Christian me surplombe en brandissant une cravache en cuir tressé. Il ne porte qu'un
vieux Levi's délavé et déchiré. Il tapote doucement la cravache dans sa paume en me
regardant avec un sourire triomphant. Je suis nue, menottée, écartelée dans son grand lit
à baldaquin. Il passe la pointe de sa cravache de mon front jusqu'au bout de mon nez pour
me faire sentir le cuir lisse et gras, puis sur mes lèvres entrouvertes et haletantes, avant de
l'enfoncer dans ma bouche pour me la faire goûter.
— Suce, m'ordonne-t-il d'une voix douce. Obéissante, je referme la bouche autour de la
pointe de la cravache.
— Assez, aboie-t-il.
Il retire la cravache de ma bouche, la passe sur mon menton, sur mon cou, la fait
tournoyer dans le creux entre mes clavicules, puis glisser entre mes seins jusqu'à mon
nombril. Je me tords en tirant sur les liens qui me mordent les poignets et les chevilles. Il
trace des cercles dans mon nombril, puis s'oriente plein sud, à travers ma toison, jusqu'à
mon clitoris. Il donne une petite chiquenaude avec la cravache, gifle cuisante qui me fait
jouir glorieusement en hurlant ma délivrance.
Tout d'un coup, je me réveille, désorientée, à bout de souffle, inondée de sueur, secouée
par la violence de mon orgasme. Nom de Dieu. Qu'est-ce qui vient de m'arriver ? Je suis
seule dans ma chambre. Comment ? Pourquoi? Je me redresse, encore sous le choc... ça
alors. Il fait jour. Je consulte mon réveil : 8 heures. Je prends ma tête entre mes mains. Je
n'ai jamais eu de rêve érotique. Est-ce quelque chose que j'ai mangé ? Peut-être les
huîtres, ou alors ce sont mes recherches sur Internet qui se sont traduites par ce premier
rêve mouillé. C'est déconcertant. Je n'imaginais pas qu'on puisse avoir un orgasme en
dormant.
Kate s'affaire dans la cuisine quand j'y entre en titubant.
— Ana, ça va ? Tu fais une drôle de tête. C'est la veste de Christian que tu portes ?
Merde, j'aurais dû me regarder dans le miroir. J'évite son regard perçant. Je suis encore
sous le coup de mon rêve.
— Oui, c'est la veste de Christian. Elle fronce les sourcils.
— Tu as dormi ?
— Pas très bien.
Je me dirige vers la bouilloire. Il me faut mon thé.
— Et ce dîner, c'était comment ? Ça y est, c'est parti.
— On a mangé des huîtres, de la morue...
— Pouah, j'ai horreur des huîtres. Mais on s'en fout, de ce que vous avez bouffé.
Christian, il était comment ? Vous avez parlé de quoi ?
— Il a été très attentionné.
Je me tais. Que dire ? Que son résultat VIH est négatif, qu'il adore les jeux de rôles, qu'il
veut que j'obéisse à tous ses ordres, qu'il a déjà fait mal à une femme en la suspendant au
plafond et qu'il voulait me baiser dans le salon privé du Heathman ? Ce serait un bon
résumé de la soirée, non ? J'essaie désespérément de me rappeler un détail que je puisse
raconter à Kate.
— Il n'approuve pas Wanda.
— Il n'est pas le seul, Ana. Pourquoi tant de pudeur ? Allez, aboule, ma cocotte.
— Je ne sais pas, moi... on a parlé de tas de choses. De ses caprices alimentaires, par
exemple. Ah, au fait, il a adoré ta robe.
L'eau commence à bouillir. J'en profite pour faire diversion :
— Tu veux du thé ? Tu veux me lire ton discours ?
— Oui, je veux bien. J'y ai travaillé hier soir. Et, oui, j'aimerais bien du thé.
Kate sort chercher son ordinateur.
Ouf. J'ai réussi à détourner la curiosité de Kate Kavanagh. Je coupe un bagel en deux
pour le glisser dans le grille-pain. Puis je rougis en me rappelant mon rêve. Mais d'où ça
sort, ça ?
Je ne sais plus où j'en suis. La relation que me propose Christian ressemble plutôt à
une offre d'emploi, avec des horaires, une description de poste, et une procédure de
règlement des griefs assez radicale. Ce n'est pas ainsi que j'envisageais ma première
histoire d'amour. Mais, les histoires d'amour, ça n'est pas le truc de Christian, il a été
assez clair là-dessus. Si je lui dis que j'en veux plus, il refusera sans doute... ce qui
compromettra l'accord qu'il m'a proposé. Et voilà ce qui m'inquiète, parce que je ne veux
pas le perdre. Mais je ne suis pas certaine d'avoir le courage d'être sa soumise. Au fond, ce
sont les cannes et les fouets qui me fichent la trouille. Je suis lâche, je ferais n'importe
quoi pour éviter la douleur physique. Je repense à mon rêve... et si c'était comme ça ? Ma
déesse intérieure agite ses pompons de majorette, en me hurlant que oui.
Kate revient dans la cuisine avec son ordinateur. Je me concentre sur mon bagel en
écoutant patiemment son discours de major de la promotion.
Lorsque Ray se pointe sur la véranda dans son costume débraillé, je suis envahie par
une telle bouffée de gratitude et d'amour pour cet homme simple et aimant que je me jette
à son cou. Cette démonstration d'affection assez inhabituelle le prend de court.
— Hé, Annie, moi aussi je suis content de te voir, marmonne-t-il en me serrant dans ses
bras.
Il me lâche, pose ses mains sur mes épaules et me scrute de la tête aux pieds, le front
plissé.
— Ça va, gamine ?
— Mais oui. Une fille n'a pas le droit d'être contente de voir son papa ?
Il sourit, le coin de ses yeux se plisse, et il me suit dans le salon.
— Tu es jolie.
— Kate m'a prêté une robe.
Je baisse les yeux vers ma robe dos-nu en mousseline grise.
— Et Kate, au fait, où est-elle ?
— Elle est déjà sur place. Comme elle prononce un discours, il fallait qu'elle arrive en
avance.
— On y va ?
— Papa, on a encore une demi-heure. Tu veux un thé ? Il faut que tu me donnes des
nouvelles de Montesano. Tu as fait bonne route ?
Ray se gare dans le parking du campus, et nous suivons le flot de toges noires et rouges
qui s'achemine vers le gymnase.
— Annie, tu as l'air nerveuse. Tu as le trac ?
Et merde... Voilà que Ray se met à avoir le sens de l'observation. C'est bien le moment !
— Oui, papa. C'est un grand jour pour moi. Et je vais voir Christian.
— Eh oui, mon bébé a passé sa licence. Je suis très fier de toi, Annie.
— Merci, papa.
Qu'est-ce que je l'aime, cet homme.
Le gymnase est bondé. Ray va s'assoir dans les gradins. J'ai l'impression que
l'anonymat de ma toge et de ma toque me protègent. Il n'y a encore personne sur l'estrade
mais je n'arrive pas à me calmer. Christian est là, quelque part. Kate est peut-être en train
de lui parler, de l'interroger. Je me fraie un chemin jusqu'à ma chaise parmi les autres
étudiants dont le nom commence par un « S ». Comme je suis au deuxième rang, j'espère
passer inaperçue. Regardant derrière moi, je repère Ray tout en haut des gradins. Je lui
adresse un signe. Il y répond, un peu gêné. Je m'assois.
L'auditorium se remplit et le bourdonnement des voix s'intensifie. Je suis flanquée de
deux filles que je ne connais pas, des étudiantes d'un autre département, manifestement
grandes copines, qui se penchent au-dessus de moi pour bavarder.
À 11 heures précises, le président de l'université sort des coulisses, suivi des trois viceprésidents
et des professeurs vêtus de leurs toges. Nous nous levons pour les applaudir.
Certains professeurs inclinent la tête et agitent la main, d'autres ont l'air blasé. Comme
toujours, le professeur Collins, mon directeur d'études, a l'air d'être tombé du lit. Kate et
Christian sont les derniers à arriver sur scène. Christian est superbe avec son costume
gris et ses cheveux cuivrés qui brillent sous les spots. Il a pris son air le plus sérieux et le
plus réservé. Quand il s'assoit, il déboutonne sa veste et j'aperçois sa cravate. Merde
alors... c'est la cravate ! Par réflexe, je me frotte les poignets. Il l'a sûrement choisie exprès.
L'assistance s'assoit et les applaudissements cessent.
— Tu as vu ce mec ? souffle à sa copine l'une de mes voisines, excitée comme une puce.
— Canon !
Je me raidis. Je suis sûre qu'elles ne parlent pas du professeur Collins.
— Ça doit être lui, Christian Grey.
— Il est célibataire ?
Hérissée, j'interviens :
— Je ne crois pas.
— Ah ?
Les deux filles me regardent, étonnées.
— En fait, je crois qu'il est gay.
— Quel gâchis, geint l'une des filles.
Tandis que le président prononce son discours, Christian scrute discrètement la salle.
Je me tasse sur ma chaise en rentrant les épaules pour ne pas me faire remarquer. Peine
perdue : une seconde plus tard, ses yeux trouvent les miens. Il me regarde fixement,
impassible. Je me tortille, hypnotisée par son regard ; le sang me monte lentement au
visage. Mon rêve de ce matin me revient, et les muscles de mon ventre ont un spasme
délectable. J'aspire brusquement. L'ombre fugace d'un sourire passe sur ses lèvres. Il
ferme brièvement les yeux et lorsqu'il les rouvre, son visage est redevenu indifférent. Après
avoir jeté un coup d'oeil au président, il regarde droit devant lui, l'oeil fixé sur l'emblème
de l'université accroché au-dessus de l'entrée. Le président n'en finit plus de discourir,
mais Christian m'ignore obstinément.
Pourquoi ? A-t’il changé d'avis ? Le malaise me gagne. Quand je l'ai planté là hier soir, il
a peut-être cru que c'était fini entre nous. Ou bien il en a marre d'attendre que je me
décide. Ou alors il est furieux que je n'aie pas répondu à son dernier mail. Bon Dieu, j'ai
tout fait foirer.
Les applaudissements éclatent quand Mlle Katherine Kavanagh monte sur l'estrade. Le
président s'assoit, et Kate rejette ses cheveux magnifiques sur ses épaules tout en
disposant ses notes sur le pupitre en prenant tout son temps, sans se laisser intimider par
les mille personnes qui l'observent. Lorsqu'elle est prête, elle sourit, balaie la foule du
regard et se lance dans un discours brillant et plein d'esprit. Mes voisines éclatent de rire
dès qu'elle fait sa première plaisanterie. Katherine Kavanagh, tu es vraiment douée. Je suis
tellement fière d'elle qu'à ce moment-là je ne songe plus à Christian Grey. Même si j'ai déjà
entendu son discours, je l'écoute attentivement. Elle maîtrise son public et l'entraîne avec
elle.
Son thème, c'est « Après l'université, quoi ? ». Quoi, en effet ? Christian observe Kate en
haussant les sourcils - je crois qu'il est étonné. Oui, c'est Kate qui aurait pu l'interviewer.
C'est à Kate qu'il aurait pu faire sa proposition indécente. La belle Kate et le beau
Christian. Je pourrais, comme mes deux voisines, être obligée de me contenter de
l'admirer de loin. Quoique. Kate, elle, l'aurait envoyé se faire foutre. Qu'a-t-elle dit de lui
l'autre jour ? Qu'il lui faisait froid dans le dos. Moi, ce qui me ferait froid dans le dos, ce
serait de voir s'affronter Kate et Christian. Je ne saurais pas sur lequel parier.
Kate conclut son discours avec brio. Spontanément, le public se lève pour lui offrir sa
première standing ovation. Je lui souris en l'acclamant, moi aussi, et elle répond à mon
sourire. Bravo, Kate. Elle s'assoit, le public aussi, et le président se lève pour présenter
Christian... Tiens donc, Christian va faire un discours. Le président esquisse rapidement
son parcours : chef d'entreprise, self-made-man...
— ... mais également un mécène très généreux de notre université. Je souhaite la
bienvenue à M. Christian Grey.
Le président serre vigoureusement la main de Christian tandis que le public applaudit
poliment. J'ai le coeur dans la gorge. Christian s'approche du pupitre et balaie la salle d'un
regard assuré. Mes voisines tendent le cou, captivées. D'ailleurs, j'ai l'impression que la
plupart des femmes ainsi que quelques hommes se sont penchés en avant sur leurs
chaises. Il commence à parler d'une voix douce, posée, hypnotique.
— Je suis profondément touché et reconnaissant de l'honneur que me fait la
Washington State University aujourd'hui. Cela me permet de vous faire connaître le travail
impressionnant réalisé par le département des sciences de l'environnement, ici même.
Nous cherchons à mettre au point des méthodes agricoles viables et écologiquement
durables dans les pays en voie de développement, afin d'aider à éradiquer la faim et la
pauvreté dans le monde. Plus d'un milliard de personnes, surtout en Afrique subsaharienne,
en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, vivent dans une pauvreté abjecte.
Les dysfonctionnements de l'agriculture, endémiques dans ces régions du globe,
provoquent des ravages écologiques et sociaux terribles. J'ai moi-même connu la faim. Ce
projet représente donc un enjeu très personnel pour moi...
Quoi ? Christian a connu la faim ? Alors Jà... Tout s'éclaire. Il était sincère quand il
affirmait qu'il voulait nourrir la planète. Je me ratisse désespérément le cerveau pour me
rappeler les détails de l'article de Kate. Il a été adopté à l'âge de quatre ans, il me semble.
Je ne peux pas m'imaginer que Grâce l'ait affamé, alors ça a dû être avant, quand il était
tout petit. Je déglutis, le coeur serré en songeant à ce garçonnet affamé. Mon Dieu. Quelle
existence a-t’il menée avant que les Grey ne l'adoptent ?
Une indignation violente m'envahit. Pauvre Christian... Philanthrope, pervers, cinglé...
Même si je suis certaine qu'il ne se voit pas comme ça ; il ne supporterait pas qu'on ait
pitié de lui.
Tout d'un coup, la foule se lève pour l'applaudir. Je suis le mouvement, mais je n'ai pas
entendu la moitié de son discours. Je n'arrive pas à croire qu'il arrive à s'occuper d'une
ONG, à diriger une entreprise gigantesque et à me courtiser en même temps. C'est trop
pour un seul homme. Je me rappelle les bribes de conversations au sujet du Darfour, son
obsession de la bouffe... tout se tient.
Il sourit brièvement - même Kate applaudit - puis retourne s'assoir sans regarder dans
ma direction. Nous entamons ensuite le long et fastidieux processus de la remise des
diplômes. Il y a plus de quatre cents étudiants et une bonne heure s'écoule avant qu'on ne
m'appelle. Je m'avance vers l'estrade entre mes deux voisines qui gloussent. Christian
m'adresse un regard chaleureux mais réservé.
— Félicitations, mademoiselle Steele, me dit’il en me serrant la main et en la pressant
doucement.
Lorsque sa chair touche la mienne, je sens une décharge électrique.
— Votre ordinateur est en panne ? me glisse-t-il en me tendant mon diplôme.
— Non.
— Donc, c'est que vous ne répondez pas à mes mails ?
— Je n'ai vu que celui concernant la fusion-acquisition en cours.
Il m'interroge du regard, mais je dois avancer parce que je bloque la file.
Je retourne m'assoir. Des mails ? Il a dû m'en écrire un deuxième.
La cérémonie met encore une heure à se conclure. Cela me paraît interminable. Enfin, le
président et les professeurs quittent la scène sous les applaudissements, suivis par
Christian et Kate. Christian ne me jette même pas un coup d'oeil. Ma déesse intérieure est
vexée comme un pou.
Alors que j'attends que ma rangée se disperse, Kate me fait signe en se dirigeant vers
moi.
— Christian veut te parler, me lance-t-elle.
Mes deux voisines se retournent pour me dévisager, bouches bées.
— Il m'a envoyée te chercher, reprend-elle. Ah...
— Ton discours était génial, Kate.
— Pas mal, non ? sourit-elle. Alors, tu viens ? Il a beaucoup insisté, précise-t-elle en
levant les yeux au ciel.
— Je ne peux pas laisser Ray seul trop longtemps.
Je me tourne vers Ray pour lui faire signe que je reviens dans cinq minutes. Il hoche la
tête et je suis Kate dans les coulisses. Christian est en train de discuter avec le président
et deux des professeurs. Il s'interrompt dès qu'il m'aperçoit.
— Excusez-moi, messieurs.
Il me rejoint et fait un petit sourire à Kate.
— Merci.
Avant qu'elle n'ait pu répondre, il m'attrape par le coude et m'entraîne dans le vestiaire
des hommes. Après avoir vérifié qu'il était vide, il verrouille la porte.
Nom de Dieu, qu'est-ce qu'il me veut ?
— Pourquoi n'as-tu pas répondu à mes mails et à mes SMS ?
Je tombe des nues.
— Je n'ai pas allumé mon ordinateur aujourd'hui ni mon téléphone.
Donc, il a essayé de me joindre. Je tente la tactique de diversion qui s'est avérée si
efficace avec Kate.
— C'était très bien, ton discours.
— Merci.
— Explique-moi tes problèmes avec la nourriture. Exaspéré, il passe sa main dans ses
cheveux.
— Anastasia, je n'ai pas envie de parler de ça pour l'instant, soupire-t-il en fermant les
yeux. J'étais inquiet pour toi.
— Inquiet ? Pourquoi ?
— J'avais peur que tu aies eu un accident dans cette épave qui te sert de voiture.
— Je te demande pardon, mais ma bagnole est en bon état. José la révise régulièrement.
— Le photographe ?
Le visage de Christian devient glacial. Eh merde.
— Oui, la Coccinelle appartenait à sa mère.
— Et sans doute à la mère de sa mère, et à sa mère à elle avant ça. C'est un danger
public, cette bagnole.
— Je roule avec depuis plus de trois ans. Mais je suis désolée que tu te sois autant
inquiété. Pourquoi ne m'as-tu pas appelée sur mon fixe ?
Quand même, il pousse un peu, là. Il inspire profondément.
— Anastasia, j'ai besoin que tu me répondes. Ça me rend fou, d'attendre comme ça...
— Christian, je... écoute, j'ai laissé mon beau-père tout seul.
— Demain. Je veux une réponse d'ici demain.
— D'accord. Demain, je te dirai.
Il recule d'un pas, me regarde froidement et ses épaules se détendent.
— Tu restes prendre un verre ? me demande-t-il.
— Ça dépend de Ray.
— Ton beau-père ? J'aimerais faire sa connaissance. Non... Pourquoi ?
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Christian déverrouille la porte, les lèvres
pincées.
— Tu as honte de moi ?
— Non !
C'est à mon tour d'être exaspérée.
— Je te présente comment ? « Papa, voici l'homme qui m'a déflorée et qui veut entamer
une relation sado-maso avec moi ? » J'espère que tu cours vite.
Christian me fusille du regard, mais les commissures de ses lèvres tressaillent. Et, bien
que je sois furieuse contre lui, je ne peux pas m'empêcher de répondre à son sourire.
— Sache que je cours très vite, en effet. Tu n'as qu'à lui dire que je suis un ami,
Anastasia.
Il m'ouvre la porte. J'ai la tête qui tourne. Le président, les trois vice-présidents, quatre
professeurs et Kate me fixent des yeux tandis que je passe devant eux. Merde. Laissant
Christian avec les profs, je pars chercher Ray.
Tu n'as qu'à lui dire que je suis un ami.
Un ami avec bénéfices, ricane ma conscience. Je sais, je sais... Je chasse cette pensée
déplaisante. Comment présenterai-je Christian à Ray ? La salle est encore à moitié pleine
et Ray n'a pas bougé de son siège. Il me voit, agite la main et descend.
— Hé, Annie. Félicitations.
Il pose le bras sur mes épaules.
— Tu veux venir prendre un verre dans la tente ?
— Bien sûr. C'est ton grand jour. On fait ce que tu veux.
— On n'est pas obligés si tu n'en as pas envie. S'il te plaît, dis non...
— Annie, je viens de passer deux heures et demie à écouter des discours à n'en plus
finir. J'ai besoin de boire un coup.
Je passe mon bras sous le sien et nous suivons la foule dans la chaleur du début
d'après-midi. Nous passons devant la file d'attente du photographe officiel.
— Au fait, on en fait une pour l'album de famille, Annie ? dit Ray en tirant un appareil
photo de sa poche.
Je lève les yeux au ciel tandis qu'il me photographie.
— Je peux retirer ma toge et ma toque, maintenant ? Je me sens un peu tarte avec ça.
Parce que tu es une tarte... Ma conscience est d'humeur railleuse. Alors comme ça, tu vas
présenter Ray au type qui te baise ? Elle me dévisage d'un oeil sévère par-dessus ses
lunettes. Il va être fier de toi, ton père. Bon sang, qu'est-ce que je la déteste, parfois.
L'immense tente est bondée d'étudiants, de parents, de professeurs et d'amis qui
bavardent joyeusement. Ray me tend une coupe de Champagne, ou plutôt de mousseux
bas de gamme, tiède et trop sucré. Je songe à Christian... Cane lui plaira pas.
— Ana !
Je me retourne. Ethan Kavanagh me prend dans ses bras et me fait tournoyer sans
renverser une goutte de mon vin - un exploit.
— Félicitations !
Il me sourit largement ; ses yeux verts pétillent.
Quelle surprise ! Il est sexy, avec ses boucles blond foncé en bataille, et il est aussi
beau que Kate : leur ressemblance est frappante.
— Waouh ! Ethan ! Qu'est-ce que je suis contente de te voir ! Papa, je te présente
Ethan, le frère de Kate. Ethan : mon père, Ray Steele.
Ils se serrent la main. Mon père jauge Ethan d'un oeil nonchalant tandis que je
l'interroge :
— Tu es rentré quand d'Europe ?
— Il y a une semaine, mais je voulais faire la surprise à ma petite soeur, m'affirme-t-il
d'un air de conspirateur.
— C'est gentil.
— Je ne voulais pas rater l'événement. Il a l'air extrêmement fier de sa soeur.
— Son discours était formidable, dis-je.
— En effet, acquiesce Ray.
Ethan me tient toujours par la taille lorsque je croise le regard gris glacial de Christian
Grey, qui s'approche avec Kate. Elle fait la bise à Ray, qui s'empourpre :
— Bonjour Ray. Vous connaissez le petit ami d'Ana ? Christian Grey ?
Bordel de putain de merde... Kate ! Ma tête se vide d'un coup de tout son sang.
— Ravi de vous rencontrer, monsieur Steele, dit Christian d'une voix chaleureuse.
Il ne semble absolument pas déconcerté par la façon dont Kate l'a présenté. Tout à son
honneur, Ray non plus : il serre la main que lui tend Christian.
Merci beaucoup, Katherine Kavanagh. Je crois que ma conscience est tombée dans les
pommes.
— Monsieur Grey, murmure Ray.
Son visage ne trahit aucune émotion mais ses grands yeux bruns, légèrement
écarquillés, se tournent vers moi comme pour me demander « tu comptais me l'annoncer
quand ? ». Je me mords la lèvre.
— Et voici mon frère, Ethan Kavanagh, dit Kate à Christian.
Christian adresse un regard glacial à Ethan, qui m'enlace toujours.
— Monsieur Kavanagh.
Ils se serrent la main. Christian me tend la sienne.
— Ana, bébé.
Ce mot doux manque me faire défaillir.
Je m'arrache à l'étreinte d'Ethan pour rejoindre Christian. Kate me sourit. Elle savait
très bien ce qu'elle faisait, cette chipie !
— Ethan, papa et maman voudraient nous parler, lance-t-elle en entraînant son frère.
— Alors, les jeunes, vous vous connaissez depuis longtemps ?
Ray nous dévisage tranquillement, Christian et moi.
Je suis incapable d'articuler un mot. Je voudrais que la terre s'ouvre pour m'engloutir.
Christian m'enlace et caresse mon dos nu de son pouce avant de poser sa main sur mon
épaule.
— Environ deux semaines. Nous nous sommes rencontrés quand Anastasia est venue
m'interviewer pour le journal des étudiants.
— Tu ne m'avais pas dit que tu travaillais pour le journal, Ana, me reproche Ray.
Je retrouve enfin ma voix.
— Kate était souffrante. Je l'ai remplacée au pied levé.
— Très beau discours, monsieur Grey.
— Merci, monsieur. Ana m'a dit que vous aimiez beaucoup la pêche à la ligne ?
Ray hausse les sourcils et sourit - il le fait rarement, mais ses sourires sont toujours
sincères - et ils entament une discussion sur la pêche, tellement passionnée que je
commence à me sentir de trop. Bref, Christian fait son numéro de charme à mon père...
comme il te l'a fait à toi, me lance ma conscience. Je m'excuse pour aller retrouver Kate.
Elle est en train de bavarder avec ses parents, qui m'accueillent chaleureusement. Nous
échangeons quelques banalités sur leur voyage aux Bermudes et notre déménagement.
Dès que je peux prendre Kate à part, je l'engueule :
— Kate, comment as-tu pu dire ça à Ray ?
— Tu ne l'aurais jamais fait. Christian a des problèmes d'engagement, non ? Comme ça,
il ne peut plus reculer, m'explique Kate avec un sourire angélique.
Je la foudroie du regard. C'est moi qui ne veux pas m'engager, idiote ! Moi !
— Il l'a très bien pris, Ana. Arrête de flipper. Regarde-le : il ne te quitte pas des yeux.
Ray et Christian sont en effet en train de me regarder.
— Il t'observe tout le temps.
— Il faut que j'aille à la rescousse de Ray... Ou de Christian. Je n'ai pas dit mon dernier
mot, Katherine Kavanagh !
— Ana, je t'ai rendu service ! me lance-t-elle dans mon dos.
— Me revoilà, dis-je à Christian et Ray.
Ils ont l'air de bien s'entendre. Christian savoure sa petite plaisanterie et mon père a
l'air très détendu, lui qui l'est si rarement en public. De quoi ont’ils parlé, à part la pêche ?
— Ana, où sont les toilettes ? me demande Ray.
— En face de la tente, à gauche.
— Je reviens tout de suite. Amusez-vous bien, les enfants.
Ray s'éclipse. Je jette un coup d'oeil anxieux à Christian. Nous nous taisons le temps de
poser pour le photographe officiel. Le flash m'aveugle.
— Alors tu as aussi fait ton numéro de charme à mon père ?
— Aussi ?
Christian hausse un sourcil. Je rougis. Il me caresse la joue du bout des doigts.
— J'aimerais bien savoir ce que tu penses, Anastasia, me chuchote-t-il.
Il prend mon menton dans sa main pour me renverser la tête en arrière afin que nous
puissions nous regarder dans les yeux. Ce simple contact me coupe le souffle. Comment
peut-il avoir un tel effet sur moi, même dans cette tente bondée ?
— En ce moment, ce que je pense, c'est que tu as une bien jolie cravate.
Il glousse.
— Depuis peu, c'est ma préférée.
Je vire à l'écarlate.
— Tu es ravissante, Anastasia. Cette robe te va bien, et en plus elle me permet de
caresser la peau magnifique de ton dos.
Tout d'un coup, c'est comme si nous étions seuls. Mon corps tout entier s'est animé,
mes nerfs vibrent, une charge électrique m'attire vers lui.
— Tu sais que ce sera bon, toi et moi, bébé, non ? me souffle-t-il.
Je ferme les yeux. Je fonds.
— Mais j'en veux plus.
— Plus ?
Il m'interroge du regard, perplexe, d'un oeil qui s'assombrit. Je hoche la tête en
déglutissant. Maintenant, c'est dit.
— Plus, répète-t-il comme s'il découvrait ce mot si court, si simple, si prometteur.
Son pouce caresse ma lèvre inférieure.
— Tu veux des fleurs et des chocolats. Je hoche de nouveau la tête.
— Anastasia, reprend-il doucement, je ne sais pas faire ça.
— Moi non plus.
Il esquisse un sourire.
— Tu ne connais pas grand-chose à l'amour.
— Et toi, tu connais les mauvaises choses.
— Mauvaises ? Pas pour moi.
Il secoue la tête. Il a l'air tellement sincère.
— Essaie, chuchote-t-il, la tête penchée sur l'épaule avec un sourire en coin.
Je m'étrangle, et tout d'un coup, je suis comme Eve dans le jardin d'Éden, incapable de
résister au serpent.
— Très bien.
— Pardon ?
Je déglutis.
— Très bien, j'accepte d'essayer.
— Tu acceptes notre accord ? Manifestement, il n'en croit pas ses oreilles.
— Oui, sous réserve des limites à négocier.
J'ai parlé d'une toute petite voix. Christian ferme les yeux et me serre dans ses bras.
— Bon sang, Ana, tu es tellement déroutante. Tu me coupes le souffle.
Il relâche son étreinte alors que Ray nous rejoint ; j'entends à nouveau le brouhaha de
la tente. Nous ne sommes plus seuls au monde. Oh mon Dieu, je viens d'accepter d'être sa
soumise. Christian sourit à Ray, l'oeil pétillant de joie.
— Annie, tu veux qu'on aille déjeuner ? me propose mon père.
Qu'as-tu fait ? me hurle ma conscience. Quant à ma déesse intérieure, elle exécute un
numéro digne d'une gymnaste russe aux J.O.
— Voulez-vous vous joindre à nous, Christian ? lui demande Ray.
Je me tourne vers Christian pour le supplier du regard de refuser. J'ai besoin de recul
pour réfléchir... putain, qu'est-ce que j'ai fait là ?
— Merci, monsieur Steele, mais je suis déjà pris. J'ai été ravi de faire votre
connaissance.
— Moi de même, répond Ray. Prenez soin de ma petite fille.
— J'en ai bien l'intention.
Ils se serrent la main. J'ai la nausée. Ray n'a aucune idée de la façon dont Christian
compte prendre soin de moi. Christian me fait un baisemain en me regardant d'un oeil de
braise.
— À plus tard, mademoiselle Steele, me souffle-t-il d'une voix chargée de promesses.
Mon ventre se noue à cette idée. Minute, là... il a dit à plus tard ?
Ray me prend par le coude pour m'entraîner vers la sortie de la tente.
— Ton Christian m'a tout l'air d'un jeune homme sérieux. Tu aurais pu trouver pire,
Annie. Mais je me demande bien pourquoi j'ai dû l'apprendre par Katherine, me gronde-til.
Je hausse les épaules comme pour m'excuser.
— En tout cas, n'importe quel type qui s'y connaît en pêche à la ligne a ma bénédiction.
Oh la vache. Ray lui donne sa bénédiction. Si seulement il savait.
Ray me dépose chez moi en fin de journée.
— Appelle ta mère.
— Bien sûr. Merci d'être venu, papa.
— Je n'aurais raté ça pour rien au monde, Annie. Je suis tellement fier de toi.
Aïe. Non. Je ne vais pas encore me mettre à pleurer ? Une grosse boule se forme dans
ma gorge et je le serre bien fort dans mes bras. Il m'enlace, perplexe. Ça y est, je sanglote.
— Hé, Annie, ma chérie, me console Ray. C'est un grand jour pour toi... hein ? Tu veux
que je te fasse un thé?
Je ris malgré mes larmes. Le thé, selon Ray, c'est la panacée universelle. D'après ma
mère, on peut toujours compter sur lui pour un bon thé chaud, à défaut de paroles
chaleureuses.
— Non, papa, ça va. J'ai été tellement contente de te voir. Je te rendrai visite très
bientôt, dès que je serai installée à Seattle.
— Bonne chance pour tes entretiens. Tiens-moi au courant.
— Promis, papa.
— Je t'aime, Annie.
— Je t'aime moi aussi, papa.
Il sourit, m'adresse un regard affectueux et remonte dans sa voiture. J'agite la main
tandis qu'il s'éloigne dans le crépuscule, puis je rentre d'un pas traînant dans
l'appartement.
La première chose que je fais, c'est de vérifier mon téléphone. La batterie est à plat : je
dois retrouver mon chargeur et le brancher avant de consulter mes messages. Quatre
appels manques, un message vocal et deux SMS. Les trois appels manques sont de
Christian... Le quatrième est de José, qui m'a laissé un message pour me féliciter. J'ouvre
les SMS.
« Tu es bien rentrée ? »
« Appelle-moi. »
Tous deux sont de Christian. Pourquoi ne m'a-t’il pas appelée sur le fixe ? Je vais dans
ma chambre et j'allume la machine infernale.
De : Christian Grey
Cinquante Nuances de Grey
160
Objet : Ce soir
Date : 25 mai 2011 23:58
À : Anastasia Steele
J'espère que tu es bien rentrée dans ton épave. Dis-moi que tout va bien.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Bon sang... pourquoi la Coccinelle l'inquiète-t-elle autant ? Elle m'a donné trois années
de bons et loyaux services, et José la révise régulièrement. Le mail suivant de Christian
date d'aujourd'hui.
De : Christian Grey
Objet : Limites à négocier
Date : 26 mai 2011 17:22
À : Anastasia Steele
Que puis-je ajouter à ce que je t'ai déjà dit ? Je serai ravi d'en discuter quand tu voudras. Tu étais
ravissante aujourd'hui.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Je clique sur « répondre ».
De : Anastasia Steele
Objet : Limites à négocier
Date : 26 mai 2011 19:23
À : Christian Grey
Je peux passer ce soir pour en discuter si tu veux.
Ana
De : Christian Grey
Objet : Limites à négocier
Date : 26 mai 2011 19:27
À : Anastasia Steele
C'est moi qui me déplacerai. J'étais sérieux quand je t'ai dit que ça me faisait peur que tu conduises
cette voiture. J'arrive tout de suite.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Merde alors... Il arrive tout de suite ! Il faudra que je lui rende l'édition originale de
Thomas Hardy, toujours posée sur une étagère dans le salon. Je ne peux pas la garder.
J'enveloppe les bouquins dans du papier Kraft et y inscris une citation tirée de Tess :
« J’accepte les conditions, Angel : car tu sais mieux que quiconque ce que devrait être ma punition : seulement –
seulement – ne la rends pas plus dure que je ne pourrais le supporter ! »
EL James
lundi 20 janvier 2014
dimanche 5 janvier 2014
CINQUANTE NUANCES DE GREY: CHAPITRE XIII
— Sans faute, mon coeur. Au revoir.
— Au revoir.
De retour dans ma chambre, j'allume la machine infernale pour vérifier mes mails.
Christian m'a écrit dans la nuit. Mon rythme cardiaque fait aussitôt une embardée, et
j'entends le sang battre dans mes oreilles. Merde, merde... il va m'envoyer me faire foutre,
j'en suis sûre, ou alors il annule le dîner. Cette idée m'est si pénible que je la chasse
aussitôt pour ouvrir le mail.
Le lendemain, j'appelle ma mère en rentrant du travail. La journée a été plutôt
tranquille chez Clayton's, ce qui m'a donné beaucoup trop de temps pour réfléchir. Ma
confrontation prochaine avec monsieur Maniaque-du-contrôle me fait peur ; je me
demande si ma réaction au contrat n'a pas été trop négative. Et s'il me laissait tomber ?
Ma mère se répand en excuses, elle est effondrée de ne pouvoir assister à ma remise des
diplômes. Bob s'est fait une entorse. On lui a ordonné le repos complet et ma mère doit
s'occuper de lui.
— Ana ma chérie, je suis tellement navrée, pleurniche-t-elle.
— Maman, ne t'en fais pas, Ray sera là.
— Tu as l'air soucieuse - ça va, mon bébé ?
— Oui maman.
Si seulement elle savait. Un type d'une richesse obscène me propose une relation
perverse où je n'aurai pas mon mot à dire.
— Tu as rencontré quelqu'un ?
— Non, maman.
Pas question d'aborder le sujet avec elle.
— En tout cas, mon coeur, je penserai très fort à toi jeudi. Je t'aime... tu le sais, ma
chérie ?
— Moi aussi je t'aime, maman. Embrasse Bob pour moi, et prends bien soin de lui.
De : Christian Grey
Objet : Vos problèmes
Date : 24 mai 2011 01:27
À : Anastasia Steele
Chère mademoiselle Steele,
Après lecture de vos remarques, je me permets d'attirer votre attention sur la définition du mot «
soumis ».
Cinquante Nuances de Grey
134
Soumis [su.mi], participe passé, adjectif
1. Enclin ou disposé â se soumettre ; humblement obéissant : domestiques soumis.
2.Caractérisé par, ou indiquant la soumission : une réponse soumise.
Étymologie : Première moitié du xiie siècle, de suzmetre « mettre dans un état de dépendance (par la
force) » Synonymes : 1. Docile, obéissant, accommodant, souple. 2. Passif, résigné, patient, dompté,
subjugué. Antonymes : Rebelle, désobéissant.
Veuillez la prendre en considération lors de notre réunion de mercredi.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Ma première réaction est le soulagement. Au moins, il est disposé à discuter, et il veut
toujours me voir demain.
De : Anastasia Steele
Objet : Mes problèmes... et les vôtres, alors ?
Date : 24 mai 2011 18:29
À : Christian Grey
Monsieur,
Veuillez noter la date de l'origine du mot « soumettre » : xiie siècle. Je me permets respectueusement
de vous signaler que nous sommes en 2011. Nous avons fait un bout de chemin depuis ce temps-là.
Puis-je me permettre à mon tour de vous proposer une définition à prendre en considération lors de
notre réunion :
Compromis [ko~pRomi], substantif masculin
1 .Action qui implique des concessions réciproques ; transaction : La vie en société nécessite des
compromis.
2. Moyen terme, état intermédiaire, transition : Cette attitude est un compromis entre te classicisme et
le modernisme.
3. Convention par laquelle les parties dans un litige soumettent l'objet de celui-ci à un arbitrage.
4. Participe passé de compromettre : Exposer quelque chose à un danger, à une atteinte, à un risque,
diminuer les possibilités de réussite de quelque chose ou de quelqu'un : Compromettre sa réputation.
Ana
De : Christian Grey
Objet : Et mes problèmes, alors ?
Date : 24 mai 2011 18:32
À : Anastasia Steele
Encore une fois, vous avez marqué un point, mademoiselle Steele. Je passerai vous prendre chez vous
à 19 heures demain.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
De : Anastasia Steele
Objet : Femmes au volant Date : 24 mai 2011 18:40
À : Christian Grey
Monsieur,
J'ai une voiture. J'ai mon permis. Je préférerais vous rejoindre quelque part. Où dois-je vous retrouver
? À votre hôtel à 19 heures ?
Ana
De : Christian Grey
Objet : Les obstinées
Date : 24 mai 2011 18:43
À : Anastasia Steele
Chère mademoiselle Steele,
En référence à mon mail daté du 24 mai 2011 à 1 h 27 et à la définition incluse :
Pensez-vous arriver un jour à faire ce qu'on vous dit de faire ?
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
De : Anastasia Steele
Objet : Les inflexibles
Date : 24 mai 2011 18:49
A : Christian Grey
Monsieur Grey,
J'aimerais prendre ma voiture. S'il vous plaît.
Ana
De : Christian Grey
Objet : Les exaspérés
Date : 24 mai 2011 18:52
À : Anastasia Steele
Très bien. Mon hôtel à 19 heures. Je vous rejoindrai au Marble Bar.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Même par mail, on voit qu'il est grognon. Ne comprend-il donc pas que j'aurai peut-être
envie de m'enfuir en vitesse? Non pas que ma Coccinelle soit un bolide... mais tout de
même, il me faut un moyen de m'évader.
De : Anastasia Steele
Objet : Pas si inflexibles que ça
Date : 24 mai 2011 18:55
À : Christian Grey
Merci.
Ana xx
De : Christian Grey
Objet : Les exaspérantes
Date : 24 mai 2011 18:59
À : Anastasia Steele
Je vous en prie.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
J'appelle Ray, qui s'apprête à regarder un match de foot, de sorte que notre conversation
est brève. Il arrive à Portland jeudi. Après la remise des diplômes, il m'invite à dîner. J'ai le
coeur serré en parlant à Ray, et une énorme boule se forme dans ma gorge. Durant toutes
les tribulations amoureuses de ma mère, Ray a été mon point de repère. Il m'a toujours
traitée comme si j'étais sa fille, et j'ai très hâte de le revoir. J'ai besoin de sa force
tranquille : elle me donnera peut-être de la force à mon tour.
Kate et moi continuons à faire des cartons tout en buvant du vin rouge. Quand je vais
enfin me coucher après avoir pratiquement fini d'emballer mes affaires, je me sens plus
calme. Cette activité physique m'a changé les idées, et je suis fatiguée. Blottie sous
l'édredon, je m'endors aussitôt.
Paul est rentré de Princeton avant de repartir pour New York où il entame un stage
dans une société financière. Il n'arrête pas de me suivre partout dans le magasin pour me
demander un rendez-vous. Je n'en peux plus.
— Paul, pour la centième fois, j'ai un dîner ce soir.
— Non, c'est faux, tu dis ça pour m'éviter. Tu passes ton temps à m'éviter.
En effet... et tu n'en tires pas de conclusion particulière ?
— Paul, ce n'est pas une bonne idée de sortir avec le frère du patron.
— Justement, à partir de vendredi tu ne travailleras plus ici.
— À partir de samedi je vais vivre à Seattle, et toi tu pars t'installer à New York. En plus,
j'ai vraiment un dîner ce soir.
— Avec José ?
— Non.
— Qui, alors ?
Je soupire, exaspérée. Quel entêtement !
— Christian Grey.
Paul me fixe du regard, stupéfait. Décidément, même le nom de Christian frappe les
gens de mutisme.
— Tu sors avec Christian Grey ? articule-t-il enfin. Manifestement, il ne me croit pas.
— Oui.
— Je vois.
J'en veux à Paul d'être aussi étonné par cette nouvelle. Ma déesse intérieure aussi. Elle
lui adresse un signe très vulgaire avec son majeur.
Kate m'a prêté deux tenues, une pour le dîner de ce soir, l'autre pour la cérémonie de
demain. Je regrette de ne pas m'intéresser à la mode et de ne pas faire plus d'efforts
vestimentaires, mais les fringues, ça n'est vraiment pas mon truc. C'est quoi votre truc,
Anastasia ? La question de Christian revient me hanter. Je secoue la tête en essayant
d'apaiser mon trac. J'opte pour le fourreau prune, pudique et d'allure assez
professionnelle -après tout, j'ai un contrat à négocier.
Je prends ma douche, me rase les aisselles et les jambes et me lave les cheveux, que je
passe une bonne demi-heure à sécher afin qu'ils retombent en douces ondulations sur
mes seins et mon dos. Je les relève avec un peigne d'un côté, puis je mets du mascara et
du gloss. Je me maquille rarement - je ne sais pas m'y prendre. Aucune de mes héroïnes
de roman n'a jamais eu à se maquiller, autrement, je serais sans doute mieux renseignée
sur ce sujet. Je passe des escarpins à talons aiguilles assortis à la robe, et, à 18 h 30, je
suis prête.
— Comment me trouves-tu ?
Kate sourit en hochant la tête, admirative.
— Eh ben dis donc, quand tu fais un effort, ça vaut le coup ! Tu es super-sexy !
— Sexy ? Le but, c'était d'avoir l'air réservée et professionnelle.
— Ah bon ? En tout cas, la couleur te va vraiment bien. Et comme la robe est moulante,
elle montre tout ce qu'il faut.
Elle a un petit rire salace.
— Kate !
— Je suis réaliste, c'est tout, Ana. Tu es superbe. Il va te manger dans la main.
Je pince les lèvres. Ah la la, si tu savais, c'est tout le contraire.
— Souhaite-moi bonne chance.
— Tu as besoin de chance pour un dîner en tête à tête ?
Elle fronce les sourcils, perplexe.
— Oui, Kate.
— Alors bonne chance.
Je dois retirer mes escarpins pour conduire Wanda. Je me range en face du Heathman
à 18 h 58 exactement. Le voiturier regarde ma Coccinelle d'un air méprisant, mais je m'en
fous. J'inspire profondément et, en me préparant mentalement au combat, j'entre dans
l'hôtel.
Christian est accoudé au bar avec un verre de vin blanc. Il porte, comme toujours, une
chemise en lin blanc, avec un jean, une cravate et une veste noirs. Ses cheveux sont aussi
rebelles que d'habitude. Je soupire en restant debout un moment à l'entrée du bar pour
l'admirer. Il jette un coup d'oeil nerveux vers l'entrée et se fige en m'apercevant, avant de
m'adresser un sourire paresseux et sexy qui me fait fondre. Tout en m'efforçant de me pas
me mordiller la lèvre, j'avance en priant sainte Empotée de m'aider à ne pas trébucher
avec mes talons aiguilles. Il vient à ma rencontre.
— Tu es superbe, murmure-t-il en se penchant pour m'embrasser sur la joue. Une robe,
mademoiselle Steele. J'approuve.
Il me donne le bras pour me conduire vers un box et fait signe au serveur.
— Tu veux quoi ?
Je souris brièvement en m'asseyant - au moins, il m'a demandé mon avis.
— La même chose que toi, s'il te plaît.
Tu vois ? Je sais parfois être gentille et bien me tenir. Amusé, il commande un autre
verre de sancerre et s'assied en face de moi.
— Ils ont une cave excellente, ici, commente-t-il.
Il s'accoude et joint ses doigts à la hauteur de sa bouche, l'air curieusement ému.
Comme toujours, j'éprouve pour lui une attirance qui me remue jusqu'au fond du ventre.
Mais aujourd'hui, il faut que je conserve mon sang-froid.
— Nerveuse ?
— Oui.
Il se penche en avant.
— Moi aussi, murmure-t-il d'une voix de conspirateur.
Lui ? Nerveux ? Impossible. Il m'adresse son adorable petit sourire en coin. Le serveur
arrive avec notre vin, une coupe de fruits secs et une autre d'olives. Je me lance :
— Bon, alors, on fait comment ? On revoit mes remarques une à une ?
— Toujours aussi impatiente, mademoiselle Steele.
— Tu préfères qu'on parle d'abord de la pluie et du beau temps ?
Il sourit et prend une olive qu'il glisse dans sa bouche ; mes yeux s'attardent sur cette
bouche qui a été sur mon corps... toutes les parties de mon corps. Je rougis.
— La météo d'aujourd'hui a été particulièrement dénuée d'intérêt, lâche-t-il avec un
sourire en coin.
— Vous moqueriez-vous de moi, monsieur Grey ?
— En effet, mademoiselle Steele.
— Ce contrat n'a aucune valeur juridique, vous le savez, n'est-ce pas ?
— J'en suis pleinement conscient, mademoiselle Steele.
— Comptiez-vous me le préciser ? Il fronce les sourcils.
— Tu t'imagines que je t'obligerais à faire quelque chose que tu ne veux pas faire, en te
faisant croire que tu y es contrainte par la loi ?
— Eh bien... oui.
— Tu n'as donc pas une très haute opinion de moi ?
— Tu n'as pas répondu à ma question.
— Anastasia, peu importe que ce contrat soit légal. Il représente un accord que je
souhaiterais conclure avec toi. S'il ne te convient pas, ne signe pas. Si tu signes et que tu
changes d'avis par la suite, il y a suffisamment de clauses de rupture anticipée pour te le
permettre. Même s'il était juridiquement contraignant, crois-tu que je te ferais un procès si
tu décidais de t'enfuir ?
J'avale une grande gorgée de vin. Ma conscience m'assène une tape sur l'épaule. Tu dois
rester lucide. Ne bois pas trop.
— Ce type de relation est fondé sur l'honnêteté et la confiance, reprend-il. Si tu ne me
crois pas capable de savoir jusqu'où je peux aller avec toi, jusqu'où je peux t'emmener, et
si tu ne peux pas me parler franchement, nous n'irons pas plus loin.
Ben dis donc, nous sommes vraiment entrés dans le vif du sujet. Jusqu'où il peut
m'emmener. Et merde. Ça veut dire quoi, ça ?
— C'est très simple, Anastasia. As-tu confiance en moi ou pas ?
Son regard est brûlant, fervent.
— As-tu déjà eu ce genre de discussion avec, euh... les quinze ?
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Parce que c'étaient toutes des soumises. Elles savaient ce qu'elles désiraient de moi et
ce que j'attendais d'elles. Il ne restait qu'à affiner les détails du contrat.
— Tu as un endroit pour faire ton shopping de soumises ?
Il rit.
— Pas exactement.
— Alors comment les trouves-tu ?
— C'est de ça que tu as envie de parler ? Ou veux-tu que nous passions aux choses
sérieuses ? Tes problèmes, comme tu dis.
Je déglutis. Ai-je confiance en lui ? Est-ce à cela que tout se résume - à une question de
confiance ? Il me semble que la confiance, ça devrait aller dans les deux sens. Je me
rappelle sa mauvaise humeur quand José m'a téléphoné.
— Tu as faim ? me demande-t-il en me ramenant sur terre.
Aïe... encore la bouffe.
— Non.
— Tu as mangé aujourd'hui ?
Je le regarde fixement. L'honnêteté... Merde, ma réponse ne va pas lui plaire.
— Non.
Il plisse les yeux.
— Il faut manger, Anastasia. On peut dîner ici ou dans ma suite, comme tu veux.
— Je crois qu'on devrait rester en terrain neutre, dans un lieu public.
Il a un sourire sardonique.
— Tu crois que ça m'arrêterait ? dit’il doucement, en guise d'avertissement sensuel.
J'écarquille les yeux et déglutis de nouveau.
— J'espère.
— Viens, j'ai réservé un salon privé.
Il me sourit d'un air énigmatique et se lève en me tendant la main.
— Prends ton vin.
Il me tient par le coude pour me conduire hors du bar et nous gravissons le grand
escalier qui conduit à la mezzanine. Un jeune homme en livrée nous accueille.
— Par ici, monsieur.
Nous parvenons à un salon petit mais somptueux, lambrissé de boiseries. Sous le lustre
scintillant, l'unique table est tendue d'une nappe immaculée, avec des coupes en cristal,
des couverts en argent et un bouquet de roses blanches. Nous y prenons place.
— Ne te mordille pas la lèvre, me murmure Christian. Merde, je ne m'en étais pas rendu
compte.
— J'ai déjà passé la commande. J'espère que ça ne t'ennuie pas.
À vrai dire, ça me soulage. Je ne me crois pas capable de prendre la moindre décision.
— Non, c'est très bien.
— Je suis heureux de constater que tu peux parfois être docile. Bon, où en étions-nous
?
— Aux choses sérieuses.
J'avale encore une grande gorgée de vin. Il est vraiment délicieux. Christian Grey sait
choisir. Je me rappelle la dernière fois qu'il m'a fait boire du vin, dans mon lit. Cette
pensée me fait rougir.
— En effet. Tes problèmes.
Il fouille la poche intérieure de sa veste et en tire un bout de papier. Mon mail.
— Clause 1. D'accord. C'est pour notre bien à tous les deux. Je vais corriger.
Je cligne des yeux. Bordel... on va relire toutes mes remarques une à une ? En sa
présence, je suis moins courageuse. Il a l'air tellement sérieux. J'avale une autre gorgée de
vin pour me donner du coeur au ventre. Christian poursuit :
— Maladies sexuellement transmissibles. Toutes mes partenaires précédentes ont subi
des analyses sanguines, et je me fais tester deux fois par an pour les risques mentionnés.
Toutes mes analyses récentes ont été négatives. Je n'ai jamais pris de drogues. D'ailleurs,
je suis violemment antidrogue. J'ai une politique de tolérance zéro dans mon entreprise, et
je soumets mon personnel à des analyses aléatoires.
Eh ben dis donc... Décidément, son obsession du contrôle ne connaît pas de limites. Je
le dévisage, choquée.
— Je n'ai jamais eu de transfusion, ajoute-t-il. Cela répond-il à tes questions ?
Je hoche la tête, impassible.
— Remarque suivante. Tu peux en effet partir à n'importe quel moment, Anastasia. Je
ne t'en empêcherai pas. Toutefois, si tu pars, tout sera fini entre nous. Il faut que tu le
saches.
— D'accord.
Cette idée m'est étonnamment pénible.
Le serveur nous apporte nos entrées. Comment pourrais-je avaler une bouchée ? Mince
alors, il a commandé des huîtres.
— J'espère que tu aimes les huîtres.
— Je n'en ai jamais mangé.
— Vraiment ? Eh bien..., dit’il en en prenant une, tu n'as qu'à pencher la coquille et à
avaler. Je pense que tu ne devrais pas avoir trop de mal à y arriver.
Sachant à quoi il fait allusion, je m'empourpre. Il sourit, arrose son huître de jus de
citron et la fait basculer dans sa bouche.
— Mm... délicieux. Ça a le goût de la mer. Allez, m'encourage-t-il.
— Je ne mastique pas ?
— Non, Anastasia, tu ne mastiques pas.
Ses yeux pétillent d'humour. Il a l'air tellement jeune, comme ça.
Je mordille ma lèvre inférieure et il se rembrunit aussitôt. Bon, allez, on y va. J'arrose
une huître de jus de citron et je la gobe. Elle glisse dans ma gorge - eau de mer, sel, citron,
chair... oh ! Je me régale tandis qu'il m'observe attentivement, l'oeil mi-clos.
— Eh bien ?
— J'en reprends une.
— Bravo, ma belle.
— Tu les as choisies exprès ? Ça n'est pas censé être aphrodisiaque ?
— Avec toi, je n'ai pas besoin d'aphrodisiaques. Je pense que tu le sais, et je pense que
je te fais le même effet. Où en étions-nous ?
Il jette un coup d'oeil à mon mail tandis que je reprends une huître. Je lui fais le même
effet. Je le trouble... waouh.
— M'obéir en toutes choses. Oui, j'y tiens. Considère ça comme un jeu de rôles,
Anastasia.
— Mais j'ai peur que tu me fasses mal.
— Mal comment ?
— Physiquement.
Et psychologiquement.
— Tu crois vraiment que je te ferais mal ? Que je franchirais les limites de ce que tu ne
peux pas supporter ?
— Tu m'as dit que tu avais déjà fait mal à quelqu'un.
— Oui. En effet. Il y a longtemps.
— Comment ?
— Je l'ai suspendue au plafond dans ma salle de jeu. D'ailleurs, c'est l'une de tes
questions. La suspension. C'est à ça que servent les mousquetons. L'une des cordes était
trop serrée.
Je lève la main.
— Je ne veux pas en savoir davantage. Tu ne vas pas me suspendre ?
— Non, si tu ne veux pas. Ça peut faire partie des limites à ne pas franchir.
— D'accord.
— L'obéissance, tu penses pouvoir y arriver ?
Il me dévisage, le regard intense. Les secondes s'écoulent.
— Je peux essayer.
— Bon, sourit-il. Maintenant, le terme. Un mois au lieu de trois, ce n'est rien du tout,
surtout si tu te gardes un week-end par mois. Je ne pense pas que je pourrai me passer de
toi aussi longtemps. J'ai déjà assez de mal maintenant.
Quoi ? Il ne peut pas se passer de moi ?
— Et si tu te prenais un jour de week-end par mois, avec un jour en semaine pour moi
cette semaine-là ?
— D'accord.
— Et s'il te plaît, essayons pour trois mois. Si ça ne te plaît pas, tu peux partir quand tu
veux.
— Trois mois ?
J'ai l'impression qu'il me force la main. J'avale encore une gorgée de vin et je reprends
une huître. Je pourrais m'y habituer, à ces trucs-là.
— Cette histoire de propriété, c'est simplement une question de terminologie, ça renvoie
au principe de l'obéissance. C'est pour te mettre dans l'état d'esprit qui convient. Mais je
veux que tu comprennes que dès l'instant où tu franchiras mon seuil en tant que soumise,
je ferai ce qui me plaît de toi. Tu dois l'accepter de ton plein gré. Voilà pourquoi tu dois me
faire confiance. Je vais te baiser à n'importe quel moment, de quelque façon qu'il me
plaira, où je veux. Je vais te discipliner, parce que tu feras des bêtises. Je vais te dresser à
me satisfaire. Mais je sais bien que tu n'as jamais fait ça. Au début, on ira doucement, je
t'aiderai. Nous élaborerons divers scénarios. Je veux que tu me fasses confiance, mais je
sais que je dois mériter cette confiance, et j'y arriverai. User de ton corps sexuellement «
ou autrement », encore une fois, c'est pour t'aider à te mettre dans l'état d'esprit qui
convient. Ça veut dire que tout est possible.
Il plaide sa cause si passionnément que je n'arrive pas à détacher mes yeux de lui. Il
tient vraiment à ce que je signe. Il se tait pour me dévisager.
— Tu me suis toujours ? chuchote-t-il d'une voix riche, chaude et séductrice.
Il boit une gorgée de vin en soutenant mon regard. Le serveur paraît ; Christian lui
adresse un petit signe de tête pour lui permettre de débarrasser.
— Encore un peu de vin ?
— Je dois conduire.
— Alors de l'eau ? J'acquiesce.
— Plate ou gazeuse ?
— Gazeuse, s'il te plaît. Le serveur s'éclipse.
— Tu ne dis pas grand-chose, fait observer Christian.
— Tu parles beaucoup.
Il sourit.
— Discipline. Il y a une limite très ténue entre le plaisir et la douleur, Anastasia. Ce sont
les deux revers de la même médaille, l'un n'existe pas sans l'autre. Je peux te prouver à
quel point la douleur peut être un plaisir. Tu ne me crois pas pour l'instant, mais voilà ce
que j'entends par confiance. Il y aura de la douleur, mais rien que tu ne puisses supporter.
Encore une fois, c'est une question de confiance. Tu me fais confiance, Ana ?
Ana ?
— Oui.
J'ai répondu spontanément, sans réfléchir, parce que c'est vrai : je lui fais confiance.
— Très bien, alors. Le reste, ce sont des détails.
— Des détails importants.
— D'accord, parlons-en.
Tous ces mots me font tourner la tête. J'aurais dû prendre le dictaphone de Kate pour
pouvoir réécouter notre conversation. Il y a tellement d'informations à assimiler. Le serveur
revient avec nos plats principaux : morue noire, asperges, pommes vapeur, sauce
hollandaise. Je n'ai jamais eu moins faim de ma vie.
— Tu aimes le poisson, j'espère, dit Christian d'une voix affable.
J'attaque mon plat sans enthousiasme, et avale une grande gorgée d'eau pétillante en
regrettant amèrement que ce ne soit pas du vin.
— Les règles. Parlons-en. Donc, la liste d'aliments autorisés, c'est pour toi une raison
suffisante de ne pas conclure l'accord ?
— Oui.
— Et si je modifie le contrat pour dire que tu dois manger au moins trois repas par jour
?
— Non.
Pas question de céder là-dessus. Personne ne me dictera ce que je mange. Comment je
baise, passe encore, mais manger... absolument hors de question.
Il pince les lèvres.
— Il faut que je sache que tu n'es pas affamée.
Je fronce les sourcils. Pourquoi ?
— Fais-moi confiance là-dessus, dis-je.
Il me dévisage un moment, puis se détend.
— Vous marquez encore un point, mademoiselle Steele. Je cède sur la nourriture et le
sommeil.
— Pourquoi n'ai-je pas le droit de te regarder ?
— Ça fait partie du protocole. Tu t'y habitueras. Vraiment ?
— Pourquoi je ne peux pas te toucher ?
— Parce que tu ne peux pas.
Il prend un air buté.
— À cause de Mrs Robinson ?
Il m'interroge du regard.
— Pourquoi t'imagines-tu ça ?
Puis il comprend.
— Tu penses qu'elle m'a traumatisé ? Je hoche la tête.
— Non, Anastasia, ça n'est pas pour cette raison. En plus, Mrs Robinson ne m'aurait
jamais permis ce genre de caprice.
Alors que moi, je n'ai pas le choix. Je boude.
— Donc, ça n'a rien à voir avec elle.
— Non. Et je ne veux pas que tu te touches non plus. Quoi ? Ah oui, la clause de nonmasturbation.
— Par curiosité... pourquoi ?
— Parce que je veux que tu me doives tout ton plaisir.
Il parle d'une voix basse mais ferme.
Bien... Je n'ai rien à répondre à cela, même si, au fond, je trouve ça très égoïste de sa
part. Tout en me forçant à avaler une bouchée de morue, je tente de mesurer les
concessions que j'ai gagnées. La nourriture, le sommeil. Et puis il a promis d'y aller
doucement. Mais nous n'avons pas encore abordé les limites à négocier.
— Je t'ai donné beaucoup à réfléchir, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Tu veux qu'on passe aux limites à négocier ?
— Pas en mangeant.
Il sourit.
— Tu trouves ça dégoûtant ?
— Un peu.
— Tu n'as pas beaucoup mangé.
— Je n'ai plus faim.
— Trois huîtres, quatre bouchées de morue, une asperge, pas de pommes de terre, et en
plus tu n'as rien mangé de la journée. Tu m'as pourtant dit que je pouvais te faire
confiance.
Putain, mais il a fait l'inventaire de chaque bouchée, ou quoi ?
— Christian, je t'en prie, je n'ai pas ce genre de conversation tous les jours.
— Il faut que tu restes en bonne santé, Anastasia.
— Je sais.
— Et maintenant, j'ai envie de t'enlever cette robe. Je déglutis. M'enlever la robe de Kate.
Ça tiraille tout au fond de mon ventre. Des muscles dont je connais désormais l'existence
se crispent à ces mots. Mais non. Une fois de plus, il utilise contre moi son arme la plus
puissante : le sexe. Même moi, j'ai compris à quel point il est un amant d'exception. Je
secoue la tête.
— Je crois que ce n'est pas une bonne idée. Nous n'avons pas encore mangé le dessert.
— Tu veux du dessert ? pouffe-t-il.
— Oui.
— C'est toi que je veux comme dessert, murmure-t-il d'une voix suggestive.
— Je ne suis pas sûre d'être assez sucrée.
— Anastasia, tu es délicieuse, j'en sais quelque chose.
— Christian, tu te sers du sexe comme d'une arme. Ça n'est vraiment pas juste.
Il hausse les sourcils, étonné, puis il semble réfléchir à ce que je viens de dire en
caressant son menton.
— Tu as raison. Dans la vie, on tire parti de ses talents, Anastasia. Ça ne change rien
au fait que j'aie envie de toi. Ici. Maintenant.
Comment peut-il me séduire rien qu'avec sa voix ? Je suis déjà haletante - mon sang
brûle dans mes veines, mes nerfs picotent.
— J'ai envie d'essayer quelque chose, souffle-t-il.
Je fronce les sourcils. Il m'a déjà donné tant d'idées à assimiler, je ne crois pas que je
sois prête à tenter de nouveaux trucs...
— Si tu étais ma Soumise, tu n'aurais pas à réfléchir. Tout deviendrait tellement plus
simple, murmure-t-il d'une voix tentatrice. Toutes ces décisions, tous ces processus
mentaux épuisants... Est-ce une bonne idée? Peut-on faire ça ici ? Maintenant ? Tu
n'aurais plus à te préoccuper de ces détails. Ce serait à moi de m'en charger, en tant que
Dominant. Et, en ce moment, je sais que tu as envie de moi, Anastasia.
Comment le sait-il ?
— Je le sais, parce que...
Bordel de merde, il répond à ma question avant même que je ne l'aie posée. Il est
télépathe, par-dessus le marché ?
— ... ton corps te trahit. Tu serres les cuisses, tu rougis, tu respires plus vite.
Bon, d'accord, j'ai compris.
— Comment sais-tu, pour mes cuisses ?
Je ne le crois pas. J'ai les jambes sous la table, pour l'amour du ciel !
— Je sens la nappe qui bouge, et j'en tire la conclusion qui s'impose en me fondant sur
plusieurs années d'expérience. J'ai raison, n'est-ce pas ?
Je rougis en baissant les yeux. Le voilà, mon handicap, dans ce jeu de séduction. Il est
le seul à en connaître et à en comprendre les règles. Je suis trop naïve et inexpérimentée.
Mon seul point de référence, c'est Kate, et elle ne s'en laisse pas conter par les hommes.
Mes autres références sont des héroïnes de roman : Elizabeth Bennet serait outragée,
Jane Eyre effarée, et Tess succomberait, comme moi.
— Je n'ai pas fini mon poisson.
— Entre moi et le poisson, c'est le poisson que tu préfères ?
Je relève la tête brusquement ; ses prunelles brûlent comme de l'argent en fusion. Mais
je ne flanche pas :
— Je croyais que tu tenais à ce que je finisse tout ce qu'il y a dans mon assiette ?
— En ce moment, mademoiselle Steele, je me fous de votre assiette.
— Christian, tu ne te bats pas à la loyale.
— Je sais. J'ai toujours été comme ça.
Ma déesse intérieure m'encourage : tu peux y arriver. Tu peux le combattre avec ses
propres armes. Je peux ? D'accord. Comment ? Mon inexpérience me pèse comme un
boulet. Prenant une asperge, je regarde Christian en me mordillant la lèvre. Puis, très
lentement, j'insère la pointe de l'asperge entre mes lèvres pour la sucer.
Les yeux de Christian s'écarquillent de façon infinitésimale, mais perceptible.
— Anastasia, tu fais quoi, là ? Je croque la pointe.
— Je mange une asperge. Christian change de position.
— Je crois que vous vous moquez de moi, mademoiselle Steele.
Je feins l'innocence.
— Je ne fais que terminer mon repas, monsieur Grey. Le serveur choisit cet instant
pour entrer. Il jette un coup d'oeil rapide à Christian, qui hoche la tête. Son arrivée a
rompu le charme. Je m'accroche à ce précieux moment de lucidité. Il faut que je m'en aille.
Si je reste, notre rendez-vous ne peut se conclure que d'une seule façon et, après notre
conversation, il faut que je délimite mon territoire. Mon corps est avide du sien, mais mon
esprit se rebelle. Je n'ai pas encore pris ma décision ; son charme et ses prouesses
sexuelles ne me facilitent pas la tâche.
— Tu veux un dessert ? me demande Christian, redevenu gentleman.
— Non merci. Je pense que je vais y aller. Je baisse les yeux.
— Tu t'en vas ?
Il n'arrive pas à dissimuler son étonnement. Le serveur s'éclipse discrètement.
— Oui.
C'est la bonne décision. Si je reste ici, il va me baiser. Je me lève, déterminée.
— Nous assistons tous deux à la remise des diplômes demain.
Christian se lève automatiquement, trahissant ses bonnes manières.
— Je ne veux pas que tu t'en ailles.
— S'il te plaît... il le faut.
— Pourquoi ?
— Parce que tu m'as donné beaucoup à réfléchir... j'ai besoin de recul.
— Je pourrais te forcer à rester, me menace-t-il.
— Oui, facilement, mais je ne veux pas. Il passe sa main dans ses cheveux.
— Tu sais, quand tu as déboulé dans mon bureau à quatre pattes, tu n'arrêtais pas de
répéter « oui, monsieur », « non, monsieur », ce qui m'a fait croire que tu étais soumise de
nature. Mais, très franchement, Anastasia, je ne suis pas certain qu'il y ait un gramme de
soumission dans ton corps délicieux.
Il s'avance lentement vers moi tout en parlant.
— Tu as sans doute raison.
— Je veux tout de même avoir la possibilité d'explorer cette éventualité, murmure-t-il.
Il caresse mon visage en lissant ma lèvre inférieure avec son pouce.
— Je ne connais rien d'autre, Anastasia. Je suis fait comme ça.
— Je sais.
Il se penche pour m'embrasser mais avant que ses lèvres ne me touchent, son regard
cherche le mien comme pour me demander ma permission. Comme c'est peut-être la
dernière fois que nous nous embrassons, je me laisse aller - mes mains, mues par une
volonté indépendante, plongent dans ses cheveux pour l'attirer vers moi, ma bouche
s'ouvre, ma langue caresse la sienne. Répondant à mon ardeur, il m'attrape la nuque pour
un baiser plus profond. Son autre main glisse dans mon dos et se plaque à la base de mes
reins pour m'attirer contre son corps.
— Je ne peux pas te convaincre de rester ? souffle-t-il entre deux baisers.
— Non.
— Passe la nuit avec moi.
— Sans te toucher ? Non.
Il geint.
— Tu es impossible.
Il s'écarte pour me regarder.
— Pourquoi ai-je l'impression que tu me quittes ?
— Parce que je m'en vais.
— Ce n'est pas ce que je veux dire, et tu le sais très bien.
— Christian, j'ai besoin de réfléchir. Je ne sais pas si je peux accepter le genre de
relation que tu me proposes.
Il ferme les yeux et appuie son front contre le mien, ce qui nous permet à tous deux de
reprendre notre souffle. Au bout d'un moment, il m'embrasse sur le front, plonge le nez
dans mes cheveux pour inspirer profondément, puis me lâche et recule d'un pas.
— Comme vous voulez, mademoiselle Steele. Je vous raccompagne.
Ça y est, c'est peut-être fini entre nous. Je le suis docilement dans l'escalier jusqu'au hall
; mon cuir chevelu picote, mon sang bouillonne. Est-ce la dernière fois que je le vois ? Mon
coeur se serre douloureusement dans ma poitrine. Quel retournement. Quelles peuvent
être les conséquences d'un éclair de lucidité dans la vie d'une femme ?
— Vous avez votre ticket de voiturier ?
Je fouille dans mon sac et lui remets le ticket, qu'il donne au portier. Je le regarde
tandis que nous attendons.
— Merci pour le dîner.
— Ce fut un plaisir, comme toujours, mademoiselle Steele.
Je grave son profil magnifique dans ma mémoire. L'idée de ne plus jamais le revoir est
trop atroce pour que je l'envisage. Il se tourne brusquement et me regarde d'un air intense.
— Tu t'installes ce week-end à Seattle. Si tu prends la bonne décision, on peut se voir
dimanche ?
— On verra. Peut-être.
Il a l'air soulagé un moment, puis il fronce les sourcils.
— Il fait plus frais maintenant, tu n'as pas de veste ?
— Non.
Il secoue la tête, irrité, et retire la sienne.
— Tiens, je ne veux pas que tu prennes froid.
Il me la tend, et, en y glissant les bras, je me rappelle qu'il m'avait passé mon caban lors
de notre première rencontre, et l'effet que ça m'avait fait. Rien n'a changé ; c'est même
plus fort que jamais. Sa veste est tiède, beaucoup trop grande pour moi, et imprégnée de
sa délicieuse odeur...
Ma Coccinelle se range devant l'entrée. Christian en reste abasourdi.
— C'est dans ça que tu circules ?
Il a l'air consterné. Me prenant par la main, il sort avec moi. Le voiturier me tend mes
clés. Christian lui glisse un billet.
— C'est en état de rouler, ce tas de ferrailles ? Il me regarde maintenant d'un oeil sévère.
— Oui.
— Ça peut se rendre jusqu'à Seattle ?
— Oui, bien sûr.
— Sans danger ?
— Oui, dis-je sèchement, exaspérée. D'accord, c'est une vieille bagnole. Mais c'est la
mienne, et elle est en état de rouler. Mon beau-père me l'a offerte.
— Anastasia, je pense qu'on peut faire mieux que ça.
— C'est-à-dire ?
Tout d'un coup, je comprends.
— Pas question que tu m'achètes une voiture.
Il me regarde d'un oeil noir, la mâchoire crispée.
— On verra.
Il grimace en m'ouvrant la portière. Je retire mes chaussures et je baisse la vitre. Il me
regarde d'un air contrarié.
— Sois prudente.
— Au revoir, Christian.
J'ai la voix éraillée car j'ai envie de pleurer - merde, je ne vais pas chialer devant lui ? Je
lui adresse un petit sourire.
En m'éloignant, j'étouffe un sanglot mais bientôt, les larmes inondent mon visage.
D'accord, j'ai su me défendre. Il m'a tout expliqué clairement. Il me désire. Mais j'en veux
plus. J'ai besoin qu'il me veuille comme je le veux et, au fond, je sais que c'est impossible.
Je ne sais plus où j'en suis.
Si j'acceptais, je ne saurais même pas comment désigner ce que nous serions l'un pour
l'autre. Serait-il mon mec ? Pourrais-je le présenter à mes amis ? Aller dans des bars, au
cinéma, au bowling avec lui ? À vrai dire, j'en doute fort. Il ne me laisse pas le toucher et il
ne veut pas que je dorme avec lui. Certes, je sais que je n'ai jamais vécu ces choses par le
passé, mais je veux les vivre à l'avenir. Et ce n'est pas cet avenir qu'il envisage avec moi.
Et si j'acceptais, et que ce soit lui qui me renvoie au bout de trois mois, quand il en aura
eu marre d'essayer de me transformer ? Qu'éprouverais-je alors ? J'aurais investi mes
émotions, je me serais prêtée à des actes que je ne suis pas sûre d'avoir envie de vivre. Et
s'il décidait de ne pas renouveler notre contrat, comment arriverais-je à survivre à un tel
rejet ? Il vaut peut-être mieux reculer maintenant, afin de protéger le peu d'estime de moi
qui me reste.
Mais l'idée de ne plus jamais le revoir m'est un supplice. Comment puis-je l'avoir à ce
point-là dans la peau au bout de si peu de temps ? Ce n'est pas seulement une histoire de
cul... non ? J'essuie mes larmes. Je ne veux pas analyser mes sentiments pour lui. J'ai
peur de ce que pourrais découvrir. Qu'est-ce que je vais faire ?
Je me gare devant notre duplex. Pas de lumières. Kate doit être sortie. J'en suis
soulagée. Je ne veux pas qu'elle me surprenne encore à pleurer. En me déshabillant, je
réveille la machine infernale et j'y trouve un message de Christian.
Anastasia, vous devriez garder vos distances. Je ne suis pas l'homme qu'il vous faut.
Les petites amies, ça n'est pas mon truc. Je ne suis pas du genre fleurs et chocolats. Je
ne fais pas l'amour. C'est tout ce que je connais.
Et, tout en sanglotant en silence dans mon oreiller, c'est à cette dernière idée que je
m'accroche. Moi aussi, c'est tout ce que je connais. Peut-être qu'ensemble on pourrait
tracer un nouvel itinéraire.
De : Christian Grey
Objet : Ce soir
Date : 25 mai 2011 22:01
À : Anastasia Steele
Je ne comprends pas pourquoi tu t'es enfuie ce soir. J'espère sincèrement avoir répondu à toutes tes
questions. Je sais que je t'ai donné beaucoup à réfléchir, et j'espère de tout coeur que tu prendras
sérieusement en considération ma proposition. Je veux vraiment que ça marche entre nous. Nous irons
doucement. Fais-moi confiance.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Son mail me fait pleurer de plus belle. Il parle de cette histoire comme s'il s'agissait
d'une opération de fusion-acquisition. Je ne suis pas une entreprise, merde ! Je ne
réponds pas. Je ne sais tout simplement pas quoi dire. J'enfile mon pyjama et me mets au
lit, lovée dans sa veste. Allongée dans le noir les yeux ouverts, je repense à toutes les fois
où il m'a prévenue de rester à l'écart.
EL james
— Au revoir.
De retour dans ma chambre, j'allume la machine infernale pour vérifier mes mails.
Christian m'a écrit dans la nuit. Mon rythme cardiaque fait aussitôt une embardée, et
j'entends le sang battre dans mes oreilles. Merde, merde... il va m'envoyer me faire foutre,
j'en suis sûre, ou alors il annule le dîner. Cette idée m'est si pénible que je la chasse
aussitôt pour ouvrir le mail.
Le lendemain, j'appelle ma mère en rentrant du travail. La journée a été plutôt
tranquille chez Clayton's, ce qui m'a donné beaucoup trop de temps pour réfléchir. Ma
confrontation prochaine avec monsieur Maniaque-du-contrôle me fait peur ; je me
demande si ma réaction au contrat n'a pas été trop négative. Et s'il me laissait tomber ?
Ma mère se répand en excuses, elle est effondrée de ne pouvoir assister à ma remise des
diplômes. Bob s'est fait une entorse. On lui a ordonné le repos complet et ma mère doit
s'occuper de lui.
— Ana ma chérie, je suis tellement navrée, pleurniche-t-elle.
— Maman, ne t'en fais pas, Ray sera là.
— Tu as l'air soucieuse - ça va, mon bébé ?
— Oui maman.
Si seulement elle savait. Un type d'une richesse obscène me propose une relation
perverse où je n'aurai pas mon mot à dire.
— Tu as rencontré quelqu'un ?
— Non, maman.
Pas question d'aborder le sujet avec elle.
— En tout cas, mon coeur, je penserai très fort à toi jeudi. Je t'aime... tu le sais, ma
chérie ?
— Moi aussi je t'aime, maman. Embrasse Bob pour moi, et prends bien soin de lui.
De : Christian Grey
Objet : Vos problèmes
Date : 24 mai 2011 01:27
À : Anastasia Steele
Chère mademoiselle Steele,
Après lecture de vos remarques, je me permets d'attirer votre attention sur la définition du mot «
soumis ».
Cinquante Nuances de Grey
134
Soumis [su.mi], participe passé, adjectif
1. Enclin ou disposé â se soumettre ; humblement obéissant : domestiques soumis.
2.Caractérisé par, ou indiquant la soumission : une réponse soumise.
Étymologie : Première moitié du xiie siècle, de suzmetre « mettre dans un état de dépendance (par la
force) » Synonymes : 1. Docile, obéissant, accommodant, souple. 2. Passif, résigné, patient, dompté,
subjugué. Antonymes : Rebelle, désobéissant.
Veuillez la prendre en considération lors de notre réunion de mercredi.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Ma première réaction est le soulagement. Au moins, il est disposé à discuter, et il veut
toujours me voir demain.
De : Anastasia Steele
Objet : Mes problèmes... et les vôtres, alors ?
Date : 24 mai 2011 18:29
À : Christian Grey
Monsieur,
Veuillez noter la date de l'origine du mot « soumettre » : xiie siècle. Je me permets respectueusement
de vous signaler que nous sommes en 2011. Nous avons fait un bout de chemin depuis ce temps-là.
Puis-je me permettre à mon tour de vous proposer une définition à prendre en considération lors de
notre réunion :
Compromis [ko~pRomi], substantif masculin
1 .Action qui implique des concessions réciproques ; transaction : La vie en société nécessite des
compromis.
2. Moyen terme, état intermédiaire, transition : Cette attitude est un compromis entre te classicisme et
le modernisme.
3. Convention par laquelle les parties dans un litige soumettent l'objet de celui-ci à un arbitrage.
4. Participe passé de compromettre : Exposer quelque chose à un danger, à une atteinte, à un risque,
diminuer les possibilités de réussite de quelque chose ou de quelqu'un : Compromettre sa réputation.
Ana
De : Christian Grey
Objet : Et mes problèmes, alors ?
Date : 24 mai 2011 18:32
À : Anastasia Steele
Encore une fois, vous avez marqué un point, mademoiselle Steele. Je passerai vous prendre chez vous
à 19 heures demain.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
De : Anastasia Steele
Objet : Femmes au volant Date : 24 mai 2011 18:40
À : Christian Grey
Monsieur,
J'ai une voiture. J'ai mon permis. Je préférerais vous rejoindre quelque part. Où dois-je vous retrouver
? À votre hôtel à 19 heures ?
Ana
De : Christian Grey
Objet : Les obstinées
Date : 24 mai 2011 18:43
À : Anastasia Steele
Chère mademoiselle Steele,
En référence à mon mail daté du 24 mai 2011 à 1 h 27 et à la définition incluse :
Pensez-vous arriver un jour à faire ce qu'on vous dit de faire ?
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
De : Anastasia Steele
Objet : Les inflexibles
Date : 24 mai 2011 18:49
A : Christian Grey
Monsieur Grey,
J'aimerais prendre ma voiture. S'il vous plaît.
Ana
De : Christian Grey
Objet : Les exaspérés
Date : 24 mai 2011 18:52
À : Anastasia Steele
Très bien. Mon hôtel à 19 heures. Je vous rejoindrai au Marble Bar.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Même par mail, on voit qu'il est grognon. Ne comprend-il donc pas que j'aurai peut-être
envie de m'enfuir en vitesse? Non pas que ma Coccinelle soit un bolide... mais tout de
même, il me faut un moyen de m'évader.
De : Anastasia Steele
Objet : Pas si inflexibles que ça
Date : 24 mai 2011 18:55
À : Christian Grey
Merci.
Ana xx
De : Christian Grey
Objet : Les exaspérantes
Date : 24 mai 2011 18:59
À : Anastasia Steele
Je vous en prie.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
J'appelle Ray, qui s'apprête à regarder un match de foot, de sorte que notre conversation
est brève. Il arrive à Portland jeudi. Après la remise des diplômes, il m'invite à dîner. J'ai le
coeur serré en parlant à Ray, et une énorme boule se forme dans ma gorge. Durant toutes
les tribulations amoureuses de ma mère, Ray a été mon point de repère. Il m'a toujours
traitée comme si j'étais sa fille, et j'ai très hâte de le revoir. J'ai besoin de sa force
tranquille : elle me donnera peut-être de la force à mon tour.
Kate et moi continuons à faire des cartons tout en buvant du vin rouge. Quand je vais
enfin me coucher après avoir pratiquement fini d'emballer mes affaires, je me sens plus
calme. Cette activité physique m'a changé les idées, et je suis fatiguée. Blottie sous
l'édredon, je m'endors aussitôt.
Paul est rentré de Princeton avant de repartir pour New York où il entame un stage
dans une société financière. Il n'arrête pas de me suivre partout dans le magasin pour me
demander un rendez-vous. Je n'en peux plus.
— Paul, pour la centième fois, j'ai un dîner ce soir.
— Non, c'est faux, tu dis ça pour m'éviter. Tu passes ton temps à m'éviter.
En effet... et tu n'en tires pas de conclusion particulière ?
— Paul, ce n'est pas une bonne idée de sortir avec le frère du patron.
— Justement, à partir de vendredi tu ne travailleras plus ici.
— À partir de samedi je vais vivre à Seattle, et toi tu pars t'installer à New York. En plus,
j'ai vraiment un dîner ce soir.
— Avec José ?
— Non.
— Qui, alors ?
Je soupire, exaspérée. Quel entêtement !
— Christian Grey.
Paul me fixe du regard, stupéfait. Décidément, même le nom de Christian frappe les
gens de mutisme.
— Tu sors avec Christian Grey ? articule-t-il enfin. Manifestement, il ne me croit pas.
— Oui.
— Je vois.
J'en veux à Paul d'être aussi étonné par cette nouvelle. Ma déesse intérieure aussi. Elle
lui adresse un signe très vulgaire avec son majeur.
Kate m'a prêté deux tenues, une pour le dîner de ce soir, l'autre pour la cérémonie de
demain. Je regrette de ne pas m'intéresser à la mode et de ne pas faire plus d'efforts
vestimentaires, mais les fringues, ça n'est vraiment pas mon truc. C'est quoi votre truc,
Anastasia ? La question de Christian revient me hanter. Je secoue la tête en essayant
d'apaiser mon trac. J'opte pour le fourreau prune, pudique et d'allure assez
professionnelle -après tout, j'ai un contrat à négocier.
Je prends ma douche, me rase les aisselles et les jambes et me lave les cheveux, que je
passe une bonne demi-heure à sécher afin qu'ils retombent en douces ondulations sur
mes seins et mon dos. Je les relève avec un peigne d'un côté, puis je mets du mascara et
du gloss. Je me maquille rarement - je ne sais pas m'y prendre. Aucune de mes héroïnes
de roman n'a jamais eu à se maquiller, autrement, je serais sans doute mieux renseignée
sur ce sujet. Je passe des escarpins à talons aiguilles assortis à la robe, et, à 18 h 30, je
suis prête.
— Comment me trouves-tu ?
Kate sourit en hochant la tête, admirative.
— Eh ben dis donc, quand tu fais un effort, ça vaut le coup ! Tu es super-sexy !
— Sexy ? Le but, c'était d'avoir l'air réservée et professionnelle.
— Ah bon ? En tout cas, la couleur te va vraiment bien. Et comme la robe est moulante,
elle montre tout ce qu'il faut.
Elle a un petit rire salace.
— Kate !
— Je suis réaliste, c'est tout, Ana. Tu es superbe. Il va te manger dans la main.
Je pince les lèvres. Ah la la, si tu savais, c'est tout le contraire.
— Souhaite-moi bonne chance.
— Tu as besoin de chance pour un dîner en tête à tête ?
Elle fronce les sourcils, perplexe.
— Oui, Kate.
— Alors bonne chance.
Je dois retirer mes escarpins pour conduire Wanda. Je me range en face du Heathman
à 18 h 58 exactement. Le voiturier regarde ma Coccinelle d'un air méprisant, mais je m'en
fous. J'inspire profondément et, en me préparant mentalement au combat, j'entre dans
l'hôtel.
Christian est accoudé au bar avec un verre de vin blanc. Il porte, comme toujours, une
chemise en lin blanc, avec un jean, une cravate et une veste noirs. Ses cheveux sont aussi
rebelles que d'habitude. Je soupire en restant debout un moment à l'entrée du bar pour
l'admirer. Il jette un coup d'oeil nerveux vers l'entrée et se fige en m'apercevant, avant de
m'adresser un sourire paresseux et sexy qui me fait fondre. Tout en m'efforçant de me pas
me mordiller la lèvre, j'avance en priant sainte Empotée de m'aider à ne pas trébucher
avec mes talons aiguilles. Il vient à ma rencontre.
— Tu es superbe, murmure-t-il en se penchant pour m'embrasser sur la joue. Une robe,
mademoiselle Steele. J'approuve.
Il me donne le bras pour me conduire vers un box et fait signe au serveur.
— Tu veux quoi ?
Je souris brièvement en m'asseyant - au moins, il m'a demandé mon avis.
— La même chose que toi, s'il te plaît.
Tu vois ? Je sais parfois être gentille et bien me tenir. Amusé, il commande un autre
verre de sancerre et s'assied en face de moi.
— Ils ont une cave excellente, ici, commente-t-il.
Il s'accoude et joint ses doigts à la hauteur de sa bouche, l'air curieusement ému.
Comme toujours, j'éprouve pour lui une attirance qui me remue jusqu'au fond du ventre.
Mais aujourd'hui, il faut que je conserve mon sang-froid.
— Nerveuse ?
— Oui.
Il se penche en avant.
— Moi aussi, murmure-t-il d'une voix de conspirateur.
Lui ? Nerveux ? Impossible. Il m'adresse son adorable petit sourire en coin. Le serveur
arrive avec notre vin, une coupe de fruits secs et une autre d'olives. Je me lance :
— Bon, alors, on fait comment ? On revoit mes remarques une à une ?
— Toujours aussi impatiente, mademoiselle Steele.
— Tu préfères qu'on parle d'abord de la pluie et du beau temps ?
Il sourit et prend une olive qu'il glisse dans sa bouche ; mes yeux s'attardent sur cette
bouche qui a été sur mon corps... toutes les parties de mon corps. Je rougis.
— La météo d'aujourd'hui a été particulièrement dénuée d'intérêt, lâche-t-il avec un
sourire en coin.
— Vous moqueriez-vous de moi, monsieur Grey ?
— En effet, mademoiselle Steele.
— Ce contrat n'a aucune valeur juridique, vous le savez, n'est-ce pas ?
— J'en suis pleinement conscient, mademoiselle Steele.
— Comptiez-vous me le préciser ? Il fronce les sourcils.
— Tu t'imagines que je t'obligerais à faire quelque chose que tu ne veux pas faire, en te
faisant croire que tu y es contrainte par la loi ?
— Eh bien... oui.
— Tu n'as donc pas une très haute opinion de moi ?
— Tu n'as pas répondu à ma question.
— Anastasia, peu importe que ce contrat soit légal. Il représente un accord que je
souhaiterais conclure avec toi. S'il ne te convient pas, ne signe pas. Si tu signes et que tu
changes d'avis par la suite, il y a suffisamment de clauses de rupture anticipée pour te le
permettre. Même s'il était juridiquement contraignant, crois-tu que je te ferais un procès si
tu décidais de t'enfuir ?
J'avale une grande gorgée de vin. Ma conscience m'assène une tape sur l'épaule. Tu dois
rester lucide. Ne bois pas trop.
— Ce type de relation est fondé sur l'honnêteté et la confiance, reprend-il. Si tu ne me
crois pas capable de savoir jusqu'où je peux aller avec toi, jusqu'où je peux t'emmener, et
si tu ne peux pas me parler franchement, nous n'irons pas plus loin.
Ben dis donc, nous sommes vraiment entrés dans le vif du sujet. Jusqu'où il peut
m'emmener. Et merde. Ça veut dire quoi, ça ?
— C'est très simple, Anastasia. As-tu confiance en moi ou pas ?
Son regard est brûlant, fervent.
— As-tu déjà eu ce genre de discussion avec, euh... les quinze ?
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Parce que c'étaient toutes des soumises. Elles savaient ce qu'elles désiraient de moi et
ce que j'attendais d'elles. Il ne restait qu'à affiner les détails du contrat.
— Tu as un endroit pour faire ton shopping de soumises ?
Il rit.
— Pas exactement.
— Alors comment les trouves-tu ?
— C'est de ça que tu as envie de parler ? Ou veux-tu que nous passions aux choses
sérieuses ? Tes problèmes, comme tu dis.
Je déglutis. Ai-je confiance en lui ? Est-ce à cela que tout se résume - à une question de
confiance ? Il me semble que la confiance, ça devrait aller dans les deux sens. Je me
rappelle sa mauvaise humeur quand José m'a téléphoné.
— Tu as faim ? me demande-t-il en me ramenant sur terre.
Aïe... encore la bouffe.
— Non.
— Tu as mangé aujourd'hui ?
Je le regarde fixement. L'honnêteté... Merde, ma réponse ne va pas lui plaire.
— Non.
Il plisse les yeux.
— Il faut manger, Anastasia. On peut dîner ici ou dans ma suite, comme tu veux.
— Je crois qu'on devrait rester en terrain neutre, dans un lieu public.
Il a un sourire sardonique.
— Tu crois que ça m'arrêterait ? dit’il doucement, en guise d'avertissement sensuel.
J'écarquille les yeux et déglutis de nouveau.
— J'espère.
— Viens, j'ai réservé un salon privé.
Il me sourit d'un air énigmatique et se lève en me tendant la main.
— Prends ton vin.
Il me tient par le coude pour me conduire hors du bar et nous gravissons le grand
escalier qui conduit à la mezzanine. Un jeune homme en livrée nous accueille.
— Par ici, monsieur.
Nous parvenons à un salon petit mais somptueux, lambrissé de boiseries. Sous le lustre
scintillant, l'unique table est tendue d'une nappe immaculée, avec des coupes en cristal,
des couverts en argent et un bouquet de roses blanches. Nous y prenons place.
— Ne te mordille pas la lèvre, me murmure Christian. Merde, je ne m'en étais pas rendu
compte.
— J'ai déjà passé la commande. J'espère que ça ne t'ennuie pas.
À vrai dire, ça me soulage. Je ne me crois pas capable de prendre la moindre décision.
— Non, c'est très bien.
— Je suis heureux de constater que tu peux parfois être docile. Bon, où en étions-nous
?
— Aux choses sérieuses.
J'avale encore une grande gorgée de vin. Il est vraiment délicieux. Christian Grey sait
choisir. Je me rappelle la dernière fois qu'il m'a fait boire du vin, dans mon lit. Cette
pensée me fait rougir.
— En effet. Tes problèmes.
Il fouille la poche intérieure de sa veste et en tire un bout de papier. Mon mail.
— Clause 1. D'accord. C'est pour notre bien à tous les deux. Je vais corriger.
Je cligne des yeux. Bordel... on va relire toutes mes remarques une à une ? En sa
présence, je suis moins courageuse. Il a l'air tellement sérieux. J'avale une autre gorgée de
vin pour me donner du coeur au ventre. Christian poursuit :
— Maladies sexuellement transmissibles. Toutes mes partenaires précédentes ont subi
des analyses sanguines, et je me fais tester deux fois par an pour les risques mentionnés.
Toutes mes analyses récentes ont été négatives. Je n'ai jamais pris de drogues. D'ailleurs,
je suis violemment antidrogue. J'ai une politique de tolérance zéro dans mon entreprise, et
je soumets mon personnel à des analyses aléatoires.
Eh ben dis donc... Décidément, son obsession du contrôle ne connaît pas de limites. Je
le dévisage, choquée.
— Je n'ai jamais eu de transfusion, ajoute-t-il. Cela répond-il à tes questions ?
Je hoche la tête, impassible.
— Remarque suivante. Tu peux en effet partir à n'importe quel moment, Anastasia. Je
ne t'en empêcherai pas. Toutefois, si tu pars, tout sera fini entre nous. Il faut que tu le
saches.
— D'accord.
Cette idée m'est étonnamment pénible.
Le serveur nous apporte nos entrées. Comment pourrais-je avaler une bouchée ? Mince
alors, il a commandé des huîtres.
— J'espère que tu aimes les huîtres.
— Je n'en ai jamais mangé.
— Vraiment ? Eh bien..., dit’il en en prenant une, tu n'as qu'à pencher la coquille et à
avaler. Je pense que tu ne devrais pas avoir trop de mal à y arriver.
Sachant à quoi il fait allusion, je m'empourpre. Il sourit, arrose son huître de jus de
citron et la fait basculer dans sa bouche.
— Mm... délicieux. Ça a le goût de la mer. Allez, m'encourage-t-il.
— Je ne mastique pas ?
— Non, Anastasia, tu ne mastiques pas.
Ses yeux pétillent d'humour. Il a l'air tellement jeune, comme ça.
Je mordille ma lèvre inférieure et il se rembrunit aussitôt. Bon, allez, on y va. J'arrose
une huître de jus de citron et je la gobe. Elle glisse dans ma gorge - eau de mer, sel, citron,
chair... oh ! Je me régale tandis qu'il m'observe attentivement, l'oeil mi-clos.
— Eh bien ?
— J'en reprends une.
— Bravo, ma belle.
— Tu les as choisies exprès ? Ça n'est pas censé être aphrodisiaque ?
— Avec toi, je n'ai pas besoin d'aphrodisiaques. Je pense que tu le sais, et je pense que
je te fais le même effet. Où en étions-nous ?
Il jette un coup d'oeil à mon mail tandis que je reprends une huître. Je lui fais le même
effet. Je le trouble... waouh.
— M'obéir en toutes choses. Oui, j'y tiens. Considère ça comme un jeu de rôles,
Anastasia.
— Mais j'ai peur que tu me fasses mal.
— Mal comment ?
— Physiquement.
Et psychologiquement.
— Tu crois vraiment que je te ferais mal ? Que je franchirais les limites de ce que tu ne
peux pas supporter ?
— Tu m'as dit que tu avais déjà fait mal à quelqu'un.
— Oui. En effet. Il y a longtemps.
— Comment ?
— Je l'ai suspendue au plafond dans ma salle de jeu. D'ailleurs, c'est l'une de tes
questions. La suspension. C'est à ça que servent les mousquetons. L'une des cordes était
trop serrée.
Je lève la main.
— Je ne veux pas en savoir davantage. Tu ne vas pas me suspendre ?
— Non, si tu ne veux pas. Ça peut faire partie des limites à ne pas franchir.
— D'accord.
— L'obéissance, tu penses pouvoir y arriver ?
Il me dévisage, le regard intense. Les secondes s'écoulent.
— Je peux essayer.
— Bon, sourit-il. Maintenant, le terme. Un mois au lieu de trois, ce n'est rien du tout,
surtout si tu te gardes un week-end par mois. Je ne pense pas que je pourrai me passer de
toi aussi longtemps. J'ai déjà assez de mal maintenant.
Quoi ? Il ne peut pas se passer de moi ?
— Et si tu te prenais un jour de week-end par mois, avec un jour en semaine pour moi
cette semaine-là ?
— D'accord.
— Et s'il te plaît, essayons pour trois mois. Si ça ne te plaît pas, tu peux partir quand tu
veux.
— Trois mois ?
J'ai l'impression qu'il me force la main. J'avale encore une gorgée de vin et je reprends
une huître. Je pourrais m'y habituer, à ces trucs-là.
— Cette histoire de propriété, c'est simplement une question de terminologie, ça renvoie
au principe de l'obéissance. C'est pour te mettre dans l'état d'esprit qui convient. Mais je
veux que tu comprennes que dès l'instant où tu franchiras mon seuil en tant que soumise,
je ferai ce qui me plaît de toi. Tu dois l'accepter de ton plein gré. Voilà pourquoi tu dois me
faire confiance. Je vais te baiser à n'importe quel moment, de quelque façon qu'il me
plaira, où je veux. Je vais te discipliner, parce que tu feras des bêtises. Je vais te dresser à
me satisfaire. Mais je sais bien que tu n'as jamais fait ça. Au début, on ira doucement, je
t'aiderai. Nous élaborerons divers scénarios. Je veux que tu me fasses confiance, mais je
sais que je dois mériter cette confiance, et j'y arriverai. User de ton corps sexuellement «
ou autrement », encore une fois, c'est pour t'aider à te mettre dans l'état d'esprit qui
convient. Ça veut dire que tout est possible.
Il plaide sa cause si passionnément que je n'arrive pas à détacher mes yeux de lui. Il
tient vraiment à ce que je signe. Il se tait pour me dévisager.
— Tu me suis toujours ? chuchote-t-il d'une voix riche, chaude et séductrice.
Il boit une gorgée de vin en soutenant mon regard. Le serveur paraît ; Christian lui
adresse un petit signe de tête pour lui permettre de débarrasser.
— Encore un peu de vin ?
— Je dois conduire.
— Alors de l'eau ? J'acquiesce.
— Plate ou gazeuse ?
— Gazeuse, s'il te plaît. Le serveur s'éclipse.
— Tu ne dis pas grand-chose, fait observer Christian.
— Tu parles beaucoup.
Il sourit.
— Discipline. Il y a une limite très ténue entre le plaisir et la douleur, Anastasia. Ce sont
les deux revers de la même médaille, l'un n'existe pas sans l'autre. Je peux te prouver à
quel point la douleur peut être un plaisir. Tu ne me crois pas pour l'instant, mais voilà ce
que j'entends par confiance. Il y aura de la douleur, mais rien que tu ne puisses supporter.
Encore une fois, c'est une question de confiance. Tu me fais confiance, Ana ?
Ana ?
— Oui.
J'ai répondu spontanément, sans réfléchir, parce que c'est vrai : je lui fais confiance.
— Très bien, alors. Le reste, ce sont des détails.
— Des détails importants.
— D'accord, parlons-en.
Tous ces mots me font tourner la tête. J'aurais dû prendre le dictaphone de Kate pour
pouvoir réécouter notre conversation. Il y a tellement d'informations à assimiler. Le serveur
revient avec nos plats principaux : morue noire, asperges, pommes vapeur, sauce
hollandaise. Je n'ai jamais eu moins faim de ma vie.
— Tu aimes le poisson, j'espère, dit Christian d'une voix affable.
J'attaque mon plat sans enthousiasme, et avale une grande gorgée d'eau pétillante en
regrettant amèrement que ce ne soit pas du vin.
— Les règles. Parlons-en. Donc, la liste d'aliments autorisés, c'est pour toi une raison
suffisante de ne pas conclure l'accord ?
— Oui.
— Et si je modifie le contrat pour dire que tu dois manger au moins trois repas par jour
?
— Non.
Pas question de céder là-dessus. Personne ne me dictera ce que je mange. Comment je
baise, passe encore, mais manger... absolument hors de question.
Il pince les lèvres.
— Il faut que je sache que tu n'es pas affamée.
Je fronce les sourcils. Pourquoi ?
— Fais-moi confiance là-dessus, dis-je.
Il me dévisage un moment, puis se détend.
— Vous marquez encore un point, mademoiselle Steele. Je cède sur la nourriture et le
sommeil.
— Pourquoi n'ai-je pas le droit de te regarder ?
— Ça fait partie du protocole. Tu t'y habitueras. Vraiment ?
— Pourquoi je ne peux pas te toucher ?
— Parce que tu ne peux pas.
Il prend un air buté.
— À cause de Mrs Robinson ?
Il m'interroge du regard.
— Pourquoi t'imagines-tu ça ?
Puis il comprend.
— Tu penses qu'elle m'a traumatisé ? Je hoche la tête.
— Non, Anastasia, ça n'est pas pour cette raison. En plus, Mrs Robinson ne m'aurait
jamais permis ce genre de caprice.
Alors que moi, je n'ai pas le choix. Je boude.
— Donc, ça n'a rien à voir avec elle.
— Non. Et je ne veux pas que tu te touches non plus. Quoi ? Ah oui, la clause de nonmasturbation.
— Par curiosité... pourquoi ?
— Parce que je veux que tu me doives tout ton plaisir.
Il parle d'une voix basse mais ferme.
Bien... Je n'ai rien à répondre à cela, même si, au fond, je trouve ça très égoïste de sa
part. Tout en me forçant à avaler une bouchée de morue, je tente de mesurer les
concessions que j'ai gagnées. La nourriture, le sommeil. Et puis il a promis d'y aller
doucement. Mais nous n'avons pas encore abordé les limites à négocier.
— Je t'ai donné beaucoup à réfléchir, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Tu veux qu'on passe aux limites à négocier ?
— Pas en mangeant.
Il sourit.
— Tu trouves ça dégoûtant ?
— Un peu.
— Tu n'as pas beaucoup mangé.
— Je n'ai plus faim.
— Trois huîtres, quatre bouchées de morue, une asperge, pas de pommes de terre, et en
plus tu n'as rien mangé de la journée. Tu m'as pourtant dit que je pouvais te faire
confiance.
Putain, mais il a fait l'inventaire de chaque bouchée, ou quoi ?
— Christian, je t'en prie, je n'ai pas ce genre de conversation tous les jours.
— Il faut que tu restes en bonne santé, Anastasia.
— Je sais.
— Et maintenant, j'ai envie de t'enlever cette robe. Je déglutis. M'enlever la robe de Kate.
Ça tiraille tout au fond de mon ventre. Des muscles dont je connais désormais l'existence
se crispent à ces mots. Mais non. Une fois de plus, il utilise contre moi son arme la plus
puissante : le sexe. Même moi, j'ai compris à quel point il est un amant d'exception. Je
secoue la tête.
— Je crois que ce n'est pas une bonne idée. Nous n'avons pas encore mangé le dessert.
— Tu veux du dessert ? pouffe-t-il.
— Oui.
— C'est toi que je veux comme dessert, murmure-t-il d'une voix suggestive.
— Je ne suis pas sûre d'être assez sucrée.
— Anastasia, tu es délicieuse, j'en sais quelque chose.
— Christian, tu te sers du sexe comme d'une arme. Ça n'est vraiment pas juste.
Il hausse les sourcils, étonné, puis il semble réfléchir à ce que je viens de dire en
caressant son menton.
— Tu as raison. Dans la vie, on tire parti de ses talents, Anastasia. Ça ne change rien
au fait que j'aie envie de toi. Ici. Maintenant.
Comment peut-il me séduire rien qu'avec sa voix ? Je suis déjà haletante - mon sang
brûle dans mes veines, mes nerfs picotent.
— J'ai envie d'essayer quelque chose, souffle-t-il.
Je fronce les sourcils. Il m'a déjà donné tant d'idées à assimiler, je ne crois pas que je
sois prête à tenter de nouveaux trucs...
— Si tu étais ma Soumise, tu n'aurais pas à réfléchir. Tout deviendrait tellement plus
simple, murmure-t-il d'une voix tentatrice. Toutes ces décisions, tous ces processus
mentaux épuisants... Est-ce une bonne idée? Peut-on faire ça ici ? Maintenant ? Tu
n'aurais plus à te préoccuper de ces détails. Ce serait à moi de m'en charger, en tant que
Dominant. Et, en ce moment, je sais que tu as envie de moi, Anastasia.
Comment le sait-il ?
— Je le sais, parce que...
Bordel de merde, il répond à ma question avant même que je ne l'aie posée. Il est
télépathe, par-dessus le marché ?
— ... ton corps te trahit. Tu serres les cuisses, tu rougis, tu respires plus vite.
Bon, d'accord, j'ai compris.
— Comment sais-tu, pour mes cuisses ?
Je ne le crois pas. J'ai les jambes sous la table, pour l'amour du ciel !
— Je sens la nappe qui bouge, et j'en tire la conclusion qui s'impose en me fondant sur
plusieurs années d'expérience. J'ai raison, n'est-ce pas ?
Je rougis en baissant les yeux. Le voilà, mon handicap, dans ce jeu de séduction. Il est
le seul à en connaître et à en comprendre les règles. Je suis trop naïve et inexpérimentée.
Mon seul point de référence, c'est Kate, et elle ne s'en laisse pas conter par les hommes.
Mes autres références sont des héroïnes de roman : Elizabeth Bennet serait outragée,
Jane Eyre effarée, et Tess succomberait, comme moi.
— Je n'ai pas fini mon poisson.
— Entre moi et le poisson, c'est le poisson que tu préfères ?
Je relève la tête brusquement ; ses prunelles brûlent comme de l'argent en fusion. Mais
je ne flanche pas :
— Je croyais que tu tenais à ce que je finisse tout ce qu'il y a dans mon assiette ?
— En ce moment, mademoiselle Steele, je me fous de votre assiette.
— Christian, tu ne te bats pas à la loyale.
— Je sais. J'ai toujours été comme ça.
Ma déesse intérieure m'encourage : tu peux y arriver. Tu peux le combattre avec ses
propres armes. Je peux ? D'accord. Comment ? Mon inexpérience me pèse comme un
boulet. Prenant une asperge, je regarde Christian en me mordillant la lèvre. Puis, très
lentement, j'insère la pointe de l'asperge entre mes lèvres pour la sucer.
Les yeux de Christian s'écarquillent de façon infinitésimale, mais perceptible.
— Anastasia, tu fais quoi, là ? Je croque la pointe.
— Je mange une asperge. Christian change de position.
— Je crois que vous vous moquez de moi, mademoiselle Steele.
Je feins l'innocence.
— Je ne fais que terminer mon repas, monsieur Grey. Le serveur choisit cet instant
pour entrer. Il jette un coup d'oeil rapide à Christian, qui hoche la tête. Son arrivée a
rompu le charme. Je m'accroche à ce précieux moment de lucidité. Il faut que je m'en aille.
Si je reste, notre rendez-vous ne peut se conclure que d'une seule façon et, après notre
conversation, il faut que je délimite mon territoire. Mon corps est avide du sien, mais mon
esprit se rebelle. Je n'ai pas encore pris ma décision ; son charme et ses prouesses
sexuelles ne me facilitent pas la tâche.
— Tu veux un dessert ? me demande Christian, redevenu gentleman.
— Non merci. Je pense que je vais y aller. Je baisse les yeux.
— Tu t'en vas ?
Il n'arrive pas à dissimuler son étonnement. Le serveur s'éclipse discrètement.
— Oui.
C'est la bonne décision. Si je reste ici, il va me baiser. Je me lève, déterminée.
— Nous assistons tous deux à la remise des diplômes demain.
Christian se lève automatiquement, trahissant ses bonnes manières.
— Je ne veux pas que tu t'en ailles.
— S'il te plaît... il le faut.
— Pourquoi ?
— Parce que tu m'as donné beaucoup à réfléchir... j'ai besoin de recul.
— Je pourrais te forcer à rester, me menace-t-il.
— Oui, facilement, mais je ne veux pas. Il passe sa main dans ses cheveux.
— Tu sais, quand tu as déboulé dans mon bureau à quatre pattes, tu n'arrêtais pas de
répéter « oui, monsieur », « non, monsieur », ce qui m'a fait croire que tu étais soumise de
nature. Mais, très franchement, Anastasia, je ne suis pas certain qu'il y ait un gramme de
soumission dans ton corps délicieux.
Il s'avance lentement vers moi tout en parlant.
— Tu as sans doute raison.
— Je veux tout de même avoir la possibilité d'explorer cette éventualité, murmure-t-il.
Il caresse mon visage en lissant ma lèvre inférieure avec son pouce.
— Je ne connais rien d'autre, Anastasia. Je suis fait comme ça.
— Je sais.
Il se penche pour m'embrasser mais avant que ses lèvres ne me touchent, son regard
cherche le mien comme pour me demander ma permission. Comme c'est peut-être la
dernière fois que nous nous embrassons, je me laisse aller - mes mains, mues par une
volonté indépendante, plongent dans ses cheveux pour l'attirer vers moi, ma bouche
s'ouvre, ma langue caresse la sienne. Répondant à mon ardeur, il m'attrape la nuque pour
un baiser plus profond. Son autre main glisse dans mon dos et se plaque à la base de mes
reins pour m'attirer contre son corps.
— Je ne peux pas te convaincre de rester ? souffle-t-il entre deux baisers.
— Non.
— Passe la nuit avec moi.
— Sans te toucher ? Non.
Il geint.
— Tu es impossible.
Il s'écarte pour me regarder.
— Pourquoi ai-je l'impression que tu me quittes ?
— Parce que je m'en vais.
— Ce n'est pas ce que je veux dire, et tu le sais très bien.
— Christian, j'ai besoin de réfléchir. Je ne sais pas si je peux accepter le genre de
relation que tu me proposes.
Il ferme les yeux et appuie son front contre le mien, ce qui nous permet à tous deux de
reprendre notre souffle. Au bout d'un moment, il m'embrasse sur le front, plonge le nez
dans mes cheveux pour inspirer profondément, puis me lâche et recule d'un pas.
— Comme vous voulez, mademoiselle Steele. Je vous raccompagne.
Ça y est, c'est peut-être fini entre nous. Je le suis docilement dans l'escalier jusqu'au hall
; mon cuir chevelu picote, mon sang bouillonne. Est-ce la dernière fois que je le vois ? Mon
coeur se serre douloureusement dans ma poitrine. Quel retournement. Quelles peuvent
être les conséquences d'un éclair de lucidité dans la vie d'une femme ?
— Vous avez votre ticket de voiturier ?
Je fouille dans mon sac et lui remets le ticket, qu'il donne au portier. Je le regarde
tandis que nous attendons.
— Merci pour le dîner.
— Ce fut un plaisir, comme toujours, mademoiselle Steele.
Je grave son profil magnifique dans ma mémoire. L'idée de ne plus jamais le revoir est
trop atroce pour que je l'envisage. Il se tourne brusquement et me regarde d'un air intense.
— Tu t'installes ce week-end à Seattle. Si tu prends la bonne décision, on peut se voir
dimanche ?
— On verra. Peut-être.
Il a l'air soulagé un moment, puis il fronce les sourcils.
— Il fait plus frais maintenant, tu n'as pas de veste ?
— Non.
Il secoue la tête, irrité, et retire la sienne.
— Tiens, je ne veux pas que tu prennes froid.
Il me la tend, et, en y glissant les bras, je me rappelle qu'il m'avait passé mon caban lors
de notre première rencontre, et l'effet que ça m'avait fait. Rien n'a changé ; c'est même
plus fort que jamais. Sa veste est tiède, beaucoup trop grande pour moi, et imprégnée de
sa délicieuse odeur...
Ma Coccinelle se range devant l'entrée. Christian en reste abasourdi.
— C'est dans ça que tu circules ?
Il a l'air consterné. Me prenant par la main, il sort avec moi. Le voiturier me tend mes
clés. Christian lui glisse un billet.
— C'est en état de rouler, ce tas de ferrailles ? Il me regarde maintenant d'un oeil sévère.
— Oui.
— Ça peut se rendre jusqu'à Seattle ?
— Oui, bien sûr.
— Sans danger ?
— Oui, dis-je sèchement, exaspérée. D'accord, c'est une vieille bagnole. Mais c'est la
mienne, et elle est en état de rouler. Mon beau-père me l'a offerte.
— Anastasia, je pense qu'on peut faire mieux que ça.
— C'est-à-dire ?
Tout d'un coup, je comprends.
— Pas question que tu m'achètes une voiture.
Il me regarde d'un oeil noir, la mâchoire crispée.
— On verra.
Il grimace en m'ouvrant la portière. Je retire mes chaussures et je baisse la vitre. Il me
regarde d'un air contrarié.
— Sois prudente.
— Au revoir, Christian.
J'ai la voix éraillée car j'ai envie de pleurer - merde, je ne vais pas chialer devant lui ? Je
lui adresse un petit sourire.
En m'éloignant, j'étouffe un sanglot mais bientôt, les larmes inondent mon visage.
D'accord, j'ai su me défendre. Il m'a tout expliqué clairement. Il me désire. Mais j'en veux
plus. J'ai besoin qu'il me veuille comme je le veux et, au fond, je sais que c'est impossible.
Je ne sais plus où j'en suis.
Si j'acceptais, je ne saurais même pas comment désigner ce que nous serions l'un pour
l'autre. Serait-il mon mec ? Pourrais-je le présenter à mes amis ? Aller dans des bars, au
cinéma, au bowling avec lui ? À vrai dire, j'en doute fort. Il ne me laisse pas le toucher et il
ne veut pas que je dorme avec lui. Certes, je sais que je n'ai jamais vécu ces choses par le
passé, mais je veux les vivre à l'avenir. Et ce n'est pas cet avenir qu'il envisage avec moi.
Et si j'acceptais, et que ce soit lui qui me renvoie au bout de trois mois, quand il en aura
eu marre d'essayer de me transformer ? Qu'éprouverais-je alors ? J'aurais investi mes
émotions, je me serais prêtée à des actes que je ne suis pas sûre d'avoir envie de vivre. Et
s'il décidait de ne pas renouveler notre contrat, comment arriverais-je à survivre à un tel
rejet ? Il vaut peut-être mieux reculer maintenant, afin de protéger le peu d'estime de moi
qui me reste.
Mais l'idée de ne plus jamais le revoir m'est un supplice. Comment puis-je l'avoir à ce
point-là dans la peau au bout de si peu de temps ? Ce n'est pas seulement une histoire de
cul... non ? J'essuie mes larmes. Je ne veux pas analyser mes sentiments pour lui. J'ai
peur de ce que pourrais découvrir. Qu'est-ce que je vais faire ?
Je me gare devant notre duplex. Pas de lumières. Kate doit être sortie. J'en suis
soulagée. Je ne veux pas qu'elle me surprenne encore à pleurer. En me déshabillant, je
réveille la machine infernale et j'y trouve un message de Christian.
Anastasia, vous devriez garder vos distances. Je ne suis pas l'homme qu'il vous faut.
Les petites amies, ça n'est pas mon truc. Je ne suis pas du genre fleurs et chocolats. Je
ne fais pas l'amour. C'est tout ce que je connais.
Et, tout en sanglotant en silence dans mon oreiller, c'est à cette dernière idée que je
m'accroche. Moi aussi, c'est tout ce que je connais. Peut-être qu'ensemble on pourrait
tracer un nouvel itinéraire.
De : Christian Grey
Objet : Ce soir
Date : 25 mai 2011 22:01
À : Anastasia Steele
Je ne comprends pas pourquoi tu t'es enfuie ce soir. J'espère sincèrement avoir répondu à toutes tes
questions. Je sais que je t'ai donné beaucoup à réfléchir, et j'espère de tout coeur que tu prendras
sérieusement en considération ma proposition. Je veux vraiment que ça marche entre nous. Nous irons
doucement. Fais-moi confiance.
Christian Grey
P-DG, Grey Enterprises Holdings, Inc.
Son mail me fait pleurer de plus belle. Il parle de cette histoire comme s'il s'agissait
d'une opération de fusion-acquisition. Je ne suis pas une entreprise, merde ! Je ne
réponds pas. Je ne sais tout simplement pas quoi dire. J'enfile mon pyjama et me mets au
lit, lovée dans sa veste. Allongée dans le noir les yeux ouverts, je repense à toutes les fois
où il m'a prévenue de rester à l'écart.
EL james
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