lundi 4 mars 2013
L'HOMME AU MASQUE DE FER: TROISIEME PARTIE:CHAPITRE IV LE FRÈRE DU ROI
L’homme au masque de fer s’était réfugié dans un silence
non point de résignation, mais de dignité. Et il s’était efforcé
d’éclaircir lui-même une énigme que M. de Durbec et
M. de Saint-Mars ne voulaient pas lui expliquer.
Alors, il revécut par la pensée toutes les phases de son
existence. Par un effort prodigieux de mémoire, le fils de
Mazarin et d’Anne d’Autriche en arriva à reconstituer, jusque
dans leurs plus petits détails, toutes ses années depuis qu’il
avait l’âge de raison. Une fois en possession de tous les faits qui
formaient sa vie, l’un domina tout : sa ressemblance avec le roi,
qui ne lui avait pas échappé, et au sujet de laquelle, à plusieurs
reprises, il avait interrogé son père, ou du moins celui qu’il
croyait l’être.
Mais le chevalier lui avait toujours répondu : « C’est un
effet du hasard. » Et Henry s’était toujours contenté de cette
explication sommaire, qu’il estimait cependant décisive, tant il
croyait l’homme qui l’avait élevé, incapable non pas du moindre
mensonge, mais de la plus légère inexactitude.
Maintenant, un doute germait en lui avec une persistance
sans cesse croissante, et il entrevoyait la vérité comme à travers
une brume.
Se rappelant aussi des visites que lui avait faites, au cours
des premières années où il se trouvait au manoir de Chevreuse,
une dame qui lui parlait avec tant de douceur et le serrait
tendrement dans ses bras, et qu’un jour il avait reconnu au
milieu d’un brillant cortège pour la reine Anne d’Autriche, il en
arrivait non plus à se demander : « Si elle était ma mère ! »
Mais à se dire : « Je suis son fils ! »
Alors, le coeur de plus en plus serré, il songeait qu’en ce cas
le chevalier de Castel-Rajac ne pouvait être son véritable père,
car, en grandissant, bien que le chevalier ne lui eût fait aucune
confidence et qu’il ne se fût jamais permis de lui adresser la
moindre question indiscrète, Henry n’avait pas été sans se
rendre compte des liens si puissants et si tendres qui unissaient
la duchesse de Chevreuse à Castel-Rajac. Et, logiquement,
sainement, il en concluait que le chevalier ne pouvait être que
son père adoptif. Alors, quel était le véritable ? Ce ne pouvait
être Louis XIII, puisque, en effet, Henry était né un an avant
Louis XIV et, si sa légitimité n’avait pas été impossible à établir,
il eût été proclamé héritier de la couronne.
Si donc on l’avait fait disparaître, si la reine, par
l’intermédiaire de son amie Mme de Chevreuse l’avait confié au
chevalier de Castel-Rajac et avait demandé à celui-ci de lui
donner son nom et de lui servir de père, c’était parce qu’il fallait
cacher à tout prix sa venue au monde, c’était parce qu’il était le
fils de l’adultère !
S’expliquaient ainsi les paroles que Richelieu avait
adressées à Castel-Rajac en prenant congé de lui dans la grande
salle du château de Pau, paroles que lui, Henry, n’avait jamais
oubliées, tant elles avaient laissé dans son esprit une impression
ineffaçable.
À moins que son père ne le délivrât, et il en était sûr, il était
condamné à vivre et à mourir dans son cachot.
Cette ressemblance l’avait à tout jamais perdu. Pourtant,
Dieu sait qu’il n’avait jamais eu l’intention d’en tirer le moindre
profit, et qu’il se trouvait heureux de la vie que son père lui avait
faite. Il ne demandait qu’à suivre ses traces, à être un soldat
comme lui, à verser son sang pour celui dont il était la réplique
vivante, pour son frère que, même maintenant, au fond de sa
misère, il ne demandait qu’à aimer, car il se disait :
– Il n’est pas possible que ce soit lui qui ait voulu cela. Saitil
même si j’existe ?
Et, avec une clairvoyance qui montrait combien il était
resté maître de sa conscience et de ses esprits, il ajoutait :
– Ce sont ceux qui l’entourent qui ont dû se rendre
coupables de ce forfait. Et pourquoi, grand Dieu ?… Pourquoi
me craignent-ils ? Parce qu’ils ne me connaissent pas. Mais si je
les voyais, je leur dirais qu’ils n’ont rien à redouter de moi, que
je suis prêt à m’éloigner, que je n’ai aucune ambition et que, ne
voulant pas être le témoignage vivant de la faute d’une mère, je
suis prêt à m’en aller loin, très loin, et ne jamais reparaître.
C’était dans ces dispositions d’âme qu’Henry, un jour,
plongé dans un mutisme dont rien ne semblait devoir le faire
départir, après être arrivé à Cannes, avait franchi dans une
barque, en compagnie de M. de Saint-Mars, de M. de Durbec et
de son escorte, la faible distance qui sépare de la côte le
délicieux petit archipel méditerranéen dont fait partie l’île
Sainte-Marguerite.
Tout de suite, on l’avait conduit dans la prison qui lui était
destinée.
Ce n’était pas à proprement parler un véritable cachot,
mais plutôt une vaste salle qui avait servi, autrefois, de cabinet
au gouverneur. Les murailles, dont on apercevait les grosses
pierres, que ne recouvrait aucun enduit, étaient d’une épaisseur
telle qu’elles semblaient à l’abri même de l’artillerie. Deux
fenêtres assez larges et assez hautes, mais garnies de barreaux
de fer d’une solidité à toute épreuve, donnaient sur la mer. Les
meubles en bois, d’une simplicité presque rudimentaire : table,
chaises, escabeaux, un lit garni d’une simple couverture de laine
brune formaient tout l’ameublement.
M. de Saint-Mars présenta ensuite au prisonnier Jean
Martigues, le pêcheur qui devait lui servir de valet.
Toujours sans prononcer un mot, Henry accueillit ces
explications. On eût dit qu’il avait fait le voeu de ne plus
prononcer une parole. Trois jours s’écoulèrent, pour lui
monotones, interminables. Ne mangeant que le strict
nécessaire, car on eût dit qu’une force intérieure le poussait à
vivre, le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche usait son temps
soit à lire les quelques livres que M. de Saint-Mars lui apportait
lui-même, et lui reprenait, non sans avoir soigneusement vérifié
s’il n’y manquait pas un feuillet, soit en passant de longues
heures devant la fenêtre de son cachot à contempler la mer,
tantôt plus bleue que le ciel, calme comme les eaux d’un lac
italien, tantôt agitée, démontée et venant battre de ses vagues
furieuses les rochers rougeâtres sur lesquels reposaient les murs
de la citadelle.
Lorsque, longtemps, très longtemps après, – il y avait bien
un an qu’il était ainsi captif, – par un beau jour de printemps où
la mer et le ciel n’avaient jamais été d’un plus bel azur, où les
rayons du soleil miroitaient sur les flots et où une brise légère
gonflait les voiles qui sillonnaient l’horizon, un soupir
d’espérance dilata sa poitrine.
Il venait d’apercevoir, en effet, passant tout près de lui, sur
une barque de pêcheurs, trois hommes dans lesquels, bien qu’ils
fussent habillés en matelots, il reconnut les silhouettes bien
caractéristiques du chevalier de Castel-Rajac, de M. d’Assignac
et de M. de Laparède.
Ignorant qu’on avait rapporté au gouverneur le plat qu’il
avait lancé un jour à ce pêcheur à travers les barreaux de sa
prison, il se figura que son appel avait dû parvenir jusqu’au
chevalier et que, dès que celui-ci l’avait entendu, il était accouru
le délivrer. Il ne douta pas un seul instant que celui-ci ne parvînt
promptement à l’enlever à ses geôliers. Aussi se décida-t-il à
attendre les événements qui se préparaient avec une confiance
totale envers son sauveur.
Comme la barque passait une seconde fois encore plus près
de l’île, la porte de son cachot s’ouvrit et livra passage à
M. de Saint-Mars, que suivait Jean Martigues, apportant le
repas du prisonnier. Henry quitta aussitôt la fenêtre et s’en fut
s’asseoir devant sa table.
M. de Saint-Mars, qui avait renoncé à adresser la parole à
Henry – car celui-ci avait continué à persister dans son
mutisme, – se contenta de déposer devant lui un nouveau livre
et de reprendre celui qu’il avait apporté quelques jours
auparavant. Après s’être légèrement incliné, il s’en fut, laissant
seul le captif et son serviteur.
Celui-ci, qui n’avait jamais parlé à Henry, pas plus que
celui-ci, d’ailleurs, ne lui avait jamais fait entendre le son de sa
voix, déposa sur la table un plateau qu’il tenait à la main. Il
allait se retourner, comme il le faisait habituellement, dans l’un
des angles de la pièce, lorsque, à sa grande surprise, d’un geste
impérieux, le prisonnier le retint sur place.
– Mon ami, dit-il, veuillez prévenir M. le gouverneur que
les ressorts de mon masque sont dérangés, et qu’il m’est
absolument impossible de faire honneur au repas qu’il
m’envoie.
Jean Martigues demeura un instant sidéré d’entendre cet
homme muet jusqu’alors lui parler pour la première fois.
Se méprenant sur la cause de son attitude, Henry reprit :
– Vous ne m’avez donc pas compris, mon ami, ou bien
avez-vous reçu des ordres tels que vous jugiez impossible de me
rendre ce service ?
Martigues, qui était un sot, mais pas un mauvais homme,
répondit :
– Monsieur, excusez-moi, je croyais que vous étiez privé de
l’usage de la parole… Mais je vais prévenir tout de suite M. le
gouverneur.
Et il ajouta, plein d’une pitié sincère :
– Ah ! si cela ne dépendait que de moi, il y a longtemps que
je vous l’aurais enlevé, ce masque ! Ce doit être si dur de vivre
là-dessous, surtout pour un homme jeune comme vous. Moi, je
n’aurais jamais eu votre courage.
» Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais n’avoir
jamais fait entendre aucune plainte et avoir gardé en vous
toutes les douleurs que vous devez souffrir, ça prouve que vous
avez beaucoup de courage ! »
À ces mots, Henry se sentit envahi d’une émotion indicible.
C’était la première fois, depuis son enlèvement, qu’il entendait
vibrer à ses oreilles une parole de compassion, et cela juste au
moment où il venait d’acquérir la certitude que Gaëtan
travaillait à sa délivrance avec ses amis.
Décidément, la Providence ne l’avait pas abandonné.
Jean Martigues reprenait :
– Excusez-moi, monsieur, je vais prévenir tout de suite
M. le gouverneur.
Il s’en fut aussitôt.
Dès qu’Henry eut perçu le bruit des verrous et des chaînes
qui indiquait que Martigues venait de l’enfermer, il se précipita
vers la fenêtre, afin de revoir la barque qui portait ses futurs
libérateurs.
Il l’aperçut, cette fois, à quelque distance de l’île. Elle
rejoignait la côte dans la direction de Cannes.
Henry se dit :
« Ils sont venus simplement me dire qu’ils étaient là. Je les
attends. »
Il retourna vers la table et, lorsque le gouverneur reparut, à
son vif étonnement, il trouva son prisonnier en train de prendre
son repas.
D’un ton pincé, il dit à son prisonnier :
– Or çà, monsieur, vous me faites mander pour que je vous
change votre masque, mais je m’aperçois que celui-ci fonctionne
à merveille.
M. de Saint-Mars, qui portait à la main un masque
absolument pareil à celui qui dissimulait la figure du prisonnier,
fit, d’un ton toujours acerbe, bien qu’empreint d’une certaine
déférence :
– Je regrette, monsieur, que, pour une première fois que
vous ayez daigné reprendre la parole, ce soit pour me causer un
inutile dérangement.
Tout en reposant sur la table le verre qu’il s’apprêtait à
porter à sa bouche, Henry répliqua d’un ton ferme :
– Monsieur le gouverneur, excusez-moi, mais ce
mécanisme, qui s’était détraqué, vient de se rétablir de luimême.
M. de Saint-Mars, qui ne pouvait moins faire que
d’accepter cette explication fort plausible, reprit, cette fois, avec
amabilité :
– Je ne puis que me féliciter de cet accident qui me permet
de rompre un silence qui, jusqu’alors, m’a été profondément
pénible.
– Monsieur le gouverneur, reprit Henry, j’ai pour principe
de ne parler que lorsque j’ai quelque chose à dire… et, comme je
n’avais rien à vous dire, je me taisais.
– Pourtant, objecta M. de Saint-Mars, je vous avais mis
bien à votre aise, puisque je vous ai prévenu que, si vous aviez
quelques réclamations à m’adresser, je les écouterais toujours
avec bienveillance, et que je ferais en sorte de leur donner
satisfaction dans le domaine du possible.
D’un ton ironique, le fils adoptif de Gaëtan reprenait :
– Monsieur le gouverneur, je n’aurais qu’une réclamation à
vous faire, mais vous ne pourriez y donner suite.
– Dites toujours, fit M. de Saint-Mars.
– Ce serait de me rendre la liberté.
– Vous avez raison, monsieur, il ne faut point y compter.
– Alors, conclut Henry, il y a bien des chances, monsieur le
gouverneur, pour que vous n’entendiez plus d’ici longtemps le
son de ma voix.
Jugeant inutile d’insister, M. de Saint-Mars s’inclina. Le
jeune homme, à travers les trous de son masque, lui jeta malgré
lui un regard de défi. M. de Saint-Mars se retira, laissant le
captif achever son déjeuner et savourer le beau rêve d’espoir qui
mettait déjà du soleil dans son âme endeuillée.
*
* *
Le même soir, vers dix heures, dans une maison isolée
située aux alentours de Cannes, à l’entrée de la route en lacets
qui conduisait, à cette époque, jusqu’à la hauteur de Théoule, et
un peu en arrière du village de La Napoule, un grave
conciliabule était tenu entre Mme de Chevreuse et le chevalier
Gaëtan.
Tous deux se trouvaient dans une pièce de faible
dimension, assez sommairement meublée, dont la porte était
fermée par un verrou à l’intérieur, et dont les deux fenêtres
étaient recouvertes d’épaisses tentures.
M. de Castel-Rajac, qui avait vraiment très belle allure sous
son costume d’officier de mousquetaires, se tenait debout, la
main sur la garde de son épée, le regard énergique et le sourire
aux lèvres.
Mme de Chevreuse, que l’assurance de son chevalier
semblait rassurer, lui disait :
– Alors, vous êtes décidé à renouveler vos exploits du
château de Montgiron ?
– Parfaitement ! répliqua le Gascon d’un air décidé.
– N’est-ce point vous mettre en rébellion directe contre le
roi, auquel vous avez fait serment de fidélité ?
– C’est possible, mais, ma belle amie, j’avais fait,
auparavant, un autre serment, celui de défendre, quoi qu’il
arrive, envers et contre tout, mon fils d’adoption. C’est le seul
qui compte, car, lorsque j’ai fait le second, je ne pouvais pas
prévoir qu’il serait en contradiction avec le premier.
» Ma bonne foi est donc évidente. D’ailleurs, je ne serais
nullement surpris que le roi, lorsqu’il saura la vérité, non
seulement me pardonne d’avoir mis fin à une infamie commise
en son nom et dont il ne pouvait avoir eu connaissance, mais
que, lorsque je lui aurai dit et prouvé que son frère n’a
aucunement l’intention de lui disputer une couronne à laquelle
il n’a aucun droit, mais qu’il veut vivre dans son ombre comme
le meilleur et le plus fidèle de ses sujets, Sa Majesté, qui nous a
déjà tant donné de preuves de son intelligence et de sa noblesse
d’âme, ne tende la main au fils de sa mère. »
Remarquant que Marie de Rohan ne semblait pas partager
son optimisme, Castel-Rajac poursuivait :
– On dirait que vous êtes encore inquiète !
– Mais non !
– Mais si ! Vous effraierais-je avec ce projet qui, pourtant,
me semble le seul réalisable, si nous voulons vraiment sauver
Henry ?
– Non, répondit la duchesse avec fermeté, non, mon ami,
vous ne me faites pas peur. Je vous admire, au contraire, de
toutes mes forces, car votre loyauté est telle que vous la prêtez à
tous avec une générosité imprudente. Voilà pourquoi, si je n’ai
point peur de vous, j’ai peur pour vous, et cela me déchirerait le
coeur s’il vous arrivait malheur au cours de cette si redoutable
aventure.
» N’est-ce point moi qui en serais la cause, puisque c’est
moi qui, jadis, vous ai amené cet enfant que, si généreusement
et si noblement, vous avez pris sous votre sauvegarde ? »
Et, avec une profonde mélancolie, Mme de Chevreuse
ajouta :
– Combien, aujourd’hui, je regrette d’avoir cédé aux
instances de la reine.
– Ne dites pas cela, interrompit vivement Castel-Rajac. En
agissant de la sorte, non seulement vous m’avez prouvé dans
quelle estime vous me teniez, mais vous m’avez encore donné
l’occasion d’accomplir un acte qui sera l’honneur et l’orgueil de
ma vie : façonner un coeur, former une âme, créer de toutes
pièces un vrai gentilhomme et lui forger de mes mains cette
armure morale qui le met à l’abri de toutes les bassesses et de
toutes les turpitudes de ce monde ! »
Comme des larmes apparaissaient dans les beaux yeux de
la duchesse, Castel-Rajac s’avança vers elle et, l’attirant dans ses
bras, il lui dit :
– Ne pleurez pas. Marie. Je le sens, je vaincrai et, bientôt,
demain, cette nuit, peut-être, je vous ramènerai celui qu’on
m’avait volé, je vous restituerai le dépôt que vous aviez remis
entre mes mains et, après avoir mis en sûreté celui que je
persiste et persisterai toujours à considérer comme mon fils,
vous pourrez retourner près de votre amie et lui dire que, vous
aussi, vous avez tenu votre serment.
– Ah ! mon ami, s’écria la duchesse en enlaçant Gaëtan, je
vous devrai plus que la vie !
À peine avait-elle prononcé ces mots qu’une petite porte en
tapisserie, qui se trouvait tout au fond de la pièce, s’ouvrit,
livrant passage à une jeune femme fort élégante et d’une rare
beauté.
C’était la comtesse de Lussey, une nièce de la duchesse de
Chevreuse, à qui appartenait la maison où Marie de Rohan et
Castel-Rajac avaient reçu la plus cordiale hospitalité.
Mme de Lussey avait pour la duchesse, sa marraine, une
affection profonde, car elle lui devait la dot qui lui avait permis
d’épouser un jeune seigneur méridional et charmant. Aussi
avait-elle été enchantée en l’absence de son mari, appelé à
Marseille pour affaires de famille, de lui ouvrir toute grande sa
demeure.
Quoiqu’elle eût en sa nièce une confiance absolue,
Mme de Chevreuse s’était bien gardé de communiquer à celle-ci
le motif de son voyage en ces régions lointaines. Elle lui avait
simplement laissé entendre qu’elle accomplissait une mission
secrète en compagnie du lieutenant aux mousquetaires Gaëtan
de Castel-Rajac. Mme de Lussey n’en avait pas demandé
davantage.
Après avoir fait signe de la main à la duchesse et au
chevalier de ne pas broncher et de garder le silence, elle
s’avança jusqu’auprès d’eux et leur dit tout bas :
– Il y a une heure environ, un cavalier est arrivé ici. Il était
porteur d’un ordre signé du roi, enjoignant quiconque de le
recevoir et de l’héberger avec les honneurs d’un représentant de
Sa Majesté. Il se nomme, ainsi que je l’ai lu sur son sauf–
conduit, le baron Tiburce d’Espagnac. Il est d’ailleurs fort laid,
suffisamment ridicule, et ne ressemble pas plus à un
gentilhomme que le bedeau de ma paroisse ne ressemble au
pape.
» Je dois vous dire qu’il m’a inspiré tout de suite la plus
légitime méfiance. Maintenant, j’en suis certaine, ainsi que vous
allez le voir, ce M. d’Espagnac est tout simplement un policier
qui, à l’aide d’un faux blanc-seing, s’est introduit dans ma
maison pour vous surveiller et tâcher de surprendre vos secrets.
» En effet, après m’avoir raconté qu’il était brisé de fatigue
et qu’il désirait se reposer, il a prié qu’on le conduisît dans la
chambre que je lui destinais.
» Tout d’abord, je lui ai demandé pourquoi il avait choisi
ma maison de préférence à une autre. Il m’a déclaré que c’était
uniquement parce qu’elle était la seule dans tout le pays où il
avait remarqué de la lumière.
» Cette réponse, des plus saugrenues, et qui tendrait à
prouver que ce jeune policier n’est pas d’une très grande finesse,
a éveillé mes soupçons et je me suis promis, aussitôt, d’observer
soigneusement le personnage.
» M’étant cachée derrière un paravent dans le couloir sur
lequel donne sa chambre, je l’ai vu bientôt entrouvrir sa porte,
se glisser dehors, son épée nue sous le bras, et gagner la salle à
manger, qui communique avec le salon par cette porte. Je lui ai
donné le temps de bien s’y installer. Alors, grimpant sur un
escabeau et regardant à travers un petit carreau placé au-dessus
de la porte de la salle à manger qui donne dans le vestibule, je
l’ai vu, toujours son épée sous le bras et l’oreille collée contre
cette porte, en train d’accomplir son ignoble métier de
mouchard.
» Voilà pourquoi je me suis empressée de vous prévenir. »
Mme de Lussey avait parlé assez bas pour ne pas être
entendue par l’indiscret espion, et assez distinctement,
cependant, pour que ni sa marraine ni le chevalier ne perdissent
une seule de ses paroles.
Lorsqu’elle eut terminé, Mme de Chevreuse la remercia d’un
regard qui en disait plus long que tout un discours, puis, tout
doucement, colla son oreille, non point contre la porte à deux
battants, derrière laquelle elle supposait devoir se trouver
encore le prétendu baron d’Espagnac, mais contre une autre
petite porte basse qui, pratiquée dans la boiserie, se confondait
avec elle, et dont l’espion ne pouvait soupçonner l’existence.
Elle écouta un instant. Un grincement très significatif du
parquet l’éclaira sur la situation et, se tournant vers Castel-
Rajac, d’un simple geste, elle lui indiqua la serrure de la porte à
deux battants, tout en se livrant à une mimique des plus
expressives, qui signifiait très clairement :
« Notre mouchard est là, et nous écoute ! »
Un malicieux sourire entrouvrit les lèvres du Gascon.
Tirant son épée du fourreau, il en introduisit la pointe dans le
trou de la serrure et, brusquement, il avança le bras.
De l’autre côté du battant, un cri perçant se fit entendre.
Vite, Castel-Rajac ramena son épée vers lui. Quelques gouttes
de sang en tachaient la pointe. Alors, il bondit sur la porte,
repoussa le verrou, ouvrit l’un des panneaux et, l’épée au poing,
se précipita dans la pièce en disant au policier qui, tout en se
tenant en garde, rompait prudemment vers la sortie :
– Or ça, monsieur le faquin, que faites-vous ici ?
Effaré, le faux d’Espagnac continuait à rompre, mais le
Gascon engageait son fer avec le sien et lui disait :
– Ne croyez pas, monsieur le drôle, que je vais avoir
l’honneur de vous blesser une seconde fois. Je ne me bats
qu’avec de vrais gentilshommes.
D’un coup sec, il désarma le mouchard, qui semblait
n’avoir que des notions d’escrime fort approximatives. Et,
l’empoignant aussitôt par le col de sa chemise il fit, en le
secouant comme un prunier :
– Pauvre imbécile ! Je ne félicite pas ceux qui t’ont envoyé
à mes trousses. Quand on veut remplir l’emploi de coquin, on
commence par être moins bête.
Et, s’adressant à Mme de Lussey qui, avec
Mme de Chevreuse, pénétrait dans la salle à manger il lui dit :
– Vous aviez raison, madame, cet homme est un
mouchard ; mais il ne me suffit pas de lui avoir fait une
estafilade qui va lui permettre, maintenant, de porter une
boucle d’oreille. Je veux encore le mettre hors d’état de nuire,
sans toutefois lui ôter la vie. Pouvez-vous m’indiquer, madame,
un endroit où je pourrais l’enfermer, sans qu’il puisse s’évader ?
– Très facilement, chevalier, dans la cave !
D’Espagnac, qui s’appelait, en réalité, Pierre Motin, et était
bien un agent de la police secrète que Colbert venait de
réorganiser et de placer sous la direction de M. de Durbec, eut
un mouvement d’effroi.
Castel-Rajac, qui le tenait toujours à la gorge, lui dit :
– Monsieur, estimez-vous donc heureux que je ne vous
étrangle pas comme un poulet.
Et, se tournant vers la maîtresse de maison, il lui dit :
– Veuillez, madame, me fournir les moyens d’immobiliser
ce drôle jusqu’à ce que nous n’ayons plus à redouter ses
indiscrétions.
Mme de Lussey sortit aussitôt pour revenir quelques
instants après avec une corde assez mince, mais très résistante,
et un gros torchon de cuisine en toile grise.
Après avoir ligoté et bâillonné Pierre Motin, qui, en proie à
une frayeur considérable, n’avait pas manifesté la moindre
velléité de résistance, Castel-Rajac, conduit et éclairé par
Mme de Lussey, emporta dans ses bras, aussi facilement qu’il
l’eût fait d’un enfant, l’émissaire de M. de Durbec, saucissonné à
un tel point qu’il ne pouvait ni proférer un cri ni esquisser le
moindre geste. Après l’avoir enfermé dans une cave qui ne
possédait pour toute ouverture qu’un soupirail garni de solides
barreaux et qu’une porte en chêne fort épaisse et pourvue d’une
serrure qui eût été digne de fermer un cachot de la Bastille ou…
de l’île Sainte-Marguerite, Gaëtan remonta dans la salle à
manger, où Mme de Chevreuse était restée seule.
Au même moment, un coup de sifflet aigu s’élevait au
dehors. Aussitôt, Castel-Rajac dressa l’oreille et, comme un
second coup succédait au premier, il fit entre ses dents :
– Le signal, tout va bien, je n’ai plus qu’à les rejoindre !
Se tournant vers Mme de Chevreuse et Mme de Lussey, il leur
dit :
– Attendez-moi jusqu’au point du jour. Si, à ce moment, je
ne suis pas revenu, c’est que…
Il s’arrêta, dominant l’émotion qui s’était subitement
emparée de lui ; puis, reprenant instantanément toute sa belle
énergie et sa merveilleuse bonne humeur, il s’écria en adressant
à Mme de Chevreuse un sourire dans lequel il fit passer toute son
âme :
– Mais je reviendrai !
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