Les plombs tirés d’un fusil de chasse se dispersent en éventail à la vitesse de deux centimètres par mètre de trajectoire en ligne. Un éclair fulgura à la fenêtre et Ryan sursauta en entendant le tonnerre aussitôt après, puis il comprit que le fracas avait suivi trop rapidement pour que ce soit le tonnerre. Le tir l’avait manqué d’un mètre et avant qu’il ait le temps de chercher ce qui était passé près de lui, il vit la tête du blond qui explosait dans un nuage rouge alors que son corps s’écrasait contre un pied de table. Le brun regardait par une fenêtre, dans le coin, et il se retourna pour voir tomber son camarade, sans savoir comment ni pourquoi. Pendant une seconde, il regarda fébrilement de tous côtés et puis un cercle écarlate du diamètre d’un 45-tours apparut au milieu de sa poitrine et il fut projeté contre le mur. Le nabot était en train d’attacher les mains de Cathy et se concentrait trop sur sa tâche. Il n’avait pas pris le premier coup de feu pour ce que c’était. Il reconnut bien le second... trop tard.
Le prince lui sauta dessus et le renversa d’un coup d’épaule avant de tomber par terre lui-même. Jack bondit par-dessus la table basse et décocha un grand coup de pied à la tête de Cooley. Il l’atteignit, mais perdit l’équilibre et retomba. Cooley resta un moment étourdi puis il se secoua et se tourna vers la table de la salle à manger où il avait posé son arme. Ryan se releva aussi et plaqua le terroriste au sol. Le prince était debout, maintenant. Le petit homme voulut lui lancer un coup de poing, il essaya de ruer dans les jambes de Jack, mais il s’immobilisa en sentant le canon chaud d’un fusil de chasse posé contre son nez.
— Bouge pas, ordure, ou je te fais sauter la tête.
Cathy avait déjà fait tomber les cordes de ses mains et elle détacha d’abord celles de Jack. Il s’approcha du blond dont le corps tressautait encore. Du sang continuait de couler par saccades de sa tête. Jack lui prit l’Uzi et un chargeur de rechange. Le prince fit de même avec le brun, dont le corps ne bougeait absolument pas.
— Robby, dit Jack en examinant le sélecteur de sûreté de la mitraillette, je suis d’avis de nous tirer d’ici en vitesse.
— Moi aussi, mais comment et pour aller où ?
Jackson repoussa la tête de Cooley par terre. Les yeux du terroriste louchaient comiquement sur le canon du Remington.
— Il doit savoir quelque chose d’utile, celui-là. Comment est-ce que vous comptiez repartir, petit ?
— Non.
C’était tout ce que Cooley était capable de dire pour le moment. Il s’apercevait qu’il n’était pas, après tout, fait pour ce genre de mission.
— C’est comme ça, hein ? dit Jackson d’une voix soudain furieuse, dure. Alors, écoute un peu, petit. Cette dame là-bas, celle que tu as traitée de négresse, c’est ma femme, nabot, c’est une dame. Je t’ai vu la gifler. J’ai déjà une bonne raison de te tuer, pigé ? gronda Robby en traçant une ligne avec le fusil jusqu’à l’entrejambe de l’homme à terre. Mais je ne vais pas te tuer. Je m’en vais te faire pire que ça... Je m’en vais faire une fille de toi, ordure ! Réfléchis vite, mec !
Jack écoutait son ami avec stupeur, en le regardant appuyer le canon du fusil sur la braguette de l’homme. Jamais Robby ne s’exprimait de cette façon. Mais c’était convaincant. Il en serait capable. Cooley le crut aussi.
— Bateaux... des bateaux au pied de la falaise.
— Ce n’est même pas malin. Dis leur adieu, petit !
L’angle du fusil changea imperceptiblement.
— Des bateaux ! glapit Cooley, terrifié. Deux bateaux au pied de la falaise ! Deux échelles...
— Qui les surveille ? demanda Jack.
— Un type, c’est tout.
Robby leva les yeux.
— Jack ?
— Mes amis, je suggère que nous volions des bateaux. Cette bataille se rapproche, là dehors.
Il courut à sa penderie et prit des manteaux pour tout le monde. Pour Robby, il choisit son vieux blouson de marine que Cathy détestait.
— Mets ça, cette chemise blanche est trop voyante.
Robby rendit à Jack son automatique.
— Tiens. J’ai une boite de cartouches pour le fusil.
Il les fit passer de ses poches de pantalon à celles du blouson puis il soupesa la dernière Uzi et la porta sur son épaule.
— Nous laissons des amis derrière nous, Jack, ajouta-t-il gravement.
Cela ne plaisait pas à Ryan non plus.
— Je sais, mais s’ils l’enlèvent, ils ont gagné. Et ce n’est pas un bon coin pour des femmes et des enfants, vieux.
— D’accord, c’est toi le marine.
Robby acquiesça. La question était réglée.
— Fichons le camp. Je prends la tête. Je vais d’abord faire une petite reconnaissance rapide. Occupe-toi de ce zigoto, pour le moment. Monseigneur, je vous confie les femmes, dit Jack et il se pencha pour saisir Dennis Cooley à la gorge. Tu fais le con, tu es mort. Pas la peine de prendre des gants avec lui, Rob, tu le descends.
— Compte sur moi ! Allez, debout, ordure, tout doucement.
Jack les précéda par les portes-fenêtres brisées. Les deux agents morts gisaient en tas sur la terrasse de bois et il s’en voulut de ne rien faire pour eux, mais il fonctionnait à présent sur un contrôle automatique que le Marine Corps avait programmé en lui dix ans plus tôt. C’était une situation de combat et tous les cours et les exercices remontaient à la surface. En un instant, il fut trempé par les nappes de pluie rageuses. Il dévala les marches et regarda au coin de la maison.
Longley et ses hommes étaient trop occupés à affronter la menace devant eux pour remarquer ce qui se rapprochait par-derrière. L’agent britannique tira quatre balles sur une silhouette noire et il eut la satisfaction de voir sa cible en prendre au moins une avant qu’un violent martèlement le jette contre un arbre. Il rebondit contre l’écorce rugueuse et se retourna à demi. Il vit une autre silhouette en noir qui tenait une arme automatique à trois mètres de lui. L’arme tira encore. En quelques secondes, l’orée du bois fut silencieuse.
— Bon Dieu de bon Dieu ! marmonna le tireur d’élite.
En courant, cassé en deux, il avait vu les corps de cinq agents, mais il n’avait pas le temps de s’y attarder. Son guetteur et lui s’accroupirent près d’un buisson. Le tireur actionna sa lunette de nuit et suivit lentement la ligne des arbres, à quelques centaines de mètres.
L’image verdâtre offerte par son instrument d’optique lui montra des hommes habillés de foncé qui s’engageaient sous les arbres.
— J’en compte onze, dit le guetteur.
— Ouais.
Le fusil à culasse était chargé de balles de compétition de 308. Le tireur pouvait toucher une cible mouvante de huit centimètres dès la première fois, à plus de trois cents mètres, mais pour le moment il était en mission de reconnaissance, il était là pour recueillir des renseignements et les transmettre à son chef. Avant que l’équipe puisse s’engager dans l’action, elle devait savoir ce qui se passait et tout ce qu’il y avait là, c’était le chaos.
— Werner, ici Paulson. Je compte ce qui m’a l’air d’être onze mécréants qui s’engagent sous les arbres entre nous et la maison. Ils ont l’air d’avoir des armes automatiques légères... On dirait qu’il y en a six dans le jardin, continua-t-il en déplaçant un peu sa lunette. Des tas de copains par terre. Dieu, j’espère qu’il y a des ambulances en route.
— Est-ce que vous voyez des amis, par là ?
— Négatif. Je recommande que vous avanciez par l’autre côté. Est-ce que vous pouvez me donner un renfort, ici ?
— J’envoie un homme tout de suite. Quand il arrivera, avancez avec précaution. Prenez votre temps, Paulson.
— D’accord.
Au sud, Werner et deux autres avançaient en longeant les arbres. Leur tenue camouflée de nuit était un barbouillage de divers tons de vert, conçu par ordinateur, qui les rendait pratiquement invisibles même sous les éclairs.
Il venait de se passer quelque chose. Jack avait vu le feu d’une brusque fusillade, et puis plus rien. En dépit de ce qu’il avait dit à Robby, il n’aimait pas s’enfuir. Mais que pouvait-il faire ? Il y avait là un nombre inconnu de terroristes. Il n’avait que deux hommes armés avec lui, pour protéger trois femmes et une enfant, acculées à la falaise. Il jura et retourna vers le groupe.
— C’est bon, Nabot, montre-nous le chemin pour descendre, dit-il en appuyant le canon de son Uzi sur la poitrine de Cooley.
— C’est là.
L’homme montra du doigt et Ryan jura encore une fois. Depuis le temps qu’il vivait là, son seul souci était de s’écarter de la falaise, de crainte que le bord s’écroule sous son poids ou celui de sa fille. La vue de la maison était assez admirable, mais la hauteur de la falaise signifiait que du bord jusqu’à la maison, il y avait une zone morte de mille mètres, dont les terroristes s’étaient servis pour s’approcher. Et ils avaient utilisé des échelles pour grimper... naturellement, c’est à ça que servent les échelles ! Leur emplacement était marqué comme on le préconise dans tous les manuels du monde, par des piquets de bois enveloppés de gaze à pansements, pour être visibles dans le noir.
— C’est bon, dit-il en se retournant. Le nabot et moi nous passons devant. Votre Altesse, vous suivez avec les femmes. Robby, reste à dix mètres et couvre l’arrière.
— Je sais très bien me servir d’armes légères, dit le prince.
— Oh non, non. S’ils vous attrapent, ils ont gagné. Si quelque chose tourne mal, je compte sur vous pour vous occuper de ma femme et de ma fille, Altesse. Si jamais un malheur arrive, allez vers le sud. À environ un petit kilomètre, vous trouverez une ravine. Passez par là pour aller dans l’intérieur des terres et ne vous arrêtez qu’en arrivant à une route goudronnée. C’est un couvert très dense, vous ne devriez rien risquer. Robby, si quelque chose s’approche, descends-le.
— Mais si...
— Mais, mon cul. Tout ce qui bouge, c’est l’ennemi.
Jack regarda une dernière fois de tous côtés. Qu’on me donne cinq hommes entraînés, peut-être Breckenridge et quatre copains, et je pourrais dresser une sacrée embuscade... et si les cochons avaient des ailes...
— C’est bon. Toi, le nabot, passes le premier. Et si jamais tu joues au petit soldat, la première chose qui se passe, je te coupe en deux. Tu me crois ?
— Oui.
— Alors avance !
Cooley alla jusqu’à l’échelle et commença à descendre à reculons, avec Ryan à un mètre ou deux au-dessus de lui. La pluie avait rendu les marches d’aluminium glissantes, mais au moins la falaise les protégeait du vent. L’échelle extensible — Jack se demandait comment ils l’avaient apportée – vacillait sous lui. Il essayait de garder un oeil sur Cooley et glissa en manquant un échelon. Au-dessus de lui, le second groupe entamait sa descente. La princesse s’était chargée de Sally, qu’elle tenait entre elle et l’échelle pour l’empêcher de tomber. Jack entendait quand même les gémissements de sa petite fille ; il s’efforça d’y rester sourd. Il n’y avait plus de place dans son coeur pour la colère ou la pitié. Il devait réussir cela du premier coup. Il n’y aurait pas de seconde chance. Un éclair révéla les deux bateaux, à une centaine de mètres au nord. Impossible de savoir s’il y avait du monde dedans. Ils atteignirent enfin le pied de la falaise. Cooley fit quelques pas et Ryan sauta des derniers échelons, l’arme prête à tirer.
— Restons tranquilles une minute !
Le prince arriva ensuite puis les femmes. Robby apparut tout en haut de l’échelle, son parka de marine le rendant presque invisible contre le ciel noir. Il descendit rapidement et sauta lui aussi des derniers échelons.
— Ils sont arrivés à la maison juste comme je commençais à descendre. Peut-être ça les retardera un peu.
Il montra les piquets enveloppés de bandes blanches. Les échelles seraient sans doute plus difficiles à repérer.
— Bien joué, Rob, approuva Jack.
Il se retourna. Les bateaux étaient là, invisibles de nouveau, dans la nuit et la pluie. Cooley disait qu’un seul homme les gardait. Mais s’il mentait ? se demanda Ryan. Ce type était-il prêt à mourir pour sa cause ? Allait-il se sacrifier en criant un avertissement et les faire tous tuer ? Est-ce que nous avons le choix ? Non !
— Avance, crapule, gronda-t-il en le poussant avec son Uzi. Rappelle-toi qui meurt le premier.
La marée était haute et l’eau arrivait à un mètre ou deux à peine du pied de la falaise. Le sable était mouillé et dur sous les pieds. Ryan restait à un mètre derrière le terroriste, en se demandant à quelle distance étaient les bateaux. Cent mètres ? C’est loin, cent mètres ? Il allait le savoir. Derrière lui, les autres rasaient la paroi couverte de kudzu. Cela les rendait extrêmement difficiles à distinguer, mais s’il y avait un homme dans un bateau, il devait bien savoir que quelqu’un s’approchait. Krrrak !
Tout le monde sentit son coeur s’arrêter de battre, un instant. La foudre venait d’abattre un arbre là-haut au bord de la falaise, à moins de deux cents mètres derrière eux. Pendant une fraction de seconde, Ryan revit les bateaux... et il y avait un homme dans chacun.
— Rien qu’un, hein ? marmonna-t-il.
Cooley hésita puis il se mit en marche, les bras ballants. Au retour de l’obscurité, Jack perdit de vue les bateaux, mais il raisonna que la vision nocturne de tout le monde avait été gâchée par l’éclair aveuglant. Il revint par la pensée à l’image qu’il venait de voir. L’homme du premier bateau était debout, au milieu, sur le bord le plus rapproché, et semblait tenir une arme qui nécessitait les deux mains. Ryan était furieux que le petit homme lui ait menti. C’était absurde !
— Quel est le mot de passe ?
— Y en a pas, répondit Cooley d’une voix chevrotante en contemplant les circonstances d’un point de vue plutôt différent.
Il se trouvait entre des armes chargées, chacune étant capable de tirer. Ses idées se bousculaient et son cerveau travaillait à toute vitesse pour chercher un moment de retourner la situation. Ryan, cependant, se demandait si cette fois il disait la vérité, mais il n’avait pas le temps de trop y réfléchir.
— Allez, avance !
Le bateau reparut. Au début, ce ne fut qu’une ombre un peu différente de celles de la plage. Encore cinq mètres et cela devint une forme. La pluie était si violente qu’elle déformait tout, mais il y avait quelque chose de blanc, de rectangulaire devant eux. Ryan estima la distance à cinquante mètres. Il pria qu’aucun éclair ne vienne maintenant les trahir. S’ils étaient illuminés, les hommes des bateaux sauraient reconnaître une figure et s’ils voyaient le petit homme au premier rang...
Comment dois-je m’y prendre ?
On peut être un policier ou un soldat, mais pas les deux. Les mots de Joe Evans, de la Tour de Londres, lui revinrent à la mémoire et lui dirent ce qu’il devait faire.
Encore quarante mètres. Il y avait des rochers, sur la plage, et Jack devait faire attention de ne pas buter contre l’un d’eux. Il allongea le bras gauche et dévissa le gros silencieux. Il le glissa dans sa ceinture. Le poids déséquilibrait l’Uzi.
Trente mètres. Il chercha et trouva le bouton de libération de la crosse et la déplia, puis il cala la plaque métallique au creux de son épaule, en serrant fortement l’arme. Plus que quelques secondes...
Vingt-cinq mètres. Il voyait parfaitement le bateau, maintenant, une embarcation de six ou sept mètres avec un avant arrondi, et une autre toute semblable un peu plus loin, à une vingtaine de mètres. Il y avait indiscutablement un homme dans la première, debout sur bâbord, regardant fixement les personnes qui s’avançaient vers lui. Le pouce droit de Jack repoussa jusqu’au bout le sélecteur, sur tir automatique total, et il resserra son poing sur la crosse de pistolet. Il ne s’était pas servi d’une Uzi depuis son court stage de familiarisation à Quantico. Elle était petite, mais parfaitement équilibrée. Le guidon de métal noir était inutilisable dans la nuit, malheureusement, et ce qu’il avait à faire...
Vingt mètres. La première rafale doit être la bonne, Jack, en plein dans...
Ryan fit un demi-pas sur sa droite et tomba sur un genou. Il leva son arme, plaça l’extrémité du canon légèrement à gauche et au-dessous de l’objectif et il pressa la détente pour une salve de quatre balles. La mitraillette se releva et tressauta vers la droite et les balles tracèrent un pointillé en diagonale en travers de la cible. L’homme tomba instantanément du bateau et Ryan fut de nouveau ébloui, cette fois par son propre tir. À la première détonation, Cooley s’était jeté à plat ventre. Jack le saisit par le col, le fit lever et le poussa devant lui. Mais il trébucha dans le sable et en se rétablissant il vit que le terroriste courait vers le bateau... où il y avait une arme à retourner contre eux tous ! Il hurlait quelque chose que Jack ne comprenait pas.
Jack courut pour le rattraper, mais Cooley arriva au bateau le premier... et mourut.
L’homme de la seconde embarcation tira une longue salve désordonnée dans leur direction, juste au moment où Cooley sautait à bord. Ryan vit sa tête se renverser et son corps tomber dans le bateau comme un sac de pommes de terre. Il s’agenouilla au plat-bord et tira sa propre salve ; l’homme s’abattit, touché ou non, Ryan ne savait pas. C’était exactement comme les manoeuvres à Quantico, se disait-il, le chaos total, et le camp qui commet le moins de fautes a gagné.
— Montez tous !
Il resta debout, son Uzi braquée sur la seconde embarcation. Sans tourner la tête, il sentit que les autres embarquaient dans la première. Il les rejoignit. Un éclair fulgura et il vit l’homme qu’il avait abattu avec trois taches rouges en pleine poitrine, bouche bée et les yeux grands ouverts d’étonnement. Le petit terroriste était à côté de lui, une moitié de la tête complètement ouverte. À eux deux, ils avaient dû verser cinq litres de sang sur le pont en fibre de verre. Robby arriva enfin et sauta à bord. Une tête apparut dans l’autre bateau et Ryan tira encore avant de monter à son tour.
— Tire-nous d’ici en vitesse, Robby !
Jack passa de l’autre côté, sur les mains et les genoux, pour s’assurer que tout le monde avait bien la tête baissée.
Jackson s’installa aux commandes et chercha le contact. C’était exactement comme une voiture, avec les clefs au tableau de bord. Il les tourna et le moteur hoqueta alors qu’une nouvelle salve venait de l’autre embarcation. Ryan entendit des balles frapper la coque. Robby se fit tout petit, mais n’ôta pas la main du levier de vitesse. Jack haussa son arme et tira.
— Des hommes sur la falaise ! cria le prince.
O’Donnell rassembla rapidement ses hommes et donna de nouveaux ordres. Tous les agents de sécurité étaient morts, il en était sûr, mais cet hélicoptère devait s’être posé à l’ouest. Il ne pensait pas que le missile l’avait touché et il était impossible de le vérifier.
— Merci de ton aide, Sean. Ils étaient meilleurs que je ne m’y attendais. Tu les tiens, dans la maison ?
— J’ai laissé Dennis et deux autres. Je pense que nous devrions partir.
— Et c’est bien pensé ! dit Alex en indiquant l’ouest. Je crois que nous avons encore de la compagnie.
— Très bien. Sean, va les chercher et amène-les au bord de la falaise.
Miller prit ses deux hommes et retourna en courant vers la maison. Alex et son compagnon les suivirent. La porte de devant était ouverte et tous les cinq se ruèrent à l’intérieur, contournèrent la cheminée et s’arrêtèrent net.
Paulson, son guetteur et un autre agent couraient aussi, le long de l’orée du bois où l’allée faisait une courbe. Il tomba de nouveau à genoux, son fusil soutenu par sa béquille. On entendait des sirènes au loin, maintenant, et il se demanda pourquoi le renfort avait mis si longtemps, tout en cherchant un objectif avec sa lunette de nuit. Il aperçut un petit groupe courant vers le côté nord de la maison.
— Quelque chose sent mauvais, par ici...
— Ouais, reconnut le guetteur. Ils n’avaient sûrement pas l’intention de repartir par la route, alors par où ?
— Quelqu’un devrait bien chercher à le savoir, bougonna Paulson et il prit sa radio.
Werner avançait péniblement dans la partie sud du jardin, en faisant son possible pour ignorer son dos douloureux et pour conduire son groupe en avant. Sa radio crépita encore et il donna l’ordre à son autre équipe de n’avancer qu’avec une prudence extrême.
— Et alors, où ils sont, mec ? demanda Alex.
Miller regardait autour de lui, muet de stupeur. Deux de ses hommes étaient par terre, morts, leurs armes avaient disparu... ainsi que...
— Où c’est qu’ils sont, hein ? répéta Alex en criant.
— Fouillez la maison ! glapit Miller.
Alex et lui restèrent dans la grande pièce. Le Noir toisait l’Irlandais d’un regard qui ne pardonnait pas.
— Est-ce que j’en ai tellement bavé pour te voir encore déconner ?
Les trois autres revinrent quelques secondes plus tard et annoncèrent que la maison était déserte. Miller avait déjà constaté que les armes de ses hommes avaient été emportées. Quelque chose avait très mal tourné. Il emmena les autres dehors.
Paulson avait choisi une nouvelle position et il voyait de nouveau ses cibles. Il compta douze hommes, et puis d’autres les rejoignirent, venant de la maison. Avec sa lunette de nuit, il les voyait gesticuler, comme s’ils étaient désorientés. Des hommes parlaient, d’autres tournaient en rond en attendant des ordres. Plusieurs avaient l’air blessés, mais il ne pouvait en être sûr.
— Ils sont partis, annonça Alex avant que Miller en ait le temps.
O’Donnell refusa de le croire. Sean le lui expliqua d’une voix précipitée, entrecoupée, furieuse, et quand il se tut Dobbens déclara :
— Votre gamin a encore déconné.
C’en fut trop. Miller fit glisser dans son dos son Uzi et saisit celle qu’il avait prise à l’agent du Secret Service. D’un mouvement rapide et souple, il la haussa et tira dans la poitrine d’Alex, d’une distance d’un mètre. Louis regarda tomber son chef, essaya de lever son pistolet, mais Miller l’abattit aussi.
— Ah merde ! s’exclama le guetteur.
Paulson fit sauter le cran de sûreté de son fusil et centra sa mire sur l’homme qui venait de tirer et d’en tuer deux autres... mais qui avait-il tué ? Paulson ne pouvait tirer que pour sauver la vie des bons types et les deux qui venaient de tomber étaient certainement des méchants. Il n’y avait pas d’otages à sauver, à ce qu’il voyait. Il se demanda où diable ils pouvaient être. Un des hommes qui se trouvaient près du bord de la falaise cria quelque chose et tous les autres coururent vers lui. Le tireur d’élite avait un bon choix de cibles, mais sans identification positive, il n’osait pas tirer.
— Allez, bébé, allez, dit Jackson au moteur.
Il était encore froid et tournait irrégulièrement alors que le pilote faisait machine arrière. Le bateau recula lentement de la plage. Ryan gardait son Uzi braquée sur l’autre embarcation. L’homme reparut et Ryan tira trois balles avant que l’arme se bloque. En jurant, il changea rapidement de chargeur avant de tirer de nouvelles salves courtes pour forcer l’autre à rester baissé.
— Des hommes sur la falaise, répéta le prince.
Il avait pris le fusil de chasse et le braquait, mais il ne tira pas. Il ne savait pas qui était là-haut et, d’ailleurs, la portée était trop longue. De petits éclairs apparurent. Quels que soient ces hommes, ils tiraient sur le bateau. Ryan se retourna en entendant des balles frapper l’eau. Deux atteignirent le bateau. Sissy Jackson poussa un grand cri alors que le prince ripostait.
Robby s’était écarté à trente mètres de la plage, à présent, et il tourna sauvagement le volant tout en déplaçant le sélecteur sur la marche avant. Quand il donna tous les gaz, le moteur hoqueta de nouveau, pendant un long moment terrible, mais finalement il vrombit et le bateau fit un bond.
— C’est parti ! cria Jackson. Où on va, Jack ? Qu’est-ce que tu penses d’Annapolis ?
— Vas-y !
Ryan se retourna. Des hommes descendaient par l’échelle. Quelques-uns tiraient encore sur eux, mais faisaient long feu. Il vit ensuite que Sissy se tenait le pied à deux mains.
— Cathy, voyez s’il n’y a pas une trousse de premier secours, dit Son Altesse.
Il avait déjà examiné la blessure, mais il se tenait maintenant à l’arrière, le fusil en main. Jack aperçut une boîte en plastique blanc sous le siège du pilote et la fit glisser vers sa femme.
— Rob, Sissy a pris une balle dans le pied, dit-il.
— Je vais bien, Robby ! cria-t-elle immédiatement, mais sa voix n’était pas assurée du tout.
— Comment te sens-tu, Sissy ? demanda Cathy en s’approchant pour l’examiner.
— Ça fait mal, mais ce n’est pas trop grave, répondit la jeune femme, les dents serrées, en essayant de sourire.
— Tu es sûre que ça va, mon minet ? demanda Robby.
— Conduis, Rob, t’occupe pas !
Jack se glissa à l’arrière pour voir. La balle avait carrément traversé le cou-de-pied et la chaussure claire était noire de sang. Il regarda de tous côtés, pour voir s’il y avait d’autres blessés, mais à part la terreur pure que chacun devait éprouver, tout le monde allait bien.
— Commandant, voulez-vous que je prenne les commandes à votre place ? proposa le prince.
— D’accord, commandant, venez donc, dit Robby et il glissa du siège quand Son Altesse le rejoignit. Votre cap est zéro-trois-six magnétique. Faites gaffe parce que ça va être mauvais quand nous quitterons l’abri de la falaise et il y a beaucoup de navigation commerciale, par ici.
Ils apercevaient déjà des creux de plus d’un mètre et des crêtes blanches à cent mètres droit devant, chassées par le vent fraîchissant.
— Bien. Comment est-ce que je saurai que nous arrivons à Annapolis ?
— Lorsque vous verrez les lumières des ponts sur la baie, vous m’appellerez. Je connais la rade. Je nous ferai entrer.
Le prince hocha la tête. Il examina le tableau de bord et réduisit la puissance quand ils arrivèrent dans le fort clapot, tout en gardant un oeil sur le compas et un autre sur la mer. Jackson alla voir comment allait sa femme. Sissy le chassa d’un geste.
— Occupe-toi d’eux tous !
Quelques instants plus tard, ils faisaient des montagnes russes dans des creux d’un mètre cinquante. Le bateau était une embarcation de lac à coque cathédrale, de cinq mètres quatre-vingt, appréciée par les pêcheurs locaux pour sa bonne rapidité par mer belle et son faible tirant d’eau. Son avant arrondi résistait mal au clapot. Ils embarquaient des paquets de mer, mais le prélart était en place à l’avant et le pare-brise détournait la plus grande partie de l’eau sur les côtés. À côté du capot du moteur, il y avait une ouverture d’écopage automatique. Ryan n’avait jamais vu de bateau de ce genre, mais il savait que son moteur de cent cinquante chevaux actionnait un arbre de transmission dont l’hélice mobile éliminait le besoin d’un gouvernail. Le fond et les bords étaient doublés de mousse, pour améliorer la flottaison. On pouvait le remplir d’eau qu’il ne coulerait pas, mais, surtout, la fibre de verre et la mousse étaient probablement capables d’arrêter des balles de mitraillette. Jack examina encore une fois ses copassagers. Sa femme soignait Sissy. La princesse tenait Sally. À part Robby, le prince et lui, tout le monde gardait la tête baissée. Il commença à se détendre un peu. Ils s’étaient enfuis et son destin était de nouveau entre ses propres mains. Jack se promit que cela ne changerait plus jamais.
— Ils nous poursuivent, annonça Robby en chargeant son fusil. Environ trois cents mètres derrière nous. Je les ai vus dans un éclair, mais pour peu que nous ayons de la chance, ils vont nous perdre dans cette pluie.
— Qu’est-ce que tu dis de la visibilité ?
— À part les éclairs... bof, cent mètres, au plus. Nous ne laissons pas de sillage qu’ils pourraient suivre et ils ne savent pas où nous allons... Bon Dieu, ce que je donnerais pour avoir une radio ! Nous pourrions alerter les gardes-côtes, ou quelqu’un d’autre, et leur préparer un joli petit piège.
Jack s’assit dans le fond, face à l’arrière de l’autre côté du capot du moteur. Il vit que sa fille était endormie dans les bras de la princesse. Ce doit être chouette d’être gosse, se dit-il.
— Estimons-nous heureux, commandant, dit-il à son ami sur l’autre bord.
— Je te crois, mon vieux ! Je crois que j’ai choisi le bon moment pour aller pisser !
— Ouais. Je ne savais pas que tu savais te servir d’un fusil.
— Quand j’étais môme, le Klan avait un petit passe-temps. Ils se soûlaient tous les mardis soir et ils allaient incendier une église nègre, histoire de nous mettre aux pas, tu vois ? Alors un soir, ces cons-là décident de brûler l’église de papa. Nous l’avons su, le patron d’un magasin de vins a téléphoné, tous les cous-rouges ne sont pas des fumiers. Enfin bref, papa et moi on les attendait. Nous n’en avons tué aucun, mais ça a dû leur flanquer une trouille plus blanche que leurs draps de lit. J’ai fait exploser le radiateur d’une bagnole, dit Robby en riant de ce souvenir. Ils ne sont jamais revenus la chercher. Les flics n’ont arrêté personne, mais c’est la dernière fois qu’on a essayé d’incendier une église dans notre bourg alors je suppose que ça leur a servi de leçon... Ici, c’est la première fois que je tue un homme, poursuivit-il d’une voix plus grave. C’est drôle, ça ne m’a rien fait, rien du tout.
— Tu verras demain.
Robby tourna la tête vers son ami.
— Ouais.
Ryan regardait à l’arrière, les mains crispées sur l’Uzi. Il n’y avait rien à voir. Le ciel et l’eau se confondaient en une masse amorphe, gris foncé, et le vent lui piquait la figure. Le bateau montait et descendait sur des brisants et Jack se demanda pourquoi il n’avait pas le mal de mer. Un nouvel éclair fulgura et il ne vit toujours rien. C’était comme s’ils étaient sous une coupole grise, sur un plancher étincelant et inégal.
Ils étaient partis. Dès que la petite équipe du tireur d’élite annonça que les terroristes avaient disparu au bord de la falaise, les hommes de Werner fouillèrent la maison et n’y trouvèrent que des morts. Le second groupe d’intervention était maintenant sur place, ainsi que plus de vingt agents de la police et toute une foule de pompiers et d’infirmiers. Trois hommes du Secret Service étaient encore en vie, plus un terroriste que les autres avaient abandonné. Tous étaient en cours de transport dans des hôpitaux. Cela faisait un total de dix-sept agents de la sécurité tués et quatre terroristes, dont deux, apparemment, par leurs propres camarades.
— Ils se sont tous entassés dans le bateau et ils ont filé par là, dit Paulson. J’aurais peut-être pu en avoir quelques-uns, mais il n’y avait pas moyen de savoir qui était qui.
Le tireur d’élite avait bien agi. Il le savait et Werner aussi. On ne tire pas sans savoir qui est la cible.
— Alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
La question était posée par un capitaine de la police routière. Une question de pure forme, puisqu’il n’y avait aucune réponse immédiate possible.
— Vous croyez que les bons se sont échappés ? demanda Paulson. Je n’ai rien vu qui ressemble à un ami et la façon d’agir des sales types... quelque chose a mal tourné... Quelque chose a mal tourné pour tout le monde.
Pas de doute, quelque chose à très mal tourné, pensa Werner. Une sacrée bataille s’était livrée, là. Une vingtaine de morts et personne en vue — Supposons que les amis se sont échappés d’une façon ou d’une autre... Non, supposons simplement que les méchants aient fui en bateau. Bon. Alors où est-ce qu’ils iraient ? demanda-t-il.
— Est-ce que vous savez combien de chantiers navals il y a par ici ? répliqua le capitaine de la police routière. Bon Dieu, et combien de maisons avec des appontements privés ? Des centaines ! Nous ne pouvons pas les fouiller toutes !
— Ça se peut, mais nous devons faire quelque chose, déclara Werner, sa colère aggravée par son mal dans le dos.
Un chien noir s’approcha d’eux. Il avait l’air aussi désorienté que les hommes.
— Je crois qu’ils nous ont perdus.
— Possible, répondit Jackson, à qui le dernier éclair n’avait rien révélé. La baie est vaste et la visibilité ne vaut pas un pet de lapin, mais avec la direction du vent qui chasse la pluie, ils y voient mieux que nous. Vingt mètres, peut-être, juste assez pour que ça change tout.
— Et si nous allions plus à l’est ? hasarda Jack.
— Dans le chenal de navigation principal ? C’est vendredi soir. Il doit y avoir une foule de navires qui sortent de Baltimore, filant dix, douze noeuds, et qui sont aussi aveugles que nous. Non. Nous ne sommes pas arrivés jusqu’ici pour nous faire éventrer par un rafiot grec rouillé. C’est déjà assez épineux comme ça, dit Robby.
— Des lumières droit devant, annonça le prince.
— Nous sommes rendus, Jack !
Robby alla à l’avant. Les lumières des ponts jumeaux de la baie de la Chesapeake clignotaient au loin. Jackson prit les commandes et le prince alla le remplacer à l’arrière. Ils étaient tous trempés depuis longtemps et grelottaient dans le vent. Jackson vira vers l’ouest. Ils avaient maintenant le vent dans le nez, soufflant tout droit de la vallée de la Severn, comme toujours. La mer devint un peu moins agitée quand ils passèrent dans la rade d’Annapolis. La pluie tombait toujours par nappes et Robby naviguait presque de mémoire.
Les lumières de l’Académie navale, le long de Sims Drive n’étaient qu’une longue clarté diffuse, sous la pluie, et Robby mit le cap dessus, en manquant de peu une grosse bouée alors qu’il se battait pour garder son cap. Au bout d’une minute, ils virent la rangée d’YP gris, les Yard Patrol Boats, les bateaux de patrouille de la rade, toujours mouillés contre le quai pendant que leurs appontements normaux étaient en cours de rénovation de l’autre côté du fleuve. Robby se dressa pour mieux y voir et amena l’embarcation entre une paire de bateaux d’entraînement à coque de bois. Il avait envie d’entrer carrément dans le bassin des yachts de l’Académie, mais il était trop encombré. Finalement, il pilota l’embarcation vers le quai et la garda contre le mur de béton à la force du moteur.
— Arrêtez ça, vous autres !
Un marine apparut. Sa casquette blanche avait une couverture en plastique et il portait un imperméable.
— Vous ne pouvez pas vous amarrez là !
— Je suis le capitaine de corvette Jackson, mon garçon, répliqua Robby. Je travaille ici. Restez paré. Jack, prends l’amarre.
Ryan plongea sous le pare-brise et souleva la bâche de l’avant. Un cordage de nylon blanc était soigneusement enroulé, à la bonne place, et il se redressa alors que Robby utilisait la puissance du moteur pour maintenir le flanc bâbord contre le quai. Jack sauta à terre avec l’amarre. Le prince en fit autant à l’arrière. Robby coupa le moteur et grimpa pour affronter le marine.
— Vous me reconnaissez, petit ?
Le marine salua.
— Faites excuses, commandant, mais...
Il braqua sa torche électrique dans l’embarcation.
— Ah, nom de Dieu !
À peu près tout ce qu’on pouvait dire en faveur du bateau, c’était que la pluie avait lavé presque tout le sang. Le marine resta bouche bée en voyant deux cadavres, trois femmes, dont une apparemment blessée, et une enfant endormie. Il vit ensuite l’Uzi accrochée au cou de Ryan.
Une sinistre soirée mouillée de faction ennuyeuse prenait brusquement fin avec éclat.
— Vous avez une radio, marine ? demanda Robby, et quand le garçon la montra il la lui arracha : c’était une petite Motorola CC comme celles qu’employait la police. Salle de garde ? Ici le commandant Jackson.
— Commandant ? C’est le sergent-major Breckenridge. Je ne savais pas que vous étiez de service ce soir, commandant. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Jackson respira profondément.
— Je suis bien content que ce soit vous, Gunny. Écoutez, alertez immédiatement l’officier de service. Ensuite, je veux des marines armés sur le quai à l’ouest du bassin des yachts, immédiatement ! Nous avons de graves ennuis ici, Gunny, alors que ça saute !
— Compris, commandant !
La radio crépita. Les ordres avaient été donnés, les questions pouvaient attendre.
— Votre nom, petit ? demanda ensuite Robby au marine.
— Caporal Green, commandant.
— C’est bon, Green, aidez-moi à faire sortir les dames du bateau... Allons-y, mesdames, dit-il en tendant une main.
Green sauta à bord et aida d’abord Sissy, puis Cathy et enfin la princesse qui portait toujours Sally. Robby les fit toutes mettre à l’abri derrière la coque de bois d’un YP.
— Et ceux-là, commandant ? demanda Green en montrant les cadavres.
— Ils ne risquent rien. Revenez ici, caporal.
Green jeta un dernier coup d’oeil aux morts.
— Probable, marmonna-t-il.
Il avait déjà déboutonné son imperméable et le rabat de son holster.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda une voix féminine. Ah, c’est vous, commandant.
— Qu’est-ce que vous faites là, chef ? lui demanda Robby.
— J’ai fait sortir la section de service pour surveiller les bateaux. Le vent risque d’en faire du petit bois contre le quai si nous ne...
Le second maître d’équipage Mary Znamirowski regarda tout le monde, sur le quai, et s’exclama :
— Commandant, que diable...
— Je vous conseille de rassembler vos hommes, maître ; et de mettre tous ces gens à l’abri. Pas le temps d’expliquer...
Une camionnette arriva. Elle s’arrêta dans le parking, juste derrière le groupe. Le conducteur en sauta et accourut, suivi par trois hommes. C’était Breckenridge. Il jeta un bref coup d’oeil aux trois femmes, se tourna aussitôt vers Jackson et posa la question vedette de la soirée — qu'est-ce qui se passe, commandant ?
Robby indiqua l’embarcation. Breckenridge se pencha au bord du quai et poussa un juron.
— Nous étions chez Jack pour dîner, expliqua Robby, et des intrus se sont invités. C’est à lui qu’ils en voulaient...
Il désigna le prince de Galles, qui se retourna et sourit. Les yeux de Breckenridge s’arrondirent quand il le reconnut. Sa bouche resta ouverte un moment et puis il se ressaisit et fit ce que font toujours les marines quand ils ne savent que faire, il salua, comme il était prescrit dans le manuel.
— Ils ont tué tout un tas d’agents de la sécurité, poursuivit Robby. Nous avons eu de la chance. Ils comptaient s’enfuir en bateau. Nous en avons volé un et nous sommes venus ici, mais il y en a un autre, là en mer, plein de salopards. Ils ont pu nous suivre.
— Armés de quoi ? demanda le sergent-major.
— De ça, Gunny, répondit Ryan en levant l’Uzi.
Le sergent-major hocha la tête et plongea une main dans sa capote pour prendre sa radio.
— Salle de garde, ici Breckenridge. Nous avons une alerte de Classe-Un. Réveillez tout le monde. Appelez le capitaine Peters. Je veux un peloton de tireurs d’élite sur le quai dans cinq minutes. Grouillez !
— Bien reçu, répondit la radio. Alerte Classe-Un.
— Emmenons les femmes d’ici, bon Dieu, s’écria Ryan.
— Pas encore, répliqua Breckenridge, et il regarda autour de lui pour faire une rapide évaluation d’un oeil expert. Je veux d’abord un peu plus de sécurité. Vos amis ont pu accoster en amont pour arriver par la terre. C’est ce que je ferais à leur place. Dans dix minutes, j’aurai un peloton de tireurs déployé, et peut-être une escouade complète ici dans cinq minutes. Si mes hommes ne sont pas trop bourrés, ajouta-t-il en rappelant à Jack qu’on était vendredi soir – samedi matin – et qu’Annapolis avait de nombreux bars. Cummings et Foster, occupez-vous des dames. Mendoza, sauter dans un des ces bateaux et faites le guet. Vous avez tous entendu le commandant. Pas question de s’endormir.
Breckenridge marcha de long en large sur le quai pendant une minute, pour vérifier la visibilité et les champs de tir. Son 45 Colt automatique avait l’air tout petit dans sa main. On voyait à sa figure que la situation ne lui plaisait pas et ne lui plairait pas tant qu’il n’aurait pas davantage d’hommes et que les civils ne seraient pas emmenés à l’abri. Ensuite, il s’approcha des femmes.
— Vous allez bien, mesdames... Oh, pardon, Mrs. Jackson. Nous allons vite vous transporter à l’infirmerie, madame.
— Il n’y a pas moyen d’éteindre ces lumières ? demanda Ryan.
— Pas que je sache. Moi non plus, je n’aime pas être éclairé comme ça. Calmez-vous, lieutenant, nous avons tout ce terrain découvert derrière nous, alors personne ne va venir nous surprendre par là. Dès que j’aurai tout organisé, nous emmènerons les dames à l’infirmerie et nous les ferons garder. Vous n’êtes pas autant en sécurité que je le voudrai, mais ça va venir. Comment vous êtes-vous échappés ?
— Comme disait Robby, nous avons eu de la chance. Il en a abattu deux avec le fusil de chasse. J’en ai eu un dans le bateau. L’autre s’est fait abattre par un de ses copains, répondit Ryan en frissonnant, et pas à cause du vent ni de la pluie. C’était plutôt épineux par là, pendant un moment.
— Je veux bien le croire. Ils sont forts, ces types-là ?
— Les terroristes ? Ne vous y trompez pas. Ils avaient l’effet de surprise pour eux, et ça compte beaucoup.
— C’est ce que nous allons voir.
— Il y a un bateau, là dehors ! cria Mendoza, d’un des YP.
— Attention, les gars, souffla le sergent-major en levant son 45 contre sa joue. Attendez encore deux minutes, jusqu’à ce que nous ayons de bonnes armes ici.
— Ils arrivent lentement, annonça le Marine.
Breckenridge s’assura d’abord que les femmes étaient à couvert puis il ordonna à tout le monde de se déployer et de choisir une position entre les bateaux au mouillage.
— Et pour l’amour du ciel, gardez la tête baissée !
Ryah se choisit un coin. Les autres en firent autant, à des intervalles de trois à trente mètres. Il tâta le parapet en béton armé, certain qu’il arrêterait une balle. Les quatre matelots de la section de service des YP restèrent auprès des femmes, avec un marine de chaque côté. Breckenridge était le seul à bouger, accroupi derrière le parapet, en suivant des yeux la silhouette blanche du bateau en mouvement. Il arriva près de Ryan.
— Là, à environ quatre-vingts mètres en mer, allant de gauche à droite. Eux aussi, ils cherchent à comprendre ce qui se passe. Donnez-moi encore deux minutes, mes salauds ! chuchota-t-il.
— Ouais...
Ryan fit sauter son cran de sûreté, un oeil juste au-dessus du muret de béton. Le bateau n’était qu’une vague forme claire, mais il entendait le bruit étouffé du moteur. L’embarcation tourna vers celle qu’ils avaient volée. Ce fut leur première erreur.
— Parfait ! dit le sergent-major en abaissant son automatique, couvert par l’arrière d’une coque. C’est bon, messieurs. Avancez donc si vous venez...
Une autre camionnette arriva par Sims Drive, tous feux éteints, et s’arrêta à côté des femmes. Huit hommes en sautèrent par l’arrière. Deux marines coururent sur le quai, illuminés par un lampadaire entre deux YP amarrés Sur l’eau, l’embarcation clignota d’éclairs de coups de feu et les deux marines tombèrent. Des balles commencèrent à pleuvoir sur les bateaux mouillés. Breckenridge se retourna et hurla :
— Feu !
Ce fut une explosion de bruit dans tout le secteur. Ryan visa un des éclairs et pressa la détente avec précaution. La mitraillette tira quatre balles avant de se bloquer sur une chambre vide. Il jura et regarda stupidement l’arme avant de se souvenir qu’il avait un pistolet chargé à sa ceinture. Il haussa le Browning et tira sans s’être aperçu que sa cible n’était plus là. Le bruit du moteur augmenta spectaculairement.
— Halte au feu ! Halte au feu ! Ils foutent le camp ! cria Breckenridge. Personne n’est blessé ?
— Par ici ! cria quelqu’un sur la droite, du côté où étaient les femmes.
Ryan suivit le sergent-major. Deux marines étaient par terre, le premier avec une blessure superficielle au bras, mais l’autre avait eu la hanche traversée par une balle et poussait des cris aigus. Cathy l’examinait déjà.
— Qu’est-ce qui se passe, Mendoza ? glapit Breckenridge.
— Ils prennent le large... attendez voir... ouais, ils filent vers l’est !
— Remuez les mains, soldat, dit Cathy, penchée sur le première classe qui avait été péniblement frappé sur le côté gauche, juste au-dessous du ceinturon. C’est bon, c’est bon, ça va aller. Ça fait mal, mais nous pouvons arranger ça.
Breckenridge se baissa pour ramasser le fusil de l’homme et le lança à Cummings.
— Qui commande, ici ? demanda le capitaine Mike Peters.
— Ça doit être moi, répondit Robby.
— Dieu de Dieu, Robby, qu’est-ce qui se passe ?
— Qu’est-ce que vous croyez ?
Un autre véhicule arriva, transportant encore six Marines. Ils jetèrent un coup d’oeil aux blessés et armèrent leurs fusils.
— Nom de Dieu, Robby... commandant ! cria le capitaine Peters.
— Des terroristes. Ils ont essayé de nous avoir chez Jack. Ils voulaient... Eh bien, voyez !
— Bonsoir, capitaine, dit le prince après avoir vu comment allait sa femme. Est-ce que nous en avons eu ? Je n’ai pas pu avoir de bonne cible.
Sa voix révélait une véritable déception.
— Je ne sais pas, répondit Breckenridge. J’ai vu des balles tomber court et les pistolets ne valent rien contre un bateau comme ça.
Dans le ciel, une nouvelle série d’éclairs illumina la rade.
— Je les vois, ils sortent de la baie ! cria Mendoza.
— Merde, gronda le sergent-major. Vous quatre, emmenez les dames à l’infirmerie, ordonna-t-il et il se pencha pour aider la princesse à se relever tandis que Robby soulevait sa femme. Vous voulez donner cette petite fille au soldat, madame ? On va vous conduire à l’hôpital et bien vous sécher.
Ryan vit que Cathy s’efforçait toujours de secourir un des marines blessés, puis il regarda le bateau de patrouille, devant lui.
— Robby ?
— Oui ?
— Est-ce que ces bateaux ont un radar ?
Ce fut le chef Znamirowski qui répondit :
— Certainement, tous, commandant.
Un marine abaissa le hayon d’une des camionnettes et aida Jackson à hisser sa femme à bord.
— À quoi penses-tu, Jack ?
— Quelle est leur vitesse ?
— Environ treize... je ne crois pas qu’ils soient assez rapides.
Le second maître Znamirowski se retourna vers l’embarcation que Robby avait pilotée pour arriver.
— Avec la mer que nous avons en ce moment, je vous parie que je peux rattraper une de ces petites coques de noix ! Mais j’aurai besoin de quelqu’un pour s’occuper du radar. Je n’ai pas d’opérateur dans ma section, là tout de suite.
— Je peux faire ça, proposa le prince ; il était fatigué de servir de cible et personne n’allait le priver d’action. Ce serait un plaisir pour moi, à vrai dire.
— Robby, c’est toi le chef, ici, dit Jack.
— Est-ce que c’est légal ? demanda le capitaine Peters, son automatique à la main.
— Écoutez ! répliqua vivement Ryan. Nous venons de subir une attaque armée par des ressortissants étrangers, sur un terrain réservé du domaine des États-Unis, c’est un acte de guerre et les engagements du temps de paix ne s’appliquent pas ! (Du moins je ne crois pas, pensa-t-il.) Pouvez-vous penser à une bonne raison de ne pas les poursuivre ?
Le capitaine ne le pouvait pas.
— Maître Z, avez-vous un bateau prêt à appareiller ? demanda Jackson.
— C’est sûr, nous pouvons prendre le soixante-seize.
— Faites-le mettre en marche ! Capitaine Peters, nous avons besoin de marines.
— Sergent-major Breckenridge, assurez la sécurité du secteur et emmenez dix hommes.
Le sergent-major laissa les officiers à leurs discussions pour aller surveiller l’embarquement des civils dans le camion. Il empoigna Cummings par le bras.
— Sergent, je vous charge des civils. Emmenez-les à l’infirmerie et postez une garde. Augmentez les pelotons de garde, mais votre principale mission est de vous occuper de ces personnes-là. Vous serez responsable de leur sécurité et vous ne serez pas relevé avant que je vous relève moi-même ! Compris ?
— C’est sûr, Gunny.
Ryan aida sa femme à monter.
— Nous allons à leurs trousses.
— Je sais. Sois prudent, Jack, je t’en supplie.
— Mais oui. Cette fois-ci, nous les aurons, bébé !
Il l’embrassa. Elle avait une drôle d’expression, autre chose que de la simple inquiétude.
— Tu te sens bien ?
— Ça va aller très bien. Inquiète-toi de toi-même. Sois prudent !
— Bien sûr, bébé. Je vais revenir.
Mais pas eux ! Jack fit demi-tour et sauta dans le bateau. Il entra dans le rouf et trouva l’échelle de la passerelle.
— Je suis le second maître Znamirowski et j’ai le commandement, annonça-t-elle.
Mary Znamirowski n’avait pas du tout l’air d’un second maître mais le jeune matelot – ou devrait-on dire matelote ? se demanda Jack – à la barre se redressa vivement pour écouter les ordres.
— Tribord arrière deux tiers, bâbord arrière un tiers, gouvernail gauche toute.
— Amarre arrière rentrée, annonça un matelot, un homme celui-là.
— Bien, répondit Mary et elle continua de donner des ordres brefs pour éloigner l’YP du quai.
En quelques secondes, ils furent dégagés des autres bateaux.
— Gouvernail droite toute, en avant toute ! Venez sur nouveau cap un-trois-cinq... Que dit le radar ? demanda-t-elle.
Le prince examinait les commandes de l’appareil inconnu pour lui. Il trouva la manette de suppression d’interférences et se pencha sur l’habitacle.
— Ah, voilà ! Objectif position un-un-huit, portée treize cents, cap nord-est, vitesse... environ huit noeuds.
— C’est à peu près juste, ça clapote dur du côté de la pointe. Quelle est notre mission, commandant ?
— Est-ce que nous pouvons rester avec eux ?
— Ils ont mitraillé mes bateaux ! J’éperonnerai les salauds si vous le voulez, commandant ! s’exclama le second maître. Je peux vous donner treize noeuds aussi longtemps que vous voulez. Je doute qu’ils puissent en faire plus de dix dans cette mer-là.
— D’accord. Je veux les suivre aussi près que possible sans être repéré.
Le second-maître ouvrit une des portes de la timonerie et considéra la mer.
— Nous nous rapprocherons à trois cents. C’est tout ?
— Droit devant et rapprochez-vous. Pour le reste, je veux bien écouter toutes les idées.
— Et si on cherchait à voir où ils vont ? suggéra Jack. Ensuite, nous pourrons faire donner la cavalerie.
— Ça me paraît logique. S’ils essaient d’accoster... Bon Dieu, je suis un pilote de chasseurs, pas un flic ! grogna Robby et il décrocha le micro de la radio, qui portait l’immatriculation du bateau, NAEF. Station navale Annapolis, ici November Alfa Écho Foxtrot. Me recevez-vous ? À vous.
Il dut répéter l’appel encore deux fois avant d’obtenir une réponse.
— Annapolis, donnez-moi une liaison téléphonique avec le directeur.
— Il vient de nous appeler. Restez à l’écoute.
Quelques déclics suivirent, accompagnés des parasites habituels.
— Amiral Reynolds, qui appelle ?
— Le capitaine de corvette Jackson, amiral, à bord du bateau de patrouille soixante-seize. Nous sommes à un mille au sud-est de l’Académie à la poursuite de l’embarcation qui vient de mitrailler le front de mer.
— C’est donc ça qui s’est passé ? Bon, qui avez-vous à bord ?
— Le second maître Znamirowski et la section de service des bateaux, le capitaine Peters et des marines, le professeur Ryan et... euh... le commandant Galles de la Royal Navy, répondit Robby.
— C’est donc là qu’il est ! J’ai le FBI sur l’autre ligne. Bon Dieu, Robby ! D’accord, les civils sont sous bonne garde à l’hôpital et le FBI est en route vers ici ainsi que la police. Répétez votre position et donnez vos intentions.
— Nous sommes à la poursuite de l’embarcation qui a attaqué le quai, amiral. Nos intentions sont de nous rapprocher et de la suivre au radar pour déterminer sa destination et puis de faire appel aux agences de maintien de l’ordre qui conviennent, expliqua Robby en souriant du choix de ses mots. Mon prochain appel va être à la station de Baltimore des gardes-côtes, amiral. On dirait que nos gens se dirigent en ce moment dans cette direction.
— D’accord. Très bien, vous pouvez poursuivre la mission, mais la sécurité de vos passagers est sous votre responsabilité. Ne prenez pas, je répète, ne prenez pas de risques inutiles. Répondez.
— Bien reçu, amiral. Nous ne prendrons pas de risques inutiles.
— Utilisez votre jugement, commandant, et faites un rapport si c’est nécessaire. Terminé.
— Ça, c’est ce que j’appelle un vote de confiance, déclara Jackson. On continue.
— Gouvernail quinze degrés gauche, dit le second maître Z. en doublant la pointe de Greenbury. Nouveau cap zéro-deux-zéro.
— Position objectif zéro-un-quatre, portée quatorze cents, vitesse toujours huit noeuds, annonça Son Altesse au quartier-maître à la table des cartes. Ils ont pris une route plus courte en doublant la pointe.
— Pas de problème, assura le second maître en regardant le radar. Nous avons de l’eau profonde partout à partir d’ici.
— Chef Z., est-ce que nous avons du café à bord ?
— J’ai une cafetière dans la mayence, commandant, mais personne pour la faire marcher.
— Je peux m’en occuper, dit Jack.
Il descendit, passa sur tribord et descendit encore. La cuisine était minuscule, mais la machine à café d’une bonne taille. Il la mit en marche et remonta. Breckenridge distribuait des brassières de sauvetage à tout le monde, une précaution qui paraissait assez raisonnable. Les marines étaient déployés sur la passerelle, à l’extérieur de la timonerie.
— Café dans trois minutes, annonça Ryan.
— Répétez ça, gardes-côtes ? criait Robby au micro.
— Navy Echo Foxtrot ici Baltimore Garde-Côtes, me recevez-vous, à vous.
— Oui, ça va mieux.
— Pouvez-vous nous dire ce qui se passe ?
— Nous sommes à la poursuite d’une petite embarcation, six à sept mètres, avec dix terroristes armés ou plus à son bord.
Il donna la position, le cap et la vitesse.
— Accusez bonne réception de ça.
— Vous dites un bateau plein de mécréants et de mitraillettes. C’est pas du bidon ? À vous.
— Affirmatif, petit. Maintenant assez de conneries et parlons sérieusement.
La réponse fut un peu penaude.
— Bien reçu, nous avons un bateau quarante-et-un sur le point d’appareiller et un dix-mètres sera à dix minutes derrière lui. Des petits bateaux de patrouille des rades. Ils ne sont pas équipés pour une action armée en surface, commandant.
— Nous avons dix marines à bord, répliqua Jackson. Est-ce que vous demandez de l’assistance ?
— Bon Dieu oui, affirmatif ! J’ai la police et le FBI au téléphone, Écho Fox trot, et ils se dirigent vers ce secteur.
— Parfait. Que votre bateau quarante-et-un nous appelle quand il aura appareillé. Nous allons organiser la filature avec votre bateau en avant et le nôtre derrière. Si nous arrivons à savoir où ils vont, je veux que vous appeliez les flics.
— Ce sera facile. Attendez voir que j’organise un peu les choses par ici. Restez à l’écoute.
— Un navire, dit le prince.
— Sûrement, approuva Ryan. Comme ils ont fait quand ils ont sauvé ce salaud de Miller... Robby, est-ce que tu peux obtenir des gardes-côtes une liste des navires au port ?
Werner et les deux groupes de la brigade de sauvetage des otages étaient déjà en route. Il se demandait ce qui avait mal – et bien – tourné, mais on ne le saurait que plus tard. Pour le moment, il avait des agents et de la police fonçant vers l’Académie navale pour protéger les personnes qu’il aurait dû sauver et ses hommes étaient partagés entre la Chevrolet Suburban du FBI et deux voitures de la police routière, roulant toutes vers Baltimore par Ritchie Highway. Si seulement ils avaient pu utiliser les hélicoptères, pensait-il, mais il faisait trop mauvais temps et tout le monde en avait assez. Ils redevenaient une équipe d’intervention, ce pourquoi ils étaient faits. En dépit de tout ce qui s’était passé cette nuit, on avait maintenant un important groupe de terroristes repérés et à découvert...
— Voilà la liste des navires au port, annonça à la radio le lieutenant des gardes-côtes. Nous en avons beaucoup qui partent le vendredi soir, alors la liste n’est pas trop longue. Je vais commencer par le Terminal de la marine Dundalk. Le Nissam Courier, battant pavillon japonais, c’est un transporteur de voitures dont le port d’attache est Yokohama, qui livre tout un tas de bagnoles et de camions. Le Wilhelm Schôrner, d’Allemagne fédérale, un contre-conteneurs de Brème avec une cargaison générale. Le Costanza, pavillon cypriote, port d’attache La Vallette, Malte...
— Bingo ! s’exclama Ryan.
— ... prévu pour appareiller dans cinq heures, on dirait. Le George McReady, un américain, arrivé de Portland, Oregon, avec une cargaison de bois de charpente. C’est le dernier de ce dock-là.
— Parlez-moi un peu du Costanza, demanda Robby en regardant Jack.
— Il est arrivé en ballast et a chargé du matériel agricole et d’autres trucs. Doit appareiller avant l’aube, en principe pour retourner à La Vallette.
— C’est probablement notre gars, murmura Jack.
— Restez paré, garde-côte, dit Robby en se détournant de la radio. Comment le sais-tu, Jack ?
— Je ne le sais pas, mais c’est une supposition qui se tient. Quand ces fumiers ont opéré cette évasion le jour de Noël, ils ont probablement été repêchés dans la Manche par un bateau battant pavillon cypriote. Nous pensons que leurs armes leur arrivent par l’intermédiaire d’un marchand de Malte qui travaille avec un Sud-Africain ; et beaucoup de terroristes transitent par Malte. Le gouvernement de l’île est copain comme cochon avec un certain pays juste au sud de là. Les Maltais ne salissent pas leurs propres mains, mais ils s’y entendent pour fermer les yeux quand le prix est intéressant.
Robby hocha la tête et reprit son micro.
— Garde-côte, avez-vous tout arrangé avec la police locale ?
— Affirmatif, Navy.
— Dites-leur que nous croyons que l’objectif de la cible est le Costanza.
— Bien reçu. Nous le ferons surveiller par notre bateau trente-deux et appellerons les flics.
— Ne vous montrez surtout pas, garde-côte !
— Compris, Navy. Nous pouvons organiser cette partie-là assez facilement. Attendez... Navy, soyez avisés que notre bateau quarante-et-un signale un contact radar avec vous et l’objectif, doublant la pointe Bodkin. Est-ce correct ? À vous.
— Oui ! cria le quartier-maître de la table des cartes.
Il enregistrait avec précision les caps, d’après les indications radars.
— Affirmatif, garde-côte. Dites à votre bateau de prendre position à cinq cents mètres en avant de l’objectif. Accusez réception.
— Bien reçu, cinq-zéro-zéro mètres. D’accord, voyons si nous pouvons remuer les flics. Restez à l’écoute.
— Nous les tenons, pensa tout haut Ryan.
— Euh, lieutenant, ne bougez pas les mains.
C’était Breckenridge, derrière lui. Il allongea le bras avec précaution vers la ceinture de Jack et en retira l’automatique Browning. Jack fut surpris de voir qu’il avait fourré l’arme là sans rabattre le chien ni le cran de sûreté. Breckenridge les rabbatit et remit le pistolet où il l’avait pris.
— Essayons de penser sécurité, d’accord, lieutenant ? Autrement, vous risqueriez de perdre quelque chose d’important.
Ryan hocha la tête d’un air contrit.
— Merci, Gunny.
— Quelqu’un doit bien protéger les lieutenants... Allons, marines, restons éveillés, par ici !
— Vous avez mis un homme sur le prince ? demanda Jack.
— Oui, avant même que l’amiral le dise.
Le sergent-major indiqua un caporal qui tenait son fusil à deux mains, à un mètre de Son Altesse, et qui avait l’ordre de se tenir entre elle et la fusillade.
Cinq minutes plus tard, un trio de véhicules de la police de l’État arriva tous feux éteints au Dock Six du Dundalk Marine Terminal. Ils se garèrent sous une des grues destinées à charger et décharger les conteneurs et cinq agents s’approchèrent sans bruit de l’échelle de coupée. Un homme d’équipage en faction les arrêta, ou plutôt essaya. La barrière de la langue empêchait toute communication. Il se trouva soudain en train d’accompagner les policiers, avec les menottes aux mains dans le dos. L’officier de police escalada trois échelles de plus et arriva sur la passerelle.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Qui êtes-vous, vous ? riposta le flic derrière un fusil de chasse à canon scié.
— Je suis le maître de ce navire ! proclama le capitaine Nikolai Frenza.
— Oui, eh bien moi, capitaine, je suis le sergent William Powers de la police du Maryland et j’ai des questions à vous poser.
— Vous n’avez aucune autorité à bord de mon navire ! répliqua Frenza avec un accent grec mélangé à celui d’une autre langue. Je parlerai aux gardes-côtes et à personne d’autre !
Powers s’avança sur le capitaine, les mains serrées autour du fusil Ithaca de calibre 12.
— Je tiens à bien préciser les choses. Cette côte où vous êtes amarré se trouve dans l’état du Maryland et ce fusil dit que j’ai toute l’autorité dont j’ai besoin. Nous avons reçu des renseignements nous apprenant qu’un bateau chargé de terroristes est en route pour venir ici et d’après le rapport, ils ont tué énormément de monde, dont trois agents de la police routière de l’état, dit-il en appuyant le canon de son arme sur la poitrine de Frenza. S’ils viennent ici, capitaine, ou si vous me faites encore des histoires, vous serez dans la merde jusqu’au cou ! Compris ?
L’homme se décomposa sous ses yeux. Powers vit tout de suite que l’information était exacte.
— Je vous conseille de coopérer, reprit-il, parce que bientôt nous allons avoir ici plus de flics que vous n’en avez jamais vu. Vous pourriez avoir besoin d’amis, mon bonhomme. Si vous avez quelque chose à me dire, je veux l’entendre tout de suite.
Frenza hésita, ses yeux allant vers l’avant et l’arrière. Il était dans une très sale situation, bien pire que ce que pourrait couvrir ce qu’il avait touché d’avance.
— Il y en a quatre à bord. Ils sont à l’avant, sur tribord, tout près de l’avant. Nous ne savions pas...
— Bouclez-la, gronda Powers et il fit signe à son caporal qui prit un émetteur portatif. Et votre équipage ?
— L’équipage est en bas, il prépare l’appareillage.
— Sergent, les gardes-côtes disent qu’ils sont à trois milles au large et qu’ils mettent le cap par ici.
— Très bien.
Powers tira des menottes de sa ceinture. Ses agents et lui prirent les quatre hommes de quart sur la passerelle et les enchaînèrent à la roue et à d’autres appareils.
— Capitaine, si vous ou vos hommes faites le moindre bruit, je remonterai ici et je vous éclabousserai dans tout votre putain de rafiot ! Je ne plaisante pas !
Powers redescendit avec ses hommes sur le pont principal et alla à l’avant par bâbord. Les superstructures du Costanza étaient tout à l’arrière. Devant elles, le pont était une masse de conteneurs chacun de la taille d’une remorque de poids lourd, entassés par trois ou quatre. Entre chaque pile, il y avait une sorte de chemin d’environ un mètre de large, qui leur permit de s’approcher de l’avant sans être vus. Le sergent n’avait aucune expérience des interventions, mais ses agents étaient armés de fusils et il connaissait quand même un peu la tactique de l’infanterie.
Il avait l’impression de marcher le long d’un immeuble, à cette différence que la rue était en acier rouillé. La pluie s’était finalement calmée, mais elle faisait encore du bruit en crépitant sur les énormes caisses de métal. En débouchant après la dernière pile de conteneurs, ils virent que le panneau de cale avant était ouvert et qu’une grue était suspendue au-dessus à tribord. Powers risqua un oeil au coin et aperçut deux hommes debout, de l’autre côté du pont. Ils regardaient vers le sud-est, vers l’entrée de la rade. Il n’y avait aucun moyen facile de s’approcher d’eux. Ses hommes et lui se replièrent sur eux-mêmes et s’avancèrent tout droit. Ils avaient couvert la moitié de la distance quand l’un des suspects se retourna.
— Qui vous êtes ?
— Police d’État !
Powers avait remarqué l’accent et il leva vivement son arme, mais il se prit le pied dans le filin et sa première balle se perdit. L’homme à tribord riposta d’un coup de pistolet et manqua aussi son objectif, puis il se jeta derrière le conteneur. Le quatrième agent alla jusqu’à la cale, passa derrière et tira contre le bord du conteneur pour couvrir ses camarades. Powers entendit une conversation confuse et des pas précipités. Il respira profondément et se mit à courir sur bâbord.
Il n’y avait personne en vue. Ceux qui avaient couru vers l’arrière n’étaient nulle part. Il y avait une échelle descendant d’une ouverture dans la rambarde jusque dans l’eau et rien d’autre qu’une radio qu’on avait laissé tomber.
— Ah merde !
La situation tactique était très mauvaise. Il avait des criminels armés à portée de la main, mais hors de vue et tout un plein bateau d’autres qui allaient arriver. Il envoya un de ses hommes sur bâbord pour guetter la ligne d’approche et un autre braquer son fusil par-dessus le bordé tribord. Il prit alors sa radio et apprit que beaucoup de renforts arrivaient. Powers décida de rester sur place et de courir sa chance. Il avait connu Larry Fontana, il avait aidé à porter son cercueil hors de l’église et il n’allait certainement pas laisser passer l’occasion d’avoir ceux qui l’avaient tué.
Une voiture de la police routière avait pris la tête. Le FBI était maintenant sur le pont Francis Scott Key, traversant la rade de Baltimore. Il s’agissait maintenant de passer de la voie express au terminal de la marine. Un agent dit qu’il connaissait un raccourci et il guida le cortège de trois véhicules. Au même instant, un bateau de sept mètres passait sous le pont.
— Objectif arrive sur la droite, semble se diriger vers un navire amarré à quai, position trois-cinq-deux, annonça Son Altesse.
— C’est ça ! s’écria Ryan. Nous les tenons.
— Rapprochons-nous un peu, second-maître, ordonna Jackson.
— Ils risquent de nous repérer, commandant, la pluie est moins drue. S’ils se dirigent vers le nord, je pourrai me rapprocher sur leur bâbord. Ils vont vers ce navire... vous voulez que nous les attaquions carrément quand ils y arriveront ? demanda le second-maître Znami-rowski.
— Précisément,
— D’accord. Je vais mettre quelqu’un au projecteur. Capitaine Peters, vous voudrez poster vos marines sur tribord. Ça m’a l’air de promettre une action en surface sur tribord, nota le chef Z.
Les règlements de la marine lui interdisaient de servir à bord d’un navire combattant, mais elle avait tourné la loi, après tout !
Peters donna l’ordre et Breckenridge mit ses marines en place. Ryan quitta la timonerie et descendit sur le pont principal, à l’arrière. Il avait déjà pris sa décision. Sean Miller était là, tout près.
— J’entends un bateau, murmura un des agents.
— Ouais.
Powers glissa une cartouche dans son fusil. Il se tourna vers l’arrière. Il y avait là d’autres hommes armés. Il entendit des pas derrière lui... De nouveaux policiers !
— Qui commande, ici ? demanda un caporal.
— Moi, répliqua Powers, Restez ici. Vous deux, avancez sur l’arrière. Si vous voyez une tête sortir de derrière un conteneur, vous la faites sauter.
— Je le vois !
Powers aussi. Un bateau blanc en fibre de verre apparaissait à cent mètres, se dirigeant lentement vers l’échelle du navire.
— Putain...
Le bateau était plein d’hommes et chacun, lui avait-on dit, avait une arme automatique. Machinalement, il tâta les plaques d’acier du bordé. Il se demanda si elles arrêteraient une balle. La plupart des agents portaient à présent des gilets pare-balles, mais pas Powers. Il fit sauter le cran de sûreté de son fusil. Le moment était presque venu.
Le bateau s’approcha comme une voiture s’insinuant dans un créneau. L’homme de barre amena l’avant juste au bas de l’échelle et un autre l’y amarra. Deux hommes montèrent sur la minuscule plateforme, en bas. Ils aidèrent quelqu’un à sortir de l’embarcation et ils le portèrent sur l’échelle. Powers les laissa arriver à mi-hauteur.
— Bougez plus ! Police d’État !
Deux de ses agents et lui pointaient leurs fusils sur le bateau.
— Bougez et vous êtes morts ! ajouta-t-il, mais il le regretta aussitôt : c’était trop comme à la télé.
Il vit des têtes se lever, des bouches s’ouvrir de surprise. Quelques mains remuèrent aussi, mais avant qu’un objet ressemblant à une arme se dresse dans leur direction un projecteur de plus de cinquante centimètres de diamètre illumina l’embarcation, de la mer.
Powers en fut reconnaissant. Il vit des têtes se tourner vivement puis se relever vers lui. Il voyait les expressions, maintenant. Ces hommes étaient pris au piège et ils le savaient bien.
— Salut, vous autres ! cria une voix sur l’eau, une voix de femme parlant dans un haut-parleur. Si quelqu’un bouge, j’ai dix marines pour vous faire sauter. Ça charmera ma journée.
Ces mots firent tressaillir Powers. Puis un autre projecteur s’alluma.
— Ici les gardes-côtes. Vous êtes tous en état d’arrestation !
— Ah non, merde ! glapit Powers. C’est moi qui les ai !
Il fallut encore une minute pour établir ce qui se passait, à la satisfaction de tout le monde. Le gros patrouilleur gris de la marine accosta contre l’embarcation et le sergent fut soulagé de voir dix fusils braqués sur les prisonniers.
— C’est bon, tout le monde pose ses armes à ses pieds et vous grimpez un par un.
Powers sursauta et tourna la tête quand un coup de pistolet claqua, suivi de deux coups de fusil. Il frémit, mais s’appliqua à ignorer de son mieux l’incident en gardant son arme pointée dans le bateau.
— J’en vois un ! cria un agent. À une trentaine de mètres derrière nous.
— Couvrez-le, ordonna Powers. Allez, vous autres, montez en vitesse et collez-vous à plat ventre sur le pont !
Les deux premiers arrivèrent, portant un homme blessé à la poitrine. Powers les fit coucher devant le premier rang de conteneurs. Les autres montèrent, un par un. Quand le dernier fut là, il en compta douze, dont plusieurs blessés. Ils avaient laissé dans l’embarcation un tas d’armes et, semblait-il, un cadavre.
— Hé, les marines ! Un coup de main ne serait pas de trop, par ici !
Ryan n’eut pas besoin d’autre encouragement. Il se tenait sur le pont arrière de l’YP et il sauta sans hésiter. Il glissa et tomba dans le fond du bateau. Breckenridge arriva tout de suite après lui. Il regarda le cadavre abandonné par les terroristes, qui avait un trou large comme le pouce au milieu du front.
— Je pensais bien avoir fait mouche une fois. Montrez le chemin, lieutenant.
Il désigna l’échelle. Ryan s’y élança, pistolet au poing. Derrière lui, le capitaine Peters lui hurlait quelque chose, mais il s’en fichait royalement.
— Doucement, avertit Powers, nous avons des mécréants là-bas, parmi les piles de conteneurs.
Jack contourna le premier rang de caisses de métal et vit les hommes allongés sur le pont, les mains sur la nuque, surveillés par deux agents. Un instant plus tard, six marines les rejoignirent.
Le capitaine Peters monta à bord et s’approcha du sergent de police qui semblait commander.
— Nous en avons au moins deux autres, peut-être quatre, qui se cachent dans les rangées de conteneurs, lui dit Powers.
— Vous voulez de l’aide pour les débusquer ?
— Ben oui, allons faire ça.
Powers sourit dans l’obscurité. Il rassembla tous ses hommes, laissant Breckenridge et trois marines garder les prisonniers. Ryan resta aussi. Il attendit que les autres soient partis.
Puis il commença à examiner les visages.
Miller regardait aussi de tous côtés, en espérant encore trouver un moyen d’évasion. Ryan et lui se reconnurent au même instant et Miller lut instantanément dans le regard de Ryan.
Je suis la Mort, lui disait Ryan. Je viens pour toi,
Jack avait l’impression que son corps était sculpté dans de la glace. Ses doigts se crispèrent sur la crosse de son pistolet tandis qu’il marchait lentement sur bâbord, les yeux rivés sur le visage de Miller. Pour lui, c’était toujours un animal, mais il n’était plus le fauve en liberté. Il arriva à sa hauteur et lui donna un coup de pied dans une jambe. Avec le pistolet, il lui fit signe de se lever, sans prononcer un mot.
On ne parle pas aux serpents. On les tue.
— Lieutenant...
Breckenridge était un peu lent à comprendre.
Jack poussa Miller contre le mur métallique d’un conteneur, son avant-bras en travers de sa gorge. Il savoura cet instant.
C’est la petite ordure qui a failli tuer ma famille ! Sa figure était totalement dépourvue d’expression, mais il ne le savait pas.
Miller le regarda au fond des yeux... et ne vit plus rien. Pour la première fois de sa vie, Sean Miller connut la peur. Il vit sa propre mort et se rappela les leçons d’autrefois, à l’école catholique, il se rappela ce que les bonnes soeurs lui avaient appris, et il eut peur qu’elles aient eu raison. De la sueur perla sur sa figure et ses mains tremblèrent.
Ryan vit l’expression dans les yeux de l’Irlandais et la comprit. Adieu, Sean. J’espère que ça te plaira, là-bas...
— Lieutenant !
Jack savait qu’il n’avait que peu de temps. Il leva le pistolet et fit entrer de force le canon dans la bouche de Miller, sans cesser de le regarder dans les yeux. Il replia son index contre la détente, exactement comme on le lui avait appris. Une légère pression, pour ne jamais savoir à quel moment la détente va céder...
Mais il ne se passa rien et une lourde main s’abattit sur le pistolet.
— Il n’en vaut pas la peine, lieutenant, il n’en vaut vraiment pas la peine.
Breckenridge ôta sa main et Ryan vit que le chien de l’arme était rabattu. Il aurait fallu qu’il l’arme, avant de pouvoir tirer.
— Faut réfléchir, mon garçon.
Le charme était rompu. Jack soupira et respira profondément. Ce qu’il voyait maintenant était en quelque sorte moins monstrueux. La peur avait donné à Miller l’humanité qui lui manquait. Ce n’était plus un animal, après tout. C’était un être humain, un exemple vicieux de ce qui arrive quand un homme perd ce qui est nécessaire à tous les hommes. Il lui retira le canon de la bouche. Miller eut un haut-le-coeur. Jack recula et Sean tomba sur le pont. Le sergent-major posa sa main sur le bras droit de Ryan, en le forçant à abaisser son arme.
— Je sais ce que vous pensez, ce qu’il a fait à votre petite fille, mais ça ne vaut pas le mal que vous vous seriez fait. Je pourrais raconter aux flics que vous lui avez tiré dessus alors qu’il tentait de s’enfuir. Mes petits gars le confirmeraient. Jamais vous ne passeriez en justice. Mais ça ne vaut pas ce que ça vous ferait, à vous, petit. Vous n’êtes pas fait pour être un assassin, dit Breckenridge avec gentillesse. Et d’ailleurs, regardez-le. Je ne sais pas ce que c’est, là par terre, mais ce n’est plus un homme, plus du tout.
Jack hocha la tête, incapable de parler. Miller était encore à quatre pattes, tête baissée, sans oser croiser le regard de Ryan. Jack sentit de nouveau son propre corps, le sang coulant dans ses veines lui dit qu’il était vivant, intact, indemne. J’ai gagné, pensa-t-il alors que son cerveau reprenait le contrôle de ses émotions. Je l’ai vaincu et je ne me suis pas détruit moi-même.
— Merci, Gunny. Si vous n’aviez pas...
— Si vous aviez réellement voulu le tuer, vous n’auriez pas oublié d’armer le pistolet, lieutenant. Il y a longtemps que je vous ai compris, vous savez... À plat ventre, toi ! gronda-t-il à Miller qui obéit. Et avant que vous vous figuriez que vous vous en tirez bien, mes salauds, j’ai une nouvelle fraîche pour vous. Vous avez commis des crimes dans un État où la chambre à gaz existe toujours. Vous risquez d’être tous condamnés à mort. Pensez-y.
La Brigade de sauvetage des otages fut la suivante à arriver. Elle trouva les marines et les agents de la police routière sur le pont, qui se glissaient lentement vers l’arrière. Il fallut quelques minutes pour constater qu’il n’y avait personne parmi les piles de conteneurs. Les quatre membres de l’ULA restants s’étaient servi d’un passage pour gagner l’arrière et devaient se trouver dans les superstructures. Werner prit la relève du commandement. Un autre groupe du FBI alla à l’avant rassembler les terroristes.
Trois camions des actualités télévisées surgirent sur le quai, ajoutant la lumière de leurs projecteurs à ceux qui transformaient déjà la nuit en jour. La police les refoulait, mais des émissions étaient déjà diffusées en direct au monde entier. Un colonel de la police de l’état faisait à présent un communiqué à la presse. La situation, disait-il aux caméras, était maîtrisée, grâce à un peu de chance et à beaucoup d’excellent travail de la police.
Tous les terroristes avaient maintenant les menottes aux mains et ils avaient été fouillés. Les agents leur lurent leurs droits constitutionnels et trois de leurs collègues descendirent dans l’embarcation pour rassembler les armes et autres pièces à conviction. Le prince grimpa enfin par l’échelle, fortement protégé par des gardes du corps. Il s’avança vers les terroristes, tous assis sur le pont, à présent, et les contempla pendant une minute, mais sans dire un mot. C’était inutile.
— C’est bon, tout est réglé à l’arrière. Ils sont quatre, à ce qu’il paraît. C’est ce que dit l’équipage, annonça un des hommes de la BSO. Ils sont en bas, quelque part, et nous devrons les persuader de sortir. Ça ne devrait pas être difficile et nous avons tout notre temps.
— Comment est-ce qu’on va emmener ces zigotos ? demanda le sergent Powers.
— Nous ne le savons pas encore, mais faisons d’abord descendre les civils. Nous préférerions que vous fassiez ça ici. Ça risque d’être un peu dangereux d’utiliser l’échelle arrière. Et ça vaut pour les marines, aussi. Merci pour le secours, capitaine.
— J’espère que nous n’avons rien compromis en intervenant ?
L’agent secoua la tête.
— À ma connaissance, vous n’avez transgressé aucune loi. Nous avons toutes les pièces à conviction qu’il nous faut.
— D’accord, alors nous retournons à Annapolis.
— Parfait. Il y aura une équipe d’agents qui vous attendront pour vous interroger. Soyez aimable de remercier l’équipage du patrouilleur, de notre part.
— Sergent-major, faites-nous bouger tout ça ?
— O.K., marines, en selle !
Deux minutes plus tard, tout le monde était à bord du patrouilleur, qui sortait de la rade. La pluie avait enfin cessé et le ciel se dégageait. L’air frais venu du Canada chassait enfin la vague de chaleur qui avait si lourdement sévi. Les marines en profitèrent pour s’allonger sur les couchettes de l’équipage. Le second maître Znamirowski et ses hommes se chargèrent de naviguer. Ryan et les autres se réunirent dans le carré pour boire le café que personne encore n’avait touché.
— Une longue journée, dit Jackson en consultant sa montre. Je dois piloter dans quelques heures. Enfin, je devais.
— On dirait que nous avons finalement gagné un round, hasarda le capitaine Peters.
— Ça n’a pas été donné, murmura Ryan, les yeux baissés sur sa tasse.
— Ça ne l’est jamais, lieutenant, dit Breckenridge après quelques secondes.
Le bateau vibrait et grondait sous la puissance accrue du moteur. Jackson décrocha le téléphone et demanda pourquoi on allait plus vite. La réponse le fit sourire, mais il ne dit rien.
Ryan secoua la tête pour s’éclaircir les idées et monta sur le pont. En chemin, il vit le paquet de cigarettes d’un homme d’équipage sur une table et il en vola une. Il alla jusqu’à la plage arrière. La rade de Baltimore était déjà à l’horizon et le bateau virait au sud vers Annapolis, en filant treize noeuds, environ vingt-cinq kilomètres à l’heure, mais à bord d’un bateau cela paraissait assez rapide. La fumée de sa cigarette formait son propre sillage alors qu’il regardait vers l’arrière. Breckenridge avait-il raison ? demanda-t-il au ciel et la réponse lui vint au bout d’un moment. Il avait raison pour une partie : je ne suis pas fait pour être un assassin. Peut-être avait-il raison aussi pour l'autre partie. Je l’espère...
— Fatigué, Jack ? demanda le prince en surgissant à côté de lui.
— Je le devrais, mais je suis encore trop remonté.
— Bien sûr... Je voulais leur demander pourquoi. Quand je suis monté pour les voir, je voulais...
— Ouais...
Ryan tira une longue bouffée et jeta le mégot par-dessus bord.
— Vous auriez pu demander, mais je doute que la réponse aurait signifié quelque chose.
— Comment devons-nous résoudre le problème, alors ?
Nous avons résolu mon problème, à moi, pensa Jack. Ils ne s’en prendront plus à ma famille. Mais ce n’est pas cette réponse-là que vous voulez, n’est-ce pas ?
— Je suppose que, finalement, c’est une question de justice. Si les gens croient à leur société, ils ne transgressent pas ses règles. Le truc, c’est de leur donner la foi. Ce n’est pas toujours facile, mais on fait de son mieux, on persévère, on ne laisse pas tomber. Tout problème a sa solution, si on la cherche assez longtemps. Vous avez un assez bon système, là-bas chez vous. Vous devez simplement le faire bien marcher pour tout le monde, assez bien pour qu’on y croie. Ce n’est pas facile, non, mais je crois que vous pouvez y arriver. Tôt ou tard, la civilisation est toujours victorieuse de la barbarie.
Je viens de le prouver, je crois. J’espère.
Le prince de Galles réfléchit un moment, tourné vers l’arrière.
— Vous êtes un homme de valeur, Jack.
— Vous aussi. C’est pour ça que nous gagnerons.
C’était un spectacle macabre, mais qui n’éveillait aucune pitié chez les hommes qui le contemplaient. Le corps de Geoffrey Watkins était encore chaud et son sang coulait goutte à goutte. Après le départ du photographe, un inspecteur ôta le pistolet de la main du cadavre. La télévision restait allumée et « Good Morning, Britain » continuait d’apporter les informations en direct de l’Amérique. Tous les terroristes étaient maintenant en prison. C’est ce qui a dû provoquer ce geste, pensa Murray.
— Bougre de con, grommela Owens. Nous n’avions pas la moindre bribe de soupçon de preuve utilisable.
— Nous en avons assez maintenant, dit un inspecteur en tendant trois feuillets de papier. C’est une sacrée lettre, chef.
Il glissa les feuillets dans une poche en plastique.
Le sergent Bob Highland était là, lui aussi. Il réapprenait à marcher, avec une attelle à la jambe et une canne. Il contempla les restes de l’homme dont les renseignements avaient failli faire des orphelins de ses enfants. Il ne prononça pas un seul mot.
— Jimmy, vous avez bouclé l’affaire, observa Murray.
— Pas comme je l’aurais voulu, bougonna Owens. Mais à présent, M. Watkins doit rendre des comptes à une plus haute autorité.
Le bateau arriva à Annapolis quarante minutes plus tard. Ryan fut surpris quand le second maître Znamirowski longea la ligne de patrouilleurs au mouillage et mit le cap tout droit sur la pointe de l’hôpital. Elle amena adroitement le bateau contre le quai, où deux marines, attendaient. Ryan et tous les autres, à part l’équipage, sautèrent à terre.
— Tout va bien, annonça le sergent Cummings à Breckenridge. Nous avons un million de flics et de fédés, par ici. Tout le monde va très bien, Gunny.
— Parfait. Vous êtes relevé.
— Professeur Ryan, voulez-vous me suivre, s’il vous plaît ? Il faut vous dépêcher monsieur, dit le jeune sergent et il partit au petit trot.
Il n’allait pas trop vite, heureusement. Ryan avait des jambes en caoutchouc et titubait de fatigue, alors que Cummings le précédait sur la côte et dans le vieil hôpital de l’Académie.
— Halte !
Un agent fédéral retira le pistolet de la ceinture de Ryan.
— Je vais garder ça ici pour vous, si cela ne vous fait rien.
— Excusez-moi, murmura Jack avec gêne.
— Ce n’est pas grave. Vous pouvez entrer.
Il n’y avait personne en vue. Le sergent fit signe à Jack de le suivre.
— Mais où est tout le monde ?
— Votre femme est dans la salle d’accouchement, monsieur.
Cummings se retourna, avec un large sourire. Ryan s’arrêta net.
— Personne ne m’a rien dit !
— Elle ne voulait pas vous inquiéter, monsieur.
Ils arrivèrent à l’étage voulu. Cummings indiqua un corridor.
— Par là dans le fond.
Jack s’élança dans le couloir. Un marine l’arrêta et lui indiqua un vestiaire où il ôta précipitamment ses vêtements pour enfiler une blouse stérile verte. Il lui fallut quelques minutes. La fatigue le rendait maladroit.
Il passa ensuite dans la pièce d’attente, où il trouva tous ses amis. Le marine le fit entrer dans la salle d’accouchement.
— Il y a longtemps que je n’ai pas fait ça, disait le médecin à ce moment.
— Pour moi aussi, cela fait quelques années, répondit Cathy sur un ton de reproche. Vous êtes censé inspirer confiance à votre patient !
Elle se remit à souffler, en résistant à l’envie de pousser. Jack lui saisit la main.
— Salut, bébé.
— Vous arrivez au bon moment, dit le médecin.
— Cinq minutes plus tôt, cela aurait été mieux. Tu vas bien ? demanda-t-elle.
Comme la dernière fois, elle avait la figure en sueur et l’air épuisé. Et elle était merveilleusement belle.
— Tout est fini. Complètement fini, assura-t-il. Je vais très bien. Et toi ?
— Elle a perdu les eaux il y a deux heures et elle se serait dépêchée si nous n’avions pas attendu que vous reveniez de votre promenade en mer. À part ça, tout se présente très bien, répondit le médecin qui paraissait infiniment plus nerveux que la mère. Est-ce que vous êtes prête à pousser ?
— Oui !
Cathy serra fortement la main de son mari. Elle ferma les yeux et rassembla ses forces pour l’effort final. Elle respirait lentement.
— Voilà la tête. Tout va bien. Encore une petite poussée et nous y sommes, murmura le médecin, ses deux mains gantées prêtes à saisir l’enfant.
Jack tourna la tête au moment où le reste du nouveau-né apparaissait. Sa position lui permit de savoir avant le médecin lui-même. Le bébé commençait déjà à hurler, comme doit le faire tout bébé en bonne santé. Et cela aussi, pensa Jack, c’est le chant de la liberté.
— Un garçon, annonça John Patrick Ryan senior à sa femme, avant de l’embrasser. Je t’aime. Un marine vint assister le médecin quand il coupa le cordon, et il enveloppa le bébé dans une couverture blanche pour l’emporter. Le placenta suivit, d’une petite poussée facile.
— Une légère déchirure annonça le médecin et il administra un calmant avant de faire la suture.
— Il va bien ? dit Cathy.
— Il m’a l’air superbe, dit le marine. Huit livres tout juste, tous les membres bien en place. Il respire bien et il a un excellent petit coeur.
Jack prit son fils dans ses bras, un petit paquet bruyant à la peau rouge, avec un minuscule bouton de nez.
— Sois le bienvenu dans le monde. Je suis ton papa, murmura-t-il.
Et ton père n’est pas un assassin. Cela ne t’intéresse pas beaucoup, mais ça vaut plus que bien des gens ne pensent. Il berça un moment le nouveau-né, en le serrant contre son coeur, et se rappela que Dieu existait vraiment. Il se pencha enfin sur sa femme.
— Tu veux voir ton fils ?
— Je crains qu’il ne lui reste pas beaucoup de maman.
— Elle m’a l’air en assez bonne forme, affirma Jack en déposant l’enfant dans les bras de Cathy. Tu ne vas pas trop mal ?
— À part Sally, je crois que j’ai tout ce qu’il me faut ici, Jack.
— Fini, annonça le médecin. Je ne suis peut-être pas un très bon accoucheur, mais pour les sutures, je ne crains personne.
Il leva les yeux et se demanda pourquoi il n’avait pas choisi l’obstétrique. C’était certainement la spécialité la plus heureuse. Mais les heures étaient impossibles, se rappela-t-il.
Le marine reprit le nouveau-né et emporta John Patrick Ryan Junior à la crèche, où il serait le seul bébé, pour un moment. Il occuperait au moins le personnel pédiatrique.
Jack regarda sa femme s’endormir paisiblement, après – il consulta sa montre – une journée de vingt-trois heures. Elle en avait besoin. Lui aussi, mais pas encore tout de suite. Il embrassa encore une fois Cathy avant qu’un autre marine la pousse dans un chariot vers la salle de réveil. Jack avait encore quelque chose à faire.
Il retourna dans le salon d’attente pour annoncer la naissance de son fils, un beau jeune homme qui allait avoir pour parrains et marraines deux couples remarquables, quoique bien différents.
FIN
TOM Clancy
lundi 30 septembre 2013
vendredi 20 septembre 2013
JEUX DE GUERRE: Chapitre XXV: Rendez-vous
Ils arrivèrent à l’heure précise. Deux voitures de la police routière restèrent sur la route et trois autres, pleines d’agents de la sécurité, accompagnèrent la Rolls dans l’allée jusqu’à la maison des Ryan. Le chauffeur, qui faisait partie de la force de protection, s’arrêta juste devant la porte et sauta à terre pour ouvrir la portière arrière. Le prince descendit le premier puis il donna la main à sa femme pour l’aider. Le chef du contingent britannique s’entendit avec Avery et les hommes se déployèrent sur les positions prévues. Quand Jack descendit du perron pour accueillir ses invités, il eut l’impression que sa maison était victime d’une invasion armée.
— Je vous souhaite la bienvenue à Peregrine Cliff.
— Bonsoir, Jack, dit le prince en tendant la main. Vous avez une mine superbe.
— Vous aussi, Altesse, répondit Jack, et il se tourna vers la princesse qu’il n’avait jamais encore rencontrée. C’est un grand plaisir pour nous, Votre Altesse.
— Et pour nous, professeur Ryan.
Il les fit entrer dans la maison.
— Comment s’est passé votre voyage, jusqu’à présent ?
— Il fait horriblement chaud, répondit le prince. C’est toujours comme cela, en été ?
— Nous venons de passer deux mauvaises semaines, avoua Jack. (La température avait atteint les trente-cinq degrés à l’ombre dans l’après-midi.) Mais il paraît que ça va changer demain. Nous ne devrions guère dépasser les vingt-sept ou vingt-huit dans les prochains jours, assura-t-il ce qui ne provoqua pas de réaction enthousiaste.
Cathy attendait à l’intérieur avec Sally. La chaleur était particulièrement pénible pour elle, si près de son accouchement. Elle serra des mains, mais Sally se rappela la révérence apprise en Angleterre et en fit une superbe, accompagnée d’un petit rire.
— Vous n’allez pas trop mal ? demanda la princesse à Cathy.
— Non, à part la chaleur. Dieu soit loué pour la climatisation.
— Voulez-vous visiter ?
Jack précéda le groupe dans le living-room et le prince s’exclama :
— Quelle vue admirable !
— Oui. À part ça, un premier mot. Personne ne garde sa veste dans ma maison ! décréta Ryan.
— Excellente idée.
Jack lui prit sa veste et alla l’accrocher dans le placard de l’entrée à côté de son vieux parka des marines, puis il ôta la sienne. Cathy avait déjà fait asseoir tout le monde. Sally était perchée à côté de sa mère, les pieds loin du sol, et tirait sa jupe sur ses genoux. Cathy avait du mal à trouver une position confortable.
— Encore combien de temps ? demanda la princesse.
— Huit jours, mais naturellement, avec le numéro deux, on peut avoir des surprises.
— Je l’apprendrai par moi-même dans sept mois.
— Vraiment ? Toutes mes félicitations !
Les deux femmes se sourirent, radieuses.
Jack se leva en entendant arriver une voiture. Il ouvrit la porte et vit Robby et Sissy descendre de leur Corvette. L’agent du Secret Service manoeuvrait le camion des télécommunications pour bloquer l’allée derrière eux. Robby escalada les marches du perron.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qui est ici ? Le président ?
Jack comprit que Cathy avait dû les avertir. Sissy avait une robe bleue, toute simple, mais très élégante et Robby avait mis une cravate. Il fut déçu.
— Entrez faire connaissance avec la compagnie, dit-il avec un méchant sourire.
Robby tourna la tête vers les deux hommes près de la piscine, à la veste déboutonnée, puis il regarda Jack d’un air perplexe, mais le suivit. Quand ils eurent contourné la cheminée de briques, le pilote ouvrit de grands yeux.
— Commandant Jackson, je présume ? dit le prince en se levant.
— Je te tuerai, Jack, chuchota Robby entre ses dents puis il éleva la voix. Je suis très honoré... euh... Altesse. Permettez-moi de vous présenter ma femme, Cecilia.
Comme cela arrive presque toujours dans ce genre de réunion, on se sépara immédiatement en deux groupes, féminin et masculin.
— Il paraît que vous êtes pilote de l’aéronavale ?
— Oui, et je vais rejoindre la flotte. Je pilote le F-14.
— Ah oui, le Tomcat. J’ai piloté le Phantom. Et vous ?
— J’ai cent vingt heures de vol avec ceux-là. Mon escadrille est passée aux 14 quelques mois après mon arrivée. Je commençais tout juste à comprendre le Phantom quand on nous l’a enlevé. Je... euh... prince... Altesse... Est-ce que vous n’êtes pas officier de marine, aussi ?
— En effet, commandant. Je suis capitaine de vaisseau.
— Ah ! Au moins, maintenant, je sais comment vous appeler, commandant, dit Robby avec un soulagement évident. Je peux ?
— Bien sûr. Vous savez, c’est un peu lassant quand les gens se conduisent d’une façon embarrassée avec vous. Votre ami, là, m’a bien remis à ma place, il y a quelques mois.
Robby finit enfin par sourire.
— Vous connaissez les marines, commandant. Grande gueule et petit cerveau.
Jack comprit que cela promettait d’être une de ces soirées... Il demanda à ses invités ce qu’ils voulaient boire.
— Faut que je vole demain, Jack, répondit Robby, en regardant sa montre. Je suis tenu par la règle des douze heures.
— Vous prenez cela tellement au sérieux ? demanda le prince.
— Je vous jure qu’il vaut mieux, commandant, quand l’oiseau coûte de trente à quarante millions. Si jamais on en casse un, faudrait pas que l’alcool soit responsable. Je suis déjà passé par là.
— Ah ? Que vous est-il arrivé ?
— Un moteur a explosé en vol. J’ai essayé de regagner le pont, mais j’ai perdu la pression hydraulique à cinq milles du bateau et j’ai dû m’éjecter. Deux fois, j’ai été éjecté et ça fait deux fois de trop !
— Ah ?
Cette question lança Robby sur la fin de son temps de pilote d’essai à Pax River. Alors j’étais là à dix mille... Jack alla à la cuisine pour rapporter du thé glacé à tout le monde. Il y trouva deux hommes de la sécurité, un Américain et un Britannique.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
— Oui. Il paraît que nos amis ont été repérés près de Hagerstown. Ils ont mitraillé une voiture de la police routière et ils se sont tirés. L’agent n’a rien, ils l’ont raté. Aux dernières nouvelles, ils roulaient vers l’ouest.
L’agent du Secret Service paraissait très satisfait. Jack regarda par la fenêtre et en vit un autre sur la terrasse.
— Vous êtes sûrs que c’était eux ?
— C’était une camionnette avec des plaques de handicapé. En général, quand ils ont un mode d’opération, ils n’en changent pas trop. Tôt ou tard, ça leur joue un mauvais tour. Tout le secteur est bouclé. Nous les aurons.
— Bravo.
Jack prit son plateau de verres. Quand il revint dans le living-room, Robby expliquait certains aspects du pilotage au prince. C’était visible aux mouvements de ses mains.
— Alors si vous tirez avec le Phoenix à l’intérieur du rayon, il ne peut pas y échapper. Le missile a plus de force G que n’importe quel pilote, conclut Jackson.
— Ah oui ! C’est comme avec le Sparrow, alors ?
— C’est ça, commandant, mais le rayon est plus court, expliqua Robby, les yeux illuminés. Est-ce que vous êtes déjà monté dans un Tomcat ?
— Hélas non, et j’aimerais beaucoup.
— Allez ah, c’est pas compliqué ! Nous emmenons des civils, tout le temps ! Bien sûr, faut que ce soit autorisé, mais nous avons même emmené là-haut des acteurs de Hollywood. Ce serait simple comme bonjour de vous faire faire un petit tour.
Robby rit en prenant un verre de thé.
— Merci, Jack. Commandant, si vous avez le temps, j’ai l’oiseau !
— Cela me ferait le plus grand plaisir. Nous avons un peu de temps libre...
— Alors on va le faire !
— Je vois que vous vous entendez bien, tous les deux, intervint Jack.
— Très bien, affirma le prince. Il y a des années que je veux faire la connaissance d’un pilote de F-14. Alors, vous dites que ce dispositif de caméra télescopique est réellement efficace ?
— Je vous crois ! Ce n’est pas tellement compliqué. C’est un objectif de puissance dix sur une petite caméra de télé de rien du tout. Vous pouvez identifier votre objectif à quatre-vingts kilomètres. Si vous vous y prenez bien, vous pouvez écrabouiller votre type avant qu’il se rende compte que vous êtes dans le même canton.
— Ainsi, vous cherchez à éviter le duel aérien ?
— L’IMCA, vous voulez dire... Manoeuvre de combat aérien, Jack, expliqua Robby au badaud ignorant. Ça changera quand nous aurons les nouveaux moteurs, commandant, mais ouais, plus on peut l’avoir loin, mieux ça vaut. Des fois, on est obligé d’y aller, mais alors on perd son plus gros avantage. Notre mission est d’engager l’autre type aussi loin que possible du bateau. C’est pour ça qu’on appelle ça la bataille aérienne extérieure.
— Cela nous aurait été plutôt utile aux Malouines, observa le prince.
— Bien sûr. Si vous engagez l’ennemi au-dessus de votre propre pont, il a déjà gagné le plus gros de la bataille. Nous voulons commencer à marquer des coups à trois cents milles. Si votre Royal Navy avait un porte-avions de bonne taille, cette petite guerre inutile ne serait jamais arrivée.
— Voulez-vous que je vous fasse visiter le reste de la maison ? demanda Jack.
Cela se passait toujours ainsi. On s’arrangeait pour faire faire connaissance à des amis et tout à coup on était complètement à l’écart de la conversation.
— De quand date-t-elle, Jack ?
— Nous nous y sommes installés quelques mois avant la naissance de Sally.
— La boiserie est magnifique. C’est la bibliothèque, là en bas ?
— Oui, Altesse.
La maison était disposée de telle façon que l’on avait une vue plongeante du living-room dans la bibliothèque. La chambre de maître était perchée au-dessus. Une ouverture rectangulaire dans le mur permettait de voir dans le living-room, mais Ryan y avait accroché une gravure, qui coulissait sur un rail, dans un but évident. Jack les fit ensuite descendre dans la bibliothèque et tout le monde apprécia que l’unique fenêtre soit au-dessus du bureau et donne sur la baie.
— Pas de domestiques, Jack ?
— Non, Altesse. Cathy parle d’engager une nurse, mais elle ne m’en a pas encore persuadé. Est-ce que tout le monde est prêt pour le dîner ?
La réponse fut enthousiaste. Les pommes de terre étaient déjà dans le four et Cathy alla s’occuper du maïs. Jack prit les steaks dans le réfrigérateur et emmena les hommes dehors.
— Vous allez aimer ça, commandant. Jack est un champion du steak.
— Le secret, c’est le charbon de bois, expliqua-t-il. Et bien sûr, d’avoir de la belle viande.
Il avait six superbes tranches de faux-filet et un hamburger pour Sally.
— Où trouves-tu ça, Jack ?
— Un de mes anciens clients de Wall Street a une affaire d’approvisionnement de restaurants. Ceux-ci viennent du Kansas,
Jack déposa les tranches sur le gril, avec une fourchette à long manche, et aussitôt elles se mirent à grésiller agréablement. Il passa au pinceau une sauce barbecue sur la viande.
— La vue est spectaculaire, observa Son Altesse.
— C’est plaisant de voir passer les bateaux, reconnut Jack. Mais ils se font rares, aujourd’hui.
— Ils ont dû écouter la radio, répondit Robby. On a prévu un orage et des vents en tempête pour cette nuit.
— Je n’ai rien entendu.
— C’est le bord d’attaque de ce front froid. Ça se développe assez vite au-dessus de Pittsburgh. Je vole demain, comme je disais, et j’ai téléphoné à la météo de Pax juste avant de venir. Ils m’ont dit que l’orage a l’air assez féroce au radar. Lourde pluie et rafales de vent. Ça devrait nous tomber dessus vers 22 heures.
— Avez-vous beaucoup de ces tempêtes, par ici ? demanda Son Altesse.
— Je vous crois ! Nous n’avons pas des tornades comme dans le Midwest, mais les orages d’ici ont de quoi vous dresser les cheveux sur la tête. Je ramenais un oiseau de Memphis l’année... Non, y a deux ans, et j’avais l’impression d’être sur un trampoline. Impossible de contrôler l’appareil. Je vous jure que ça fait peur. A Pax, ils sont en train de ranger tous les oiseaux dans les hangars et ils y mettront les autres dès qu’ils rentreront, bien à l’abri.
— Ce sera au moins utile pour faire un peu baisser la température, dit Jack tout en retournant les steaks.
— Un peu de fraîcheur ne fera pas de mal. Ça, ce n’est que l’orage courant, commandant. Nous en avons de gros trois ou quatre fois par an. Ils déracinent quelques arbres, mais tant qu’on n’est pas en l’air ou dans un petit bateau, ça n’a rien de bien grave. En bas dans l’Alabama, on serait bon pour la tornade.
— Vous en avez déjà vu ?
— Plus d’une commandant. Le plus souvent, par chez nous, c’est au printemps. Quand j’avais dix ans, j’en ai vu une arriver de l’autre côté de la route, soulever une maison et aller la déposer à huit cents mètres.
Et elles sont bizarres, vous savez. Celle-là n’a même pas fait tomber la girouette de l’église. Elles sont comme ça. Ça vaut le spectacle, c’est sûr, mais mieux vaut voir ça de loin.
— La turbulence est donc le principal danger en vol ?
— C’est ça. Mais il y a l’eau, aussi. J’ai connu des cas où des réacteurs ont aspiré assez d’eau pour arrêter complètement les moteurs, dit Robby. Tout à coup, on se trouve dans un planeur. Pas drôle. Il vaut mieux éviter ça.
— Et quand on ne peut pas ?
— Une fois, commandant, j’ai dû atterrir sur un porte-avions en plein orage... de nuit. J’ai été bien près de mouiller mon froc !
— Je dois remercier Votre Altesse de faire avouer tout ça à Robby. Je le connais depuis plus d’un an et jamais il n’a reconnu qu’il avait eu le moindre frémissement, là-haut.
— Je ne voulais pas gâcher mon image, expliqua Jackson. On doit coller un pistolet sur la tempe de Jack pour le faire monter dans un avion et je ne voulais pas lui faire encore plus peur.
Vlan ! Robby marquait un point.
La terrasse était maintenant dans l’ombre et une légère brise soufflait du nord. Jack surveillait attentivement ses steaks. Il y avait quelques bateaux dans la baie qui, tous, regagnaient le port. Jack sursauta violemment quand un chasseur à réaction passa en hurlant devant la falaise. Il se retourna et eut tout juste le temps de voir l’appareil au fuselage blanc disparaître vers le sud.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Robby ? Ils font ça depuis quinze jours !
Jackson regarda la double queue de l’avion se fondre dans la brume.
— Ils essaient du nouveau matériel sur le F-18. Qu’est-ce qui te gêne ?
— Le bruit !
Robby s’esclaffa.
— Allez, Jack ! C’est pas du bruit, ça, c’est le chant de la liberté !
— Pas mal, commandant, jugea Son Altesse.
— Que diriez-vous maintenant du chant du dîner ?
Robby s’empara du plat et Jack y disposa la viande. Les salades étaient déjà sur la table. Sissy apportait les pommes de terre et le maïs, un tablier protégeant sa jolie robe. Jack servit les steaks et posa le hamburger de Sally sur un petit pain rond. Il assit sa fille sur un gros coussin. Le seul ennui, c’était que personne ne buvait. Il avait acheté quatre bouteilles d’un excellent cru de Californie, pour aller avec la viande, mais tout le monde s’était mis au régime sec.
Planté au milieu de la route, un agent du Secret Service fit signe à la camionnette de s’arrêter.
— Oui, monsieur ? demanda le conducteur.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
La veste de l’agent était déboutonnée. Il n’y avait pas d’arme visible, mais le conducteur savait qu’il devait en avoir une. Il compta six hommes dans un rayon de dix mètres autour de lui et quatre autres un peu plus loin.
— Ben quoi, je viens de le dire au flic, là-bas ! répliqua-t-il en faisant un geste.
Les deux voitures de la police routière n’étaient qu’à deux cents mètres derrière lui.
— Pourriez-vous me le répéter, s’il vous plaît ?
— Y a un problème avec le transformateur, au bout de cette route. Et vous voyez bien que c’est une camionnette de la BG & E, non ?
— Attendez ici, s’il vous plaît.
— Tant que vous voudrez.
Le conducteur échangea un coup d’oeil avec l’homme assis à côté de lui. L’agent revint avec un collègue, qui avait une radio.
— Où est le problème ?
Le conducteur soupira.
— Et de trois ! Le problème, c’est avec le transformateur électrique au bout de la route, là. Les gens de par ici ne se sont pas plaints de l’électricité ?
— En effet, dit le second agent, Avery. Et nous l’avons remarqué aussi. Qu’est-ce qui se passe ?
L’homme assis à la droite du conducteur répondit :
— Je suis Alex Dobbens, ingénieur électricien. Nous avons installé un nouveau modèle de transformateur, expérimental, sur cette ligne. Il y a un appareil de mesure dans la boîte et il transmet des signaux bizarres, comme si le transfo allait tomber en panne. Nous sommes là pour le vérifier.
— Vous avez des papiers ?
— Bien sûr.
Alex sauta du véhicule et le contourna. Il présenta sa carte d’identité de la BG & E en demandant :
— Qu’est-ce qui se passe, par ici ?
— Pouvons pas le dire, grommela Avery. Vous avez un ordre de travaux ?
Dobbens lui donna son bloc-notes.
— Si vous voulez vérifier, vous n’avez qu’à téléphoner à ce numéro, là en haut de la feuille. C’est le siège de la compagnie à Baltimore. Vous demandez M. Griffin.
Avery parla à sa radio pour donner l’ordre à ses hommes de le faire.
— Vous permettez que nous regardions à l’intérieur de votre camion ?
— Faites comme chez vous, répliqua Dobbens.
Il précéda les deux agents et remarqua que quatre hommes dans les parages surveillaient tout avec vigilance, qu’ils étaient largement déployés et avaient les mains libres. D’autres étaient dispersés dans le jardin. Il tira sur la porte coulissante et fit signe aux deux agents de monter.
Ils virent une masse d’outils, de câbles, de matériel. Avery laissa perquisitionner son subordonné.
— Vous êtes obligé d’y aller maintenant ?
— Le transfo risque de péter. Je pourrais laisser faire, mais les gens du quartier risquent de se fâcher si leurs lumières s’éteignent. Les gens sont comme ça, vous savez ? Ça vous dérange que je vous demande qui vous êtes ?
— Secret Service.
Avery montra sa carte. Dobbens resta bouche bée.
— Ah mince ! Vous voulez dire que le président est là ?
— Je ne peux rien dire. Quel est le problème, avec ce transformateur ? Vous dites qu’il est neuf ?
— Ouais, c’est un modèle expérimental. Il utilise un agent réfrigérant inerte au lieu du BPB et il a un conjoncteur-disjoncteur incorporé. C’est là que doit se situer le problème. On dirait que ce transfo est sensible à la température. Nous l’avons réglé plusieurs fois, mais nous n’arrivons pas à bien le stabiliser. Ça fait deux mois que je suis sur ce projet. En général je laisse mes ouvriers s’en occuper, mais ce coup-ci le patron a voulu que je surveille ça moi-même... C’est mon projet, après tout.
L’autre agent sauta de la camionnette et secoua la tête. Avery acquiesça. Il appela ensuite le camion de télécommunication dont les occupants avaient téléphoné à la Baltimore Gaz et Électricité qui leur avait confirmé ce que disait Alex.
— Vous voulez qu’un type nous accompagne pour nous surveiller ? demanda Dobbens.
— Non, pas la peine. Vous en avez pour combien de temps ?
— Allez savoir ! C’est probablement quelque chose de tout bête, mais nous n’avons pas encore mis le doigt dessus. C’est toujours comme ça, les trucs les plus simples sont les plus emmerdants.
— Un orage est annoncé, dit Avery. Je ne voudrais pas être en haut d’un de ces pylônes pendant ces tempêtes-là.
— Ouais, enfin, pendant que nous sommes là à discuter, le travail ne se fait pas. Tout va bien pour vous autres ?
— Oui, oui, allez.
— Vous ne pouvez vraiment pas me dire qui est dans le quartier ?
Avery sourit.
— Désolé.
— Bof, j’ai pas voté pour lui, d’abord, répliqua Dobbens en riant.
— Un instant ! cria le second agent.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Votre pneu avant gauche.
L’homme montra du doigt. Dobbens s’en prit à son conducteur, en voyant une partie de la jante le long du pneu.
— Enfin, nom de Dieu, Louis !
— C’est pas de ma faute, chef ! Ils devaient me changer ça ce matin. Je l’ai noté mercredi. Même que j’ai le double de l’ordre, là !
— Ça va, ça va, ne t’énerve pas, grogna Dobbens et il se tourna vers l’agent. Merci, mon vieux.
— Vous ne pouvez pas changer la roue ?
— Pas de cric. On nous l’a volé. C’est toujours l’ennui avec les camions de la compagnie. Il manque toujours quelque chose. Mais ça va aller, ne vous en faites pas. Bon, eh bien nous avons un transfo à arranger. Salut.
Alex remonta à l’avant et agita la main par la portière quand ils démarrèrent.
— Bien joué, Louis.
— Ouais, répondit le conducteur avec un sourire. J’ai pensé que ça ferait bien. J’en ai compté quatorze.
— C’est ça. Trois sous les arbres, doit y en avoir quatre dans la maison. C’est pas eux notre problème... J’espère qu’Ed et Willy n’ont pas eu de pépins.
Dobbens contempla les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon.
— Non, non, pas du tout. Tout ce qu’ils avaient à faire, c’était arroser une bagnole à flics et changer de voiture. Les flics étaient plus détendus que j’aurais cru, observa Louis.
— Pourquoi pas ? Ils nous croient ailleurs.
Alex ouvrit une caisse à outils et y prit un émetteur. L’agent l’avait vu, mais n’avait fait aucune réflexion. Il ne pouvait pas savoir qu’il était à longue portée. Il n’y avait pas d’armes, dans le véhicule, naturellement, mais les radios étaient encore plus redoutables. Il répéta à la radio ce qu’il avait appris et reçut une réponse. Puis il sourit. Les agents ne s’étaient même pas étonnés de la présence des deux échelles à extension, sur le toit. Il consulta sa montre. Rendez-vous dans quatre-vingt-dix minutes...
— Le drame, c’est qu’il n’existe vraiment aucune manière civilisée de manger le maïs en épi, dit Cathy. Et ne parlons pas de le beurrer !
— C’était quand même excellent, dit le prince. D’une ferme locale, Jack ?
— Cueilli cet après-midi même, confirma Ryan. C’est comme ça que c’est bon.
Depuis quelque temps, Sally mangeait très lentement. Elle se débattait encore avec son hamburger, mais personne n’avait envie de quitter la table.
— Jack, Cathy, c’était un dîner délicieux, déclara Son Altesse.
— Et sans discours ! renchérit sa femme.
— Je suppose que toutes ces réceptions officielles doivent finir par être lassantes, dit Robby en se posant une question qu’il ne pouvait formuler : Quel effet cela fait-il d’être prince ?
— Ce ne serait pas trop embêtant si les discours étaient originaux, mais j’ai l’impression d’entendre toujours le même ! Excusez-moi, je ne devrais pas dire cela, même entre amis.
— Vous savez, ce n’est pas très différent dans les réunions du département d’histoire, avoua Jack.
À Quantico, en Virginie, le téléphone sonna. La Brigade de sauvetage des otages du FBI avait son propre bâtiment, situé à l’extrémité de la longue rangée de polygones de tir qui lui servait de centre d’entraînement. Un DC 4 sans moteur se trouvait à côté, utilisé pour s’entraîner aux techniques d’assaut sur un avion détourné. Au pied de la colline, il y avait la « maison des otages » et d’autres constructions servant chaque jour à la brigade pour parfaire ses talents. L’agent spécial Gus Werner décrocha le téléphone.
— Salut, Gus, dit Bill Shaw.
— On les a retrouvés ? demanda Werner Il avait trente-cinq ans, des cheveux roux et une grosse moustache qu’on ne lui aurait jamais autorisée au temps de Hoover,
— Non, mais je veux que vous réunissiez une équipe d’avant-garde et que vous lui fassiez prendre l’air. Si quelque chose se passe, nous devrons agir vite.
— Normal. Où allons-nous, au juste ?
— A Hagerstown, la caserne de la police routière. On vous y attendra.
— D’accord. J’emmènerai six hommes. Nous pourrons probablement démarrer dans trente à quarante minutes, dès que l’hélico arrivera. Appelez-moi s’il y a du nouveau.
— Entendu. À tout à l’heure.
Shaw raccrocha. Werner alerta l’équipage de l’hélicoptère. Puis il traversa l’immeuble pour se rendre dans la salle de classe, dans le fond. Les cinq hommes de son groupe d’alerte d’urgence s’y trouvaient ; la plupart lisaient. Ils étaient maintenus en état d’alerte depuis plusieurs jours. Cela rendait l’entraînement de routine plus pénible, mais c’était surtout pour se défendre contre l’ennui d’attendre un événement qui ne se produirait probablement pas. Les soirées étaient consacrées à la lecture et à la télévision. Ces hommes-là n’étaient pas des agents du FBI en col blanc. Ils portaient une combinaison aux innombrables poches. Non seulement ils avaient tous l’expérience du travail sur le terrain, mais ils étaient presque tous des anciens combattants ou des tireurs d’élite qui épuisaient plusieurs boîtes de munitions par semaine.
— Réveillez-vous, les gars, écoutez un peu, dit Werner. On veut une équipe avancée à Hagerstown. L’hélico sera là dans une demi-heure.
— On annonce un gros orage, objecta un des hommes.
— Emportez vos pilules contre le mal de l’air, répliqua Werner.
— On les a retrouvés ? demanda un autre.
— Non, mais il y a des gens qui s’énervent.
— D’accord.
Cet homme-là était champion de tir, avec un fusil spécial à long canon, déjà prêt dans un étui doublé de caoutchouc mousse. Le matériel de l’équipe tenait dans une douzaine de sacs de marin. Les hommes boutonnèrent leur chemise. Quelques-uns allèrent aux toilettes prendre leurs précautions. Aucun n’était particulièrement surexcité. Dans leur travail, ils attendaient beaucoup plus qu’ils n’agissaient. La Brigade de sauvetage des otages existait depuis plusieurs années, mais n’avait encore sauvé personne. Ses membres étaient plutôt utilisés comme brigade d’intervention spéciale et s’étaient taillé une réputation aussi redoutable qu’ils étaient inconnus, sauf dans les milieux du maintien de l’ordre.
— Ouah ! Le voilà qui arrive ! s’écria Robby. Et ça va être une beauté !
En moins de dix minutes, le vent avait changé, passant de la brise légère à des rafales violentes qui faisaient résonner la maison aux hauts plafonds.
— C’était par une nuit noire et orageuse, plaisanta Jack.
Il alla à la cuisine, où trois hommes préparaient des sandwiches pour leurs camarades.
— J’espère que vous avez des imperméables, leur dit-il.
— Nous sommes habitués.
— Ce sera au moins une pluie chaude, dit un des Britanniques. Merci infiniment pour les en-cas et le café.
Les premiers grondements de tonnerre se firent entendre au loin. Jack conseilla :
— Ne restez pas sous les arbres. La foudre gâcherait votre journée.
Il retourna dans la salle à manger, où Robby continuait de parler de ses avions. Le sujet actuel était les catapultes.
— On ne s’y habitue jamais tout à fait, disait-il. En deux secondes, on passe de l’arrêt complet à cent cinquante noeuds.
— Et si quelque chose tourne mal ? demanda le prince.
— On nage, répliqua Robby.
— Monsieur Avery, caqueta la radio.
— Oui ?
— Vous avez Washington en ligne.
— D’accord, je serai là dans une minute.
Avery descendit l’allée vers le camion des télécommunications. Le chef du contingent britannique, Longley, le suivit. Tous deux y avaient d’ailleurs laissé leurs imperméables et ils n’allaient pas tarder à en avoir besoin. Ils voyaient des éclairs, à quelques kilomètres, qui se rapprochaient rapidement.
— Et voilà pour la météo, maugréa Longley.
— J’espérais qu’il passerait à côté.
Le vent les gifla de nouveau, en soulevant de la poussière du champ labouré, de l’autre côté de la route. Ils dépassèrent les deux hommes portant un plateau de sandwiches recouvert d’un torchon. Un jeune chien noir trottinait derrière eux, dans l’espoir qu’ils en laisseraient tomber un.
— Ce Ryan est un type épatant, n’est-ce pas ?
— Il a une adorable petite fille. On peut toujours juger un homme d’après ses gosses, dit Avery.
Ils arrivèrent au camion au moment où tombaient les premières gouttes de pluie. L’agent du Secret Service prit le radiotéléphone.
— Ici Avery.
— Chuck, c’est Bill Shaw, du Bureau. Je viens de recevoir un appel des techniciens, à cette maison du canton de Howard.
— Et alors ?
À l’autre bout de la liaison, Shaw regardait un plan en fronçant les sourcils.
— Ils ne trouvent aucune empreinte, Chuck. Ils ont des armes, des munitions, certaines étaient en cours de nettoyage, mais pas d’empreintes. Pas même sur les papiers des hamburgers. Ça sent mauvais, tout ça.
— Et la voiture qui a été mitraillée dans l’ouest du Maryland ?
— Rien du tout, peau de balle. Comme si les mécréants avaient sauté dans un trou et refermé le couvercle sur eux.
C’était tout ce que Shaw avait à dire. Chuck Avery faisait partie du Secret Service depuis le début de sa vie d’adulte ; il était normalement affecté à la protection du président. Cela lui avait donné un point de vue limité et quelque peu paranoïaque de la vie. Pensant à son entraînement, il se dit que cet ennemi-là devait être extrêmement habile...
— Merci pour le tuyau, Bill. Nous garderons les yeux ouverts.
Il enfila son imperméable et reprit sa radio.
— Équipe Un, ici Avery. Rassemblement à l’entrée. Nous avons peut-être une nouvelle menace possible.
Les explications pouvaient attendre.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Longley.
— Il n’y a pas d’indices concrets dans la maison, les techniciens n’ont pas trouvé d’empreintes, du tout.
Longley comprenait vite, lui aussi.
— Ils n’ont pas pu avoir le temps de tout essuyer. Donc, tout était prévu pour...
— Précisément. Pour commencer, je vais faire élargir le périmètre. Ensuite, nous demanderons des renforts de police. Et nous allons tous nous faire tremper, ajouta Avery alors que la pluie crépitait bruyamment sur la carrosserie.
— Je veux deux hommes de plus dans la maison.
— D’accord. Mais commençons par les mettre tous au courant.
Avery ouvrit la porte et les deux hommes remontèrent par l’allée.
Les agents en faction le long de la route se rassemblèrent à l’entrée de la propriété. Ils étaient sur le qui-vive, mais y voyaient mal, avec le vent qui leur chassait la pluie dans la figure et les nuages de poussière venant du champ de l’autre côté. Un agent fit le compte et trouva qu’il en manquait un. Il envoya un de ses camarades chercher l’homme dont la radio ne devait pas marcher. Ernie partit avec lui, car l’agent lui avait donné la moitié d’un sandwich.
— Voulez-vous passer dans le living-room, dit Cathy en indiquant les fauteuils, à quelques mètres. Je voudrais desservir.
— Je vais le faire, Cath, proposa Sissy Jackson. Va te reposer.
Elle alla à la cuisine mettre le tablier. Ryan fut certain que sa femme avait averti les Jackson, tout au moins Sissy qui s’était manifestement habillée pour une grande occasion. Tout le monde se leva et Robby alla aux toilettes.
Alex était maintenant au volant.
— On y va, maintenant ! Tout le monde est prêt ?
— En route ! répliqua O’Donnell qui, comme Alex, voulait être en première ligne. Nous avons la météo pour nous.
— C’est bien vrai, reconnut Alex.
Il alluma les phares et vit deux groupes d’agents, écartés de quelques mètres.
La force de sécurité vit approcher les phares. Les hommes gardèrent un oeil vigilant sur le véhicule, bien qu’ils sachent ce que c’était et ce que faisaient ces ouvriers. À trente mètres devant eux, il y eut un éclair et une détonation. Certains portèrent instinctivement la main à leur arme, mais s’immobilisèrent en voyant que le pneu avant droit du camion avait éclaté et claquait sur la chaussée tandis que le conducteur se débattait pour garder le contrôle. Le véhicule s’arrêta juste à l’entrée de l’allée. Personne n’avait fait de réflexion sur les échelles. Personne ne remarqua leur disparition. Le conducteur sauta à terre et regarda sa roue.
— Ah merde !
À deux cents mètres de là, Avery vit la camionnette arrêtée et son instinct déclencha un signal d’alarme. Il se mit à courir.
La porte de la fourgonnette coulissa, révélant quatre hommes avec des armes automatiques.
Les agents qui se trouvaient tout près réagirent, mais trop tard. À peine la porte s’était-elle ouverte que des coups de feu claquèrent, tirés par la première arme. Elle était équipée d’un silencieux cylindrique qui étouffa le bruit, mais pas la langue de feu qui troua la pénombre et dès la première seconde cinq hommes s’écroulèrent. Les autres assaillants tiraient déjà et le premier groupe d’agents fut éliminé sans qu’ils aient riposté. Les terroristes sautèrent à terre et s’attaquèrent au second groupe. Un agent du Secret Service leva son Uzi et tira une courte salve qui tua le premier homme sautant de l’arrière de la camionnette, mais le camarade qui le suivait abattit l’agent. Deux autres gardes étaient morts, à présent, et les quatre derniers du groupe se jetèrent à plat ventre et tentèrent de retourner le tir.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Ryan.
Le bruit était difficile à distinguer, dans le vacarme de la pluie et du tonnerre. Toutes les têtes se tournèrent, dans la pièce. Il y avait un agent britannique dans la cuisine et deux hommes du Secret Service sur la terrasse. L’un d’eux prenait sa radio.
Le revolver d’ordonnance d’Avery était enrayé. Comme chef de l’équipe, il ne s’était pas armé d’autre chose que de son Magnum 357 Smith et Wesson. Son autre main était déjà occupée par sa radio.
— Appelez Washington, nous sommes attaqués ! Nous avons besoin de renforts, immédiatement ! Tireurs inconnus sur le périmètre ouest. Nous avons des morts, nous avons besoin de secours !
Alex plongea dans la camionnette et en retira un lance-roquettes RPG-7. Il distinguait à peine les deux voitures de la police routière, à deux cents mètres. Il ne voyait pas les agents, mais ils devaient être là. Il haussa son arme à la hauteur voulue et pressa la détente, ajoutant un nouveau coup de tonnerre à ceux du ciel. Le projectile tomba un peu à court de l’objectif, mais son explosion fit pleuvoir des éclats brûlants qui traversèrent un réservoir. Il explosa et les deux véhicules ne furent plus qu’un brasier.
Derrière lui, les tueurs s’étaient déployés. Un seul agent du Secret Service ripostait encore. Alex vit que deux hommes de l’ULA étaient à terre, mais les autres prirent l’agent à revers et l’achevèrent.
— Mon Dieu !
Avery avait tout vu, lui aussi. Longley et lui se regardèrent, sachant ce que chacun pensait. Ils ne nous auront pas, tant que je resterai en vie.
— Shaw !
Le radio-téléphone crépitait de parasites.
— Nous sommes attaqués. Nous avons des agents à terre, annonça le haut-parleur mural. Un nombre inconnu de... on dirait une foutue guerre, par ici ! Nous avons besoin de secours, tout de suite !
— D’accord, nous y travaillons.
Shaw donna rapidement des ordres et le standard téléphonique s’illumina. Les premiers appels partirent vers les postes de police routière et cantonale les plus rapprochés. Ensuite, la Brigade de sauvetage des otages fut alertée, à Washington. Sa Chevrolet Suburban était prête dans le garage. Shaw regarda l’heure et appela Quantico sur la ligne directe.
— L’hélico se pose en ce moment, répondit Gus Werner.
— Savez-vous où est la maison de Ryan ? demanda Shaw.
— Oui, c’est sur la carte. C’est là que sont les visiteurs en ce moment, n’est-ce pas ?
— Ils sont attaqués. En combien de temps pouvez-vous y être ?
— Quelle est la situation ?
Werner regardait par la fenêtre ses hommes qui chargeaient leur équipement dans l’hélicoptère.
— Inconnue. Nous venons de faire partir l’équipe, mais vous arriverez peut-être les premiers. L’homme des communications vient juste d’appeler, il dit qu’ils sont attaqués, que des agents ont été tués.
— Si vous avez du nouveau, prévenez-nous. Nous serons en l’air dans deux minutes.
Werner courut dehors rejoindre ses hommes. Il dut hurler pour être entendu dans le bruit du rotor, puis il rentra précipitamment dans le bâtiment où les agents de surveillance reçurent l’ordre de faire venir le reste de la brigade. Quand il retourna à l’hélicoptère, ses hommes avaient sorti leurs armes des sacs. L’appareil décolla dans la tempête menaçante.
Ryan remarqua l’activité fébrile au-dehors alors qu’un agent britannique sortait de la cuisine et se précipitait à l’extérieur pour s’entretenir brièvement avec ceux du Secret Service. Il rentrait quand des éclairs illuminèrent la terrasse. Un des agents se retourna, leva son arme et tomba à la renverse. La vitre se brisa derrière lui. Les deux autres s’étaient jetés à plat ventre. L’un d’eux se redressa pour tirer et retomba à côté de son camarade. Le dernier entra et cria à tout le monde de se coucher. Jack eut à peine le temps de réagir avant qu’une autre vitre vole en éclats et que le dernier agent de la sécurité s’écroule. Quatre hommes armés surgirent dans les débris de verre. Ils étaient tout en noir, à part la boue sur leurs bottes et leur torse. L’un d’eux arracha son masque. C’était Sean Miller.
Avery et Longley étaient seuls, couchés au milieu du jardin. Le Britannique regarda des hommes armés se pencher sur les cadavres des agents, puis se former en deux groupes et marcher vers la maison.
— Nous sommes trop exposés, ici, grommela-t-il. Si nous voulons servir à quelque chose, nous devons reculer sous les arbres.
— Allez devant.
Avery tint son revolver à deux mains et visa une des silhouettes en noir, qui n’était visible que lorsqu’un éclair fulgurait. Elles étaient encore à cent mètres, une très longue portée pour une arme de poing. L’éclair suivant lui donna un objectif. Il tira, manqua son coup et s’attira une tempête de feu. Ces balles le manquèrent aussi, mais le bruit de leur impact dans la terre mouillée était bien trop rapproché. La ligne de tir se déplaça. Les tueurs avaient peut-être aperçu Longley courant vers les arbres. Avery tira encore une fois en visant soigneusement et vit un homme s’effondrer, touché à la jambe. La riposte fut plus précise, cette fois. Avery vida son chargeur. Il pensait avoir atteint un autre homme quand tout s’arrêta.
Longley était arrivé sous les arbres et se retournait. Il vit Avery à terre qui ne bougeait pas alors que les tueurs n’étaient qu’à cinquante mètres. Le Britannique jura et rassembla le reste des hommes. L’agent de liaison du FBI n’avait que son revolver, les trois Britanniques des pistolets automatiques et l’unique agent du Secret Service une Uzi avec deux chargeurs de rechange. Même s’ils n’avaient pas eu de personnes à protéger, ils ne pouvaient fuir nulle part.
— Ainsi, nous nous retrouvons, dit Miller.
Il tenait une mitraillette Uzi et il se baissa pour en ramasser une autre, près d’un des gardes abattus. Cinq autres hommes entrèrent derrière lui. Ils se déployèrent en demi-cercle, pour couvrir Ryan et ses invités.
— Relevez-vous ! Les mains en l’air, que nous puissions les voir !
Jack se releva, le prince à côté de lui. Puis ce fut le tour de Cathy, avec Sally dans ses bras, et la princesse. Trois hommes pivotèrent quand la porte de la cuisine s’ouvrit. C’était Sissy Jackson qui essaya de ne pas lâcher des assiettes alors qu’un tueur l’attrapait par le bras. Deux assiettes tombèrent et se brisèrent quand il la força à lever la main.
Ils ont une bonne, se rappela Miller en voyant la robe foncée et le tablier. Une noire, une belle femme... Il souriait, à présent, la honte de ses missions manquées oubliée. Il avait tous ses objectifs devant lui et, entre les mains, de quoi les éliminer.
— Va te mettre là-bas avec les autres ! ordonna-t-il.
— Mais qu’est-ce que...
— Avance, négresse !
Un autre tueur, le plus petit de la bande, la poussa vers le groupe. Les yeux de Jack s’attardèrent sur lui, une seconde... Il avait déjà vu cette tête-là quelque part.
— Espèce d’ordure ! cria Sissy, indignée, en se retournant pour foudroyer l’homme des yeux en oubliant sa terreur.
— Tu ne devrais pas travailler pour n’importe qui, lui dit Miller. Avance !
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Ryan.
— Pourquoi gâcher la surprise ?
À une dizaine de mètres de là, Robby était le plus mal placé pour entendre ce qui se passait. Il se lavait les mains, sans se soucier du tonnerre, quand la fusillade éclata sur la terrasse. Il sortit de la salle de bains pour regarder du côté du living-room au bout du couloir, mais ne vit rien. Ce qu’il entendit lui suffit. Tournant les talons, il monta dans la grande chambre. Son premier mouvement fut d’appeler la police, mais le téléphone ne marchait pas. Il chercha ce qu’il devait faire. C’était toute autre chose que de piloter un chasseur.
Jack a des armes... où diable est-ce qu’il les cache ?... Il faisait noir, dans la chambre, et il n’osait allumer.
Dehors, la rangée de tueurs avançait vers les arbres. Longley déploya ses hommes pour les accueillir. Son travail d’agent de la sécurité ne l’avait pas préparé à ce genre de chose, mais il fit de son mieux. Ils étaient bien à couvert, dans le bois, certains arbres étaient assez gros pour arrêter une balle. Il fit placer son arme automatique sur la gauche.
— FBI, ici approche Patuxent River. Sierra quatre-zéro-un-neuf, à vous.
À bord de l’hélicoptère, le pilote tourna les cadrans du transrécepteur jusqu’à ce que le code voulu apparaisse. Puis il chercha sur la carte les coordonnées de sa destination. Il savait à quoi elle ressemblait, d’après les photos aériennes, mais elles avaient été prises de jour. La nuit, les choses étaient très différentes et il avait aussi le problème du contrôle de son appareil. Il volait dans un vent de travers de quarante noeuds et les conditions atmosphériques se détérioraient à chaque kilomètre. À l’arrière, les membres de la brigade s’efforçaient de se mettre en tenue camouflée de nuit.
— Quatre-zéro-neuf, virez à gauche sur un cap zéro-deux-quatre. Maintenez l’altitude actuelle. Avertissement, le plus gros de l’orage a l’air de s’approcher de votre objectif, annonça la radio. Vous recommande de ne pas excéder mille pieds. Je vais essayer de vous guider pour contourner le pire.
— Bien reçu.
Le pilote grimaça. Il était évident que le temps, devant eux, était encore plus mauvais qu’il l’avait craint. Il abaissa son siège au maximum, resserra sa ceinture de sécurité, et alluma ses feux de tempête. À part cela, il ne pouvait rien faire d’autre que transpirer, ce qui se faisait automatiquement.
— Les copains, là derrière, attachez bien vos ceintures !
O’Donnell fit arrêter ses hommes. L’orée du bois était à cent mètres et il savait que des armes s’y cachaient. Un groupe obliqua sur la gauche, l’autre sur la droite. Ils comptaient attaquer par échelons, chaque groupe avançant alternativement et fournissant une couverture à l’autre. Tous ses hommes étaient en noir et armés de mitraillettes, à part un seul qui traînait à quelques mètres derrière. Il regrettait qu’ils n’aient pas apporté d’armes plus lourdes. Il y avait encore beaucoup à faire, il devait emporter ses hommes abattus, un mort et deux blessés. Mais avant tout... Il porta sa radio à sa bouche pour faire venir un de ses pelotons.
Sur la droite d’O’Donnell l’unique agent du Secret Service encore en vie colla son flanc gauche contre un chêne et leva son Uzi. Pour lui et pour ses camarades sous les arbres, il n’y avait pas de retraite possible. Le métal noir des guidons était difficile à distinguer dans la nuit et ses objectifs étaient à peine visibles. L’orage joua encore son rôle, en illuminant un instant la pelouse d’un coup de projecteur qui montra l’herbe verte et les hommes en noir. Il choisit une cible et tira une courte salve, mais fit long feu. Les deux groupes d’assaillants ripostèrent et l’agent dut reculer en entendant plus d’une dizaine de balles frapper le chêne. Tout le paysage semblait constellé de petites langues de feu. L’agent du Secret Service se remit en position et épaula de nouveau. Le groupe qui venait directement vers lui courait maintenant sur sa gauche dans les ronces. Il allait être débordé par le flanc... mais alors les tueurs reparurent en tirant dans les buissons et il y eut des éclairs d’une riposte venant de sous les arbres. Tout le monde en fut surpris et, tout à coup, plus personne ne contrôla la situation.
O’Donnell avait projeté de faire avancer ses équipes de chaque côté de la clairière, mais à présent des coups de feu provenaient de l’orée du bois au sud et une de ses équipes était exposée, débordée sur deux côtés. Il évalua en un instant la nouvelle situation tactique et donna des ordres.
Ryan rageait en silence. Les tueurs savaient exactement ce qu’ils faisaient et cela réduisait ses options à zéro. Six armes à feu étaient braquées sur ses invités et lui et il n’y pouvait strictement rien. Sur sa droite, Cathy serrait leur fille dans ses bras et Sally elle-même gardait le silence. Ni Miller ni ses hommes ne faisaient inutilement du bruit.
— Sean, ici Kevin, crépita la radio de Miller dans les parasites. Nous avons de l’opposition venant des arbres. Vous les avez ?
— Oui, Kevin. La situation est contrôlée.
— J’ai besoin de secours ici.
— Nous arrivons.
Miller empocha sa radio. Il fit signe à ses camarades et en désigna trois.
— Vous, là, préparez-les. S’ils résistent, tuez-les tous. Vous deux, venez avec moi.
Il les précéda, par la porte-fenêtre brisée, et ils disparurent.
Les trois derniers tueurs avaient ôté leur masque. Deux étaient grands, à peu près de la taille de Ryan, un blond et un brun. L’autre était petit et presque entièrement chauve... Je le connais, mais d’où ? C’était lui le plus effrayant. Sa figure était convulsée. Le blond lui donna un paquet de cordes. Une seconde plus tard, il fut évident qu’elles étaient déjà coupées et préparées pour les ligoter tous.
Robby, où diable es-tu ? Jack regarda Sissy, qui pensait la même chose. Elle hocha imperceptiblement la tête et il y avait de l’espoir dans ses yeux. Le petit chauve le remarqua.
— T’en fais pas, tu seras payée, dit-il.
Il posa son arme sur la table du dîner et s’avança avec le blond, pendant que le brun reculait pour les couvrir tous. Dennis Cooley s’approcha d’abord du prince, avec la corde, et lui tira les mains derrière le dos.
Ah, voilà ! Robby leva les yeux. Jack avait rangé son fusil de chasse sur la plus haute étagère de la penderie, ainsi qu’une boîte de cartouches. Il dut se hausser sur la pointe des pieds pour les prendre et son geste fit tomber un pistolet dans un étui. Le bruit le fit grimacer, mais il le dégaina vivement et le glissa dans sa ceinture. Il vérifia ensuite le fusil et tira sur la culasse ; il y avait une cartouche dans le canon et le cran de sûreté était mis. Parfait. Il remplit ses poches de cartouches et retourna dans la chambre.
Et maintenant ? Ce n’était pas comme le pilotage d’un F-14, avec un radar pour se braquer sur des cibles à cent cinquante kilomètres et un appareil d’escorte pour repousser les bandits sur ses arrières.
Le tableau... Il fallait s’agenouiller sur le lit pour regarder par là... Pourquoi diable est-ce que Jack a disposé ses meubles comme ça ? pesta Jackson. Il posa le fusil et dut se servir de ses deux mains pour faire glisser la gravure sur la tringle. Il ne la déplaça que de quelques centimètres, juste de quoi voir... Combien... un, deux... trois. Est-ce qu’il y en a d’autres ? Et si j’en laissais un en vie...
Ils étaient en train de ligoter Ryan. Le prince – le commandant comme il l’appelait en pensée – avait déjà les mains attachées et lui tournait le dos. Quand le petit homme en eut fini avec Jack, il le repoussa sur le canapé. Jackson le vit alors porter les mains sur sa femme.
— Qu’est-ce que vous allez faire de nous ? demanda Sissy.
— Boucle-la, négresse, répondit le nabot.
Même Robby savait que c’était stupide de se formaliser pour si peu ; le problème actuel était infiniment plus grave que les réflexions d’un con de raciste, mais son sang bouillonna quand il vit la femme qu’il aimait tripotée par ce... par cette petite ordure blanche !
Une petite voix intérieure lui conseilla de se calmer, de prendre son temps, de réfléchir. Il devait réussir du premier coup. Alors, du calme.
Longley commençait à espérer. Il y avait des amis sous les arbres, sur sa gauche. Il se dit qu’ils venaient peut-être de la maison. L’un d’eux au moins avait une arme automatique et il comptait trois terroristes morts, ou du moins couchés dans l’herbe sans bouger. Il avait tiré cinq coups, tous manqués – la portée était trop longue pour un pistolet, la nuit –, mais ils avaient arrêté net les assaillants. Et du secours arrivait. C’était certain. Le camion des télécoms était vide, mais l’agent du FBI à sa droite y était allé. Il suffisait d’attendre, de tenir encore quelques minutes...
— J’ai des éclairs au sol, droit devant, annonça le pilote. Je...
Un éclair révéla la maison, pendant un bref instant. Ils ne virent personne, mais c’était bien la bonne maison et il y avait des éclats lumineux qui ne pouvaient venir que d’une fusillade, à huit cents mètres environ, alors que l’appareil était secoué dans le vent et la pluie. Le pilote avait beaucoup de mal à voir la terre. Son tableau de bord était vivement illuminé et les éclairs fulgurants décoraient sa vision de toute une collection de taches lumineuses bleues et vertes.
— Dieu de Dieu, gronda Gus Werner à l’interphone. Dans quoi est-ce que nous nous fourrons ?
— Au Viêtnam, nous appelions ça une L.Z. brûlante, répondit calmement le pilote, mais là-bas aussi il avait eu grand peur.
— Demandez Washington.
Le copilote changea de fréquence à la radio et fit signe à l’agent à l’arrière pendant que l’hélicoptère planait.
— Ici Werner.
— Bill Shaw, Gus. Où êtes-vous ?
— Nous avons la maison en vue et il y a une sacrée bataille qui se déroule là-dessous. Est-ce que vous êtes en contact avec les nôtres ?
— Négatif, ils ne sont pas sur les ondes. L’équipe de D.C. est encore à trente minutes. La police routière et cantonale ne sont pas loin, mais pas encore sur place. La tempête déracine des arbres un peu partout et il y a des bouchons terribles sur les routes. Vous êtes l’homme sur place, Gus, alors c’est à vous de prendre l’initiative.
La mission de la brigade de sauvetage d’otages était de prendre en main une situation existante, de la stabiliser et de sauver les otages, pacifiquement si possible, sinon par la force. Ce n’était pas une troupe d’assaut ; ils étaient des agents spéciaux du FBI, mais ils avaient des camarades, là au sol.
Nous avançons maintenant. Dites à la police et aux agents fédéraux que nous sommes sur les lieux. Nous essaierons de vous tenir informé.
— Bien. Soyez prudent, Gus.
Werner s’adressa au pilote :
— Amenez-nous sur place.
— O.K. Je vais d’abord faire le tour de la maison et puis je reviendrai vous déposer sous le vent. Je ne peux pas vous amener plus près. Le vent est trop violent, je risque de perdre l’appareil, là en bas.
— Allons-y.
Werner se retourna. Ses hommes avaient réussi à s’équiper. Chacun était armé d’un pistolet automatique. Quatre avaient des fusils-mitrailleurs MP-5, comme lui. Le tireur d’élite et son guetteur seraient les premiers à descendre.
— On y va !
Un des hommes fit un geste du pouce levé qui avait l’air beaucoup plus insouciant qu’ils ne l’étaient.
L’hélicoptère fut plaqué vers le sol par une rafale soudaine. Le pilote eut tout juste le temps de le redresser à moins de trente mètres des arbres. La maison n’était plus qu’à quelques centaines de mètres. Ils survolèrent le bord sud de la clairière, ce qui permit à tout le monde de se faire une idée de la situation.
— Ah, dites, ce coin entre la maison et le bord de la falaise, dit le pilote, ça pourrait être assez grand, après tout.
Il augmenta la puissance et l’appareil plongea dans le vent.
— Hélico ! glapit un homme à la droite d’O’Donnell.
Le chef leva les yeux et le vit, une forme spectrale faisant un bruit irrégulier. C’était un risque qu’il avait prévu.
Près de la route, un de ses hommes ôta la bâche d’un lance-missiles Redeye, acheté en même temps que les autres armes.
— Je suis obligé d’utiliser mes feux d’atterrissage, ma vision nocturne est foutue, dit le pilote à l’interphone.
Il tourna à huit cents mètres à l’ouest de la maison des Ryan, dans l’intention de la survoler tout droit et puis de tourner dans le vent et de descendre derrière ce qu’il espérait lui servir d’écran. Dieu, pensa-t-il, on se croirait au Viêtnam. D’après les éclairs des coups de feu, au sol, la maison semblait être entre des mains amies. Il alluma ses lumières d’atterrissage. C’était un risque, mais inévitable.
Dieu soit loué, j’y vois clair, maintenant ! se dit-il. Le sol était visible à travers un rideau de pluie scintillante. Il comprit que la tempête allait encore empirer. Il devait opérer son approche avec le nez dans le vent. Le vol dans la pluie réduirait sa visibilité, mais au moins, ainsi, il y verrait sur cent ou deux cents mètres... Quoi !
Il y avait un homme debout au milieu d’un champ, qui braquait quelque chose. Le pilote perdit de l’altitude à l’instant où un éclair rouge fonçait sur son appareil et ses yeux restèrent rivés sur ce qui ne pouvait être qu’un missile sol-air. Les deux secondes que mit le projectile durèrent pour lui une heure, mais le missile passa à travers les pales de son rotor et disparut dans le ciel. Il tira immédiatement sur ses commandes, mais il n’avait pas le temps de se remettre de sa manoeuvre d’évasion. L’hélicoptère tomba dans un champ labouré à quatre cents mètres de la maison des Ryan. Il n’en bougerait pas tant qu’un camion ne viendrait pas chercher l’épave.
Miraculeusement, deux hommes seulement étaient blessés. Werner était l’un d’eux. Il avait l’impression d’avoir reçu une balle dans le dos. Le tireur d’élite ouvrit la porte et sauta à terre, son guetteur sur ses talons. Les autres suivirent ; un des hommes soutint Werner ; un autre boitillait, une cheville foulée.
La princesse fut la suivante. Elle était plus grande que Cooley et elle réussit à le toiser d’un regard méprisant. Le petit homme la fit pivoter brutalement pour lui lier les mains.
— Nous avons de grands projets pour vous, promit-il quand il eut fini.
— Espèce de petit fumier, je parie que vous ne savez même pas comment ! lui lança Sissy, ce qui lui valut une gifle retentissante.
Robby observait, attendant que le blond s’écarte. Finalement il recula...
TOM Clancy
— Je vous souhaite la bienvenue à Peregrine Cliff.
— Bonsoir, Jack, dit le prince en tendant la main. Vous avez une mine superbe.
— Vous aussi, Altesse, répondit Jack, et il se tourna vers la princesse qu’il n’avait jamais encore rencontrée. C’est un grand plaisir pour nous, Votre Altesse.
— Et pour nous, professeur Ryan.
Il les fit entrer dans la maison.
— Comment s’est passé votre voyage, jusqu’à présent ?
— Il fait horriblement chaud, répondit le prince. C’est toujours comme cela, en été ?
— Nous venons de passer deux mauvaises semaines, avoua Jack. (La température avait atteint les trente-cinq degrés à l’ombre dans l’après-midi.) Mais il paraît que ça va changer demain. Nous ne devrions guère dépasser les vingt-sept ou vingt-huit dans les prochains jours, assura-t-il ce qui ne provoqua pas de réaction enthousiaste.
Cathy attendait à l’intérieur avec Sally. La chaleur était particulièrement pénible pour elle, si près de son accouchement. Elle serra des mains, mais Sally se rappela la révérence apprise en Angleterre et en fit une superbe, accompagnée d’un petit rire.
— Vous n’allez pas trop mal ? demanda la princesse à Cathy.
— Non, à part la chaleur. Dieu soit loué pour la climatisation.
— Voulez-vous visiter ?
Jack précéda le groupe dans le living-room et le prince s’exclama :
— Quelle vue admirable !
— Oui. À part ça, un premier mot. Personne ne garde sa veste dans ma maison ! décréta Ryan.
— Excellente idée.
Jack lui prit sa veste et alla l’accrocher dans le placard de l’entrée à côté de son vieux parka des marines, puis il ôta la sienne. Cathy avait déjà fait asseoir tout le monde. Sally était perchée à côté de sa mère, les pieds loin du sol, et tirait sa jupe sur ses genoux. Cathy avait du mal à trouver une position confortable.
— Encore combien de temps ? demanda la princesse.
— Huit jours, mais naturellement, avec le numéro deux, on peut avoir des surprises.
— Je l’apprendrai par moi-même dans sept mois.
— Vraiment ? Toutes mes félicitations !
Les deux femmes se sourirent, radieuses.
Jack se leva en entendant arriver une voiture. Il ouvrit la porte et vit Robby et Sissy descendre de leur Corvette. L’agent du Secret Service manoeuvrait le camion des télécommunications pour bloquer l’allée derrière eux. Robby escalada les marches du perron.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qui est ici ? Le président ?
Jack comprit que Cathy avait dû les avertir. Sissy avait une robe bleue, toute simple, mais très élégante et Robby avait mis une cravate. Il fut déçu.
— Entrez faire connaissance avec la compagnie, dit-il avec un méchant sourire.
Robby tourna la tête vers les deux hommes près de la piscine, à la veste déboutonnée, puis il regarda Jack d’un air perplexe, mais le suivit. Quand ils eurent contourné la cheminée de briques, le pilote ouvrit de grands yeux.
— Commandant Jackson, je présume ? dit le prince en se levant.
— Je te tuerai, Jack, chuchota Robby entre ses dents puis il éleva la voix. Je suis très honoré... euh... Altesse. Permettez-moi de vous présenter ma femme, Cecilia.
Comme cela arrive presque toujours dans ce genre de réunion, on se sépara immédiatement en deux groupes, féminin et masculin.
— Il paraît que vous êtes pilote de l’aéronavale ?
— Oui, et je vais rejoindre la flotte. Je pilote le F-14.
— Ah oui, le Tomcat. J’ai piloté le Phantom. Et vous ?
— J’ai cent vingt heures de vol avec ceux-là. Mon escadrille est passée aux 14 quelques mois après mon arrivée. Je commençais tout juste à comprendre le Phantom quand on nous l’a enlevé. Je... euh... prince... Altesse... Est-ce que vous n’êtes pas officier de marine, aussi ?
— En effet, commandant. Je suis capitaine de vaisseau.
— Ah ! Au moins, maintenant, je sais comment vous appeler, commandant, dit Robby avec un soulagement évident. Je peux ?
— Bien sûr. Vous savez, c’est un peu lassant quand les gens se conduisent d’une façon embarrassée avec vous. Votre ami, là, m’a bien remis à ma place, il y a quelques mois.
Robby finit enfin par sourire.
— Vous connaissez les marines, commandant. Grande gueule et petit cerveau.
Jack comprit que cela promettait d’être une de ces soirées... Il demanda à ses invités ce qu’ils voulaient boire.
— Faut que je vole demain, Jack, répondit Robby, en regardant sa montre. Je suis tenu par la règle des douze heures.
— Vous prenez cela tellement au sérieux ? demanda le prince.
— Je vous jure qu’il vaut mieux, commandant, quand l’oiseau coûte de trente à quarante millions. Si jamais on en casse un, faudrait pas que l’alcool soit responsable. Je suis déjà passé par là.
— Ah ? Que vous est-il arrivé ?
— Un moteur a explosé en vol. J’ai essayé de regagner le pont, mais j’ai perdu la pression hydraulique à cinq milles du bateau et j’ai dû m’éjecter. Deux fois, j’ai été éjecté et ça fait deux fois de trop !
— Ah ?
Cette question lança Robby sur la fin de son temps de pilote d’essai à Pax River. Alors j’étais là à dix mille... Jack alla à la cuisine pour rapporter du thé glacé à tout le monde. Il y trouva deux hommes de la sécurité, un Américain et un Britannique.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
— Oui. Il paraît que nos amis ont été repérés près de Hagerstown. Ils ont mitraillé une voiture de la police routière et ils se sont tirés. L’agent n’a rien, ils l’ont raté. Aux dernières nouvelles, ils roulaient vers l’ouest.
L’agent du Secret Service paraissait très satisfait. Jack regarda par la fenêtre et en vit un autre sur la terrasse.
— Vous êtes sûrs que c’était eux ?
— C’était une camionnette avec des plaques de handicapé. En général, quand ils ont un mode d’opération, ils n’en changent pas trop. Tôt ou tard, ça leur joue un mauvais tour. Tout le secteur est bouclé. Nous les aurons.
— Bravo.
Jack prit son plateau de verres. Quand il revint dans le living-room, Robby expliquait certains aspects du pilotage au prince. C’était visible aux mouvements de ses mains.
— Alors si vous tirez avec le Phoenix à l’intérieur du rayon, il ne peut pas y échapper. Le missile a plus de force G que n’importe quel pilote, conclut Jackson.
— Ah oui ! C’est comme avec le Sparrow, alors ?
— C’est ça, commandant, mais le rayon est plus court, expliqua Robby, les yeux illuminés. Est-ce que vous êtes déjà monté dans un Tomcat ?
— Hélas non, et j’aimerais beaucoup.
— Allez ah, c’est pas compliqué ! Nous emmenons des civils, tout le temps ! Bien sûr, faut que ce soit autorisé, mais nous avons même emmené là-haut des acteurs de Hollywood. Ce serait simple comme bonjour de vous faire faire un petit tour.
Robby rit en prenant un verre de thé.
— Merci, Jack. Commandant, si vous avez le temps, j’ai l’oiseau !
— Cela me ferait le plus grand plaisir. Nous avons un peu de temps libre...
— Alors on va le faire !
— Je vois que vous vous entendez bien, tous les deux, intervint Jack.
— Très bien, affirma le prince. Il y a des années que je veux faire la connaissance d’un pilote de F-14. Alors, vous dites que ce dispositif de caméra télescopique est réellement efficace ?
— Je vous crois ! Ce n’est pas tellement compliqué. C’est un objectif de puissance dix sur une petite caméra de télé de rien du tout. Vous pouvez identifier votre objectif à quatre-vingts kilomètres. Si vous vous y prenez bien, vous pouvez écrabouiller votre type avant qu’il se rende compte que vous êtes dans le même canton.
— Ainsi, vous cherchez à éviter le duel aérien ?
— L’IMCA, vous voulez dire... Manoeuvre de combat aérien, Jack, expliqua Robby au badaud ignorant. Ça changera quand nous aurons les nouveaux moteurs, commandant, mais ouais, plus on peut l’avoir loin, mieux ça vaut. Des fois, on est obligé d’y aller, mais alors on perd son plus gros avantage. Notre mission est d’engager l’autre type aussi loin que possible du bateau. C’est pour ça qu’on appelle ça la bataille aérienne extérieure.
— Cela nous aurait été plutôt utile aux Malouines, observa le prince.
— Bien sûr. Si vous engagez l’ennemi au-dessus de votre propre pont, il a déjà gagné le plus gros de la bataille. Nous voulons commencer à marquer des coups à trois cents milles. Si votre Royal Navy avait un porte-avions de bonne taille, cette petite guerre inutile ne serait jamais arrivée.
— Voulez-vous que je vous fasse visiter le reste de la maison ? demanda Jack.
Cela se passait toujours ainsi. On s’arrangeait pour faire faire connaissance à des amis et tout à coup on était complètement à l’écart de la conversation.
— De quand date-t-elle, Jack ?
— Nous nous y sommes installés quelques mois avant la naissance de Sally.
— La boiserie est magnifique. C’est la bibliothèque, là en bas ?
— Oui, Altesse.
La maison était disposée de telle façon que l’on avait une vue plongeante du living-room dans la bibliothèque. La chambre de maître était perchée au-dessus. Une ouverture rectangulaire dans le mur permettait de voir dans le living-room, mais Ryan y avait accroché une gravure, qui coulissait sur un rail, dans un but évident. Jack les fit ensuite descendre dans la bibliothèque et tout le monde apprécia que l’unique fenêtre soit au-dessus du bureau et donne sur la baie.
— Pas de domestiques, Jack ?
— Non, Altesse. Cathy parle d’engager une nurse, mais elle ne m’en a pas encore persuadé. Est-ce que tout le monde est prêt pour le dîner ?
La réponse fut enthousiaste. Les pommes de terre étaient déjà dans le four et Cathy alla s’occuper du maïs. Jack prit les steaks dans le réfrigérateur et emmena les hommes dehors.
— Vous allez aimer ça, commandant. Jack est un champion du steak.
— Le secret, c’est le charbon de bois, expliqua-t-il. Et bien sûr, d’avoir de la belle viande.
Il avait six superbes tranches de faux-filet et un hamburger pour Sally.
— Où trouves-tu ça, Jack ?
— Un de mes anciens clients de Wall Street a une affaire d’approvisionnement de restaurants. Ceux-ci viennent du Kansas,
Jack déposa les tranches sur le gril, avec une fourchette à long manche, et aussitôt elles se mirent à grésiller agréablement. Il passa au pinceau une sauce barbecue sur la viande.
— La vue est spectaculaire, observa Son Altesse.
— C’est plaisant de voir passer les bateaux, reconnut Jack. Mais ils se font rares, aujourd’hui.
— Ils ont dû écouter la radio, répondit Robby. On a prévu un orage et des vents en tempête pour cette nuit.
— Je n’ai rien entendu.
— C’est le bord d’attaque de ce front froid. Ça se développe assez vite au-dessus de Pittsburgh. Je vole demain, comme je disais, et j’ai téléphoné à la météo de Pax juste avant de venir. Ils m’ont dit que l’orage a l’air assez féroce au radar. Lourde pluie et rafales de vent. Ça devrait nous tomber dessus vers 22 heures.
— Avez-vous beaucoup de ces tempêtes, par ici ? demanda Son Altesse.
— Je vous crois ! Nous n’avons pas des tornades comme dans le Midwest, mais les orages d’ici ont de quoi vous dresser les cheveux sur la tête. Je ramenais un oiseau de Memphis l’année... Non, y a deux ans, et j’avais l’impression d’être sur un trampoline. Impossible de contrôler l’appareil. Je vous jure que ça fait peur. A Pax, ils sont en train de ranger tous les oiseaux dans les hangars et ils y mettront les autres dès qu’ils rentreront, bien à l’abri.
— Ce sera au moins utile pour faire un peu baisser la température, dit Jack tout en retournant les steaks.
— Un peu de fraîcheur ne fera pas de mal. Ça, ce n’est que l’orage courant, commandant. Nous en avons de gros trois ou quatre fois par an. Ils déracinent quelques arbres, mais tant qu’on n’est pas en l’air ou dans un petit bateau, ça n’a rien de bien grave. En bas dans l’Alabama, on serait bon pour la tornade.
— Vous en avez déjà vu ?
— Plus d’une commandant. Le plus souvent, par chez nous, c’est au printemps. Quand j’avais dix ans, j’en ai vu une arriver de l’autre côté de la route, soulever une maison et aller la déposer à huit cents mètres.
Et elles sont bizarres, vous savez. Celle-là n’a même pas fait tomber la girouette de l’église. Elles sont comme ça. Ça vaut le spectacle, c’est sûr, mais mieux vaut voir ça de loin.
— La turbulence est donc le principal danger en vol ?
— C’est ça. Mais il y a l’eau, aussi. J’ai connu des cas où des réacteurs ont aspiré assez d’eau pour arrêter complètement les moteurs, dit Robby. Tout à coup, on se trouve dans un planeur. Pas drôle. Il vaut mieux éviter ça.
— Et quand on ne peut pas ?
— Une fois, commandant, j’ai dû atterrir sur un porte-avions en plein orage... de nuit. J’ai été bien près de mouiller mon froc !
— Je dois remercier Votre Altesse de faire avouer tout ça à Robby. Je le connais depuis plus d’un an et jamais il n’a reconnu qu’il avait eu le moindre frémissement, là-haut.
— Je ne voulais pas gâcher mon image, expliqua Jackson. On doit coller un pistolet sur la tempe de Jack pour le faire monter dans un avion et je ne voulais pas lui faire encore plus peur.
Vlan ! Robby marquait un point.
La terrasse était maintenant dans l’ombre et une légère brise soufflait du nord. Jack surveillait attentivement ses steaks. Il y avait quelques bateaux dans la baie qui, tous, regagnaient le port. Jack sursauta violemment quand un chasseur à réaction passa en hurlant devant la falaise. Il se retourna et eut tout juste le temps de voir l’appareil au fuselage blanc disparaître vers le sud.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Robby ? Ils font ça depuis quinze jours !
Jackson regarda la double queue de l’avion se fondre dans la brume.
— Ils essaient du nouveau matériel sur le F-18. Qu’est-ce qui te gêne ?
— Le bruit !
Robby s’esclaffa.
— Allez, Jack ! C’est pas du bruit, ça, c’est le chant de la liberté !
— Pas mal, commandant, jugea Son Altesse.
— Que diriez-vous maintenant du chant du dîner ?
Robby s’empara du plat et Jack y disposa la viande. Les salades étaient déjà sur la table. Sissy apportait les pommes de terre et le maïs, un tablier protégeant sa jolie robe. Jack servit les steaks et posa le hamburger de Sally sur un petit pain rond. Il assit sa fille sur un gros coussin. Le seul ennui, c’était que personne ne buvait. Il avait acheté quatre bouteilles d’un excellent cru de Californie, pour aller avec la viande, mais tout le monde s’était mis au régime sec.
Planté au milieu de la route, un agent du Secret Service fit signe à la camionnette de s’arrêter.
— Oui, monsieur ? demanda le conducteur.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
La veste de l’agent était déboutonnée. Il n’y avait pas d’arme visible, mais le conducteur savait qu’il devait en avoir une. Il compta six hommes dans un rayon de dix mètres autour de lui et quatre autres un peu plus loin.
— Ben quoi, je viens de le dire au flic, là-bas ! répliqua-t-il en faisant un geste.
Les deux voitures de la police routière n’étaient qu’à deux cents mètres derrière lui.
— Pourriez-vous me le répéter, s’il vous plaît ?
— Y a un problème avec le transformateur, au bout de cette route. Et vous voyez bien que c’est une camionnette de la BG & E, non ?
— Attendez ici, s’il vous plaît.
— Tant que vous voudrez.
Le conducteur échangea un coup d’oeil avec l’homme assis à côté de lui. L’agent revint avec un collègue, qui avait une radio.
— Où est le problème ?
Le conducteur soupira.
— Et de trois ! Le problème, c’est avec le transformateur électrique au bout de la route, là. Les gens de par ici ne se sont pas plaints de l’électricité ?
— En effet, dit le second agent, Avery. Et nous l’avons remarqué aussi. Qu’est-ce qui se passe ?
L’homme assis à la droite du conducteur répondit :
— Je suis Alex Dobbens, ingénieur électricien. Nous avons installé un nouveau modèle de transformateur, expérimental, sur cette ligne. Il y a un appareil de mesure dans la boîte et il transmet des signaux bizarres, comme si le transfo allait tomber en panne. Nous sommes là pour le vérifier.
— Vous avez des papiers ?
— Bien sûr.
Alex sauta du véhicule et le contourna. Il présenta sa carte d’identité de la BG & E en demandant :
— Qu’est-ce qui se passe, par ici ?
— Pouvons pas le dire, grommela Avery. Vous avez un ordre de travaux ?
Dobbens lui donna son bloc-notes.
— Si vous voulez vérifier, vous n’avez qu’à téléphoner à ce numéro, là en haut de la feuille. C’est le siège de la compagnie à Baltimore. Vous demandez M. Griffin.
Avery parla à sa radio pour donner l’ordre à ses hommes de le faire.
— Vous permettez que nous regardions à l’intérieur de votre camion ?
— Faites comme chez vous, répliqua Dobbens.
Il précéda les deux agents et remarqua que quatre hommes dans les parages surveillaient tout avec vigilance, qu’ils étaient largement déployés et avaient les mains libres. D’autres étaient dispersés dans le jardin. Il tira sur la porte coulissante et fit signe aux deux agents de monter.
Ils virent une masse d’outils, de câbles, de matériel. Avery laissa perquisitionner son subordonné.
— Vous êtes obligé d’y aller maintenant ?
— Le transfo risque de péter. Je pourrais laisser faire, mais les gens du quartier risquent de se fâcher si leurs lumières s’éteignent. Les gens sont comme ça, vous savez ? Ça vous dérange que je vous demande qui vous êtes ?
— Secret Service.
Avery montra sa carte. Dobbens resta bouche bée.
— Ah mince ! Vous voulez dire que le président est là ?
— Je ne peux rien dire. Quel est le problème, avec ce transformateur ? Vous dites qu’il est neuf ?
— Ouais, c’est un modèle expérimental. Il utilise un agent réfrigérant inerte au lieu du BPB et il a un conjoncteur-disjoncteur incorporé. C’est là que doit se situer le problème. On dirait que ce transfo est sensible à la température. Nous l’avons réglé plusieurs fois, mais nous n’arrivons pas à bien le stabiliser. Ça fait deux mois que je suis sur ce projet. En général je laisse mes ouvriers s’en occuper, mais ce coup-ci le patron a voulu que je surveille ça moi-même... C’est mon projet, après tout.
L’autre agent sauta de la camionnette et secoua la tête. Avery acquiesça. Il appela ensuite le camion de télécommunication dont les occupants avaient téléphoné à la Baltimore Gaz et Électricité qui leur avait confirmé ce que disait Alex.
— Vous voulez qu’un type nous accompagne pour nous surveiller ? demanda Dobbens.
— Non, pas la peine. Vous en avez pour combien de temps ?
— Allez savoir ! C’est probablement quelque chose de tout bête, mais nous n’avons pas encore mis le doigt dessus. C’est toujours comme ça, les trucs les plus simples sont les plus emmerdants.
— Un orage est annoncé, dit Avery. Je ne voudrais pas être en haut d’un de ces pylônes pendant ces tempêtes-là.
— Ouais, enfin, pendant que nous sommes là à discuter, le travail ne se fait pas. Tout va bien pour vous autres ?
— Oui, oui, allez.
— Vous ne pouvez vraiment pas me dire qui est dans le quartier ?
Avery sourit.
— Désolé.
— Bof, j’ai pas voté pour lui, d’abord, répliqua Dobbens en riant.
— Un instant ! cria le second agent.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Votre pneu avant gauche.
L’homme montra du doigt. Dobbens s’en prit à son conducteur, en voyant une partie de la jante le long du pneu.
— Enfin, nom de Dieu, Louis !
— C’est pas de ma faute, chef ! Ils devaient me changer ça ce matin. Je l’ai noté mercredi. Même que j’ai le double de l’ordre, là !
— Ça va, ça va, ne t’énerve pas, grogna Dobbens et il se tourna vers l’agent. Merci, mon vieux.
— Vous ne pouvez pas changer la roue ?
— Pas de cric. On nous l’a volé. C’est toujours l’ennui avec les camions de la compagnie. Il manque toujours quelque chose. Mais ça va aller, ne vous en faites pas. Bon, eh bien nous avons un transfo à arranger. Salut.
Alex remonta à l’avant et agita la main par la portière quand ils démarrèrent.
— Bien joué, Louis.
— Ouais, répondit le conducteur avec un sourire. J’ai pensé que ça ferait bien. J’en ai compté quatorze.
— C’est ça. Trois sous les arbres, doit y en avoir quatre dans la maison. C’est pas eux notre problème... J’espère qu’Ed et Willy n’ont pas eu de pépins.
Dobbens contempla les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon.
— Non, non, pas du tout. Tout ce qu’ils avaient à faire, c’était arroser une bagnole à flics et changer de voiture. Les flics étaient plus détendus que j’aurais cru, observa Louis.
— Pourquoi pas ? Ils nous croient ailleurs.
Alex ouvrit une caisse à outils et y prit un émetteur. L’agent l’avait vu, mais n’avait fait aucune réflexion. Il ne pouvait pas savoir qu’il était à longue portée. Il n’y avait pas d’armes, dans le véhicule, naturellement, mais les radios étaient encore plus redoutables. Il répéta à la radio ce qu’il avait appris et reçut une réponse. Puis il sourit. Les agents ne s’étaient même pas étonnés de la présence des deux échelles à extension, sur le toit. Il consulta sa montre. Rendez-vous dans quatre-vingt-dix minutes...
— Le drame, c’est qu’il n’existe vraiment aucune manière civilisée de manger le maïs en épi, dit Cathy. Et ne parlons pas de le beurrer !
— C’était quand même excellent, dit le prince. D’une ferme locale, Jack ?
— Cueilli cet après-midi même, confirma Ryan. C’est comme ça que c’est bon.
Depuis quelque temps, Sally mangeait très lentement. Elle se débattait encore avec son hamburger, mais personne n’avait envie de quitter la table.
— Jack, Cathy, c’était un dîner délicieux, déclara Son Altesse.
— Et sans discours ! renchérit sa femme.
— Je suppose que toutes ces réceptions officielles doivent finir par être lassantes, dit Robby en se posant une question qu’il ne pouvait formuler : Quel effet cela fait-il d’être prince ?
— Ce ne serait pas trop embêtant si les discours étaient originaux, mais j’ai l’impression d’entendre toujours le même ! Excusez-moi, je ne devrais pas dire cela, même entre amis.
— Vous savez, ce n’est pas très différent dans les réunions du département d’histoire, avoua Jack.
À Quantico, en Virginie, le téléphone sonna. La Brigade de sauvetage des otages du FBI avait son propre bâtiment, situé à l’extrémité de la longue rangée de polygones de tir qui lui servait de centre d’entraînement. Un DC 4 sans moteur se trouvait à côté, utilisé pour s’entraîner aux techniques d’assaut sur un avion détourné. Au pied de la colline, il y avait la « maison des otages » et d’autres constructions servant chaque jour à la brigade pour parfaire ses talents. L’agent spécial Gus Werner décrocha le téléphone.
— Salut, Gus, dit Bill Shaw.
— On les a retrouvés ? demanda Werner Il avait trente-cinq ans, des cheveux roux et une grosse moustache qu’on ne lui aurait jamais autorisée au temps de Hoover,
— Non, mais je veux que vous réunissiez une équipe d’avant-garde et que vous lui fassiez prendre l’air. Si quelque chose se passe, nous devrons agir vite.
— Normal. Où allons-nous, au juste ?
— A Hagerstown, la caserne de la police routière. On vous y attendra.
— D’accord. J’emmènerai six hommes. Nous pourrons probablement démarrer dans trente à quarante minutes, dès que l’hélico arrivera. Appelez-moi s’il y a du nouveau.
— Entendu. À tout à l’heure.
Shaw raccrocha. Werner alerta l’équipage de l’hélicoptère. Puis il traversa l’immeuble pour se rendre dans la salle de classe, dans le fond. Les cinq hommes de son groupe d’alerte d’urgence s’y trouvaient ; la plupart lisaient. Ils étaient maintenus en état d’alerte depuis plusieurs jours. Cela rendait l’entraînement de routine plus pénible, mais c’était surtout pour se défendre contre l’ennui d’attendre un événement qui ne se produirait probablement pas. Les soirées étaient consacrées à la lecture et à la télévision. Ces hommes-là n’étaient pas des agents du FBI en col blanc. Ils portaient une combinaison aux innombrables poches. Non seulement ils avaient tous l’expérience du travail sur le terrain, mais ils étaient presque tous des anciens combattants ou des tireurs d’élite qui épuisaient plusieurs boîtes de munitions par semaine.
— Réveillez-vous, les gars, écoutez un peu, dit Werner. On veut une équipe avancée à Hagerstown. L’hélico sera là dans une demi-heure.
— On annonce un gros orage, objecta un des hommes.
— Emportez vos pilules contre le mal de l’air, répliqua Werner.
— On les a retrouvés ? demanda un autre.
— Non, mais il y a des gens qui s’énervent.
— D’accord.
Cet homme-là était champion de tir, avec un fusil spécial à long canon, déjà prêt dans un étui doublé de caoutchouc mousse. Le matériel de l’équipe tenait dans une douzaine de sacs de marin. Les hommes boutonnèrent leur chemise. Quelques-uns allèrent aux toilettes prendre leurs précautions. Aucun n’était particulièrement surexcité. Dans leur travail, ils attendaient beaucoup plus qu’ils n’agissaient. La Brigade de sauvetage des otages existait depuis plusieurs années, mais n’avait encore sauvé personne. Ses membres étaient plutôt utilisés comme brigade d’intervention spéciale et s’étaient taillé une réputation aussi redoutable qu’ils étaient inconnus, sauf dans les milieux du maintien de l’ordre.
— Ouah ! Le voilà qui arrive ! s’écria Robby. Et ça va être une beauté !
En moins de dix minutes, le vent avait changé, passant de la brise légère à des rafales violentes qui faisaient résonner la maison aux hauts plafonds.
— C’était par une nuit noire et orageuse, plaisanta Jack.
Il alla à la cuisine, où trois hommes préparaient des sandwiches pour leurs camarades.
— J’espère que vous avez des imperméables, leur dit-il.
— Nous sommes habitués.
— Ce sera au moins une pluie chaude, dit un des Britanniques. Merci infiniment pour les en-cas et le café.
Les premiers grondements de tonnerre se firent entendre au loin. Jack conseilla :
— Ne restez pas sous les arbres. La foudre gâcherait votre journée.
Il retourna dans la salle à manger, où Robby continuait de parler de ses avions. Le sujet actuel était les catapultes.
— On ne s’y habitue jamais tout à fait, disait-il. En deux secondes, on passe de l’arrêt complet à cent cinquante noeuds.
— Et si quelque chose tourne mal ? demanda le prince.
— On nage, répliqua Robby.
— Monsieur Avery, caqueta la radio.
— Oui ?
— Vous avez Washington en ligne.
— D’accord, je serai là dans une minute.
Avery descendit l’allée vers le camion des télécommunications. Le chef du contingent britannique, Longley, le suivit. Tous deux y avaient d’ailleurs laissé leurs imperméables et ils n’allaient pas tarder à en avoir besoin. Ils voyaient des éclairs, à quelques kilomètres, qui se rapprochaient rapidement.
— Et voilà pour la météo, maugréa Longley.
— J’espérais qu’il passerait à côté.
Le vent les gifla de nouveau, en soulevant de la poussière du champ labouré, de l’autre côté de la route. Ils dépassèrent les deux hommes portant un plateau de sandwiches recouvert d’un torchon. Un jeune chien noir trottinait derrière eux, dans l’espoir qu’ils en laisseraient tomber un.
— Ce Ryan est un type épatant, n’est-ce pas ?
— Il a une adorable petite fille. On peut toujours juger un homme d’après ses gosses, dit Avery.
Ils arrivèrent au camion au moment où tombaient les premières gouttes de pluie. L’agent du Secret Service prit le radiotéléphone.
— Ici Avery.
— Chuck, c’est Bill Shaw, du Bureau. Je viens de recevoir un appel des techniciens, à cette maison du canton de Howard.
— Et alors ?
À l’autre bout de la liaison, Shaw regardait un plan en fronçant les sourcils.
— Ils ne trouvent aucune empreinte, Chuck. Ils ont des armes, des munitions, certaines étaient en cours de nettoyage, mais pas d’empreintes. Pas même sur les papiers des hamburgers. Ça sent mauvais, tout ça.
— Et la voiture qui a été mitraillée dans l’ouest du Maryland ?
— Rien du tout, peau de balle. Comme si les mécréants avaient sauté dans un trou et refermé le couvercle sur eux.
C’était tout ce que Shaw avait à dire. Chuck Avery faisait partie du Secret Service depuis le début de sa vie d’adulte ; il était normalement affecté à la protection du président. Cela lui avait donné un point de vue limité et quelque peu paranoïaque de la vie. Pensant à son entraînement, il se dit que cet ennemi-là devait être extrêmement habile...
— Merci pour le tuyau, Bill. Nous garderons les yeux ouverts.
Il enfila son imperméable et reprit sa radio.
— Équipe Un, ici Avery. Rassemblement à l’entrée. Nous avons peut-être une nouvelle menace possible.
Les explications pouvaient attendre.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Longley.
— Il n’y a pas d’indices concrets dans la maison, les techniciens n’ont pas trouvé d’empreintes, du tout.
Longley comprenait vite, lui aussi.
— Ils n’ont pas pu avoir le temps de tout essuyer. Donc, tout était prévu pour...
— Précisément. Pour commencer, je vais faire élargir le périmètre. Ensuite, nous demanderons des renforts de police. Et nous allons tous nous faire tremper, ajouta Avery alors que la pluie crépitait bruyamment sur la carrosserie.
— Je veux deux hommes de plus dans la maison.
— D’accord. Mais commençons par les mettre tous au courant.
Avery ouvrit la porte et les deux hommes remontèrent par l’allée.
Les agents en faction le long de la route se rassemblèrent à l’entrée de la propriété. Ils étaient sur le qui-vive, mais y voyaient mal, avec le vent qui leur chassait la pluie dans la figure et les nuages de poussière venant du champ de l’autre côté. Un agent fit le compte et trouva qu’il en manquait un. Il envoya un de ses camarades chercher l’homme dont la radio ne devait pas marcher. Ernie partit avec lui, car l’agent lui avait donné la moitié d’un sandwich.
— Voulez-vous passer dans le living-room, dit Cathy en indiquant les fauteuils, à quelques mètres. Je voudrais desservir.
— Je vais le faire, Cath, proposa Sissy Jackson. Va te reposer.
Elle alla à la cuisine mettre le tablier. Ryan fut certain que sa femme avait averti les Jackson, tout au moins Sissy qui s’était manifestement habillée pour une grande occasion. Tout le monde se leva et Robby alla aux toilettes.
Alex était maintenant au volant.
— On y va, maintenant ! Tout le monde est prêt ?
— En route ! répliqua O’Donnell qui, comme Alex, voulait être en première ligne. Nous avons la météo pour nous.
— C’est bien vrai, reconnut Alex.
Il alluma les phares et vit deux groupes d’agents, écartés de quelques mètres.
La force de sécurité vit approcher les phares. Les hommes gardèrent un oeil vigilant sur le véhicule, bien qu’ils sachent ce que c’était et ce que faisaient ces ouvriers. À trente mètres devant eux, il y eut un éclair et une détonation. Certains portèrent instinctivement la main à leur arme, mais s’immobilisèrent en voyant que le pneu avant droit du camion avait éclaté et claquait sur la chaussée tandis que le conducteur se débattait pour garder le contrôle. Le véhicule s’arrêta juste à l’entrée de l’allée. Personne n’avait fait de réflexion sur les échelles. Personne ne remarqua leur disparition. Le conducteur sauta à terre et regarda sa roue.
— Ah merde !
À deux cents mètres de là, Avery vit la camionnette arrêtée et son instinct déclencha un signal d’alarme. Il se mit à courir.
La porte de la fourgonnette coulissa, révélant quatre hommes avec des armes automatiques.
Les agents qui se trouvaient tout près réagirent, mais trop tard. À peine la porte s’était-elle ouverte que des coups de feu claquèrent, tirés par la première arme. Elle était équipée d’un silencieux cylindrique qui étouffa le bruit, mais pas la langue de feu qui troua la pénombre et dès la première seconde cinq hommes s’écroulèrent. Les autres assaillants tiraient déjà et le premier groupe d’agents fut éliminé sans qu’ils aient riposté. Les terroristes sautèrent à terre et s’attaquèrent au second groupe. Un agent du Secret Service leva son Uzi et tira une courte salve qui tua le premier homme sautant de l’arrière de la camionnette, mais le camarade qui le suivait abattit l’agent. Deux autres gardes étaient morts, à présent, et les quatre derniers du groupe se jetèrent à plat ventre et tentèrent de retourner le tir.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Ryan.
Le bruit était difficile à distinguer, dans le vacarme de la pluie et du tonnerre. Toutes les têtes se tournèrent, dans la pièce. Il y avait un agent britannique dans la cuisine et deux hommes du Secret Service sur la terrasse. L’un d’eux prenait sa radio.
Le revolver d’ordonnance d’Avery était enrayé. Comme chef de l’équipe, il ne s’était pas armé d’autre chose que de son Magnum 357 Smith et Wesson. Son autre main était déjà occupée par sa radio.
— Appelez Washington, nous sommes attaqués ! Nous avons besoin de renforts, immédiatement ! Tireurs inconnus sur le périmètre ouest. Nous avons des morts, nous avons besoin de secours !
Alex plongea dans la camionnette et en retira un lance-roquettes RPG-7. Il distinguait à peine les deux voitures de la police routière, à deux cents mètres. Il ne voyait pas les agents, mais ils devaient être là. Il haussa son arme à la hauteur voulue et pressa la détente, ajoutant un nouveau coup de tonnerre à ceux du ciel. Le projectile tomba un peu à court de l’objectif, mais son explosion fit pleuvoir des éclats brûlants qui traversèrent un réservoir. Il explosa et les deux véhicules ne furent plus qu’un brasier.
Derrière lui, les tueurs s’étaient déployés. Un seul agent du Secret Service ripostait encore. Alex vit que deux hommes de l’ULA étaient à terre, mais les autres prirent l’agent à revers et l’achevèrent.
— Mon Dieu !
Avery avait tout vu, lui aussi. Longley et lui se regardèrent, sachant ce que chacun pensait. Ils ne nous auront pas, tant que je resterai en vie.
— Shaw !
Le radio-téléphone crépitait de parasites.
— Nous sommes attaqués. Nous avons des agents à terre, annonça le haut-parleur mural. Un nombre inconnu de... on dirait une foutue guerre, par ici ! Nous avons besoin de secours, tout de suite !
— D’accord, nous y travaillons.
Shaw donna rapidement des ordres et le standard téléphonique s’illumina. Les premiers appels partirent vers les postes de police routière et cantonale les plus rapprochés. Ensuite, la Brigade de sauvetage des otages fut alertée, à Washington. Sa Chevrolet Suburban était prête dans le garage. Shaw regarda l’heure et appela Quantico sur la ligne directe.
— L’hélico se pose en ce moment, répondit Gus Werner.
— Savez-vous où est la maison de Ryan ? demanda Shaw.
— Oui, c’est sur la carte. C’est là que sont les visiteurs en ce moment, n’est-ce pas ?
— Ils sont attaqués. En combien de temps pouvez-vous y être ?
— Quelle est la situation ?
Werner regardait par la fenêtre ses hommes qui chargeaient leur équipement dans l’hélicoptère.
— Inconnue. Nous venons de faire partir l’équipe, mais vous arriverez peut-être les premiers. L’homme des communications vient juste d’appeler, il dit qu’ils sont attaqués, que des agents ont été tués.
— Si vous avez du nouveau, prévenez-nous. Nous serons en l’air dans deux minutes.
Werner courut dehors rejoindre ses hommes. Il dut hurler pour être entendu dans le bruit du rotor, puis il rentra précipitamment dans le bâtiment où les agents de surveillance reçurent l’ordre de faire venir le reste de la brigade. Quand il retourna à l’hélicoptère, ses hommes avaient sorti leurs armes des sacs. L’appareil décolla dans la tempête menaçante.
Ryan remarqua l’activité fébrile au-dehors alors qu’un agent britannique sortait de la cuisine et se précipitait à l’extérieur pour s’entretenir brièvement avec ceux du Secret Service. Il rentrait quand des éclairs illuminèrent la terrasse. Un des agents se retourna, leva son arme et tomba à la renverse. La vitre se brisa derrière lui. Les deux autres s’étaient jetés à plat ventre. L’un d’eux se redressa pour tirer et retomba à côté de son camarade. Le dernier entra et cria à tout le monde de se coucher. Jack eut à peine le temps de réagir avant qu’une autre vitre vole en éclats et que le dernier agent de la sécurité s’écroule. Quatre hommes armés surgirent dans les débris de verre. Ils étaient tout en noir, à part la boue sur leurs bottes et leur torse. L’un d’eux arracha son masque. C’était Sean Miller.
Avery et Longley étaient seuls, couchés au milieu du jardin. Le Britannique regarda des hommes armés se pencher sur les cadavres des agents, puis se former en deux groupes et marcher vers la maison.
— Nous sommes trop exposés, ici, grommela-t-il. Si nous voulons servir à quelque chose, nous devons reculer sous les arbres.
— Allez devant.
Avery tint son revolver à deux mains et visa une des silhouettes en noir, qui n’était visible que lorsqu’un éclair fulgurait. Elles étaient encore à cent mètres, une très longue portée pour une arme de poing. L’éclair suivant lui donna un objectif. Il tira, manqua son coup et s’attira une tempête de feu. Ces balles le manquèrent aussi, mais le bruit de leur impact dans la terre mouillée était bien trop rapproché. La ligne de tir se déplaça. Les tueurs avaient peut-être aperçu Longley courant vers les arbres. Avery tira encore une fois en visant soigneusement et vit un homme s’effondrer, touché à la jambe. La riposte fut plus précise, cette fois. Avery vida son chargeur. Il pensait avoir atteint un autre homme quand tout s’arrêta.
Longley était arrivé sous les arbres et se retournait. Il vit Avery à terre qui ne bougeait pas alors que les tueurs n’étaient qu’à cinquante mètres. Le Britannique jura et rassembla le reste des hommes. L’agent de liaison du FBI n’avait que son revolver, les trois Britanniques des pistolets automatiques et l’unique agent du Secret Service une Uzi avec deux chargeurs de rechange. Même s’ils n’avaient pas eu de personnes à protéger, ils ne pouvaient fuir nulle part.
— Ainsi, nous nous retrouvons, dit Miller.
Il tenait une mitraillette Uzi et il se baissa pour en ramasser une autre, près d’un des gardes abattus. Cinq autres hommes entrèrent derrière lui. Ils se déployèrent en demi-cercle, pour couvrir Ryan et ses invités.
— Relevez-vous ! Les mains en l’air, que nous puissions les voir !
Jack se releva, le prince à côté de lui. Puis ce fut le tour de Cathy, avec Sally dans ses bras, et la princesse. Trois hommes pivotèrent quand la porte de la cuisine s’ouvrit. C’était Sissy Jackson qui essaya de ne pas lâcher des assiettes alors qu’un tueur l’attrapait par le bras. Deux assiettes tombèrent et se brisèrent quand il la força à lever la main.
Ils ont une bonne, se rappela Miller en voyant la robe foncée et le tablier. Une noire, une belle femme... Il souriait, à présent, la honte de ses missions manquées oubliée. Il avait tous ses objectifs devant lui et, entre les mains, de quoi les éliminer.
— Va te mettre là-bas avec les autres ! ordonna-t-il.
— Mais qu’est-ce que...
— Avance, négresse !
Un autre tueur, le plus petit de la bande, la poussa vers le groupe. Les yeux de Jack s’attardèrent sur lui, une seconde... Il avait déjà vu cette tête-là quelque part.
— Espèce d’ordure ! cria Sissy, indignée, en se retournant pour foudroyer l’homme des yeux en oubliant sa terreur.
— Tu ne devrais pas travailler pour n’importe qui, lui dit Miller. Avance !
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Ryan.
— Pourquoi gâcher la surprise ?
À une dizaine de mètres de là, Robby était le plus mal placé pour entendre ce qui se passait. Il se lavait les mains, sans se soucier du tonnerre, quand la fusillade éclata sur la terrasse. Il sortit de la salle de bains pour regarder du côté du living-room au bout du couloir, mais ne vit rien. Ce qu’il entendit lui suffit. Tournant les talons, il monta dans la grande chambre. Son premier mouvement fut d’appeler la police, mais le téléphone ne marchait pas. Il chercha ce qu’il devait faire. C’était toute autre chose que de piloter un chasseur.
Jack a des armes... où diable est-ce qu’il les cache ?... Il faisait noir, dans la chambre, et il n’osait allumer.
Dehors, la rangée de tueurs avançait vers les arbres. Longley déploya ses hommes pour les accueillir. Son travail d’agent de la sécurité ne l’avait pas préparé à ce genre de chose, mais il fit de son mieux. Ils étaient bien à couvert, dans le bois, certains arbres étaient assez gros pour arrêter une balle. Il fit placer son arme automatique sur la gauche.
— FBI, ici approche Patuxent River. Sierra quatre-zéro-un-neuf, à vous.
À bord de l’hélicoptère, le pilote tourna les cadrans du transrécepteur jusqu’à ce que le code voulu apparaisse. Puis il chercha sur la carte les coordonnées de sa destination. Il savait à quoi elle ressemblait, d’après les photos aériennes, mais elles avaient été prises de jour. La nuit, les choses étaient très différentes et il avait aussi le problème du contrôle de son appareil. Il volait dans un vent de travers de quarante noeuds et les conditions atmosphériques se détérioraient à chaque kilomètre. À l’arrière, les membres de la brigade s’efforçaient de se mettre en tenue camouflée de nuit.
— Quatre-zéro-neuf, virez à gauche sur un cap zéro-deux-quatre. Maintenez l’altitude actuelle. Avertissement, le plus gros de l’orage a l’air de s’approcher de votre objectif, annonça la radio. Vous recommande de ne pas excéder mille pieds. Je vais essayer de vous guider pour contourner le pire.
— Bien reçu.
Le pilote grimaça. Il était évident que le temps, devant eux, était encore plus mauvais qu’il l’avait craint. Il abaissa son siège au maximum, resserra sa ceinture de sécurité, et alluma ses feux de tempête. À part cela, il ne pouvait rien faire d’autre que transpirer, ce qui se faisait automatiquement.
— Les copains, là derrière, attachez bien vos ceintures !
O’Donnell fit arrêter ses hommes. L’orée du bois était à cent mètres et il savait que des armes s’y cachaient. Un groupe obliqua sur la gauche, l’autre sur la droite. Ils comptaient attaquer par échelons, chaque groupe avançant alternativement et fournissant une couverture à l’autre. Tous ses hommes étaient en noir et armés de mitraillettes, à part un seul qui traînait à quelques mètres derrière. Il regrettait qu’ils n’aient pas apporté d’armes plus lourdes. Il y avait encore beaucoup à faire, il devait emporter ses hommes abattus, un mort et deux blessés. Mais avant tout... Il porta sa radio à sa bouche pour faire venir un de ses pelotons.
Sur la droite d’O’Donnell l’unique agent du Secret Service encore en vie colla son flanc gauche contre un chêne et leva son Uzi. Pour lui et pour ses camarades sous les arbres, il n’y avait pas de retraite possible. Le métal noir des guidons était difficile à distinguer dans la nuit et ses objectifs étaient à peine visibles. L’orage joua encore son rôle, en illuminant un instant la pelouse d’un coup de projecteur qui montra l’herbe verte et les hommes en noir. Il choisit une cible et tira une courte salve, mais fit long feu. Les deux groupes d’assaillants ripostèrent et l’agent dut reculer en entendant plus d’une dizaine de balles frapper le chêne. Tout le paysage semblait constellé de petites langues de feu. L’agent du Secret Service se remit en position et épaula de nouveau. Le groupe qui venait directement vers lui courait maintenant sur sa gauche dans les ronces. Il allait être débordé par le flanc... mais alors les tueurs reparurent en tirant dans les buissons et il y eut des éclairs d’une riposte venant de sous les arbres. Tout le monde en fut surpris et, tout à coup, plus personne ne contrôla la situation.
O’Donnell avait projeté de faire avancer ses équipes de chaque côté de la clairière, mais à présent des coups de feu provenaient de l’orée du bois au sud et une de ses équipes était exposée, débordée sur deux côtés. Il évalua en un instant la nouvelle situation tactique et donna des ordres.
Ryan rageait en silence. Les tueurs savaient exactement ce qu’ils faisaient et cela réduisait ses options à zéro. Six armes à feu étaient braquées sur ses invités et lui et il n’y pouvait strictement rien. Sur sa droite, Cathy serrait leur fille dans ses bras et Sally elle-même gardait le silence. Ni Miller ni ses hommes ne faisaient inutilement du bruit.
— Sean, ici Kevin, crépita la radio de Miller dans les parasites. Nous avons de l’opposition venant des arbres. Vous les avez ?
— Oui, Kevin. La situation est contrôlée.
— J’ai besoin de secours ici.
— Nous arrivons.
Miller empocha sa radio. Il fit signe à ses camarades et en désigna trois.
— Vous, là, préparez-les. S’ils résistent, tuez-les tous. Vous deux, venez avec moi.
Il les précéda, par la porte-fenêtre brisée, et ils disparurent.
Les trois derniers tueurs avaient ôté leur masque. Deux étaient grands, à peu près de la taille de Ryan, un blond et un brun. L’autre était petit et presque entièrement chauve... Je le connais, mais d’où ? C’était lui le plus effrayant. Sa figure était convulsée. Le blond lui donna un paquet de cordes. Une seconde plus tard, il fut évident qu’elles étaient déjà coupées et préparées pour les ligoter tous.
Robby, où diable es-tu ? Jack regarda Sissy, qui pensait la même chose. Elle hocha imperceptiblement la tête et il y avait de l’espoir dans ses yeux. Le petit chauve le remarqua.
— T’en fais pas, tu seras payée, dit-il.
Il posa son arme sur la table du dîner et s’avança avec le blond, pendant que le brun reculait pour les couvrir tous. Dennis Cooley s’approcha d’abord du prince, avec la corde, et lui tira les mains derrière le dos.
Ah, voilà ! Robby leva les yeux. Jack avait rangé son fusil de chasse sur la plus haute étagère de la penderie, ainsi qu’une boîte de cartouches. Il dut se hausser sur la pointe des pieds pour les prendre et son geste fit tomber un pistolet dans un étui. Le bruit le fit grimacer, mais il le dégaina vivement et le glissa dans sa ceinture. Il vérifia ensuite le fusil et tira sur la culasse ; il y avait une cartouche dans le canon et le cran de sûreté était mis. Parfait. Il remplit ses poches de cartouches et retourna dans la chambre.
Et maintenant ? Ce n’était pas comme le pilotage d’un F-14, avec un radar pour se braquer sur des cibles à cent cinquante kilomètres et un appareil d’escorte pour repousser les bandits sur ses arrières.
Le tableau... Il fallait s’agenouiller sur le lit pour regarder par là... Pourquoi diable est-ce que Jack a disposé ses meubles comme ça ? pesta Jackson. Il posa le fusil et dut se servir de ses deux mains pour faire glisser la gravure sur la tringle. Il ne la déplaça que de quelques centimètres, juste de quoi voir... Combien... un, deux... trois. Est-ce qu’il y en a d’autres ? Et si j’en laissais un en vie...
Ils étaient en train de ligoter Ryan. Le prince – le commandant comme il l’appelait en pensée – avait déjà les mains attachées et lui tournait le dos. Quand le petit homme en eut fini avec Jack, il le repoussa sur le canapé. Jackson le vit alors porter les mains sur sa femme.
— Qu’est-ce que vous allez faire de nous ? demanda Sissy.
— Boucle-la, négresse, répondit le nabot.
Même Robby savait que c’était stupide de se formaliser pour si peu ; le problème actuel était infiniment plus grave que les réflexions d’un con de raciste, mais son sang bouillonna quand il vit la femme qu’il aimait tripotée par ce... par cette petite ordure blanche !
Une petite voix intérieure lui conseilla de se calmer, de prendre son temps, de réfléchir. Il devait réussir du premier coup. Alors, du calme.
Longley commençait à espérer. Il y avait des amis sous les arbres, sur sa gauche. Il se dit qu’ils venaient peut-être de la maison. L’un d’eux au moins avait une arme automatique et il comptait trois terroristes morts, ou du moins couchés dans l’herbe sans bouger. Il avait tiré cinq coups, tous manqués – la portée était trop longue pour un pistolet, la nuit –, mais ils avaient arrêté net les assaillants. Et du secours arrivait. C’était certain. Le camion des télécoms était vide, mais l’agent du FBI à sa droite y était allé. Il suffisait d’attendre, de tenir encore quelques minutes...
— J’ai des éclairs au sol, droit devant, annonça le pilote. Je...
Un éclair révéla la maison, pendant un bref instant. Ils ne virent personne, mais c’était bien la bonne maison et il y avait des éclats lumineux qui ne pouvaient venir que d’une fusillade, à huit cents mètres environ, alors que l’appareil était secoué dans le vent et la pluie. Le pilote avait beaucoup de mal à voir la terre. Son tableau de bord était vivement illuminé et les éclairs fulgurants décoraient sa vision de toute une collection de taches lumineuses bleues et vertes.
— Dieu de Dieu, gronda Gus Werner à l’interphone. Dans quoi est-ce que nous nous fourrons ?
— Au Viêtnam, nous appelions ça une L.Z. brûlante, répondit calmement le pilote, mais là-bas aussi il avait eu grand peur.
— Demandez Washington.
Le copilote changea de fréquence à la radio et fit signe à l’agent à l’arrière pendant que l’hélicoptère planait.
— Ici Werner.
— Bill Shaw, Gus. Où êtes-vous ?
— Nous avons la maison en vue et il y a une sacrée bataille qui se déroule là-dessous. Est-ce que vous êtes en contact avec les nôtres ?
— Négatif, ils ne sont pas sur les ondes. L’équipe de D.C. est encore à trente minutes. La police routière et cantonale ne sont pas loin, mais pas encore sur place. La tempête déracine des arbres un peu partout et il y a des bouchons terribles sur les routes. Vous êtes l’homme sur place, Gus, alors c’est à vous de prendre l’initiative.
La mission de la brigade de sauvetage d’otages était de prendre en main une situation existante, de la stabiliser et de sauver les otages, pacifiquement si possible, sinon par la force. Ce n’était pas une troupe d’assaut ; ils étaient des agents spéciaux du FBI, mais ils avaient des camarades, là au sol.
Nous avançons maintenant. Dites à la police et aux agents fédéraux que nous sommes sur les lieux. Nous essaierons de vous tenir informé.
— Bien. Soyez prudent, Gus.
Werner s’adressa au pilote :
— Amenez-nous sur place.
— O.K. Je vais d’abord faire le tour de la maison et puis je reviendrai vous déposer sous le vent. Je ne peux pas vous amener plus près. Le vent est trop violent, je risque de perdre l’appareil, là en bas.
— Allons-y.
Werner se retourna. Ses hommes avaient réussi à s’équiper. Chacun était armé d’un pistolet automatique. Quatre avaient des fusils-mitrailleurs MP-5, comme lui. Le tireur d’élite et son guetteur seraient les premiers à descendre.
— On y va !
Un des hommes fit un geste du pouce levé qui avait l’air beaucoup plus insouciant qu’ils ne l’étaient.
L’hélicoptère fut plaqué vers le sol par une rafale soudaine. Le pilote eut tout juste le temps de le redresser à moins de trente mètres des arbres. La maison n’était plus qu’à quelques centaines de mètres. Ils survolèrent le bord sud de la clairière, ce qui permit à tout le monde de se faire une idée de la situation.
— Ah, dites, ce coin entre la maison et le bord de la falaise, dit le pilote, ça pourrait être assez grand, après tout.
Il augmenta la puissance et l’appareil plongea dans le vent.
— Hélico ! glapit un homme à la droite d’O’Donnell.
Le chef leva les yeux et le vit, une forme spectrale faisant un bruit irrégulier. C’était un risque qu’il avait prévu.
Près de la route, un de ses hommes ôta la bâche d’un lance-missiles Redeye, acheté en même temps que les autres armes.
— Je suis obligé d’utiliser mes feux d’atterrissage, ma vision nocturne est foutue, dit le pilote à l’interphone.
Il tourna à huit cents mètres à l’ouest de la maison des Ryan, dans l’intention de la survoler tout droit et puis de tourner dans le vent et de descendre derrière ce qu’il espérait lui servir d’écran. Dieu, pensa-t-il, on se croirait au Viêtnam. D’après les éclairs des coups de feu, au sol, la maison semblait être entre des mains amies. Il alluma ses lumières d’atterrissage. C’était un risque, mais inévitable.
Dieu soit loué, j’y vois clair, maintenant ! se dit-il. Le sol était visible à travers un rideau de pluie scintillante. Il comprit que la tempête allait encore empirer. Il devait opérer son approche avec le nez dans le vent. Le vol dans la pluie réduirait sa visibilité, mais au moins, ainsi, il y verrait sur cent ou deux cents mètres... Quoi !
Il y avait un homme debout au milieu d’un champ, qui braquait quelque chose. Le pilote perdit de l’altitude à l’instant où un éclair rouge fonçait sur son appareil et ses yeux restèrent rivés sur ce qui ne pouvait être qu’un missile sol-air. Les deux secondes que mit le projectile durèrent pour lui une heure, mais le missile passa à travers les pales de son rotor et disparut dans le ciel. Il tira immédiatement sur ses commandes, mais il n’avait pas le temps de se remettre de sa manoeuvre d’évasion. L’hélicoptère tomba dans un champ labouré à quatre cents mètres de la maison des Ryan. Il n’en bougerait pas tant qu’un camion ne viendrait pas chercher l’épave.
Miraculeusement, deux hommes seulement étaient blessés. Werner était l’un d’eux. Il avait l’impression d’avoir reçu une balle dans le dos. Le tireur d’élite ouvrit la porte et sauta à terre, son guetteur sur ses talons. Les autres suivirent ; un des hommes soutint Werner ; un autre boitillait, une cheville foulée.
La princesse fut la suivante. Elle était plus grande que Cooley et elle réussit à le toiser d’un regard méprisant. Le petit homme la fit pivoter brutalement pour lui lier les mains.
— Nous avons de grands projets pour vous, promit-il quand il eut fini.
— Espèce de petit fumier, je parie que vous ne savez même pas comment ! lui lança Sissy, ce qui lui valut une gifle retentissante.
Robby observait, attendant que le blond s’écarte. Finalement il recula...
TOM Clancy
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