Les plombs tirés d’un fusil de chasse se dispersent en éventail à la vitesse de deux centimètres par mètre de trajectoire en ligne. Un éclair fulgura à la fenêtre et Ryan sursauta en entendant le tonnerre aussitôt après, puis il comprit que le fracas avait suivi trop rapidement pour que ce soit le tonnerre. Le tir l’avait manqué d’un mètre et avant qu’il ait le temps de chercher ce qui était passé près de lui, il vit la tête du blond qui explosait dans un nuage rouge alors que son corps s’écrasait contre un pied de table. Le brun regardait par une fenêtre, dans le coin, et il se retourna pour voir tomber son camarade, sans savoir comment ni pourquoi. Pendant une seconde, il regarda fébrilement de tous côtés et puis un cercle écarlate du diamètre d’un 45-tours apparut au milieu de sa poitrine et il fut projeté contre le mur. Le nabot était en train d’attacher les mains de Cathy et se concentrait trop sur sa tâche. Il n’avait pas pris le premier coup de feu pour ce que c’était. Il reconnut bien le second... trop tard.
Le prince lui sauta dessus et le renversa d’un coup d’épaule avant de tomber par terre lui-même. Jack bondit par-dessus la table basse et décocha un grand coup de pied à la tête de Cooley. Il l’atteignit, mais perdit l’équilibre et retomba. Cooley resta un moment étourdi puis il se secoua et se tourna vers la table de la salle à manger où il avait posé son arme. Ryan se releva aussi et plaqua le terroriste au sol. Le prince était debout, maintenant. Le petit homme voulut lui lancer un coup de poing, il essaya de ruer dans les jambes de Jack, mais il s’immobilisa en sentant le canon chaud d’un fusil de chasse posé contre son nez.
— Bouge pas, ordure, ou je te fais sauter la tête.
Cathy avait déjà fait tomber les cordes de ses mains et elle détacha d’abord celles de Jack. Il s’approcha du blond dont le corps tressautait encore. Du sang continuait de couler par saccades de sa tête. Jack lui prit l’Uzi et un chargeur de rechange. Le prince fit de même avec le brun, dont le corps ne bougeait absolument pas.
— Robby, dit Jack en examinant le sélecteur de sûreté de la mitraillette, je suis d’avis de nous tirer d’ici en vitesse.
— Moi aussi, mais comment et pour aller où ?
Jackson repoussa la tête de Cooley par terre. Les yeux du terroriste louchaient comiquement sur le canon du Remington.
— Il doit savoir quelque chose d’utile, celui-là. Comment est-ce que vous comptiez repartir, petit ?
— Non.
C’était tout ce que Cooley était capable de dire pour le moment. Il s’apercevait qu’il n’était pas, après tout, fait pour ce genre de mission.
— C’est comme ça, hein ? dit Jackson d’une voix soudain furieuse, dure. Alors, écoute un peu, petit. Cette dame là-bas, celle que tu as traitée de négresse, c’est ma femme, nabot, c’est une dame. Je t’ai vu la gifler. J’ai déjà une bonne raison de te tuer, pigé ? gronda Robby en traçant une ligne avec le fusil jusqu’à l’entrejambe de l’homme à terre. Mais je ne vais pas te tuer. Je m’en vais te faire pire que ça... Je m’en vais faire une fille de toi, ordure ! Réfléchis vite, mec !
Jack écoutait son ami avec stupeur, en le regardant appuyer le canon du fusil sur la braguette de l’homme. Jamais Robby ne s’exprimait de cette façon. Mais c’était convaincant. Il en serait capable. Cooley le crut aussi.
— Bateaux... des bateaux au pied de la falaise.
— Ce n’est même pas malin. Dis leur adieu, petit !
L’angle du fusil changea imperceptiblement.
— Des bateaux ! glapit Cooley, terrifié. Deux bateaux au pied de la falaise ! Deux échelles...
— Qui les surveille ? demanda Jack.
— Un type, c’est tout.
Robby leva les yeux.
— Jack ?
— Mes amis, je suggère que nous volions des bateaux. Cette bataille se rapproche, là dehors.
Il courut à sa penderie et prit des manteaux pour tout le monde. Pour Robby, il choisit son vieux blouson de marine que Cathy détestait.
— Mets ça, cette chemise blanche est trop voyante.
Robby rendit à Jack son automatique.
— Tiens. J’ai une boite de cartouches pour le fusil.
Il les fit passer de ses poches de pantalon à celles du blouson puis il soupesa la dernière Uzi et la porta sur son épaule.
— Nous laissons des amis derrière nous, Jack, ajouta-t-il gravement.
Cela ne plaisait pas à Ryan non plus.
— Je sais, mais s’ils l’enlèvent, ils ont gagné. Et ce n’est pas un bon coin pour des femmes et des enfants, vieux.
— D’accord, c’est toi le marine.
Robby acquiesça. La question était réglée.
— Fichons le camp. Je prends la tête. Je vais d’abord faire une petite reconnaissance rapide. Occupe-toi de ce zigoto, pour le moment. Monseigneur, je vous confie les femmes, dit Jack et il se pencha pour saisir Dennis Cooley à la gorge. Tu fais le con, tu es mort. Pas la peine de prendre des gants avec lui, Rob, tu le descends.
— Compte sur moi ! Allez, debout, ordure, tout doucement.
Jack les précéda par les portes-fenêtres brisées. Les deux agents morts gisaient en tas sur la terrasse de bois et il s’en voulut de ne rien faire pour eux, mais il fonctionnait à présent sur un contrôle automatique que le Marine Corps avait programmé en lui dix ans plus tôt. C’était une situation de combat et tous les cours et les exercices remontaient à la surface. En un instant, il fut trempé par les nappes de pluie rageuses. Il dévala les marches et regarda au coin de la maison.
Longley et ses hommes étaient trop occupés à affronter la menace devant eux pour remarquer ce qui se rapprochait par-derrière. L’agent britannique tira quatre balles sur une silhouette noire et il eut la satisfaction de voir sa cible en prendre au moins une avant qu’un violent martèlement le jette contre un arbre. Il rebondit contre l’écorce rugueuse et se retourna à demi. Il vit une autre silhouette en noir qui tenait une arme automatique à trois mètres de lui. L’arme tira encore. En quelques secondes, l’orée du bois fut silencieuse.
— Bon Dieu de bon Dieu ! marmonna le tireur d’élite.
En courant, cassé en deux, il avait vu les corps de cinq agents, mais il n’avait pas le temps de s’y attarder. Son guetteur et lui s’accroupirent près d’un buisson. Le tireur actionna sa lunette de nuit et suivit lentement la ligne des arbres, à quelques centaines de mètres.
L’image verdâtre offerte par son instrument d’optique lui montra des hommes habillés de foncé qui s’engageaient sous les arbres.
— J’en compte onze, dit le guetteur.
— Ouais.
Le fusil à culasse était chargé de balles de compétition de 308. Le tireur pouvait toucher une cible mouvante de huit centimètres dès la première fois, à plus de trois cents mètres, mais pour le moment il était en mission de reconnaissance, il était là pour recueillir des renseignements et les transmettre à son chef. Avant que l’équipe puisse s’engager dans l’action, elle devait savoir ce qui se passait et tout ce qu’il y avait là, c’était le chaos.
— Werner, ici Paulson. Je compte ce qui m’a l’air d’être onze mécréants qui s’engagent sous les arbres entre nous et la maison. Ils ont l’air d’avoir des armes automatiques légères... On dirait qu’il y en a six dans le jardin, continua-t-il en déplaçant un peu sa lunette. Des tas de copains par terre. Dieu, j’espère qu’il y a des ambulances en route.
— Est-ce que vous voyez des amis, par là ?
— Négatif. Je recommande que vous avanciez par l’autre côté. Est-ce que vous pouvez me donner un renfort, ici ?
— J’envoie un homme tout de suite. Quand il arrivera, avancez avec précaution. Prenez votre temps, Paulson.
— D’accord.
Au sud, Werner et deux autres avançaient en longeant les arbres. Leur tenue camouflée de nuit était un barbouillage de divers tons de vert, conçu par ordinateur, qui les rendait pratiquement invisibles même sous les éclairs.
Il venait de se passer quelque chose. Jack avait vu le feu d’une brusque fusillade, et puis plus rien. En dépit de ce qu’il avait dit à Robby, il n’aimait pas s’enfuir. Mais que pouvait-il faire ? Il y avait là un nombre inconnu de terroristes. Il n’avait que deux hommes armés avec lui, pour protéger trois femmes et une enfant, acculées à la falaise. Il jura et retourna vers le groupe.
— C’est bon, Nabot, montre-nous le chemin pour descendre, dit-il en appuyant le canon de son Uzi sur la poitrine de Cooley.
— C’est là.
L’homme montra du doigt et Ryan jura encore une fois. Depuis le temps qu’il vivait là, son seul souci était de s’écarter de la falaise, de crainte que le bord s’écroule sous son poids ou celui de sa fille. La vue de la maison était assez admirable, mais la hauteur de la falaise signifiait que du bord jusqu’à la maison, il y avait une zone morte de mille mètres, dont les terroristes s’étaient servis pour s’approcher. Et ils avaient utilisé des échelles pour grimper... naturellement, c’est à ça que servent les échelles ! Leur emplacement était marqué comme on le préconise dans tous les manuels du monde, par des piquets de bois enveloppés de gaze à pansements, pour être visibles dans le noir.
— C’est bon, dit-il en se retournant. Le nabot et moi nous passons devant. Votre Altesse, vous suivez avec les femmes. Robby, reste à dix mètres et couvre l’arrière.
— Je sais très bien me servir d’armes légères, dit le prince.
— Oh non, non. S’ils vous attrapent, ils ont gagné. Si quelque chose tourne mal, je compte sur vous pour vous occuper de ma femme et de ma fille, Altesse. Si jamais un malheur arrive, allez vers le sud. À environ un petit kilomètre, vous trouverez une ravine. Passez par là pour aller dans l’intérieur des terres et ne vous arrêtez qu’en arrivant à une route goudronnée. C’est un couvert très dense, vous ne devriez rien risquer. Robby, si quelque chose s’approche, descends-le.
— Mais si...
— Mais, mon cul. Tout ce qui bouge, c’est l’ennemi.
Jack regarda une dernière fois de tous côtés. Qu’on me donne cinq hommes entraînés, peut-être Breckenridge et quatre copains, et je pourrais dresser une sacrée embuscade... et si les cochons avaient des ailes...
— C’est bon. Toi, le nabot, passes le premier. Et si jamais tu joues au petit soldat, la première chose qui se passe, je te coupe en deux. Tu me crois ?
— Oui.
— Alors avance !
Cooley alla jusqu’à l’échelle et commença à descendre à reculons, avec Ryan à un mètre ou deux au-dessus de lui. La pluie avait rendu les marches d’aluminium glissantes, mais au moins la falaise les protégeait du vent. L’échelle extensible — Jack se demandait comment ils l’avaient apportée – vacillait sous lui. Il essayait de garder un oeil sur Cooley et glissa en manquant un échelon. Au-dessus de lui, le second groupe entamait sa descente. La princesse s’était chargée de Sally, qu’elle tenait entre elle et l’échelle pour l’empêcher de tomber. Jack entendait quand même les gémissements de sa petite fille ; il s’efforça d’y rester sourd. Il n’y avait plus de place dans son coeur pour la colère ou la pitié. Il devait réussir cela du premier coup. Il n’y aurait pas de seconde chance. Un éclair révéla les deux bateaux, à une centaine de mètres au nord. Impossible de savoir s’il y avait du monde dedans. Ils atteignirent enfin le pied de la falaise. Cooley fit quelques pas et Ryan sauta des derniers échelons, l’arme prête à tirer.
— Restons tranquilles une minute !
Le prince arriva ensuite puis les femmes. Robby apparut tout en haut de l’échelle, son parka de marine le rendant presque invisible contre le ciel noir. Il descendit rapidement et sauta lui aussi des derniers échelons.
— Ils sont arrivés à la maison juste comme je commençais à descendre. Peut-être ça les retardera un peu.
Il montra les piquets enveloppés de bandes blanches. Les échelles seraient sans doute plus difficiles à repérer.
— Bien joué, Rob, approuva Jack.
Il se retourna. Les bateaux étaient là, invisibles de nouveau, dans la nuit et la pluie. Cooley disait qu’un seul homme les gardait. Mais s’il mentait ? se demanda Ryan. Ce type était-il prêt à mourir pour sa cause ? Allait-il se sacrifier en criant un avertissement et les faire tous tuer ? Est-ce que nous avons le choix ? Non !
— Avance, crapule, gronda-t-il en le poussant avec son Uzi. Rappelle-toi qui meurt le premier.
La marée était haute et l’eau arrivait à un mètre ou deux à peine du pied de la falaise. Le sable était mouillé et dur sous les pieds. Ryan restait à un mètre derrière le terroriste, en se demandant à quelle distance étaient les bateaux. Cent mètres ? C’est loin, cent mètres ? Il allait le savoir. Derrière lui, les autres rasaient la paroi couverte de kudzu. Cela les rendait extrêmement difficiles à distinguer, mais s’il y avait un homme dans un bateau, il devait bien savoir que quelqu’un s’approchait. Krrrak !
Tout le monde sentit son coeur s’arrêter de battre, un instant. La foudre venait d’abattre un arbre là-haut au bord de la falaise, à moins de deux cents mètres derrière eux. Pendant une fraction de seconde, Ryan revit les bateaux... et il y avait un homme dans chacun.
— Rien qu’un, hein ? marmonna-t-il.
Cooley hésita puis il se mit en marche, les bras ballants. Au retour de l’obscurité, Jack perdit de vue les bateaux, mais il raisonna que la vision nocturne de tout le monde avait été gâchée par l’éclair aveuglant. Il revint par la pensée à l’image qu’il venait de voir. L’homme du premier bateau était debout, au milieu, sur le bord le plus rapproché, et semblait tenir une arme qui nécessitait les deux mains. Ryan était furieux que le petit homme lui ait menti. C’était absurde !
— Quel est le mot de passe ?
— Y en a pas, répondit Cooley d’une voix chevrotante en contemplant les circonstances d’un point de vue plutôt différent.
Il se trouvait entre des armes chargées, chacune étant capable de tirer. Ses idées se bousculaient et son cerveau travaillait à toute vitesse pour chercher un moment de retourner la situation. Ryan, cependant, se demandait si cette fois il disait la vérité, mais il n’avait pas le temps de trop y réfléchir.
— Allez, avance !
Le bateau reparut. Au début, ce ne fut qu’une ombre un peu différente de celles de la plage. Encore cinq mètres et cela devint une forme. La pluie était si violente qu’elle déformait tout, mais il y avait quelque chose de blanc, de rectangulaire devant eux. Ryan estima la distance à cinquante mètres. Il pria qu’aucun éclair ne vienne maintenant les trahir. S’ils étaient illuminés, les hommes des bateaux sauraient reconnaître une figure et s’ils voyaient le petit homme au premier rang...
Comment dois-je m’y prendre ?
On peut être un policier ou un soldat, mais pas les deux. Les mots de Joe Evans, de la Tour de Londres, lui revinrent à la mémoire et lui dirent ce qu’il devait faire.
Encore quarante mètres. Il y avait des rochers, sur la plage, et Jack devait faire attention de ne pas buter contre l’un d’eux. Il allongea le bras gauche et dévissa le gros silencieux. Il le glissa dans sa ceinture. Le poids déséquilibrait l’Uzi.
Trente mètres. Il chercha et trouva le bouton de libération de la crosse et la déplia, puis il cala la plaque métallique au creux de son épaule, en serrant fortement l’arme. Plus que quelques secondes...
Vingt-cinq mètres. Il voyait parfaitement le bateau, maintenant, une embarcation de six ou sept mètres avec un avant arrondi, et une autre toute semblable un peu plus loin, à une vingtaine de mètres. Il y avait indiscutablement un homme dans la première, debout sur bâbord, regardant fixement les personnes qui s’avançaient vers lui. Le pouce droit de Jack repoussa jusqu’au bout le sélecteur, sur tir automatique total, et il resserra son poing sur la crosse de pistolet. Il ne s’était pas servi d’une Uzi depuis son court stage de familiarisation à Quantico. Elle était petite, mais parfaitement équilibrée. Le guidon de métal noir était inutilisable dans la nuit, malheureusement, et ce qu’il avait à faire...
Vingt mètres. La première rafale doit être la bonne, Jack, en plein dans...
Ryan fit un demi-pas sur sa droite et tomba sur un genou. Il leva son arme, plaça l’extrémité du canon légèrement à gauche et au-dessous de l’objectif et il pressa la détente pour une salve de quatre balles. La mitraillette se releva et tressauta vers la droite et les balles tracèrent un pointillé en diagonale en travers de la cible. L’homme tomba instantanément du bateau et Ryan fut de nouveau ébloui, cette fois par son propre tir. À la première détonation, Cooley s’était jeté à plat ventre. Jack le saisit par le col, le fit lever et le poussa devant lui. Mais il trébucha dans le sable et en se rétablissant il vit que le terroriste courait vers le bateau... où il y avait une arme à retourner contre eux tous ! Il hurlait quelque chose que Jack ne comprenait pas.
Jack courut pour le rattraper, mais Cooley arriva au bateau le premier... et mourut.
L’homme de la seconde embarcation tira une longue salve désordonnée dans leur direction, juste au moment où Cooley sautait à bord. Ryan vit sa tête se renverser et son corps tomber dans le bateau comme un sac de pommes de terre. Il s’agenouilla au plat-bord et tira sa propre salve ; l’homme s’abattit, touché ou non, Ryan ne savait pas. C’était exactement comme les manoeuvres à Quantico, se disait-il, le chaos total, et le camp qui commet le moins de fautes a gagné.
— Montez tous !
Il resta debout, son Uzi braquée sur la seconde embarcation. Sans tourner la tête, il sentit que les autres embarquaient dans la première. Il les rejoignit. Un éclair fulgura et il vit l’homme qu’il avait abattu avec trois taches rouges en pleine poitrine, bouche bée et les yeux grands ouverts d’étonnement. Le petit terroriste était à côté de lui, une moitié de la tête complètement ouverte. À eux deux, ils avaient dû verser cinq litres de sang sur le pont en fibre de verre. Robby arriva enfin et sauta à bord. Une tête apparut dans l’autre bateau et Ryan tira encore avant de monter à son tour.
— Tire-nous d’ici en vitesse, Robby !
Jack passa de l’autre côté, sur les mains et les genoux, pour s’assurer que tout le monde avait bien la tête baissée.
Jackson s’installa aux commandes et chercha le contact. C’était exactement comme une voiture, avec les clefs au tableau de bord. Il les tourna et le moteur hoqueta alors qu’une nouvelle salve venait de l’autre embarcation. Ryan entendit des balles frapper la coque. Robby se fit tout petit, mais n’ôta pas la main du levier de vitesse. Jack haussa son arme et tira.
— Des hommes sur la falaise ! cria le prince.
O’Donnell rassembla rapidement ses hommes et donna de nouveaux ordres. Tous les agents de sécurité étaient morts, il en était sûr, mais cet hélicoptère devait s’être posé à l’ouest. Il ne pensait pas que le missile l’avait touché et il était impossible de le vérifier.
— Merci de ton aide, Sean. Ils étaient meilleurs que je ne m’y attendais. Tu les tiens, dans la maison ?
— J’ai laissé Dennis et deux autres. Je pense que nous devrions partir.
— Et c’est bien pensé ! dit Alex en indiquant l’ouest. Je crois que nous avons encore de la compagnie.
— Très bien. Sean, va les chercher et amène-les au bord de la falaise.
Miller prit ses deux hommes et retourna en courant vers la maison. Alex et son compagnon les suivirent. La porte de devant était ouverte et tous les cinq se ruèrent à l’intérieur, contournèrent la cheminée et s’arrêtèrent net.
Paulson, son guetteur et un autre agent couraient aussi, le long de l’orée du bois où l’allée faisait une courbe. Il tomba de nouveau à genoux, son fusil soutenu par sa béquille. On entendait des sirènes au loin, maintenant, et il se demanda pourquoi le renfort avait mis si longtemps, tout en cherchant un objectif avec sa lunette de nuit. Il aperçut un petit groupe courant vers le côté nord de la maison.
— Quelque chose sent mauvais, par ici...
— Ouais, reconnut le guetteur. Ils n’avaient sûrement pas l’intention de repartir par la route, alors par où ?
— Quelqu’un devrait bien chercher à le savoir, bougonna Paulson et il prit sa radio.
Werner avançait péniblement dans la partie sud du jardin, en faisant son possible pour ignorer son dos douloureux et pour conduire son groupe en avant. Sa radio crépita encore et il donna l’ordre à son autre équipe de n’avancer qu’avec une prudence extrême.
— Et alors, où ils sont, mec ? demanda Alex.
Miller regardait autour de lui, muet de stupeur. Deux de ses hommes étaient par terre, morts, leurs armes avaient disparu... ainsi que...
— Où c’est qu’ils sont, hein ? répéta Alex en criant.
— Fouillez la maison ! glapit Miller.
Alex et lui restèrent dans la grande pièce. Le Noir toisait l’Irlandais d’un regard qui ne pardonnait pas.
— Est-ce que j’en ai tellement bavé pour te voir encore déconner ?
Les trois autres revinrent quelques secondes plus tard et annoncèrent que la maison était déserte. Miller avait déjà constaté que les armes de ses hommes avaient été emportées. Quelque chose avait très mal tourné. Il emmena les autres dehors.
Paulson avait choisi une nouvelle position et il voyait de nouveau ses cibles. Il compta douze hommes, et puis d’autres les rejoignirent, venant de la maison. Avec sa lunette de nuit, il les voyait gesticuler, comme s’ils étaient désorientés. Des hommes parlaient, d’autres tournaient en rond en attendant des ordres. Plusieurs avaient l’air blessés, mais il ne pouvait en être sûr.
— Ils sont partis, annonça Alex avant que Miller en ait le temps.
O’Donnell refusa de le croire. Sean le lui expliqua d’une voix précipitée, entrecoupée, furieuse, et quand il se tut Dobbens déclara :
— Votre gamin a encore déconné.
C’en fut trop. Miller fit glisser dans son dos son Uzi et saisit celle qu’il avait prise à l’agent du Secret Service. D’un mouvement rapide et souple, il la haussa et tira dans la poitrine d’Alex, d’une distance d’un mètre. Louis regarda tomber son chef, essaya de lever son pistolet, mais Miller l’abattit aussi.
— Ah merde ! s’exclama le guetteur.
Paulson fit sauter le cran de sûreté de son fusil et centra sa mire sur l’homme qui venait de tirer et d’en tuer deux autres... mais qui avait-il tué ? Paulson ne pouvait tirer que pour sauver la vie des bons types et les deux qui venaient de tomber étaient certainement des méchants. Il n’y avait pas d’otages à sauver, à ce qu’il voyait. Il se demanda où diable ils pouvaient être. Un des hommes qui se trouvaient près du bord de la falaise cria quelque chose et tous les autres coururent vers lui. Le tireur d’élite avait un bon choix de cibles, mais sans identification positive, il n’osait pas tirer.
— Allez, bébé, allez, dit Jackson au moteur.
Il était encore froid et tournait irrégulièrement alors que le pilote faisait machine arrière. Le bateau recula lentement de la plage. Ryan gardait son Uzi braquée sur l’autre embarcation. L’homme reparut et Ryan tira trois balles avant que l’arme se bloque. En jurant, il changea rapidement de chargeur avant de tirer de nouvelles salves courtes pour forcer l’autre à rester baissé.
— Des hommes sur la falaise, répéta le prince.
Il avait pris le fusil de chasse et le braquait, mais il ne tira pas. Il ne savait pas qui était là-haut et, d’ailleurs, la portée était trop longue. De petits éclairs apparurent. Quels que soient ces hommes, ils tiraient sur le bateau. Ryan se retourna en entendant des balles frapper l’eau. Deux atteignirent le bateau. Sissy Jackson poussa un grand cri alors que le prince ripostait.
Robby s’était écarté à trente mètres de la plage, à présent, et il tourna sauvagement le volant tout en déplaçant le sélecteur sur la marche avant. Quand il donna tous les gaz, le moteur hoqueta de nouveau, pendant un long moment terrible, mais finalement il vrombit et le bateau fit un bond.
— C’est parti ! cria Jackson. Où on va, Jack ? Qu’est-ce que tu penses d’Annapolis ?
— Vas-y !
Ryan se retourna. Des hommes descendaient par l’échelle. Quelques-uns tiraient encore sur eux, mais faisaient long feu. Il vit ensuite que Sissy se tenait le pied à deux mains.
— Cathy, voyez s’il n’y a pas une trousse de premier secours, dit Son Altesse.
Il avait déjà examiné la blessure, mais il se tenait maintenant à l’arrière, le fusil en main. Jack aperçut une boîte en plastique blanc sous le siège du pilote et la fit glisser vers sa femme.
— Rob, Sissy a pris une balle dans le pied, dit-il.
— Je vais bien, Robby ! cria-t-elle immédiatement, mais sa voix n’était pas assurée du tout.
— Comment te sens-tu, Sissy ? demanda Cathy en s’approchant pour l’examiner.
— Ça fait mal, mais ce n’est pas trop grave, répondit la jeune femme, les dents serrées, en essayant de sourire.
— Tu es sûre que ça va, mon minet ? demanda Robby.
— Conduis, Rob, t’occupe pas !
Jack se glissa à l’arrière pour voir. La balle avait carrément traversé le cou-de-pied et la chaussure claire était noire de sang. Il regarda de tous côtés, pour voir s’il y avait d’autres blessés, mais à part la terreur pure que chacun devait éprouver, tout le monde allait bien.
— Commandant, voulez-vous que je prenne les commandes à votre place ? proposa le prince.
— D’accord, commandant, venez donc, dit Robby et il glissa du siège quand Son Altesse le rejoignit. Votre cap est zéro-trois-six magnétique. Faites gaffe parce que ça va être mauvais quand nous quitterons l’abri de la falaise et il y a beaucoup de navigation commerciale, par ici.
Ils apercevaient déjà des creux de plus d’un mètre et des crêtes blanches à cent mètres droit devant, chassées par le vent fraîchissant.
— Bien. Comment est-ce que je saurai que nous arrivons à Annapolis ?
— Lorsque vous verrez les lumières des ponts sur la baie, vous m’appellerez. Je connais la rade. Je nous ferai entrer.
Le prince hocha la tête. Il examina le tableau de bord et réduisit la puissance quand ils arrivèrent dans le fort clapot, tout en gardant un oeil sur le compas et un autre sur la mer. Jackson alla voir comment allait sa femme. Sissy le chassa d’un geste.
— Occupe-toi d’eux tous !
Quelques instants plus tard, ils faisaient des montagnes russes dans des creux d’un mètre cinquante. Le bateau était une embarcation de lac à coque cathédrale, de cinq mètres quatre-vingt, appréciée par les pêcheurs locaux pour sa bonne rapidité par mer belle et son faible tirant d’eau. Son avant arrondi résistait mal au clapot. Ils embarquaient des paquets de mer, mais le prélart était en place à l’avant et le pare-brise détournait la plus grande partie de l’eau sur les côtés. À côté du capot du moteur, il y avait une ouverture d’écopage automatique. Ryan n’avait jamais vu de bateau de ce genre, mais il savait que son moteur de cent cinquante chevaux actionnait un arbre de transmission dont l’hélice mobile éliminait le besoin d’un gouvernail. Le fond et les bords étaient doublés de mousse, pour améliorer la flottaison. On pouvait le remplir d’eau qu’il ne coulerait pas, mais, surtout, la fibre de verre et la mousse étaient probablement capables d’arrêter des balles de mitraillette. Jack examina encore une fois ses copassagers. Sa femme soignait Sissy. La princesse tenait Sally. À part Robby, le prince et lui, tout le monde gardait la tête baissée. Il commença à se détendre un peu. Ils s’étaient enfuis et son destin était de nouveau entre ses propres mains. Jack se promit que cela ne changerait plus jamais.
— Ils nous poursuivent, annonça Robby en chargeant son fusil. Environ trois cents mètres derrière nous. Je les ai vus dans un éclair, mais pour peu que nous ayons de la chance, ils vont nous perdre dans cette pluie.
— Qu’est-ce que tu dis de la visibilité ?
— À part les éclairs... bof, cent mètres, au plus. Nous ne laissons pas de sillage qu’ils pourraient suivre et ils ne savent pas où nous allons... Bon Dieu, ce que je donnerais pour avoir une radio ! Nous pourrions alerter les gardes-côtes, ou quelqu’un d’autre, et leur préparer un joli petit piège.
Jack s’assit dans le fond, face à l’arrière de l’autre côté du capot du moteur. Il vit que sa fille était endormie dans les bras de la princesse. Ce doit être chouette d’être gosse, se dit-il.
— Estimons-nous heureux, commandant, dit-il à son ami sur l’autre bord.
— Je te crois, mon vieux ! Je crois que j’ai choisi le bon moment pour aller pisser !
— Ouais. Je ne savais pas que tu savais te servir d’un fusil.
— Quand j’étais môme, le Klan avait un petit passe-temps. Ils se soûlaient tous les mardis soir et ils allaient incendier une église nègre, histoire de nous mettre aux pas, tu vois ? Alors un soir, ces cons-là décident de brûler l’église de papa. Nous l’avons su, le patron d’un magasin de vins a téléphoné, tous les cous-rouges ne sont pas des fumiers. Enfin bref, papa et moi on les attendait. Nous n’en avons tué aucun, mais ça a dû leur flanquer une trouille plus blanche que leurs draps de lit. J’ai fait exploser le radiateur d’une bagnole, dit Robby en riant de ce souvenir. Ils ne sont jamais revenus la chercher. Les flics n’ont arrêté personne, mais c’est la dernière fois qu’on a essayé d’incendier une église dans notre bourg alors je suppose que ça leur a servi de leçon... Ici, c’est la première fois que je tue un homme, poursuivit-il d’une voix plus grave. C’est drôle, ça ne m’a rien fait, rien du tout.
— Tu verras demain.
Robby tourna la tête vers son ami.
— Ouais.
Ryan regardait à l’arrière, les mains crispées sur l’Uzi. Il n’y avait rien à voir. Le ciel et l’eau se confondaient en une masse amorphe, gris foncé, et le vent lui piquait la figure. Le bateau montait et descendait sur des brisants et Jack se demanda pourquoi il n’avait pas le mal de mer. Un nouvel éclair fulgura et il ne vit toujours rien. C’était comme s’ils étaient sous une coupole grise, sur un plancher étincelant et inégal.
Ils étaient partis. Dès que la petite équipe du tireur d’élite annonça que les terroristes avaient disparu au bord de la falaise, les hommes de Werner fouillèrent la maison et n’y trouvèrent que des morts. Le second groupe d’intervention était maintenant sur place, ainsi que plus de vingt agents de la police et toute une foule de pompiers et d’infirmiers. Trois hommes du Secret Service étaient encore en vie, plus un terroriste que les autres avaient abandonné. Tous étaient en cours de transport dans des hôpitaux. Cela faisait un total de dix-sept agents de la sécurité tués et quatre terroristes, dont deux, apparemment, par leurs propres camarades.
— Ils se sont tous entassés dans le bateau et ils ont filé par là, dit Paulson. J’aurais peut-être pu en avoir quelques-uns, mais il n’y avait pas moyen de savoir qui était qui.
Le tireur d’élite avait bien agi. Il le savait et Werner aussi. On ne tire pas sans savoir qui est la cible.
— Alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
La question était posée par un capitaine de la police routière. Une question de pure forme, puisqu’il n’y avait aucune réponse immédiate possible.
— Vous croyez que les bons se sont échappés ? demanda Paulson. Je n’ai rien vu qui ressemble à un ami et la façon d’agir des sales types... quelque chose a mal tourné... Quelque chose a mal tourné pour tout le monde.
Pas de doute, quelque chose à très mal tourné, pensa Werner. Une sacrée bataille s’était livrée, là. Une vingtaine de morts et personne en vue — Supposons que les amis se sont échappés d’une façon ou d’une autre... Non, supposons simplement que les méchants aient fui en bateau. Bon. Alors où est-ce qu’ils iraient ? demanda-t-il.
— Est-ce que vous savez combien de chantiers navals il y a par ici ? répliqua le capitaine de la police routière. Bon Dieu, et combien de maisons avec des appontements privés ? Des centaines ! Nous ne pouvons pas les fouiller toutes !
— Ça se peut, mais nous devons faire quelque chose, déclara Werner, sa colère aggravée par son mal dans le dos.
Un chien noir s’approcha d’eux. Il avait l’air aussi désorienté que les hommes.
— Je crois qu’ils nous ont perdus.
— Possible, répondit Jackson, à qui le dernier éclair n’avait rien révélé. La baie est vaste et la visibilité ne vaut pas un pet de lapin, mais avec la direction du vent qui chasse la pluie, ils y voient mieux que nous. Vingt mètres, peut-être, juste assez pour que ça change tout.
— Et si nous allions plus à l’est ? hasarda Jack.
— Dans le chenal de navigation principal ? C’est vendredi soir. Il doit y avoir une foule de navires qui sortent de Baltimore, filant dix, douze noeuds, et qui sont aussi aveugles que nous. Non. Nous ne sommes pas arrivés jusqu’ici pour nous faire éventrer par un rafiot grec rouillé. C’est déjà assez épineux comme ça, dit Robby.
— Des lumières droit devant, annonça le prince.
— Nous sommes rendus, Jack !
Robby alla à l’avant. Les lumières des ponts jumeaux de la baie de la Chesapeake clignotaient au loin. Jackson prit les commandes et le prince alla le remplacer à l’arrière. Ils étaient tous trempés depuis longtemps et grelottaient dans le vent. Jackson vira vers l’ouest. Ils avaient maintenant le vent dans le nez, soufflant tout droit de la vallée de la Severn, comme toujours. La mer devint un peu moins agitée quand ils passèrent dans la rade d’Annapolis. La pluie tombait toujours par nappes et Robby naviguait presque de mémoire.
Les lumières de l’Académie navale, le long de Sims Drive n’étaient qu’une longue clarté diffuse, sous la pluie, et Robby mit le cap dessus, en manquant de peu une grosse bouée alors qu’il se battait pour garder son cap. Au bout d’une minute, ils virent la rangée d’YP gris, les Yard Patrol Boats, les bateaux de patrouille de la rade, toujours mouillés contre le quai pendant que leurs appontements normaux étaient en cours de rénovation de l’autre côté du fleuve. Robby se dressa pour mieux y voir et amena l’embarcation entre une paire de bateaux d’entraînement à coque de bois. Il avait envie d’entrer carrément dans le bassin des yachts de l’Académie, mais il était trop encombré. Finalement, il pilota l’embarcation vers le quai et la garda contre le mur de béton à la force du moteur.
— Arrêtez ça, vous autres !
Un marine apparut. Sa casquette blanche avait une couverture en plastique et il portait un imperméable.
— Vous ne pouvez pas vous amarrez là !
— Je suis le capitaine de corvette Jackson, mon garçon, répliqua Robby. Je travaille ici. Restez paré. Jack, prends l’amarre.
Ryan plongea sous le pare-brise et souleva la bâche de l’avant. Un cordage de nylon blanc était soigneusement enroulé, à la bonne place, et il se redressa alors que Robby utilisait la puissance du moteur pour maintenir le flanc bâbord contre le quai. Jack sauta à terre avec l’amarre. Le prince en fit autant à l’arrière. Robby coupa le moteur et grimpa pour affronter le marine.
— Vous me reconnaissez, petit ?
Le marine salua.
— Faites excuses, commandant, mais...
Il braqua sa torche électrique dans l’embarcation.
— Ah, nom de Dieu !
À peu près tout ce qu’on pouvait dire en faveur du bateau, c’était que la pluie avait lavé presque tout le sang. Le marine resta bouche bée en voyant deux cadavres, trois femmes, dont une apparemment blessée, et une enfant endormie. Il vit ensuite l’Uzi accrochée au cou de Ryan.
Une sinistre soirée mouillée de faction ennuyeuse prenait brusquement fin avec éclat.
— Vous avez une radio, marine ? demanda Robby, et quand le garçon la montra il la lui arracha : c’était une petite Motorola CC comme celles qu’employait la police. Salle de garde ? Ici le commandant Jackson.
— Commandant ? C’est le sergent-major Breckenridge. Je ne savais pas que vous étiez de service ce soir, commandant. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Jackson respira profondément.
— Je suis bien content que ce soit vous, Gunny. Écoutez, alertez immédiatement l’officier de service. Ensuite, je veux des marines armés sur le quai à l’ouest du bassin des yachts, immédiatement ! Nous avons de graves ennuis ici, Gunny, alors que ça saute !
— Compris, commandant !
La radio crépita. Les ordres avaient été donnés, les questions pouvaient attendre.
— Votre nom, petit ? demanda ensuite Robby au marine.
— Caporal Green, commandant.
— C’est bon, Green, aidez-moi à faire sortir les dames du bateau... Allons-y, mesdames, dit-il en tendant une main.
Green sauta à bord et aida d’abord Sissy, puis Cathy et enfin la princesse qui portait toujours Sally. Robby les fit toutes mettre à l’abri derrière la coque de bois d’un YP.
— Et ceux-là, commandant ? demanda Green en montrant les cadavres.
— Ils ne risquent rien. Revenez ici, caporal.
Green jeta un dernier coup d’oeil aux morts.
— Probable, marmonna-t-il.
Il avait déjà déboutonné son imperméable et le rabat de son holster.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda une voix féminine. Ah, c’est vous, commandant.
— Qu’est-ce que vous faites là, chef ? lui demanda Robby.
— J’ai fait sortir la section de service pour surveiller les bateaux. Le vent risque d’en faire du petit bois contre le quai si nous ne...
Le second maître d’équipage Mary Znamirowski regarda tout le monde, sur le quai, et s’exclama :
— Commandant, que diable...
— Je vous conseille de rassembler vos hommes, maître ; et de mettre tous ces gens à l’abri. Pas le temps d’expliquer...
Une camionnette arriva. Elle s’arrêta dans le parking, juste derrière le groupe. Le conducteur en sauta et accourut, suivi par trois hommes. C’était Breckenridge. Il jeta un bref coup d’oeil aux trois femmes, se tourna aussitôt vers Jackson et posa la question vedette de la soirée — qu'est-ce qui se passe, commandant ?
Robby indiqua l’embarcation. Breckenridge se pencha au bord du quai et poussa un juron.
— Nous étions chez Jack pour dîner, expliqua Robby, et des intrus se sont invités. C’est à lui qu’ils en voulaient...
Il désigna le prince de Galles, qui se retourna et sourit. Les yeux de Breckenridge s’arrondirent quand il le reconnut. Sa bouche resta ouverte un moment et puis il se ressaisit et fit ce que font toujours les marines quand ils ne savent que faire, il salua, comme il était prescrit dans le manuel.
— Ils ont tué tout un tas d’agents de la sécurité, poursuivit Robby. Nous avons eu de la chance. Ils comptaient s’enfuir en bateau. Nous en avons volé un et nous sommes venus ici, mais il y en a un autre, là en mer, plein de salopards. Ils ont pu nous suivre.
— Armés de quoi ? demanda le sergent-major.
— De ça, Gunny, répondit Ryan en levant l’Uzi.
Le sergent-major hocha la tête et plongea une main dans sa capote pour prendre sa radio.
— Salle de garde, ici Breckenridge. Nous avons une alerte de Classe-Un. Réveillez tout le monde. Appelez le capitaine Peters. Je veux un peloton de tireurs d’élite sur le quai dans cinq minutes. Grouillez !
— Bien reçu, répondit la radio. Alerte Classe-Un.
— Emmenons les femmes d’ici, bon Dieu, s’écria Ryan.
— Pas encore, répliqua Breckenridge, et il regarda autour de lui pour faire une rapide évaluation d’un oeil expert. Je veux d’abord un peu plus de sécurité. Vos amis ont pu accoster en amont pour arriver par la terre. C’est ce que je ferais à leur place. Dans dix minutes, j’aurai un peloton de tireurs déployé, et peut-être une escouade complète ici dans cinq minutes. Si mes hommes ne sont pas trop bourrés, ajouta-t-il en rappelant à Jack qu’on était vendredi soir – samedi matin – et qu’Annapolis avait de nombreux bars. Cummings et Foster, occupez-vous des dames. Mendoza, sauter dans un des ces bateaux et faites le guet. Vous avez tous entendu le commandant. Pas question de s’endormir.
Breckenridge marcha de long en large sur le quai pendant une minute, pour vérifier la visibilité et les champs de tir. Son 45 Colt automatique avait l’air tout petit dans sa main. On voyait à sa figure que la situation ne lui plaisait pas et ne lui plairait pas tant qu’il n’aurait pas davantage d’hommes et que les civils ne seraient pas emmenés à l’abri. Ensuite, il s’approcha des femmes.
— Vous allez bien, mesdames... Oh, pardon, Mrs. Jackson. Nous allons vite vous transporter à l’infirmerie, madame.
— Il n’y a pas moyen d’éteindre ces lumières ? demanda Ryan.
— Pas que je sache. Moi non plus, je n’aime pas être éclairé comme ça. Calmez-vous, lieutenant, nous avons tout ce terrain découvert derrière nous, alors personne ne va venir nous surprendre par là. Dès que j’aurai tout organisé, nous emmènerons les dames à l’infirmerie et nous les ferons garder. Vous n’êtes pas autant en sécurité que je le voudrai, mais ça va venir. Comment vous êtes-vous échappés ?
— Comme disait Robby, nous avons eu de la chance. Il en a abattu deux avec le fusil de chasse. J’en ai eu un dans le bateau. L’autre s’est fait abattre par un de ses copains, répondit Ryan en frissonnant, et pas à cause du vent ni de la pluie. C’était plutôt épineux par là, pendant un moment.
— Je veux bien le croire. Ils sont forts, ces types-là ?
— Les terroristes ? Ne vous y trompez pas. Ils avaient l’effet de surprise pour eux, et ça compte beaucoup.
— C’est ce que nous allons voir.
— Il y a un bateau, là dehors ! cria Mendoza, d’un des YP.
— Attention, les gars, souffla le sergent-major en levant son 45 contre sa joue. Attendez encore deux minutes, jusqu’à ce que nous ayons de bonnes armes ici.
— Ils arrivent lentement, annonça le Marine.
Breckenridge s’assura d’abord que les femmes étaient à couvert puis il ordonna à tout le monde de se déployer et de choisir une position entre les bateaux au mouillage.
— Et pour l’amour du ciel, gardez la tête baissée !
Ryah se choisit un coin. Les autres en firent autant, à des intervalles de trois à trente mètres. Il tâta le parapet en béton armé, certain qu’il arrêterait une balle. Les quatre matelots de la section de service des YP restèrent auprès des femmes, avec un marine de chaque côté. Breckenridge était le seul à bouger, accroupi derrière le parapet, en suivant des yeux la silhouette blanche du bateau en mouvement. Il arriva près de Ryan.
— Là, à environ quatre-vingts mètres en mer, allant de gauche à droite. Eux aussi, ils cherchent à comprendre ce qui se passe. Donnez-moi encore deux minutes, mes salauds ! chuchota-t-il.
— Ouais...
Ryan fit sauter son cran de sûreté, un oeil juste au-dessus du muret de béton. Le bateau n’était qu’une vague forme claire, mais il entendait le bruit étouffé du moteur. L’embarcation tourna vers celle qu’ils avaient volée. Ce fut leur première erreur.
— Parfait ! dit le sergent-major en abaissant son automatique, couvert par l’arrière d’une coque. C’est bon, messieurs. Avancez donc si vous venez...
Une autre camionnette arriva par Sims Drive, tous feux éteints, et s’arrêta à côté des femmes. Huit hommes en sautèrent par l’arrière. Deux marines coururent sur le quai, illuminés par un lampadaire entre deux YP amarrés Sur l’eau, l’embarcation clignota d’éclairs de coups de feu et les deux marines tombèrent. Des balles commencèrent à pleuvoir sur les bateaux mouillés. Breckenridge se retourna et hurla :
— Feu !
Ce fut une explosion de bruit dans tout le secteur. Ryan visa un des éclairs et pressa la détente avec précaution. La mitraillette tira quatre balles avant de se bloquer sur une chambre vide. Il jura et regarda stupidement l’arme avant de se souvenir qu’il avait un pistolet chargé à sa ceinture. Il haussa le Browning et tira sans s’être aperçu que sa cible n’était plus là. Le bruit du moteur augmenta spectaculairement.
— Halte au feu ! Halte au feu ! Ils foutent le camp ! cria Breckenridge. Personne n’est blessé ?
— Par ici ! cria quelqu’un sur la droite, du côté où étaient les femmes.
Ryan suivit le sergent-major. Deux marines étaient par terre, le premier avec une blessure superficielle au bras, mais l’autre avait eu la hanche traversée par une balle et poussait des cris aigus. Cathy l’examinait déjà.
— Qu’est-ce qui se passe, Mendoza ? glapit Breckenridge.
— Ils prennent le large... attendez voir... ouais, ils filent vers l’est !
— Remuez les mains, soldat, dit Cathy, penchée sur le première classe qui avait été péniblement frappé sur le côté gauche, juste au-dessous du ceinturon. C’est bon, c’est bon, ça va aller. Ça fait mal, mais nous pouvons arranger ça.
Breckenridge se baissa pour ramasser le fusil de l’homme et le lança à Cummings.
— Qui commande, ici ? demanda le capitaine Mike Peters.
— Ça doit être moi, répondit Robby.
— Dieu de Dieu, Robby, qu’est-ce qui se passe ?
— Qu’est-ce que vous croyez ?
Un autre véhicule arriva, transportant encore six Marines. Ils jetèrent un coup d’oeil aux blessés et armèrent leurs fusils.
— Nom de Dieu, Robby... commandant ! cria le capitaine Peters.
— Des terroristes. Ils ont essayé de nous avoir chez Jack. Ils voulaient... Eh bien, voyez !
— Bonsoir, capitaine, dit le prince après avoir vu comment allait sa femme. Est-ce que nous en avons eu ? Je n’ai pas pu avoir de bonne cible.
Sa voix révélait une véritable déception.
— Je ne sais pas, répondit Breckenridge. J’ai vu des balles tomber court et les pistolets ne valent rien contre un bateau comme ça.
Dans le ciel, une nouvelle série d’éclairs illumina la rade.
— Je les vois, ils sortent de la baie ! cria Mendoza.
— Merde, gronda le sergent-major. Vous quatre, emmenez les dames à l’infirmerie, ordonna-t-il et il se pencha pour aider la princesse à se relever tandis que Robby soulevait sa femme. Vous voulez donner cette petite fille au soldat, madame ? On va vous conduire à l’hôpital et bien vous sécher.
Ryan vit que Cathy s’efforçait toujours de secourir un des marines blessés, puis il regarda le bateau de patrouille, devant lui.
— Robby ?
— Oui ?
— Est-ce que ces bateaux ont un radar ?
Ce fut le chef Znamirowski qui répondit :
— Certainement, tous, commandant.
Un marine abaissa le hayon d’une des camionnettes et aida Jackson à hisser sa femme à bord.
— À quoi penses-tu, Jack ?
— Quelle est leur vitesse ?
— Environ treize... je ne crois pas qu’ils soient assez rapides.
Le second maître Znamirowski se retourna vers l’embarcation que Robby avait pilotée pour arriver.
— Avec la mer que nous avons en ce moment, je vous parie que je peux rattraper une de ces petites coques de noix ! Mais j’aurai besoin de quelqu’un pour s’occuper du radar. Je n’ai pas d’opérateur dans ma section, là tout de suite.
— Je peux faire ça, proposa le prince ; il était fatigué de servir de cible et personne n’allait le priver d’action. Ce serait un plaisir pour moi, à vrai dire.
— Robby, c’est toi le chef, ici, dit Jack.
— Est-ce que c’est légal ? demanda le capitaine Peters, son automatique à la main.
— Écoutez ! répliqua vivement Ryan. Nous venons de subir une attaque armée par des ressortissants étrangers, sur un terrain réservé du domaine des États-Unis, c’est un acte de guerre et les engagements du temps de paix ne s’appliquent pas ! (Du moins je ne crois pas, pensa-t-il.) Pouvez-vous penser à une bonne raison de ne pas les poursuivre ?
Le capitaine ne le pouvait pas.
— Maître Z, avez-vous un bateau prêt à appareiller ? demanda Jackson.
— C’est sûr, nous pouvons prendre le soixante-seize.
— Faites-le mettre en marche ! Capitaine Peters, nous avons besoin de marines.
— Sergent-major Breckenridge, assurez la sécurité du secteur et emmenez dix hommes.
Le sergent-major laissa les officiers à leurs discussions pour aller surveiller l’embarquement des civils dans le camion. Il empoigna Cummings par le bras.
— Sergent, je vous charge des civils. Emmenez-les à l’infirmerie et postez une garde. Augmentez les pelotons de garde, mais votre principale mission est de vous occuper de ces personnes-là. Vous serez responsable de leur sécurité et vous ne serez pas relevé avant que je vous relève moi-même ! Compris ?
— C’est sûr, Gunny.
Ryan aida sa femme à monter.
— Nous allons à leurs trousses.
— Je sais. Sois prudent, Jack, je t’en supplie.
— Mais oui. Cette fois-ci, nous les aurons, bébé !
Il l’embrassa. Elle avait une drôle d’expression, autre chose que de la simple inquiétude.
— Tu te sens bien ?
— Ça va aller très bien. Inquiète-toi de toi-même. Sois prudent !
— Bien sûr, bébé. Je vais revenir.
Mais pas eux ! Jack fit demi-tour et sauta dans le bateau. Il entra dans le rouf et trouva l’échelle de la passerelle.
— Je suis le second maître Znamirowski et j’ai le commandement, annonça-t-elle.
Mary Znamirowski n’avait pas du tout l’air d’un second maître mais le jeune matelot – ou devrait-on dire matelote ? se demanda Jack – à la barre se redressa vivement pour écouter les ordres.
— Tribord arrière deux tiers, bâbord arrière un tiers, gouvernail gauche toute.
— Amarre arrière rentrée, annonça un matelot, un homme celui-là.
— Bien, répondit Mary et elle continua de donner des ordres brefs pour éloigner l’YP du quai.
En quelques secondes, ils furent dégagés des autres bateaux.
— Gouvernail droite toute, en avant toute ! Venez sur nouveau cap un-trois-cinq... Que dit le radar ? demanda-t-elle.
Le prince examinait les commandes de l’appareil inconnu pour lui. Il trouva la manette de suppression d’interférences et se pencha sur l’habitacle.
— Ah, voilà ! Objectif position un-un-huit, portée treize cents, cap nord-est, vitesse... environ huit noeuds.
— C’est à peu près juste, ça clapote dur du côté de la pointe. Quelle est notre mission, commandant ?
— Est-ce que nous pouvons rester avec eux ?
— Ils ont mitraillé mes bateaux ! J’éperonnerai les salauds si vous le voulez, commandant ! s’exclama le second maître. Je peux vous donner treize noeuds aussi longtemps que vous voulez. Je doute qu’ils puissent en faire plus de dix dans cette mer-là.
— D’accord. Je veux les suivre aussi près que possible sans être repéré.
Le second-maître ouvrit une des portes de la timonerie et considéra la mer.
— Nous nous rapprocherons à trois cents. C’est tout ?
— Droit devant et rapprochez-vous. Pour le reste, je veux bien écouter toutes les idées.
— Et si on cherchait à voir où ils vont ? suggéra Jack. Ensuite, nous pourrons faire donner la cavalerie.
— Ça me paraît logique. S’ils essaient d’accoster... Bon Dieu, je suis un pilote de chasseurs, pas un flic ! grogna Robby et il décrocha le micro de la radio, qui portait l’immatriculation du bateau, NAEF. Station navale Annapolis, ici November Alfa Écho Foxtrot. Me recevez-vous ? À vous.
Il dut répéter l’appel encore deux fois avant d’obtenir une réponse.
— Annapolis, donnez-moi une liaison téléphonique avec le directeur.
— Il vient de nous appeler. Restez à l’écoute.
Quelques déclics suivirent, accompagnés des parasites habituels.
— Amiral Reynolds, qui appelle ?
— Le capitaine de corvette Jackson, amiral, à bord du bateau de patrouille soixante-seize. Nous sommes à un mille au sud-est de l’Académie à la poursuite de l’embarcation qui vient de mitrailler le front de mer.
— C’est donc ça qui s’est passé ? Bon, qui avez-vous à bord ?
— Le second maître Znamirowski et la section de service des bateaux, le capitaine Peters et des marines, le professeur Ryan et... euh... le commandant Galles de la Royal Navy, répondit Robby.
— C’est donc là qu’il est ! J’ai le FBI sur l’autre ligne. Bon Dieu, Robby ! D’accord, les civils sont sous bonne garde à l’hôpital et le FBI est en route vers ici ainsi que la police. Répétez votre position et donnez vos intentions.
— Nous sommes à la poursuite de l’embarcation qui a attaqué le quai, amiral. Nos intentions sont de nous rapprocher et de la suivre au radar pour déterminer sa destination et puis de faire appel aux agences de maintien de l’ordre qui conviennent, expliqua Robby en souriant du choix de ses mots. Mon prochain appel va être à la station de Baltimore des gardes-côtes, amiral. On dirait que nos gens se dirigent en ce moment dans cette direction.
— D’accord. Très bien, vous pouvez poursuivre la mission, mais la sécurité de vos passagers est sous votre responsabilité. Ne prenez pas, je répète, ne prenez pas de risques inutiles. Répondez.
— Bien reçu, amiral. Nous ne prendrons pas de risques inutiles.
— Utilisez votre jugement, commandant, et faites un rapport si c’est nécessaire. Terminé.
— Ça, c’est ce que j’appelle un vote de confiance, déclara Jackson. On continue.
— Gouvernail quinze degrés gauche, dit le second maître Z. en doublant la pointe de Greenbury. Nouveau cap zéro-deux-zéro.
— Position objectif zéro-un-quatre, portée quatorze cents, vitesse toujours huit noeuds, annonça Son Altesse au quartier-maître à la table des cartes. Ils ont pris une route plus courte en doublant la pointe.
— Pas de problème, assura le second maître en regardant le radar. Nous avons de l’eau profonde partout à partir d’ici.
— Chef Z., est-ce que nous avons du café à bord ?
— J’ai une cafetière dans la mayence, commandant, mais personne pour la faire marcher.
— Je peux m’en occuper, dit Jack.
Il descendit, passa sur tribord et descendit encore. La cuisine était minuscule, mais la machine à café d’une bonne taille. Il la mit en marche et remonta. Breckenridge distribuait des brassières de sauvetage à tout le monde, une précaution qui paraissait assez raisonnable. Les marines étaient déployés sur la passerelle, à l’extérieur de la timonerie.
— Café dans trois minutes, annonça Ryan.
— Répétez ça, gardes-côtes ? criait Robby au micro.
— Navy Echo Foxtrot ici Baltimore Garde-Côtes, me recevez-vous, à vous.
— Oui, ça va mieux.
— Pouvez-vous nous dire ce qui se passe ?
— Nous sommes à la poursuite d’une petite embarcation, six à sept mètres, avec dix terroristes armés ou plus à son bord.
Il donna la position, le cap et la vitesse.
— Accusez bonne réception de ça.
— Vous dites un bateau plein de mécréants et de mitraillettes. C’est pas du bidon ? À vous.
— Affirmatif, petit. Maintenant assez de conneries et parlons sérieusement.
La réponse fut un peu penaude.
— Bien reçu, nous avons un bateau quarante-et-un sur le point d’appareiller et un dix-mètres sera à dix minutes derrière lui. Des petits bateaux de patrouille des rades. Ils ne sont pas équipés pour une action armée en surface, commandant.
— Nous avons dix marines à bord, répliqua Jackson. Est-ce que vous demandez de l’assistance ?
— Bon Dieu oui, affirmatif ! J’ai la police et le FBI au téléphone, Écho Fox trot, et ils se dirigent vers ce secteur.
— Parfait. Que votre bateau quarante-et-un nous appelle quand il aura appareillé. Nous allons organiser la filature avec votre bateau en avant et le nôtre derrière. Si nous arrivons à savoir où ils vont, je veux que vous appeliez les flics.
— Ce sera facile. Attendez voir que j’organise un peu les choses par ici. Restez à l’écoute.
— Un navire, dit le prince.
— Sûrement, approuva Ryan. Comme ils ont fait quand ils ont sauvé ce salaud de Miller... Robby, est-ce que tu peux obtenir des gardes-côtes une liste des navires au port ?
Werner et les deux groupes de la brigade de sauvetage des otages étaient déjà en route. Il se demandait ce qui avait mal – et bien – tourné, mais on ne le saurait que plus tard. Pour le moment, il avait des agents et de la police fonçant vers l’Académie navale pour protéger les personnes qu’il aurait dû sauver et ses hommes étaient partagés entre la Chevrolet Suburban du FBI et deux voitures de la police routière, roulant toutes vers Baltimore par Ritchie Highway. Si seulement ils avaient pu utiliser les hélicoptères, pensait-il, mais il faisait trop mauvais temps et tout le monde en avait assez. Ils redevenaient une équipe d’intervention, ce pourquoi ils étaient faits. En dépit de tout ce qui s’était passé cette nuit, on avait maintenant un important groupe de terroristes repérés et à découvert...
— Voilà la liste des navires au port, annonça à la radio le lieutenant des gardes-côtes. Nous en avons beaucoup qui partent le vendredi soir, alors la liste n’est pas trop longue. Je vais commencer par le Terminal de la marine Dundalk. Le Nissam Courier, battant pavillon japonais, c’est un transporteur de voitures dont le port d’attache est Yokohama, qui livre tout un tas de bagnoles et de camions. Le Wilhelm Schôrner, d’Allemagne fédérale, un contre-conteneurs de Brème avec une cargaison générale. Le Costanza, pavillon cypriote, port d’attache La Vallette, Malte...
— Bingo ! s’exclama Ryan.
— ... prévu pour appareiller dans cinq heures, on dirait. Le George McReady, un américain, arrivé de Portland, Oregon, avec une cargaison de bois de charpente. C’est le dernier de ce dock-là.
— Parlez-moi un peu du Costanza, demanda Robby en regardant Jack.
— Il est arrivé en ballast et a chargé du matériel agricole et d’autres trucs. Doit appareiller avant l’aube, en principe pour retourner à La Vallette.
— C’est probablement notre gars, murmura Jack.
— Restez paré, garde-côte, dit Robby en se détournant de la radio. Comment le sais-tu, Jack ?
— Je ne le sais pas, mais c’est une supposition qui se tient. Quand ces fumiers ont opéré cette évasion le jour de Noël, ils ont probablement été repêchés dans la Manche par un bateau battant pavillon cypriote. Nous pensons que leurs armes leur arrivent par l’intermédiaire d’un marchand de Malte qui travaille avec un Sud-Africain ; et beaucoup de terroristes transitent par Malte. Le gouvernement de l’île est copain comme cochon avec un certain pays juste au sud de là. Les Maltais ne salissent pas leurs propres mains, mais ils s’y entendent pour fermer les yeux quand le prix est intéressant.
Robby hocha la tête et reprit son micro.
— Garde-côte, avez-vous tout arrangé avec la police locale ?
— Affirmatif, Navy.
— Dites-leur que nous croyons que l’objectif de la cible est le Costanza.
— Bien reçu. Nous le ferons surveiller par notre bateau trente-deux et appellerons les flics.
— Ne vous montrez surtout pas, garde-côte !
— Compris, Navy. Nous pouvons organiser cette partie-là assez facilement. Attendez... Navy, soyez avisés que notre bateau quarante-et-un signale un contact radar avec vous et l’objectif, doublant la pointe Bodkin. Est-ce correct ? À vous.
— Oui ! cria le quartier-maître de la table des cartes.
Il enregistrait avec précision les caps, d’après les indications radars.
— Affirmatif, garde-côte. Dites à votre bateau de prendre position à cinq cents mètres en avant de l’objectif. Accusez réception.
— Bien reçu, cinq-zéro-zéro mètres. D’accord, voyons si nous pouvons remuer les flics. Restez à l’écoute.
— Nous les tenons, pensa tout haut Ryan.
— Euh, lieutenant, ne bougez pas les mains.
C’était Breckenridge, derrière lui. Il allongea le bras avec précaution vers la ceinture de Jack et en retira l’automatique Browning. Jack fut surpris de voir qu’il avait fourré l’arme là sans rabattre le chien ni le cran de sûreté. Breckenridge les rabbatit et remit le pistolet où il l’avait pris.
— Essayons de penser sécurité, d’accord, lieutenant ? Autrement, vous risqueriez de perdre quelque chose d’important.
Ryan hocha la tête d’un air contrit.
— Merci, Gunny.
— Quelqu’un doit bien protéger les lieutenants... Allons, marines, restons éveillés, par ici !
— Vous avez mis un homme sur le prince ? demanda Jack.
— Oui, avant même que l’amiral le dise.
Le sergent-major indiqua un caporal qui tenait son fusil à deux mains, à un mètre de Son Altesse, et qui avait l’ordre de se tenir entre elle et la fusillade.
Cinq minutes plus tard, un trio de véhicules de la police de l’État arriva tous feux éteints au Dock Six du Dundalk Marine Terminal. Ils se garèrent sous une des grues destinées à charger et décharger les conteneurs et cinq agents s’approchèrent sans bruit de l’échelle de coupée. Un homme d’équipage en faction les arrêta, ou plutôt essaya. La barrière de la langue empêchait toute communication. Il se trouva soudain en train d’accompagner les policiers, avec les menottes aux mains dans le dos. L’officier de police escalada trois échelles de plus et arriva sur la passerelle.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Qui êtes-vous, vous ? riposta le flic derrière un fusil de chasse à canon scié.
— Je suis le maître de ce navire ! proclama le capitaine Nikolai Frenza.
— Oui, eh bien moi, capitaine, je suis le sergent William Powers de la police du Maryland et j’ai des questions à vous poser.
— Vous n’avez aucune autorité à bord de mon navire ! répliqua Frenza avec un accent grec mélangé à celui d’une autre langue. Je parlerai aux gardes-côtes et à personne d’autre !
Powers s’avança sur le capitaine, les mains serrées autour du fusil Ithaca de calibre 12.
— Je tiens à bien préciser les choses. Cette côte où vous êtes amarré se trouve dans l’état du Maryland et ce fusil dit que j’ai toute l’autorité dont j’ai besoin. Nous avons reçu des renseignements nous apprenant qu’un bateau chargé de terroristes est en route pour venir ici et d’après le rapport, ils ont tué énormément de monde, dont trois agents de la police routière de l’état, dit-il en appuyant le canon de son arme sur la poitrine de Frenza. S’ils viennent ici, capitaine, ou si vous me faites encore des histoires, vous serez dans la merde jusqu’au cou ! Compris ?
L’homme se décomposa sous ses yeux. Powers vit tout de suite que l’information était exacte.
— Je vous conseille de coopérer, reprit-il, parce que bientôt nous allons avoir ici plus de flics que vous n’en avez jamais vu. Vous pourriez avoir besoin d’amis, mon bonhomme. Si vous avez quelque chose à me dire, je veux l’entendre tout de suite.
Frenza hésita, ses yeux allant vers l’avant et l’arrière. Il était dans une très sale situation, bien pire que ce que pourrait couvrir ce qu’il avait touché d’avance.
— Il y en a quatre à bord. Ils sont à l’avant, sur tribord, tout près de l’avant. Nous ne savions pas...
— Bouclez-la, gronda Powers et il fit signe à son caporal qui prit un émetteur portatif. Et votre équipage ?
— L’équipage est en bas, il prépare l’appareillage.
— Sergent, les gardes-côtes disent qu’ils sont à trois milles au large et qu’ils mettent le cap par ici.
— Très bien.
Powers tira des menottes de sa ceinture. Ses agents et lui prirent les quatre hommes de quart sur la passerelle et les enchaînèrent à la roue et à d’autres appareils.
— Capitaine, si vous ou vos hommes faites le moindre bruit, je remonterai ici et je vous éclabousserai dans tout votre putain de rafiot ! Je ne plaisante pas !
Powers redescendit avec ses hommes sur le pont principal et alla à l’avant par bâbord. Les superstructures du Costanza étaient tout à l’arrière. Devant elles, le pont était une masse de conteneurs chacun de la taille d’une remorque de poids lourd, entassés par trois ou quatre. Entre chaque pile, il y avait une sorte de chemin d’environ un mètre de large, qui leur permit de s’approcher de l’avant sans être vus. Le sergent n’avait aucune expérience des interventions, mais ses agents étaient armés de fusils et il connaissait quand même un peu la tactique de l’infanterie.
Il avait l’impression de marcher le long d’un immeuble, à cette différence que la rue était en acier rouillé. La pluie s’était finalement calmée, mais elle faisait encore du bruit en crépitant sur les énormes caisses de métal. En débouchant après la dernière pile de conteneurs, ils virent que le panneau de cale avant était ouvert et qu’une grue était suspendue au-dessus à tribord. Powers risqua un oeil au coin et aperçut deux hommes debout, de l’autre côté du pont. Ils regardaient vers le sud-est, vers l’entrée de la rade. Il n’y avait aucun moyen facile de s’approcher d’eux. Ses hommes et lui se replièrent sur eux-mêmes et s’avancèrent tout droit. Ils avaient couvert la moitié de la distance quand l’un des suspects se retourna.
— Qui vous êtes ?
— Police d’État !
Powers avait remarqué l’accent et il leva vivement son arme, mais il se prit le pied dans le filin et sa première balle se perdit. L’homme à tribord riposta d’un coup de pistolet et manqua aussi son objectif, puis il se jeta derrière le conteneur. Le quatrième agent alla jusqu’à la cale, passa derrière et tira contre le bord du conteneur pour couvrir ses camarades. Powers entendit une conversation confuse et des pas précipités. Il respira profondément et se mit à courir sur bâbord.
Il n’y avait personne en vue. Ceux qui avaient couru vers l’arrière n’étaient nulle part. Il y avait une échelle descendant d’une ouverture dans la rambarde jusque dans l’eau et rien d’autre qu’une radio qu’on avait laissé tomber.
— Ah merde !
La situation tactique était très mauvaise. Il avait des criminels armés à portée de la main, mais hors de vue et tout un plein bateau d’autres qui allaient arriver. Il envoya un de ses hommes sur bâbord pour guetter la ligne d’approche et un autre braquer son fusil par-dessus le bordé tribord. Il prit alors sa radio et apprit que beaucoup de renforts arrivaient. Powers décida de rester sur place et de courir sa chance. Il avait connu Larry Fontana, il avait aidé à porter son cercueil hors de l’église et il n’allait certainement pas laisser passer l’occasion d’avoir ceux qui l’avaient tué.
Une voiture de la police routière avait pris la tête. Le FBI était maintenant sur le pont Francis Scott Key, traversant la rade de Baltimore. Il s’agissait maintenant de passer de la voie express au terminal de la marine. Un agent dit qu’il connaissait un raccourci et il guida le cortège de trois véhicules. Au même instant, un bateau de sept mètres passait sous le pont.
— Objectif arrive sur la droite, semble se diriger vers un navire amarré à quai, position trois-cinq-deux, annonça Son Altesse.
— C’est ça ! s’écria Ryan. Nous les tenons.
— Rapprochons-nous un peu, second-maître, ordonna Jackson.
— Ils risquent de nous repérer, commandant, la pluie est moins drue. S’ils se dirigent vers le nord, je pourrai me rapprocher sur leur bâbord. Ils vont vers ce navire... vous voulez que nous les attaquions carrément quand ils y arriveront ? demanda le second-maître Znami-rowski.
— Précisément,
— D’accord. Je vais mettre quelqu’un au projecteur. Capitaine Peters, vous voudrez poster vos marines sur tribord. Ça m’a l’air de promettre une action en surface sur tribord, nota le chef Z.
Les règlements de la marine lui interdisaient de servir à bord d’un navire combattant, mais elle avait tourné la loi, après tout !
Peters donna l’ordre et Breckenridge mit ses marines en place. Ryan quitta la timonerie et descendit sur le pont principal, à l’arrière. Il avait déjà pris sa décision. Sean Miller était là, tout près.
— J’entends un bateau, murmura un des agents.
— Ouais.
Powers glissa une cartouche dans son fusil. Il se tourna vers l’arrière. Il y avait là d’autres hommes armés. Il entendit des pas derrière lui... De nouveaux policiers !
— Qui commande, ici ? demanda un caporal.
— Moi, répliqua Powers, Restez ici. Vous deux, avancez sur l’arrière. Si vous voyez une tête sortir de derrière un conteneur, vous la faites sauter.
— Je le vois !
Powers aussi. Un bateau blanc en fibre de verre apparaissait à cent mètres, se dirigeant lentement vers l’échelle du navire.
— Putain...
Le bateau était plein d’hommes et chacun, lui avait-on dit, avait une arme automatique. Machinalement, il tâta les plaques d’acier du bordé. Il se demanda si elles arrêteraient une balle. La plupart des agents portaient à présent des gilets pare-balles, mais pas Powers. Il fit sauter le cran de sûreté de son fusil. Le moment était presque venu.
Le bateau s’approcha comme une voiture s’insinuant dans un créneau. L’homme de barre amena l’avant juste au bas de l’échelle et un autre l’y amarra. Deux hommes montèrent sur la minuscule plateforme, en bas. Ils aidèrent quelqu’un à sortir de l’embarcation et ils le portèrent sur l’échelle. Powers les laissa arriver à mi-hauteur.
— Bougez plus ! Police d’État !
Deux de ses agents et lui pointaient leurs fusils sur le bateau.
— Bougez et vous êtes morts ! ajouta-t-il, mais il le regretta aussitôt : c’était trop comme à la télé.
Il vit des têtes se lever, des bouches s’ouvrir de surprise. Quelques mains remuèrent aussi, mais avant qu’un objet ressemblant à une arme se dresse dans leur direction un projecteur de plus de cinquante centimètres de diamètre illumina l’embarcation, de la mer.
Powers en fut reconnaissant. Il vit des têtes se tourner vivement puis se relever vers lui. Il voyait les expressions, maintenant. Ces hommes étaient pris au piège et ils le savaient bien.
— Salut, vous autres ! cria une voix sur l’eau, une voix de femme parlant dans un haut-parleur. Si quelqu’un bouge, j’ai dix marines pour vous faire sauter. Ça charmera ma journée.
Ces mots firent tressaillir Powers. Puis un autre projecteur s’alluma.
— Ici les gardes-côtes. Vous êtes tous en état d’arrestation !
— Ah non, merde ! glapit Powers. C’est moi qui les ai !
Il fallut encore une minute pour établir ce qui se passait, à la satisfaction de tout le monde. Le gros patrouilleur gris de la marine accosta contre l’embarcation et le sergent fut soulagé de voir dix fusils braqués sur les prisonniers.
— C’est bon, tout le monde pose ses armes à ses pieds et vous grimpez un par un.
Powers sursauta et tourna la tête quand un coup de pistolet claqua, suivi de deux coups de fusil. Il frémit, mais s’appliqua à ignorer de son mieux l’incident en gardant son arme pointée dans le bateau.
— J’en vois un ! cria un agent. À une trentaine de mètres derrière nous.
— Couvrez-le, ordonna Powers. Allez, vous autres, montez en vitesse et collez-vous à plat ventre sur le pont !
Les deux premiers arrivèrent, portant un homme blessé à la poitrine. Powers les fit coucher devant le premier rang de conteneurs. Les autres montèrent, un par un. Quand le dernier fut là, il en compta douze, dont plusieurs blessés. Ils avaient laissé dans l’embarcation un tas d’armes et, semblait-il, un cadavre.
— Hé, les marines ! Un coup de main ne serait pas de trop, par ici !
Ryan n’eut pas besoin d’autre encouragement. Il se tenait sur le pont arrière de l’YP et il sauta sans hésiter. Il glissa et tomba dans le fond du bateau. Breckenridge arriva tout de suite après lui. Il regarda le cadavre abandonné par les terroristes, qui avait un trou large comme le pouce au milieu du front.
— Je pensais bien avoir fait mouche une fois. Montrez le chemin, lieutenant.
Il désigna l’échelle. Ryan s’y élança, pistolet au poing. Derrière lui, le capitaine Peters lui hurlait quelque chose, mais il s’en fichait royalement.
— Doucement, avertit Powers, nous avons des mécréants là-bas, parmi les piles de conteneurs.
Jack contourna le premier rang de caisses de métal et vit les hommes allongés sur le pont, les mains sur la nuque, surveillés par deux agents. Un instant plus tard, six marines les rejoignirent.
Le capitaine Peters monta à bord et s’approcha du sergent de police qui semblait commander.
— Nous en avons au moins deux autres, peut-être quatre, qui se cachent dans les rangées de conteneurs, lui dit Powers.
— Vous voulez de l’aide pour les débusquer ?
— Ben oui, allons faire ça.
Powers sourit dans l’obscurité. Il rassembla tous ses hommes, laissant Breckenridge et trois marines garder les prisonniers. Ryan resta aussi. Il attendit que les autres soient partis.
Puis il commença à examiner les visages.
Miller regardait aussi de tous côtés, en espérant encore trouver un moyen d’évasion. Ryan et lui se reconnurent au même instant et Miller lut instantanément dans le regard de Ryan.
Je suis la Mort, lui disait Ryan. Je viens pour toi,
Jack avait l’impression que son corps était sculpté dans de la glace. Ses doigts se crispèrent sur la crosse de son pistolet tandis qu’il marchait lentement sur bâbord, les yeux rivés sur le visage de Miller. Pour lui, c’était toujours un animal, mais il n’était plus le fauve en liberté. Il arriva à sa hauteur et lui donna un coup de pied dans une jambe. Avec le pistolet, il lui fit signe de se lever, sans prononcer un mot.
On ne parle pas aux serpents. On les tue.
— Lieutenant...
Breckenridge était un peu lent à comprendre.
Jack poussa Miller contre le mur métallique d’un conteneur, son avant-bras en travers de sa gorge. Il savoura cet instant.
C’est la petite ordure qui a failli tuer ma famille ! Sa figure était totalement dépourvue d’expression, mais il ne le savait pas.
Miller le regarda au fond des yeux... et ne vit plus rien. Pour la première fois de sa vie, Sean Miller connut la peur. Il vit sa propre mort et se rappela les leçons d’autrefois, à l’école catholique, il se rappela ce que les bonnes soeurs lui avaient appris, et il eut peur qu’elles aient eu raison. De la sueur perla sur sa figure et ses mains tremblèrent.
Ryan vit l’expression dans les yeux de l’Irlandais et la comprit. Adieu, Sean. J’espère que ça te plaira, là-bas...
— Lieutenant !
Jack savait qu’il n’avait que peu de temps. Il leva le pistolet et fit entrer de force le canon dans la bouche de Miller, sans cesser de le regarder dans les yeux. Il replia son index contre la détente, exactement comme on le lui avait appris. Une légère pression, pour ne jamais savoir à quel moment la détente va céder...
Mais il ne se passa rien et une lourde main s’abattit sur le pistolet.
— Il n’en vaut pas la peine, lieutenant, il n’en vaut vraiment pas la peine.
Breckenridge ôta sa main et Ryan vit que le chien de l’arme était rabattu. Il aurait fallu qu’il l’arme, avant de pouvoir tirer.
— Faut réfléchir, mon garçon.
Le charme était rompu. Jack soupira et respira profondément. Ce qu’il voyait maintenant était en quelque sorte moins monstrueux. La peur avait donné à Miller l’humanité qui lui manquait. Ce n’était plus un animal, après tout. C’était un être humain, un exemple vicieux de ce qui arrive quand un homme perd ce qui est nécessaire à tous les hommes. Il lui retira le canon de la bouche. Miller eut un haut-le-coeur. Jack recula et Sean tomba sur le pont. Le sergent-major posa sa main sur le bras droit de Ryan, en le forçant à abaisser son arme.
— Je sais ce que vous pensez, ce qu’il a fait à votre petite fille, mais ça ne vaut pas le mal que vous vous seriez fait. Je pourrais raconter aux flics que vous lui avez tiré dessus alors qu’il tentait de s’enfuir. Mes petits gars le confirmeraient. Jamais vous ne passeriez en justice. Mais ça ne vaut pas ce que ça vous ferait, à vous, petit. Vous n’êtes pas fait pour être un assassin, dit Breckenridge avec gentillesse. Et d’ailleurs, regardez-le. Je ne sais pas ce que c’est, là par terre, mais ce n’est plus un homme, plus du tout.
Jack hocha la tête, incapable de parler. Miller était encore à quatre pattes, tête baissée, sans oser croiser le regard de Ryan. Jack sentit de nouveau son propre corps, le sang coulant dans ses veines lui dit qu’il était vivant, intact, indemne. J’ai gagné, pensa-t-il alors que son cerveau reprenait le contrôle de ses émotions. Je l’ai vaincu et je ne me suis pas détruit moi-même.
— Merci, Gunny. Si vous n’aviez pas...
— Si vous aviez réellement voulu le tuer, vous n’auriez pas oublié d’armer le pistolet, lieutenant. Il y a longtemps que je vous ai compris, vous savez... À plat ventre, toi ! gronda-t-il à Miller qui obéit. Et avant que vous vous figuriez que vous vous en tirez bien, mes salauds, j’ai une nouvelle fraîche pour vous. Vous avez commis des crimes dans un État où la chambre à gaz existe toujours. Vous risquez d’être tous condamnés à mort. Pensez-y.
La Brigade de sauvetage des otages fut la suivante à arriver. Elle trouva les marines et les agents de la police routière sur le pont, qui se glissaient lentement vers l’arrière. Il fallut quelques minutes pour constater qu’il n’y avait personne parmi les piles de conteneurs. Les quatre membres de l’ULA restants s’étaient servi d’un passage pour gagner l’arrière et devaient se trouver dans les superstructures. Werner prit la relève du commandement. Un autre groupe du FBI alla à l’avant rassembler les terroristes.
Trois camions des actualités télévisées surgirent sur le quai, ajoutant la lumière de leurs projecteurs à ceux qui transformaient déjà la nuit en jour. La police les refoulait, mais des émissions étaient déjà diffusées en direct au monde entier. Un colonel de la police de l’état faisait à présent un communiqué à la presse. La situation, disait-il aux caméras, était maîtrisée, grâce à un peu de chance et à beaucoup d’excellent travail de la police.
Tous les terroristes avaient maintenant les menottes aux mains et ils avaient été fouillés. Les agents leur lurent leurs droits constitutionnels et trois de leurs collègues descendirent dans l’embarcation pour rassembler les armes et autres pièces à conviction. Le prince grimpa enfin par l’échelle, fortement protégé par des gardes du corps. Il s’avança vers les terroristes, tous assis sur le pont, à présent, et les contempla pendant une minute, mais sans dire un mot. C’était inutile.
— C’est bon, tout est réglé à l’arrière. Ils sont quatre, à ce qu’il paraît. C’est ce que dit l’équipage, annonça un des hommes de la BSO. Ils sont en bas, quelque part, et nous devrons les persuader de sortir. Ça ne devrait pas être difficile et nous avons tout notre temps.
— Comment est-ce qu’on va emmener ces zigotos ? demanda le sergent Powers.
— Nous ne le savons pas encore, mais faisons d’abord descendre les civils. Nous préférerions que vous fassiez ça ici. Ça risque d’être un peu dangereux d’utiliser l’échelle arrière. Et ça vaut pour les marines, aussi. Merci pour le secours, capitaine.
— J’espère que nous n’avons rien compromis en intervenant ?
L’agent secoua la tête.
— À ma connaissance, vous n’avez transgressé aucune loi. Nous avons toutes les pièces à conviction qu’il nous faut.
— D’accord, alors nous retournons à Annapolis.
— Parfait. Il y aura une équipe d’agents qui vous attendront pour vous interroger. Soyez aimable de remercier l’équipage du patrouilleur, de notre part.
— Sergent-major, faites-nous bouger tout ça ?
— O.K., marines, en selle !
Deux minutes plus tard, tout le monde était à bord du patrouilleur, qui sortait de la rade. La pluie avait enfin cessé et le ciel se dégageait. L’air frais venu du Canada chassait enfin la vague de chaleur qui avait si lourdement sévi. Les marines en profitèrent pour s’allonger sur les couchettes de l’équipage. Le second maître Znamirowski et ses hommes se chargèrent de naviguer. Ryan et les autres se réunirent dans le carré pour boire le café que personne encore n’avait touché.
— Une longue journée, dit Jackson en consultant sa montre. Je dois piloter dans quelques heures. Enfin, je devais.
— On dirait que nous avons finalement gagné un round, hasarda le capitaine Peters.
— Ça n’a pas été donné, murmura Ryan, les yeux baissés sur sa tasse.
— Ça ne l’est jamais, lieutenant, dit Breckenridge après quelques secondes.
Le bateau vibrait et grondait sous la puissance accrue du moteur. Jackson décrocha le téléphone et demanda pourquoi on allait plus vite. La réponse le fit sourire, mais il ne dit rien.
Ryan secoua la tête pour s’éclaircir les idées et monta sur le pont. En chemin, il vit le paquet de cigarettes d’un homme d’équipage sur une table et il en vola une. Il alla jusqu’à la plage arrière. La rade de Baltimore était déjà à l’horizon et le bateau virait au sud vers Annapolis, en filant treize noeuds, environ vingt-cinq kilomètres à l’heure, mais à bord d’un bateau cela paraissait assez rapide. La fumée de sa cigarette formait son propre sillage alors qu’il regardait vers l’arrière. Breckenridge avait-il raison ? demanda-t-il au ciel et la réponse lui vint au bout d’un moment. Il avait raison pour une partie : je ne suis pas fait pour être un assassin. Peut-être avait-il raison aussi pour l'autre partie. Je l’espère...
— Fatigué, Jack ? demanda le prince en surgissant à côté de lui.
— Je le devrais, mais je suis encore trop remonté.
— Bien sûr... Je voulais leur demander pourquoi. Quand je suis monté pour les voir, je voulais...
— Ouais...
Ryan tira une longue bouffée et jeta le mégot par-dessus bord.
— Vous auriez pu demander, mais je doute que la réponse aurait signifié quelque chose.
— Comment devons-nous résoudre le problème, alors ?
Nous avons résolu mon problème, à moi, pensa Jack. Ils ne s’en prendront plus à ma famille. Mais ce n’est pas cette réponse-là que vous voulez, n’est-ce pas ?
— Je suppose que, finalement, c’est une question de justice. Si les gens croient à leur société, ils ne transgressent pas ses règles. Le truc, c’est de leur donner la foi. Ce n’est pas toujours facile, mais on fait de son mieux, on persévère, on ne laisse pas tomber. Tout problème a sa solution, si on la cherche assez longtemps. Vous avez un assez bon système, là-bas chez vous. Vous devez simplement le faire bien marcher pour tout le monde, assez bien pour qu’on y croie. Ce n’est pas facile, non, mais je crois que vous pouvez y arriver. Tôt ou tard, la civilisation est toujours victorieuse de la barbarie.
Je viens de le prouver, je crois. J’espère.
Le prince de Galles réfléchit un moment, tourné vers l’arrière.
— Vous êtes un homme de valeur, Jack.
— Vous aussi. C’est pour ça que nous gagnerons.
C’était un spectacle macabre, mais qui n’éveillait aucune pitié chez les hommes qui le contemplaient. Le corps de Geoffrey Watkins était encore chaud et son sang coulait goutte à goutte. Après le départ du photographe, un inspecteur ôta le pistolet de la main du cadavre. La télévision restait allumée et « Good Morning, Britain » continuait d’apporter les informations en direct de l’Amérique. Tous les terroristes étaient maintenant en prison. C’est ce qui a dû provoquer ce geste, pensa Murray.
— Bougre de con, grommela Owens. Nous n’avions pas la moindre bribe de soupçon de preuve utilisable.
— Nous en avons assez maintenant, dit un inspecteur en tendant trois feuillets de papier. C’est une sacrée lettre, chef.
Il glissa les feuillets dans une poche en plastique.
Le sergent Bob Highland était là, lui aussi. Il réapprenait à marcher, avec une attelle à la jambe et une canne. Il contempla les restes de l’homme dont les renseignements avaient failli faire des orphelins de ses enfants. Il ne prononça pas un seul mot.
— Jimmy, vous avez bouclé l’affaire, observa Murray.
— Pas comme je l’aurais voulu, bougonna Owens. Mais à présent, M. Watkins doit rendre des comptes à une plus haute autorité.
Le bateau arriva à Annapolis quarante minutes plus tard. Ryan fut surpris quand le second maître Znamirowski longea la ligne de patrouilleurs au mouillage et mit le cap tout droit sur la pointe de l’hôpital. Elle amena adroitement le bateau contre le quai, où deux marines, attendaient. Ryan et tous les autres, à part l’équipage, sautèrent à terre.
— Tout va bien, annonça le sergent Cummings à Breckenridge. Nous avons un million de flics et de fédés, par ici. Tout le monde va très bien, Gunny.
— Parfait. Vous êtes relevé.
— Professeur Ryan, voulez-vous me suivre, s’il vous plaît ? Il faut vous dépêcher monsieur, dit le jeune sergent et il partit au petit trot.
Il n’allait pas trop vite, heureusement. Ryan avait des jambes en caoutchouc et titubait de fatigue, alors que Cummings le précédait sur la côte et dans le vieil hôpital de l’Académie.
— Halte !
Un agent fédéral retira le pistolet de la ceinture de Ryan.
— Je vais garder ça ici pour vous, si cela ne vous fait rien.
— Excusez-moi, murmura Jack avec gêne.
— Ce n’est pas grave. Vous pouvez entrer.
Il n’y avait personne en vue. Le sergent fit signe à Jack de le suivre.
— Mais où est tout le monde ?
— Votre femme est dans la salle d’accouchement, monsieur.
Cummings se retourna, avec un large sourire. Ryan s’arrêta net.
— Personne ne m’a rien dit !
— Elle ne voulait pas vous inquiéter, monsieur.
Ils arrivèrent à l’étage voulu. Cummings indiqua un corridor.
— Par là dans le fond.
Jack s’élança dans le couloir. Un marine l’arrêta et lui indiqua un vestiaire où il ôta précipitamment ses vêtements pour enfiler une blouse stérile verte. Il lui fallut quelques minutes. La fatigue le rendait maladroit.
Il passa ensuite dans la pièce d’attente, où il trouva tous ses amis. Le marine le fit entrer dans la salle d’accouchement.
— Il y a longtemps que je n’ai pas fait ça, disait le médecin à ce moment.
— Pour moi aussi, cela fait quelques années, répondit Cathy sur un ton de reproche. Vous êtes censé inspirer confiance à votre patient !
Elle se remit à souffler, en résistant à l’envie de pousser. Jack lui saisit la main.
— Salut, bébé.
— Vous arrivez au bon moment, dit le médecin.
— Cinq minutes plus tôt, cela aurait été mieux. Tu vas bien ? demanda-t-elle.
Comme la dernière fois, elle avait la figure en sueur et l’air épuisé. Et elle était merveilleusement belle.
— Tout est fini. Complètement fini, assura-t-il. Je vais très bien. Et toi ?
— Elle a perdu les eaux il y a deux heures et elle se serait dépêchée si nous n’avions pas attendu que vous reveniez de votre promenade en mer. À part ça, tout se présente très bien, répondit le médecin qui paraissait infiniment plus nerveux que la mère. Est-ce que vous êtes prête à pousser ?
— Oui !
Cathy serra fortement la main de son mari. Elle ferma les yeux et rassembla ses forces pour l’effort final. Elle respirait lentement.
— Voilà la tête. Tout va bien. Encore une petite poussée et nous y sommes, murmura le médecin, ses deux mains gantées prêtes à saisir l’enfant.
Jack tourna la tête au moment où le reste du nouveau-né apparaissait. Sa position lui permit de savoir avant le médecin lui-même. Le bébé commençait déjà à hurler, comme doit le faire tout bébé en bonne santé. Et cela aussi, pensa Jack, c’est le chant de la liberté.
— Un garçon, annonça John Patrick Ryan senior à sa femme, avant de l’embrasser. Je t’aime. Un marine vint assister le médecin quand il coupa le cordon, et il enveloppa le bébé dans une couverture blanche pour l’emporter. Le placenta suivit, d’une petite poussée facile.
— Une légère déchirure annonça le médecin et il administra un calmant avant de faire la suture.
— Il va bien ? dit Cathy.
— Il m’a l’air superbe, dit le marine. Huit livres tout juste, tous les membres bien en place. Il respire bien et il a un excellent petit coeur.
Jack prit son fils dans ses bras, un petit paquet bruyant à la peau rouge, avec un minuscule bouton de nez.
— Sois le bienvenu dans le monde. Je suis ton papa, murmura-t-il.
Et ton père n’est pas un assassin. Cela ne t’intéresse pas beaucoup, mais ça vaut plus que bien des gens ne pensent. Il berça un moment le nouveau-né, en le serrant contre son coeur, et se rappela que Dieu existait vraiment. Il se pencha enfin sur sa femme.
— Tu veux voir ton fils ?
— Je crains qu’il ne lui reste pas beaucoup de maman.
— Elle m’a l’air en assez bonne forme, affirma Jack en déposant l’enfant dans les bras de Cathy. Tu ne vas pas trop mal ?
— À part Sally, je crois que j’ai tout ce qu’il me faut ici, Jack.
— Fini, annonça le médecin. Je ne suis peut-être pas un très bon accoucheur, mais pour les sutures, je ne crains personne.
Il leva les yeux et se demanda pourquoi il n’avait pas choisi l’obstétrique. C’était certainement la spécialité la plus heureuse. Mais les heures étaient impossibles, se rappela-t-il.
Le marine reprit le nouveau-né et emporta John Patrick Ryan Junior à la crèche, où il serait le seul bébé, pour un moment. Il occuperait au moins le personnel pédiatrique.
Jack regarda sa femme s’endormir paisiblement, après – il consulta sa montre – une journée de vingt-trois heures. Elle en avait besoin. Lui aussi, mais pas encore tout de suite. Il embrassa encore une fois Cathy avant qu’un autre marine la pousse dans un chariot vers la salle de réveil. Jack avait encore quelque chose à faire.
Il retourna dans le salon d’attente pour annoncer la naissance de son fils, un beau jeune homme qui allait avoir pour parrains et marraines deux couples remarquables, quoique bien différents.
FIN
TOM Clancy
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