fait bonne route ?
Ray se gare dans le parking du campus, et nous suivons le flot de toges noires et rouges
qui s'achemine vers le gymnase.
— Annie, tu as l'air nerveuse. Tu as le trac ?
Et merde... Voilà que Ray se met à avoir le sens de l'observation. C'est bien le moment !
— Oui, papa. C'est un grand jour pour moi. Et je vais voir Christian.
— Eh oui, mon bébé a passé sa licence. Je suis très fier de toi, Annie.
— Merci, papa.
Qu'est-ce que je l'aime, cet homme.
Le gymnase est bondé. Ray va s'assoir dans les gradins. J'ai l'impression que
l'anonymat de ma toge et de ma toque me protègent. Il n'y a encore personne sur l'estrade
mais je n'arrive pas à me calmer. Christian est là, quelque part. Kate est peut-être en train
de lui parler, de l'interroger. Je me fraie un chemin jusqu'à ma chaise parmi les autres
étudiants dont le nom commence par un « S ». Comme je suis au deuxième rang, j'espère
passer inaperçue. Regardant derrière moi, je repère Ray tout en haut des gradins. Je lui
adresse un signe. Il y répond, un peu gêné. Je m'assois.
L'auditorium se remplit et le bourdonnement des voix s'intensifie. Je suis flanquée de
deux filles que je ne connais pas, des étudiantes d'un autre département, manifestement
grandes copines, qui se penchent au-dessus de moi pour bavarder.
À 11 heures précises, le président de l'université sort des coulisses, suivi des trois viceprésidents
et des professeurs vêtus de leurs toges. Nous nous levons pour les applaudir.
Certains professeurs inclinent la tête et agitent la main, d'autres ont l'air blasé. Comme
toujours, le professeur Collins, mon directeur d'études, a l'air d'être tombé du lit. Kate et
Christian sont les derniers à arriver sur scène. Christian est superbe avec son costume
gris et ses cheveux cuivrés qui brillent sous les spots. Il a pris son air le plus sérieux et le
plus réservé. Quand il s'assoit, il déboutonne sa veste et j'aperçois sa cravate. Merde
alors... c'est la cravate ! Par réflexe, je me frotte les poignets. Il l'a sûrement choisie exprès.
L'assistance s'assoit et les applaudissements cessent.
— Tu as vu ce mec ? souffle à sa copine l'une de mes voisines, excitée comme une puce.
— Canon !
Je me raidis. Je suis sûre qu'elles ne parlent pas du professeur Collins.
— Ça doit être lui, Christian Grey.
— Il est célibataire ?
Hérissée, j'interviens :
— Je ne crois pas.
— Ah ?
Les deux filles me regardent, étonnées.
— En fait, je crois qu'il est gay.
— Quel gâchis, geint l'une des filles.
Tandis que le président prononce son discours, Christian scrute discrètement la salle.
Je me tasse sur ma chaise en rentrant les épaules pour ne pas me faire remarquer. Peine
perdue : une seconde plus tard, ses yeux trouvent les miens. Il me regarde fixement,
impassible. Je me tortille, hypnotisée par son regard ; le sang me monte lentement au
visage. Mon rêve de ce matin me revient, et les muscles de mon ventre ont un spasme
délectable. J'aspire brusquement. L'ombre fugace d'un sourire passe sur ses lèvres. Il
ferme brièvement les yeux et lorsqu'il les rouvre, son visage est redevenu indifférent. Après
avoir jeté un coup d'oeil au président, il regarde droit devant lui, l'oeil fixé sur l'emblème
de l'université accroché au-dessus de l'entrée. Le président n'en finit plus de discourir,
mais Christian m'ignore obstinément.
Pourquoi ? A-t’il changé d'avis ? Le malaise me gagne. Quand je l'ai planté là hier soir, il
a peut-être cru que c'était fini entre nous. Ou bien il en a marre d'attendre que je me
décide. Ou alors il est furieux que je n'aie pas répondu à son dernier mail. Bon Dieu, j'ai
tout fait foirer.
Les applaudissements éclatent quand Mlle Katherine Kavanagh monte sur l'estrade. Le
président s'assoit, et Kate rejette ses cheveux magnifiques sur ses épaules tout en
disposant ses notes sur le pupitre en prenant tout son temps, sans se laisser intimider par
les mille personnes qui l'observent. Lorsqu'elle est prête, elle sourit, balaie la foule du
regard et se lance dans un discours brillant et plein d'esprit. Mes voisines éclatent de rire
dès qu'elle fait sa première plaisanterie. Katherine Kavanagh, tu es vraiment douée. Je suis
tellement fière d'elle qu'à ce moment-là je ne songe plus à Christian Grey. Même si j'ai déjà
entendu son discours, je l'écoute attentivement. Elle maîtrise son public et l'entraîne avec
elle.
Son thème, c'est « Après l'université, quoi ? ». Quoi, en effet ? Christian observe Kate en
haussant les sourcils - je crois qu'il est étonné. Oui, c'est Kate qui aurait pu l'interviewer.
C'est à Kate qu'il aurait pu faire sa proposition indécente. La belle Kate et le beau
Christian. Je pourrais, comme mes deux voisines, être obligée de me contenter de
l'admirer de loin. Quoique. Kate, elle, l'aurait envoyé se faire foutre. Qu'a-t-elle dit de lui
l'autre jour ? Qu'il lui faisait froid dans le dos. Moi, ce qui me ferait froid dans le dos, ce
serait de voir s'affronter Kate et Christian. Je ne saurais pas sur lequel parier.
Kate conclut son discours avec brio. Spontanément, le public se lève pour lui offrir sa
première standing ovation. Je lui souris en l'acclamant, moi aussi, et elle répond à mon
sourire. Bravo, Kate. Elle s'assoit, le public aussi, et le président se lève pour présenter
Christian... Tiens donc, Christian va faire un discours. Le président esquisse rapidement
son parcours : chef d'entreprise, self-made-man...
— ... mais également un mécène très généreux de notre université. Je souhaite la
bienvenue à M. Christian Grey.
Le président serre vigoureusement la main de Christian tandis que le public applaudit
poliment. J'ai le coeur dans la gorge. Christian s'approche du pupitre et balaie la salle d'un
regard assuré. Mes voisines tendent le cou, captivées. D'ailleurs, j'ai l'impression que la
plupart des femmes ainsi que quelques hommes se sont penchés en avant sur leurs
chaises. Il commence à parler d'une voix douce, posée, hypnotique.
— Je suis profondément touché et reconnaissant de l'honneur que me fait la
Washington State University aujourd'hui. Cela me permet de vous faire connaître le travail
impressionnant réalisé par le département des sciences de l'environnement, ici même.
Nous cherchons à mettre au point des méthodes agricoles viables et écologiquement
durables dans les pays en voie de développement, afin d'aider à éradiquer la faim et la
pauvreté dans le monde. Plus d'un milliard de personnes, surtout en Afrique subsaharienne,
en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, vivent dans une pauvreté abjecte.
Les dysfonctionnements de l'agriculture, endémiques dans ces régions du globe,
provoquent des ravages écologiques et sociaux terribles. J'ai moi-même connu la faim. Ce
projet représente donc un enjeu très personnel pour moi...
Quoi ? Christian a connu la faim ? Alors Jà... Tout s'éclaire. Il était sincère quand il
affirmait qu'il voulait nourrir la planète. Je me ratisse désespérément le cerveau pour me
rappeler les détails de l'article de Kate. Il a été adopté à l'âge de quatre ans, il me semble.
Je ne peux pas m'imaginer que Grâce l'ait affamé, alors ça a dû être avant, quand il était
tout petit. Je déglutis, le coeur serré en songeant à ce garçonnet affamé. Mon Dieu. Quelle
existence a-t’il menée avant que les Grey ne l'adoptent ?
Une indignation violente m'envahit. Pauvre Christian... Philanthrope, pervers, cinglé...
Même si je suis certaine qu'il ne se voit pas comme ça ; il ne supporterait pas qu'on ait
pitié de lui.
Tout d'un coup, la foule se lève pour l'applaudir. Je suis le mouvement, mais je n'ai pas
entendu la moitié de son discours. Je n'arrive pas à croire qu'il arrive à s'occuper d'une
ONG, à diriger une entreprise gigantesque et à me courtiser en même temps. C'est trop
pour un seul homme. Je me rappelle les bribes de conversations au sujet du Darfour, son
obsession de la bouffe... tout se tient.
Il sourit brièvement - même Kate applaudit - puis retourne s'assoir sans regarder dans
ma direction. Nous entamons ensuite le long et fastidieux processus de la remise des
diplômes. Il y a plus de quatre cents étudiants et une bonne heure s'écoule avant qu'on ne
m'appelle. Je m'avance vers l'estrade entre mes deux voisines qui gloussent. Christian
m'adresse un regard chaleureux mais réservé.
— Félicitations, mademoiselle Steele, me dit’il en me serrant la main et en la pressant
doucement.
Lorsque sa chair touche la mienne, je sens une décharge électrique.
— Votre ordinateur est en panne ? me glisse-t-il en me tendant mon diplôme.
— Non.
— Donc, c'est que vous ne répondez pas à mes mails ?
— Je n'ai vu que celui concernant la fusion-acquisition en cours.
Il m'interroge du regard, mais je dois avancer parce que je bloque la file.
Je retourne m'assoir. Des mails ? Il a dû m'en écrire un deuxième.
La cérémonie met encore une heure à se conclure. Cela me paraît interminable. Enfin, le
président et les professeurs quittent la scène sous les applaudissements, suivis par
Christian et Kate. Christian ne me jette même pas un coup d'oeil. Ma déesse intérieure est
vexée comme un pou.
Alors que j'attends que ma rangée se disperse, Kate me fait signe en se dirigeant vers
moi.
— Christian veut te parler, me lance-t-elle.
Mes deux voisines se retournent pour me dévisager, bouches bées.
— Il m'a envoyée te chercher, reprend-elle. Ah...
— Ton discours était génial, Kate.
— Pas mal, non ? sourit-elle. Alors, tu viens ? Il a beaucoup insisté, précise-t-elle en
levant les yeux au ciel.
— Je ne peux pas laisser Ray seul trop longtemps.
Je me tourne vers Ray pour lui faire signe que je reviens dans cinq minutes. Il hoche la
tête et je suis Kate dans les coulisses. Christian est en train de discuter avec le président
et deux des professeurs. Il s'interrompt dès qu'il m'aperçoit.
— Excusez-moi, messieurs.
Il me rejoint et fait un petit sourire à Kate.
— Merci.
Avant qu'elle n'ait pu répondre, il m'attrape par le coude et m'entraîne dans le vestiaire
des hommes. Après avoir vérifié qu'il était vide, il verrouille la porte.
Nom de Dieu, qu'est-ce qu'il me veut ?
— Pourquoi n'as-tu pas répondu à mes mails et à mes SMS ?
Je tombe des nues.
— Je n'ai pas allumé mon ordinateur aujourd'hui ni mon téléphone.
Donc, il a essayé de me joindre. Je tente la tactique de diversion qui s'est avérée si
efficace avec Kate.
— C'était très bien, ton discours.
— Merci.
— Explique-moi tes problèmes avec la nourriture. Exaspéré, il passe sa main dans ses
cheveux.
— Anastasia, je n'ai pas envie de parler de ça pour l'instant, soupire-t-il en fermant les
yeux. J'étais inquiet pour toi.
— Inquiet ? Pourquoi ?
— J'avais peur que tu aies eu un accident dans cette épave qui te sert de voiture.
— Je te demande pardon, mais ma bagnole est en bon état. José la révise régulièrement.
— Le photographe ?
Le visage de Christian devient glacial. Eh merde.
— Oui, la Coccinelle appartenait à sa mère.
— Et sans doute à la mère de sa mère, et à sa mère à elle avant ça. C'est un danger
public, cette bagnole.
— Je roule avec depuis plus de trois ans. Mais je suis désolée que tu te sois autant
inquiété. Pourquoi ne m'as-tu pas appelée sur mon fixe ?
Quand même, il pousse un peu, là. Il inspire profondément.
— Anastasia, j'ai besoin que tu me répondes. Ça me rend fou, d'attendre comme ça...
— Christian, je... écoute, j'ai laissé mon beau-père tout seul.
— Demain. Je veux une réponse d'ici demain.
— D'accord. Demain, je te dirai.
Il recule d'un pas, me regarde froidement et ses épaules se détendent.
— Tu restes prendre un verre ? me demande-t-il.
— Ça dépend de Ray.
— Ton beau-père ? J'aimerais faire sa connaissance. Non... Pourquoi ?
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Christian déverrouille la porte, les lèvres
pincées.
— Tu as honte de moi ?
— Non !
C'est à mon tour d'être exaspérée.
— Je te présente comment ? « Papa, voici l'homme qui m'a déflorée et qui veut entamer
une relation sado-maso avec moi ? » J'espère que tu cours vite.
Christian me fusille du regard, mais les commissures de ses lèvres tressaillent. Et, bien
que je sois furieuse contre lui, je ne peux pas m'empêcher de répondre à son sourire.
— Sache que je cours très vite, en effet. Tu n'as qu'à lui dire que je suis un ami,
Anastasia.
Il m'ouvre la porte. J'ai la tête qui tourne. Le président, les trois vice-présidents, quatre
professeurs et Kate me fixent des yeux tandis que je passe devant eux. Merde. Laissant
Christian avec les profs, je pars chercher Ray.
Tu n'as qu'à lui dire que je suis un ami.
Un ami avec bénéfices, ricane ma conscience. Je sais, je sais... Je chasse cette pensée
déplaisante. Comment présenterai-je Christian à Ray ? La salle est encore à moitié pleine
et Ray n'a pas bougé de son siège. Il me voit, agite la main et descend.
— Hé, Annie. Félicitations.
Il pose le bras sur mes épaules.
— Tu veux venir prendre un verre dans la tente ?
— Bien sûr. C'est ton grand jour. On fait ce que tu veux.
— On n'est pas obligés si tu n'en as pas envie. S'il te plaît, dis non...
— Annie, je viens de passer deux heures et demie à écouter des discours à n'en plus
finir. J'ai besoin de boire un coup.
Je passe mon bras sous le sien et nous suivons la foule dans la chaleur du début
d'après-midi. Nous passons devant la file d'attente du photographe officiel.
— Au fait, on en fait une pour l'album de famille, Annie ? dit Ray en tirant un appareil
photo de sa poche.
Je lève les yeux au ciel tandis qu'il me photographie.
— Je peux retirer ma toge et ma toque, maintenant ? Je me sens un peu tarte avec ça.
Parce que tu es une tarte... Ma conscience est d'humeur railleuse. Alors comme ça, tu vas
présenter Ray au type qui te baise ? Elle me dévisage d'un oeil sévère par-dessus ses
lunettes. Il va être fier de toi, ton père. Bon sang, qu'est-ce que je la déteste, parfois.
L'immense tente est bondée d'étudiants, de parents, de professeurs et d'amis qui
bavardent joyeusement. Ray me tend une coupe de Champagne, ou plutôt de mousseux
bas de gamme, tiède et trop sucré. Je songe à Christian... Cane lui plaira pas.
— Ana !
Je me retourne. Ethan Kavanagh me prend dans ses bras et me fait tournoyer sans
renverser une goutte de mon vin - un exploit.
— Félicitations !
Il me sourit largement ; ses yeux verts pétillent.
Quelle surprise ! Il est sexy, avec ses boucles blond foncé en bataille, et il est aussi
beau que Kate : leur ressemblance est frappante.
— Waouh ! Ethan ! Qu'est-ce que je suis contente de te voir ! Papa, je te présente
Ethan, le frère de Kate. Ethan : mon père, Ray Steele.
Ils se serrent la main. Mon père jauge Ethan d'un oeil nonchalant tandis que je
l'interroge :
— Tu es rentré quand d'Europe ?
— Il y a une semaine, mais je voulais faire la surprise à ma petite soeur, m'affirme-t-il
d'un air de conspirateur.
— C'est gentil.
— Je ne voulais pas rater l'événement. Il a l'air extrêmement fier de sa soeur.
— Son discours était formidable, dis-je.
— En effet, acquiesce Ray.
Ethan me tient toujours par la taille lorsque je croise le regard gris glacial de Christian
Grey, qui s'approche avec Kate. Elle fait la bise à Ray, qui s'empourpre :
— Bonjour Ray. Vous connaissez le petit ami d'Ana ? Christian Grey ?
Bordel de putain de merde... Kate ! Ma tête se vide d'un coup de tout son sang.
— Ravi de vous rencontrer, monsieur Steele, dit Christian d'une voix chaleureuse.
Il ne semble absolument pas déconcerté par la façon dont Kate l'a présenté. Tout à son
honneur, Ray non plus : il serre la main que lui tend Christian.
Merci beaucoup, Katherine Kavanagh. Je crois que ma conscience est tombée dans les
pommes.
— Monsieur Grey, murmure Ray.
Son visage ne trahit aucune émotion mais ses grands yeux bruns, légèrement
écarquillés, se tournent vers moi comme pour me demander « tu comptais me l'annoncer
quand ? ». Je me mords la lèvre.
— Et voici mon frère, Ethan Kavanagh, dit Kate à Christian.
Christian adresse un regard glacial à Ethan, qui m'enlace toujours.
— Monsieur Kavanagh.
Ils se serrent la main. Christian me tend la sienne.
— Ana, bébé.
Ce mot doux manque me faire défaillir.
Je m'arrache à l'étreinte d'Ethan pour rejoindre Christian. Kate me sourit. Elle savait
très bien ce qu'elle faisait, cette chipie !
— Ethan, papa et maman voudraient nous parler, lance-t-elle en entraînant son frère.
— Alors, les jeunes, vous vous connaissez depuis longtemps ?
Ray nous dévisage tranquillement, Christian et moi.
Je suis incapable d'articuler un mot. Je voudrais que la terre s'ouvre pour m'engloutir.
Christian m'enlace et caresse mon dos nu de son pouce avant de poser sa main sur mon
épaule.
— Environ deux semaines. Nous nous sommes rencontrés quand Anastasia est venue
m'interviewer pour le journal des étudiants.
— Tu ne m'avais pas dit que tu travaillais pour le journal, Ana, me reproche Ray.
Je retrouve enfin ma voix.
— Kate était souffrante. Je l'ai remplacée au pied levé.
— Très beau discours, monsieur Grey.
— Merci, monsieur. Ana m'a dit que vous aimiez beaucoup la pêche à la ligne ?
Ray hausse les sourcils et sourit - il le fait rarement, mais ses sourires sont toujours
sincères - et ils entament une discussion sur la pêche, tellement passionnée que je
commence à me sentir de trop. Bref, Christian fait son numéro de charme à mon père...
comme il te l'a fait à toi, me lance ma conscience. Je m'excuse pour aller retrouver Kate.
Elle est en train de bavarder avec ses parents, qui m'accueillent chaleureusement. Nous
échangeons quelques banalités sur leur voyage aux Bermudes et notre déménagement.
Dès que je peux prendre Kate à part, je l'engueule :
— Kate, comment as-tu pu dire ça à Ray ?
— Tu ne l'aurais jamais fait. Christian a des problèmes d'engagement, non ? Comme ça,
il ne peut plus reculer, m'explique Kate avec un sourire angélique.
Je la foudroie du regard. C'est moi qui ne veux pas m'engager, idiote ! Moi !
— Il l'a très bien pris, Ana. Arrête de flipper. Regarde-le : il ne te quitte pas des yeux.
Ray et Christian sont en effet en train de me regarder.
— Il t'observe tout le temps.
— Il faut que j'aille à la rescousse de Ray... Ou de Christian. Je n'ai pas dit mon dernier
mot, Katherine Kavanagh !
— Ana, je t'ai rendu service ! me lance-t-elle dans mon dos.
— Me revoilà, dis-je à Christian et Ray.
Ils ont l'air de bien s'entendre. Christian savoure sa petite plaisanterie et mon père a
l'air très détendu, lui qui l'est si rarement en public. De quoi ont’ils parlé, à part la pêche ?
— Ana, où sont les toilettes ? me demande Ray.
— En face de la tente, à gauche.
— Je reviens tout de suite. Amusez-vous bien, les enfants.
Ray s'éclipse. Je jette un coup d'oeil anxieux à Christian. Nous nous taisons le temps de
poser pour le photographe officiel. Le flash m'aveugle.
— Alors tu as aussi fait ton numéro de charme à mon père ?
— Aussi ?
Christian hausse un sourcil. Je rougis. Il me caresse la joue du bout des doigts.
— J'aimerais bien savoir ce que tu penses, Anastasia, me chuchote-t-il.
Il prend mon menton dans sa main pour me renverser la tête en arrière afin que nous
puissions nous regarder dans les yeux. Ce simple contact me coupe le souffle. Comment
peut-il avoir un tel effet sur moi, même dans cette tente bondée ?
— En ce moment, ce que je pense, c'est que tu as une bien jolie cravate.
Il glousse.
— Depuis peu, c'est ma préférée.
Je vire à l'écarlate.
— Tu es ravissante, Anastasia. Cette robe te va bien, et en plus elle me permet de
caresser la peau magnifique de ton dos.
Tout d'un coup, c'est comme si nous étions seuls. Mon corps tout entier s'est animé,
mes nerfs vibrent, une charge électrique m'attire vers lui.
— Tu sais que ce sera bon, toi et moi, bébé, non ? me souffle-t-il.
Je ferme les yeux. Je fonds.
— Mais j'en veux plus.
— Plus ?
Il m'interroge du regard, perplexe, d'un oeil qui s'assombrit. Je hoche la tête en
déglutissant. Maintenant, c'est dit.
— Plus, répète-t-il comme s'il découvrait ce mot si court, si simple, si prometteur.
Son pouce caresse ma lèvre inférieure.
— Tu veux des fleurs et des chocolats. Je hoche de nouveau la tête.
— Anastasia, reprend-il doucement, je ne sais pas faire ça.
— Moi non plus.
Il esquisse un sourire.
— Tu ne connais pas grand-chose à l'amour.
— Et toi, tu connais les mauvaises choses.
— Mauvaises ? Pas pour moi.
Il secoue la tête. Il a l'air tellement sincère.
— Essaie, chuchote-t-il, la tête penchée sur l'épaule avec un sourire en coin.
Je m'étrangle, et tout d'un coup, je suis comme Eve dans le jardin d'Éden, incapable de
résister au serpent.
— Très bien.
— Pardon ?
Je déglutis.
— Très bien, j'accepte d'essayer.
— Tu acceptes notre accord ? Manifestement, il n'en croit pas ses oreilles.
— Oui, sous réserve des limites à négocier.
J'ai parlé d'une toute petite voix. Christian ferme les yeux et me serre dans ses bras.
— Bon sang, Ana, tu es tellement déroutante. Tu me coupes le souffle.
Il relâche son étreinte alors que Ray nous rejoint ; j'entends à nouveau le brouhaha de
la tente. Nous ne sommes plus seuls au monde. Oh mon Dieu, je viens d'accepter d'être sa
soumise. Christian sourit à Ray, l'oeil pétillant de joie.
— Annie, tu veux qu'on aille déjeuner ? me propose mon père.
Qu'as-tu fait ? me hurle ma conscience. Quant à ma déesse intérieure, elle exécute un
numéro digne d'une gymnaste russe aux J.O.
— Voulez-vous vous joindre à nous, Christian ? lui demande Ray.
Je me tourne vers Christian pour le supplier du regard de refuser. J'ai besoin de recul
pour réfléchir... putain, qu'est-ce que j'ai fait là ?
— Merci, monsieur Steele, mais je suis déjà pris. J'ai été ravi de faire votre
connaissance.
— Moi de même, répond Ray. Prenez soin de ma petite fille.
— J'en ai bien l'intention.
Ils se serrent la main. J'ai la nausée. Ray n'a aucune idée de la façon dont Christian
compte prendre soin de moi. Christian me fait un baisemain en me regardant d'un oeil de
braise.
— À plus tard, mademoiselle Steele, me souffle-t-il d'une voix chargée de promesses.
Mon ventre se noue à cette idée. Minute, là... il a dit à plus tard ?
Ray me prend par le coude pour m'entraîner vers la sortie de la tente.
— Ton Christian m'a tout l'air d'un jeune homme sérieux. Tu aurais pu trouver pire,
Annie. Mais je me demande bien pourquoi j'ai dû l'apprendre par Katherine, me gronde-til.
Je hausse les épaules comme pour m'excuser.
— En tout cas, n'importe quel type qui s'y connaît en pêche à la ligne a ma bénédiction.
Oh la vache. Ray lui donne sa bénédiction. Si seulement il savait.
Ray me dépose chez moi en fin de journée.
— Appelle ta mère.
— Bien sûr. Merci d'être venu, papa.
— Je n'aurais raté ça pour rien au monde, Annie. Je suis tellement fier de toi.
Aïe. Non. Je ne vais pas encore me mettre à pleurer ? Une grosse boule se forme dans
ma gorge et je le serre bien fort dans mes bras. Il m'enlace, perplexe. Ça y est, je sanglote.
— Hé, Annie, ma chérie, me console Ray. C'est un grand jour pour toi... hein ? Tu veux
que je te fasse un thé?
Je ris malgré mes larmes. Le thé, selon Ray, c'est la panacée universelle. D'après ma
mère, on peut toujours compter sur lui pour un bon thé chaud, à défaut de paroles
chaleureuses.
— Non, papa, ça va. J'ai été tellement contente de te voir. Je te rendrai visite très
bientôt, dès que je serai installée à Seattle.
— Bonne chance pour tes entretiens. Tiens-moi au courant.
— Promis, papa.
— Je t'aime, Annie.
— Je t'aime moi aussi, papa.
Il sourit, m'adresse un regard affectueux et remonte dans sa voiture. J'agite la main
tandis qu'il s'éloigne dans le crépuscule, puis je rentre d'un pas traînant dans
l'appartement.
La première chose que je fais, c'est de vérifier mon téléphone. La batterie est à plat : je
dois retrouver mon chargeur et le brancher avant de consulter mes messages. Quatre
appels manques, un message vocal et deux SMS. Les trois appels manques sont de
Christian... Le quatrième est de José, qui m'a laissé un message pour me féliciter. J'ouvre
les SMS.
« Tu es bien rentrée ? »
« Appelle-moi. »
Tous deux sont de Christian. Pourquoi ne m'a-t’il pas appelée sur le fixe ? Je vais dans
ma chambre et j'allume la machine infernale.
De : Christian Grey
Cinquante Nuances de Grey
160
Objet : Ce soir
Date : 25 mai 2011 23:58
À : Anastasia Steele
J'espère que tu es bien rentrée dans ton épave. Dis-moi que tout va bien.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Bon sang... pourquoi la Coccinelle l'inquiète-t-elle autant ? Elle m'a donné trois années
de bons et loyaux services, et José la révise régulièrement. Le mail suivant de Christian
date d'aujourd'hui.
De : Christian Grey
Objet : Limites à négocier
Date : 26 mai 2011 17:22
À : Anastasia Steele
Que puis-je ajouter à ce que je t'ai déjà dit ? Je serai ravi d'en discuter quand tu voudras. Tu étais
ravissante aujourd'hui.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Je clique sur « répondre ».
De : Anastasia Steele
Objet : Limites à négocier
Date : 26 mai 2011 19:23
À : Christian Grey
Je peux passer ce soir pour en discuter si tu veux.
Ana
De : Christian Grey
Objet : Limites à négocier
Date : 26 mai 2011 19:27
À : Anastasia Steele
C'est moi qui me déplacerai. J'étais sérieux quand je t'ai dit que ça me faisait peur que tu conduises
cette voiture. J'arrive tout de suite.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Merde alors... Il arrive tout de suite ! Il faudra que je lui rende l'édition originale de
Thomas Hardy, toujours posée sur une étagère dans le salon. Je ne peux pas la garder.
J'enveloppe les bouquins dans du papier Kraft et y inscris une citation tirée de Tess :
« J’accepte les conditions, Angel : car tu sais mieux que quiconque ce que devrait être ma punition : seulement –
seulement – ne la rends pas plus dure que je ne pourrais le supporter ! »
EL James
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