lundi 11 mars 2013
L'HOMME AU MASQUE DE FER: TROISIEME PARTIE: CHAPITRE V: LA RUSE ET LA FORCE
En quelques enjambées rapides, Castel-Rajac avait rejoint
le comte de Laparède qui l’attendait sur la route.
Laconiquement, il lui dit :
– Notre homme est là, sous la garde de notre ami
d’Assignac. Nous ne lui avons rien dit encore, mais il a l’air d’un
brave garçon, et je crois que nous allons pouvoir nous entendre
avec lui.
Prenant son compagnon par le bras, il s’en fut avec lui dans
la direction de La Napoule. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à l’entrée
du village et pénétrèrent par une petite porte donnant sur une
cour obscure et déserte dans une salle basse, enfumée, où une
vingtaine d’hommes, qui portaient tous l’uniforme des
mousquetaires, étaient rassemblés.
À la vue de Castel-Rajac, tous se levèrent, saluant le
lieutenant, qui leur répondit avec bienveillance, tout en glissant
à l’oreille de Laparède :
– On dirait qu’ils sont vrais.
– Le fait est, murmura Laparède, que ces braves gens
portent aussi bien l’uniforme que s’ils étaient des authentiques
mousquetaires.
Castel-Rajac, guidé par Laparède, traversa la salle et
s’arrêta devant une petite porte que poussa son ami. Il se trouva
alors dans une sorte de réduit, occupé par d’Assignac et un
second personnage qui n’était autre que Jean Martigues. Celuici
semblait très troublé et même très effrayé.
Lorsqu’il aperçut M. de Castel-Rajac, il devint plus pâle
encore et dirigea vers ce dernier un regard qui semblait
implorer pitié.
– Rassurez-vous, mon ami, s’empressa de déclarer le
Gascon, personne ici ne vous veut du mal, au contraire. Si mon
ami d’Assignac ne vous a rien dit encore, c’est parce qu’il a
préféré me laisser le soin de vous parler.
Et, tout en s’asseyant familièrement sur un escabeau en
face de l’ancien pêcheur, il lui dit :
– Ce n’est pas une raison, parce que, pour vous amener ici,
mes amis ont usé envers vous d’un procédé un peu brutal, pour
que vous vous figuriez que nous souhaitons votre mort. Nous
sommes ici pour assurer votre fortune.
– Vous plaisantez, monsieur, articula péniblement
Martigues.
Le lieutenant aux mousquetaires fronça les sourcils :
– Sachez, fit-il d’un ton sévère, que je ne plaisante qu’avec
les gens de ma qualité et que je le fais toujours avec esprit.
– Excusez-moi, monsieur, supplia le valet de l’homme au
masque de fer. Je suis tellement ahuri par ce qui m’arrive…
Pensez donc que, tout à l’heure, profitant d’une permission de la
nuit que m’avait donnée M. le gouverneur de l’île Sainte-
Marguerite, j’étais venu à terre pour…
– Embrasser votre bonne amie…
– Oui, oui… bégaya le pêcheur, pour… pour… c’est cela,
monsieur, pour embrasser ma bonne amie, lorsque, tout à coup,
dix hommes, que je n’avais point vus, parce qu’ils se cachaient
derrière les rochers, se sont précipités sur moi, au moment où je
sautais de ma barque, et m’ont amené ici en me menaçant si je
poussais seulement un cri, de me faire jaillir les tripes hors du
corps. J’en ai encore la chair de poule.
– Vous n’êtes donc pas brave ?
Naïvement, Martigues répliqua :
– Oh ! si, monsieur je suis toujours très brave, quand je
sens que je suis le plus fort ! Mais que pouvais-je faire contre dix
hommes aussi déterminés et armés de pistolets, d’épées, tandis
que, moi, je n’avais que mes poings pour me défendre ?
» Ah ! miséricorde, j’ai bien cru que ma dernière heure
était venue.
– Vous avez eu tort, coupa Castel-Rajac, qui mesurait son
interlocuteur d’un regard qui signifiait clairement : « Toi, tu ne
vas pas peser lourdement entre mes mains. »
Et, tout haut, il reprit :
– Maintenant, mon gaillard, à nous deux. J’ai l’habitude
d’aller droit au but et de ne pas m’attarder inutilement en
détours où l’on risque presque toujours de s’égarer. Voulez-vous
gagner cinquante mille livres ?
– Cinquante mille livres ! répétait Martigues, en roulant
des yeux effarés.
Le fond de sa nature honnête et naïve reprenant
immédiatement le dessus, il s’écria :
– Quel crime allez-vous me demander de commettre contre
une pareille somme ?
Avec un calme beaucoup plus impressionnant que la
menace et la colère, Castel-Rajac se leva et, approchant son
visage de celui du pêcheur, il lui dit :
– Regarde-moi bien en face et dis-moi, après ça, si j’ai l’air
d’un bandit.
– Non, répliqua Martigues, vous avez l’air d’un honnête
gentilhomme.
– Tu as raison de me juger ainsi, car je suis tel.
M. d’Assignac qui, avec M. de Laparède, avait assisté à
cette scène, se leva à son tour et déclara de sa basse voix
chantante :
– Et moi, qui le connais depuis toujours, je puis affirmer
qu’il est l’officier le plus loyal de France.
Le pêcheur, qui n’avait pas besoin de ce témoignage pour
accorder toute sa confiance au lieutenant de mousquetaires,
reprenait :
– Alors, monsieur, si c’est une bonne action que vous me
proposez, gardez votre argent pour vous, car, quand on fait le
bien, on n’a pas besoin de récompense.
– Voilà une réponse qui me plaît, s’écria Gaëtan.
Néanmoins, je maintiens mes offres, car, si tu veux bien nous
aider à sauver un innocent, à délivrer un malheureux, j’entends
que tu n’aies pas à supporter les conséquences d’une bonne
action, qui, je ne te le cache pas, pourrait te coûter fort cher. Je
veux te donner le moyen d’échapper à ceux qui seraient tentés
de te chercher noise et de trouver un abri tranquille et sûr où tu
pourras filer le parfait amour avec ta bonne amie.
– Ah ! monsieur, je crois deviner, fit le pêcheur. Vous me
demandez, n’est-ce pas, que je vous aide à faire évader l’homme
au masque de fer ?
– Tiens, tiens, s’écria gaiement le Gascon, tu es plus malin
que je ne le pensais. Eh bien ! oui, c’est cela ! Sommes-nous
d’accord ?
– Monsieur, reprit Martigues avec un accent plein de
franchise, je ne demanderais pas mieux que de vous aider en
cette entreprise, car ce prisonnier, que je suis chargé de servir,
m’inspire une profonde pitié, et, chaque fois que je le vois avec
ce masque sur la figure, l’envie me prend de le lui arracher ;
mais il paraît que c’est impossible et que seul M. de Saint-Mars,
le gouverneur, connaît le mécanisme secret qu’il faudrait faire
fonctionner pour cela. Et puis, je ne suis qu’un pauvre hère !
» Ah ! tenez, il faut que je vous le dise, puisque vous vous
intéressez tant à ce malheureux. Depuis un an qu’il est
prisonnier à l’île Sainte-Marguerite, il n’avait pas encore
desserré les lèvres ; et puis, aujourd’hui seulement, il s’est
décidé à me dire quelques mots ! Rien qu’au son de sa voix, j’ai
compris qu’il était jeune et qu’il devait être aussi bon que brave.
Ah ! oui, il m’a parlé ; il m’a même appelé son ami !… Inutile de
vous en dire davantage, tout ce que je pourrais faire pour lui,
pour vous, je le ferais ! Mais, malheureusement, je le répète,
mon aide ne peut pas vous être très efficace et je crains bien que
vous ayez eu tort de compter sur moi.
Castel-Rajac, d’un ton bref, s’écria :
– Qu’en savez-vous ?
Martigues eut un signe évasif, mais déjà le Gascon
interrogeait :
– De combien d’hommes se compose la garnison ?
– De vingt hommes !
– Ce sont de bons soldats ?
– Pas très. On s’ennuie beaucoup à Sainte-Marguerite, et
ils n’attendent qu’une occasion de filer, surtout la nuit, et de
gagner la terre afin d’y faire ripaille.
– Bien. Le gouverneur est-il sévère ?
– Très.
– Il ne badine pas avec la discipline ?
– Chaque fois qu’il prend un de ses hommes en faute, il le
met au cachot pour vingt-quatre heures.
– De mieux en mieux, ponctua Gaëtan.
L’oeil étincelant de malice, il continua :
– Je suppose que je pénètre avec quelques-uns de mes
amis dans le château de Sainte-Marguerite.
– Ça, monsieur, c’est impossible.
– Impossible, riposta Castel-Rajac, c’est un mot qui n’est
pas français, encore moins gascon.
» Je suppose donc que, par force ou par ruse, nous
pénétrions dans la citadelle en nombre suffisant pour venir à
bout de ceux qui l’occupent et que, fidèle à son devoir ainsi qu’il
doit l’être, le gouverneur se refuse à me livrer son prisonnier,
seriez-vous prêt à m’ouvrir les portes de son cachot ? »
Spontanément, le pêcheur répliqua :
– Oui, monsieur, si toutefois j’en avais la clef. Cette clef, je
dois la remettre chaque soir à M. le gouverneur et j’ignore où
celui-ci la cache.
– Il faut que tu la prennes, dans le plus bref délai. Tu vas
donc retourner au château de Sainte-Marguerite et tu
chercheras, par tous les moyens dont tu disposes, à découvrir
l’endroit où M. de Saint-Mars serre cette clef. Ou plutôt, non, il
me vient une idée lumineuse ; tout à l’heure, en rentrant, tu iras
frapper à la chambre du gouverneur et tu lui diras qu’en
rentrant au château tu es allé, comme toujours, écouter à la
porte du prisonnier, que tu as entendu celui-ci se plaindre et
que tu demandes au gouverneur de te donner le moyen de le
secourir. Il te remettra la clef, tu la glisseras dans ta poche et tu
la garderas jusqu’à ce que j’arrive, ce qui ne saurait tarder.
– Monsieur, je ne demande pas mieux de faire tout ce que
vous me dites, mais je vous le répète, la citadelle est imprenable.
– Pas pour des Gascons !
Martigues, entièrement gagné à la cause de l’homme au
masque de fer, s’écria :
– Ah ! si je pouvais seulement vous baisser le pont-levis et
vous faire ouvrir la porte.
– Je te sais gré de tes excellentes intentions, déclara Castel-
Rajac, mais, sur ce terrain, je n’ai pas besoin de ton concours.
Contente-toi de me donner cette clef quand je te la réclamerai.
Tu auras tes cinquante mille livres et tu pourras t’en aller filer
en sécurité le parfait amour avec ta bonne amie.
» En attendant, voici une bourse qui contient vingt
pistoles. Arrange-toi pour faire boire les soldats de la citadelle…
Raconte-leur que tu as fait un héritage et que tu désires le fêter
avec eux. Bref, arrange-toi pour que, vers dix heures, ils soient
gris à rouler par terre…
» Allons, va mon gars. Maintenant, un bon conseil : tu ne
me parais pas d’une bravoure excessive.
– Ah ! ça, monsieur, quand on n’a que sa peau comme
fortune, on y tient.
– Évidemment, mais, une fois là-bas, ne t’avise pas de
revenir sur la promesse que tu m’as faite et, quoi qu’il arrive, ne
te laisse pas intimider et surtout ne me trahis pas.
Martigues releva la tête :
– Monsieur, fit-il, tout à l’heure, vous m’avez dit :
« Regarde-moi en face et, après cela, dis-moi si j’ai l’air d’un
bandit ? » Eh bien ! à mon tour, fixez-moi bien dans les yeux et
dites-moi si j’ai l’air d’un traître ?
– Va, mon ami, fit Castel-Rajac, en lui donnant une tape
sur l’épaule. Tu auras tes cinquante mille livres, quand je
devrais aller couper les cornes et la queue du diable !
D’Assignac fit sortir le pêcheur par une porte dérobée, ce
qui lui évita de traverser la salle où tous les hommes que Castel-
Rajac avait recrutés dans les environs et costumés en
mousquetaires continuaient à fumer et à boire du vin blanc.
Resté seul avec son ami, Gaëtan lui dit :
– Nous avons eu la chance de tomber sur ce brave garçon.
Il n’est certes pas doué d’une intelligence supérieure, mais, en
tout cas, je suis certain qu’il nous est tout acquis et qu’il fera
l’impossible pour me rendre le service que je lui ai demandé.
» Maintenant, mon bon Assignac et mon cher Laparède,
prenons toutes les dispositions nécessaires.
– Nous t’écoutons.
– Parle !
Castel-Rajac développa :
– J’ai renoncé à ma première idée, qui consistait à prendre
d’assaut la citadelle et à nous emparer de vive force du
prisonnier. Cela, pour deux raisons. La première, c’est que, si
décidés soyons-nous de vaincre, nous pouvons très bien subir
une défaite, et la seconde est que nous nous mettrions en
rébellion ouverte et à main armée contre l’autorité royale. Or je
ne tiens ni à me placer dans un aussi mauvais cas, ni à y mettre
mes amis, même pour la cause la plus noble et la plus juste.
» Tous ces gens que tu as recrutés, mon cher Laparède, et
que tu as revêtus des uniformes de mousquetaires que nous
avions apportés avec nous, vont donc nous attendre ici et nous
servir tout simplement d’escorte jusqu’à la frontière italienne,
où il a été convenu que nous conduirions notre cher Henry dès
sa libération.
» Vous allez vous embarquer avec moi tous les deux et nous
allons nous rendre à l’île Sainte-Marguerite.
» Hier, j’ai pu me rendre compte de la façon dont nous
avions le plus de chances à pénétrer dans la place et cela
nécessitera de la part de nous trois un peu de gymnastique ;
mais nous avons bon pied, bon oeil, bon muscle, bon nerf et
surtout bon coeur. Je suis donc tranquille de ce côté, et si,
comme je l’espère, notre homme de tout à l’heure exécute
fidèlement mes instructions au cours de cette nuit, nous
enlèverons Henry au nez de M. le gouverneur.
– Très bien, approuva Assignac, qui eût suivi son intrépide
ami les yeux fermés jusqu’au bout du monde.
– Quand partons-nous ? demanda Laparède, qui professait
une égale confiance envers Gaëtan.
– Dans une heure, répliqua Castel-Rajac. Il faut donner à
notre complice le temps de griser les soldats de la garnison et de
se faire remettre la clef du cachot par M. de Saint-Mars.
» Maintenant, suivez-moi, j’ai fait préparer par la brave
femme qui tient cette auberge un petit souper qui achèvera de
nous donner les forces dont nous aurons besoin.
– Il pense à tout, s’écria Assignac que la perspective d’une
bonne chère, même relative, achevait d’épanouir.
Tous trois escaladèrent un escalier en forme d’échelle qui
donnait au premier étage et disparurent par une porte qui se
referma lourdement sur eux.
Une heure après, une barque, pilotée par Castel-Rajac
s’arrêtait dans une petite crique de l’île Sainte-Marguerite,
presque au pied du château.
Après avoir abattu la voile et jeté l’ancre, il s’élança sur un
rocher, suivi par ses deux compagnons habituels, qui avaient
peut-être moins le pied marin que lui, mais n’en faisaient pas
moins bonne figure sous les défroques de matelot qu’ils avaient
endossées, ainsi que leur chef de file.
Favorisés par une nuit obscure, ils parvinrent à se faufiler
jusqu’au pied du mur d’enceinte de la citadelle.
Castel-Rajac avait dû dresser un plan très net, très défini,
car ce fut sans la moindre hésitation qu’il se dirigea vers un des
saillants du fort que surplombait une plate-forme supportant un
vieux canon de marine.
Cette plate-forme, protégée par des créneaux à
mâchicoulis, se trouvait située à environ cinq mètres du roc.
Une fois en bas, Gaëtan s’empara d’une besace que
d’Assignac portait sur le dos ; il l’ouvrit et en retira une corde à
noeuds dont il enroula une des extrémités autour de son
poignet ; puis il dit, toujours à d’Assignac :
– Mets-toi là, contre la muraille, et toi, Laparède, grimpelui
sur les épaules.
Tous deux s’exécutèrent aussitôt. Avec la souplesse et
l’agilité d’un acrobate professionnel, Gaëtan parvint à s’installer
à son tour sur les épaules de Laparède. Sa tête dépassait le
parapet, sur lequel il appuya ses deux mains, et, d’un seul bond,
il se trouva sur la plate-forme auprès du canon, à la bouche
duquel il assujettit solidement la corde à noeuds qu’il traînait
après lui.
Tour à tour, Laparède et Assignac firent l’ascension de la
corde et rejoignirent leur ami, qui leur dit à voix basse :
– Maintenant, il s’agit de s’orienter. Mais n’allons pas trop
vite et flairons d’abord le vent. Surtout, imitez-moi dans tous les
gestes et mouvements que je vais faire.
Il s’agenouilla et se mit à ramper le long du parapet dans la
direction de la forteresse, qui élevait sa masse sombre à deux
portées de fusil de là.
Arrivé au sommet de l’escalier de pierre qui donnait accès
dans une première cour défendue par une muraille assez élevée
et au milieu de laquelle se dressait la grille d’un portail d’une
solidité qui semblait à toute épreuve, Castel-Rajac s’arrêta.
Dominant la muraille, il pouvait se rendre compte de tout
ce qui se passait à l’intérieur de la cour. Tout d’abord, il ne vit
rien, il n’entendit rien. Un calme absolu semblait régner à
l’intérieur du château. Aucune lumière n’apparaissait derrière
les fenêtres.
De même que lors de son équipée de Montgiron, le
chevalier Gaëtan eut l’impression qu’il se trouvait aux abords
d’un nouveau château de la Belle au bois dormant. Déjà, il
songeait au moyen d’escalader ce nouvel obstacle qu’il n’avait
pas été sans prévoir. Il n’y en avait qu’un seul, c’était de
recommencer la même opération qu’il avait faite pour escalader
l’enceinte de la citadelle.
Toujours à quatre pattes, et naturellement suivi de ses deux
fidèles associés, il se mit à descendre l’escalier qui aboutissait à
la grande porte grillée.
Comme il atteignait la dernière marche, il s’arrêta
subitement. Il avait cru entendre, dans la cour, un léger bruit.
Tapi dans l’ombre, il demeura immobile ainsi que ses
camarades. Comme le bruit s’élevait de nouveau, plus
rapproché, il saisit la poignée d’un coutelas qu’il portait
accroché à sa ceinture, se préparant à supprimer, s’il en était
besoin, l’indiscret qui avait le singulier aplomb de se mêler de
ses affaires et la malencontreuse idée de venir se jeter dans ses
jambes, ou plutôt dans ses bras.
Le regard tendu, l’oreille aux aguets, il vit bientôt une
ombre s’approcher de la grille. Son coeur eut un joyeux
battement. Le Gascon venait de reconnaître la silhouette de
Jean Martigues. Il le laissa tranquillement ouvrir la porte à
l’aide d’une clef énorme avec laquelle on aurait pu aisément
assommer un boeuf, et, toujours sur les genoux, il s’avança vers
lui, après avoir fait signe à ses amis de demeurer sur place.
Martigues, en apercevant cet homme qui rampait dans sa
direction, eut un mouvement d’hésitation. Instantanément,
Castel-Rajac se releva et lui dit simplement :
– Avez-vous la clef du cachot ?
Le pêcheur, l’air consterné, baissa la tête en disant :
– Non, je ne l’ai pas !
D’un geste brusque, Gaëtan le saisit par le revers de son
veston.
Un mot lui échappa :
– Animal !
– Ne m’en voulez pas, murmura le pauvre diable, M. le
gouverneur a voulu lui-même porter secours à M. l’homme au
masque de fer et il est en ce moment avec lui dans son cachot.
– Mordious ! grommela le Gascon, en frappant du pied le
sol.
Tout en dévisageant l’ancien pêcheur d’un air courroucé, il
fit :
– Et les soldats ?
– Ah ! ceux-là, monsieur, ils ne vous gêneront pas
beaucoup, car ils sont tous soûls comme des bourriques.
– Allons, ça va un peu mieux, respira Gaëtan.
Et, après avoir appelé ses amis qui n’avaient pas bougé de
place et s’empressèrent de le rejoindre, de l’air décidé d’un
homme qui vient de prendre une résolution dont rien ne
pourrait le faire démordre, il dit à Martigues, qui n’avait plus un
poil de sec :
– Maintenant, conduis-moi jusqu’au cachot du prisonnier.
– Mais, hésita le brave garçon, je viens de vous dire,
monsieur, que M. le gouverneur s’y trouvait.
– Eh bien ! tant mieux.
– Mon Dieu, mon Dieu, gémit Martigues, pourvu qu’il ne
vous arrive pas malheur !
– Ton gouverneur est donc si terrible que cela ?
– Ce n’est pas un méchant homme… mais…
– Allons, conduis-moi, ordonna le Gascon sur un ton qui
n’admettait pas de réplique.
L’ancien pêcheur ne se le fit pas répéter une troisième fois.
– Suivez-moi, messieurs, fit-il.
Les trois Gascons emboîtèrent aussitôt le pas au valet, qui,
après les avoir fait pénétrer à l’intérieur de la citadelle, les fit
entrer dans un couloir obscur et désert où s’amorçait l’escalier
qui conduisait aux cachots.
Castel-Rajac et ses amis aperçurent bien, dans la
pénombre, ça et là, quelques corps étendus à terre. Ils ne s’en
inquiétèrent point, car c’étaient ceux des soldats que leur guide
avait copieusement grisés. Derrière lui, ils gravirent les marches
et arrivèrent dans un autre couloir sur lequel donnaient
plusieurs cachots.
Sans s’être donné le mot, ils se mirent à marcher sur la
pointe des pieds, jusqu’au moment où Martigues s’arrêta devant
la porte de la cellule où était enfermé le fils de Mazarin et
d’Anne d’Autriche.
Un rai de lumière filtrait sous le vantail inférieur. Éclairé
par le falot suspendu au centre du corridor, Martigues se
retourna vers Gaëtan, lui demandant, d’un coup d’oeil expressif,
ce que maintenant il fallait faire.
Castel-Rajac, que rien ne semblait embarrasser, frappa luimême
un coup contre la porte.
– Qui va là ? fit la voix du gouverneur.
– Service du roi, répondit imperturbablement le lieutenant
aux mousquetaires.
M. de Saint-Mars eut un sursaut de surprise. Comme il ne
pouvait supposer un seul instant la vérité, d’autant plus qu’à
plusieurs reprises il lui était arrivé d’être alerté en pleine nuit
par des courriers chargés de venir inspecter la forteresse,
M. de Saint-Mars s’en fut aussitôt ouvrir la porte. Un cri lui
échappa.
Sous une poussée formidable, il se sentit projeté jusqu’au
fond de la pièce.
C’était Castel-Rajac qui avait bondi sur lui et lui disait :
– Monsieur le gouverneur, je vous avertis qu’il est inutile
de chercher à vous défendre et d’appeler vos hommes à votre
secours. Pas un seul ne vous répondrait. Ils sont tous gris
comme des Polonais…
Tandis que Laparède tenait en respect le gouverneur et que
d’Assignac, telle une statue vivante, bouchait littéralement la
porte de sa haute stature, Castel-Rajac se précipitait vers Henry
qui, frémissant sous son masque d’acier, tendait vers lui ses
bras, en criant :
– Mon père, mon père !
– Oui, mon fils, c’est moi, fit simplement le héros gascon.
Et il ajouta, avec sa verve habituelle :
– J’espère que je vais pouvoir te débarrasser promptement
de ce saladier qui te cache la figure et que je vais pouvoir
t’embrasser sur les deux joues. Mais, auparavant, j’ai quelques
mots à dire à M. le gouverneur.
– Et moi, monsieur, répliqua M. de Saint-Mars avec
dignité, je n’en ai qu’un seul. Je vous prie seulement d’ordonner
à votre ami, qui me tient sous la menace de son pistolet, de me
remettre immédiatement son arme, afin que je puisse
immédiatement me brûler la cervelle.
– Qu’est-ce à dire, monsieur le gouverneur ? s’exclama
Gaëtan.
– Monsieur, répliqua M. de Saint-Mars, vous venez
m’enlever un prisonnier que j’avais juré sur l’honneur de garder
toujours devers moi. Je suis gentilhomme, un gentilhomme n’a
pas le droit de forfaire au serment qu’il a fait à son roi.
Cette vigoureuse apostrophe parut produire sur l’être
chevaleresque entre tous qu’était Castel-Rajac une impression
profonde.
– Monsieur le gouverneur, fit-il, je ne vous cacherai pas
que le langage que vous venez de me tenir n’est pas sans me
troubler. Et croyez que je serais désolé d’avoir votre mort sur la
conscience. Mais, moi aussi, j’ai fait un serment, pas au roi,
mais presque… oui… le serment de défendre ce jeune homme,
victime de la plus effroyable des injustices. Ce serment, je l’ai
toujours tenu et j’entends le tenir jusqu’au bout ! Mais peut-être
existe-t-il un moyen d’arranger les choses ? Je vous assure que
je ne demanderais pas mieux, mon cher gouverneur.
– Non, c’est impossible !
– Veuillez me suivre jusqu’auprès de cette fenêtre, insista
le Gascon, car ce que j’ai à vous dire ne peut être entendu que de
nous deux.
M. de Saint-Mars répondit :
– Soit !
Et il s’en fut rejoindre Castel-Rajac qui lui fit à l’oreille :
– Vous connaissez, monsieur le gouverneur, les raisons
pour lesquelles le jeune homme a été condamné à la détention
perpétuelle et à porter jusqu’à la fin de ses jours ce masque sur
son visage.
– Oui, monsieur, répondit sans hésiter M. de Saint-Mars.
– Ne trouvez-vous pas que les gens qui ont ordonné un
pareil supplice ont commis une infamie et que ceux qui s’en
sont faits les complices se sont rendus coupables d’une lâcheté ?
– Monsieur, blêmit le gouverneur.
– Rentrez en vous-même, interrogez votre conscience, elle
vous répondra que j’ai raison, et ne me parlez plus de serment
que vous avez fait au roi, car cet argument, pour moi, n’est pas
valable.
» Le roi, je crois le connaître assez, puisque je suis
lieutenant à son régiment de mousquetaires, le roi est incapable
d’avoir donné un pareil ordre. C’est son nouveau ministre, ce
Colbert qui, pour faire du zèle, a consommé ce véritable crime et
bien à tort, monsieur le gouverneur, car si je crois bien
connaître le roi Louis XIV, je connais encore mieux son frère,
puisque j’ai eu l’honneur et le bonheur d’être son père adoptif et
que je l’ai élevé à l’ombre de mon honneur et de ma tendresse.
» Eh bien ! questionnez-le vous-même. Demandez-lui s’il a
l’intention de conspirer contre Sa Majesté et de profiter d’une
ressemblance voulue par un caprice de la nature pour semer le
trouble et la discorde dans le royaume, oui, questionnez-le, et
vous verrez ce qu’il vous répondra ! »
M. de Saint-Mars se taisait. Il était facile de deviner, au
trouble de son visage, qu’un violent combat se livrait en lui et
que le véritable gentilhomme qu’il était ne pouvait être que
bouleversé par les paroles que venait de lui adresser le
lieutenant aux mousquetaires.
Désireux d’en finir, Castel-Rajac appelait à haute voix :
– Henry !
L’homme au masque de fer s’approcha.
– Mon fils, reprit le Gascon avec un accent de grandeur
incomparable, dis à M. le gouverneur ce que tu comptes faire
dès que tu seras libre.
Henry répliqua d’une voix ferme et harmonieuse :
– Pendant les heures déjà si longues de ma captivité, j’ai
longuement réfléchi à mon sort futur, au cas où les portes de ma
prison viendraient à s’ouvrir. Ayant pénétré la raison pour
laquelle j’ai été jeté dans ce cachot, j’ai pris envers moi-même
l’engagement, si je retrouvais ma liberté, de m’en aller loin, très
loin, et de ne jamais reparaître. Car, sachez-le, monsieur, je n’ai
pas d’autre ambition que d’être un bon gentilhomme, et si,
hélas ! par la volonté du destin, je ne puis l’être dans mon pays,
il ne m’est pas impossible de m’y conduire comme tel dans un
autre.
» Je vous donne donc ma parole d’honneur de ne jamais
rien entreprendre ni contre le roi, que je respecte et que j’aime,
mais encore contre tous ceux qui m’ont infligé un supplice
auquel je n’ai résisté que parce que j’avais la foi, la certitude que
l’homme admirable que vous voyez devant vous viendrait un
jour, avec ses deux amis, ses deux frères, ses deux compagnons
d’armes, m’arracher à ceux qui m’avaient volé à lui.
– Vous venez de l’entendre, monsieur le gouverneur, reprit
Castel-Rajac, tandis qu’Assignac qui, décidément, avait la larme
facile, se tamponnait les yeux avec la manche de sa chemise, et
que Laparède tortillait nerveusement sa fine moustache.
M. de Saint-Mars déclara :
– Je vous crois tous les deux. Mais comment expliquer
cette évasion ?
D’un ton fort conciliant, Castel-Rajac continua :
– Je comprends que vous songiez, mon cher gouverneur, à
mettre à couvert votre responsabilité et à éviter les
conséquences fâcheuses que pourrait avoir pour vous la
disparition de votre captif. Mais je crois que j’ai trouvé le moyen
de concilier vos intérêts avec les nôtres. Vous avez d’autres
prisonniers, ici ?
– Deux seulement. L’un est un Espagnol fanatique qui avait
tenté d’assassiner le cardinal de Mazarin.
– De celui-là, n’en parlons pas, coupa le Gascon. Voyons
l’autre.
– C’est un gentilhomme, le comte de Marleffe.
– Le faux-monnayeur ! s’exclama Castel-Rajac.
– Lui-même !
– Quel âge ?
– Vingt-trois ans.
– Parfait !
– Mais ?…
– C’est bien simple. Après l’avoir fait passer pour mort,
vous collerez sur la figure de ce bandit le masque de fer que
vous avez mis à mon fils !
– Lieutenant, c’est impossible.
– Ah ! que je n’aime pas ce mot !
– Je vous assure que vous me demandez-la une chose que
je ne puis exécuter.
– Pourquoi ?
– Si un envoyé de M. Colbert venait visiter le prisonnier et
s’il l’interrogeait, M. de Marleffe ne manquerait pas de dire qui
il est et de protester contre le traitement dont il est l’objet !
Castel-Rajac, qui ne s’embarrassait jamais de rien, répliqua
avec une magnifique assurance :
– Qu’à cela ne tienne, monsieur le gouverneur. Vous direz
au représentant de M. Colbert que votre prisonnier est devenu
fou, ce qui, somme toute, n’aura rien d’invraisemblable et
d’extraordinaire.
– Mais si cet envoyé exige que j’enlève le masque ?
– Et après ?
– Il s’apercevra tout de suite de la substitution.
– Mais non, mais non…
– Mais si.
– D’abord, mon cher gouverneur, vous n’enlèverez pas le
masque.
– Pourquoi ?
– Parce que vous expliquerez à votre interlocuteur que
l’artisan qui l’avait fabriqué est mort en emportant dans la
tombe le secret du mécanisme qui permet de l’enlever.
Mordious ! vous voyez que ce n’est pas bien difficile !
Entraîné par la verve du Gascon autant que par son désir
de mettre fin à une situation dont le chevalier de Castel-Rajac
venait de lui démontrer si éloquemment et si irréfutablement
l’iniquité, M. de Saint-Mars avoua :
– Décidément, lieutenant, vous avez réponse à tout. Vous
venez de me donner d’autant mieux le moyen de m’associer à
une oeuvre de réparation et de justice d’autant plus que j’ai
confiance en votre discrétion, ainsi qu’en celle de celui que vous
appelez votre fils et des deux témoins qui ont assisté à cette
scène.
Laparède intervint :
– Vous pouvez, monsieur le gouverneur, compter sur mon
silence.
– Et sur le mien, aussi, dit en écho le bon gros Assignac.
Et il ajouta avec bonhomie :
– Cela me sera d’autant plus facile que je vous avouerai
franchement que je n’ai rien compris à cette équipée.
D’un air grave, M. de Saint-Mars continua :
– Lieutenant, tout sera fait selon votre désir. Je n’y mets
qu’une condition et cela encore plus pour la sauvegarde de votre
fils que pour la mienne. Je vous demande qu’il conserve sur son
visage ce masque de fer jusqu’à ce qu’il ait franchi la frontière,
car il se pourrait fort bien que des espions rôdassent sur la côte.
Tout en souriant, Castel-Rajac reprit :
– Mieux que personne, j’en suis certain, et voilà pourquoi
je trouve votre précaution excellente. Deux objections,
cependant.
– Dites !
– Si nous emportons le masque, comment ferez-vous pour
le mettre ensuite sur la figure de votre faux monnayeur ?
– J’en ai un de rechange.
– Ah ! très bien. Mais ce n’est pas tout. Comment m’y
prendrai-je pour débarrasser mon fils de celui-ci ?
– Je vais vous l’expliquer, répliqua M. de Saint-Mars.
Et, s’approchant d’Henry, il montra à Castel-Rajac, en
dessous de la mentonnière, un trou pas plus grand que celui par
lequel on réglait à cette époque les aiguilles d’une montre. Et,
tirant de l’une des poches de son habit une petite clef, il
l’introduisit dans l’ouverture.
Instantanément, le masque se sépara en deux et le visage
pâle, amaigri, mais toujours plein de beauté juvénile du
prisonnier, apparut aux yeux des assistants. Aussitôt, Gaëtan se
précipita sur son fils d’adoption et fit claquer sur ses joues les
deux baisers sonores qu’il lui avait promis.
M. de Saint-Mars donna au chevalier la clef avec laquelle il
avait fait fonctionner le mécanisme secret du masque qu’il remit
lui-même en place, tout en disant :
– Ne m’en voulez pas, monsieur, de prolonger encore un
peu votre si cruelle épreuve, mais ce ne sont plus que quelques
instants de patience ; et maintenant, adieu, monsieur, et que
Dieu vous garde.
– Monsieur le gouverneur, répliqua l’homme au masque de
fer avec un accent et une allure d’une dignité magnifique, je
voudrais vous serrer la main.
Le gouverneur, très ému, tendit sa dextre au fils de
Mazarin et d’Anne d’Autriche, qui, tout en l’étreignant, lui dit :
– Puisse, monsieur, l’acte d’humanité que vous venez
d’accomplir vous valoir le bonheur dans ce monde et dans
l’autre.
Castel-Rajac, tout frémissant de joie, s’écria :
– Monsieur le gouverneur, laissez-moi joindre mes
remerciements à ceux de ce cher enfant. Désormais, vous êtes
mon ami et, quand on est mon ami, on l’est bien, et je vous en
donnerai d’ici peu la preuve… Attendez-vous à recevoir un
avancement digne de vos mérites. Je ne serais pas surpris que,
dans quelque temps, vous fussiez nommé gouverneur de la
Bastille ! Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir !
Après avoir échangé une chaleureuse poignée de main avec
M. de Saint-Mars, Castel-Rajac, Henry et ses deux amis
s’empressèrent de gagner le couloir où les attendait Martigues
qui, dans l’ombre, avait assisté à toute cette scène à laquelle,
d’ailleurs, pas plus qu’Assignac, il n’avait compris le moindre
mot.
Le gouverneur, qui les avait accompagnés jusque dans la
cour, leur dit :
– Mes soldats, ainsi que vous me l’aviez dit et que je l’ai
constaté moi-même, sont abominablement ivres. Malgré cela, je
crois qu’il serait imprudent de vous faire sortir par le corps de
garde.
– Ne vous inquiétez pas de ceci, mon cher gouverneur,
déclara Castel-Rajac, qui se sentait un coeur et des jarrets de
vingt ans. Le chemin que nous avons pris pour monter ici nous
servira également pour descendre.
M. de Saint-Mars rentra dans le château. Henry et les trois
Gascons gravirent l’escalier de pierre, suivi par Jean Martigues,
qui les rejoignit sur la plate-forme.
D’un ton humble et craintif, celui-ci demanda à Castel-
Rajac :
– Bien que je n’aie pas tenu ma parole, vous n’allez tout de
même pas m’abandonner, mon bon lieutenant.
– Non seulement nous ne t’abandonnerons pas s’écria le
Gascon, en lui donnant une bourrade, mais tes cinquante mille
livres que nous t’avons promises, tu les toucheras dès que nous
serons revenus de conduire mon fils à la frontière !
Transporté d’allégresse et de reconnaissance, l’ancien
pêcheur allait s’effondrer aux genoux du chevalier ; mais celuici,
l’empoignant par le bras, lui disait avec toute la belle humeur
dont il débordait :
– L’instant n’est pas propice aux effusions. Décampons !
Le premier, il descendit par la corde à noeuds, qui était
restée attachée à la bouche du canon. Henry lui succéda ; puis
ce furent, tour à tour, M. d’Assignac, Laparède et Jean
Martigues, qui, dans son émoi, lâchant la corde avant d’arriver
en bas, évita une chute qui aurait pu être dangereuse grâce au
véritable matelas que lui présentait le bon gros Assignac en se
renversant en arrière et en bombant sa poitrine.
Tous s’empressèrent de regagner la barque, de mettre la
voile et, favorisés par un excellent vent du large, ils arrivèrent
sans encombre à l’auberge où, fidèles à la consigne que leur
avait donnée Castel-Rajac, les indigènes déguisés en
mousquetaires attendaient son retour en continuant de vider la
cave de la tenancière.
Tous ces gens avaient été racolés dans le pays par Assignac
et Laparède qui, non seulement leur avaient versé d’avance une
certaine somme, mais leur avaient encore promis une prime
importante.
C’étaient tous des contrebandiers de la côte, entraînés aux
plus périlleuses aventures et qui ne s’occupaient jamais de la
mission dont ils étaient chargés que pour l’exécuter
aveuglément, sans autre souci que celui des bénéfices qu’ils
pouvaient en retirer.
Aussi ne s’étaient-ils nullement fait tirer l’oreille pour se
laisser enrôler par les deux Gascons et manifestaient-ils pour la
cause inconnue qu’ils étaient appelés à servir un enthousiasme
qui progressait au fur et à mesure que le vin coulait dans leur
gosier.
Lorsqu’ils virent reparaître celui qu’ils appelaient déjà leur
grand chef, c’est-à-dire le chevalier de Castel-Rajac, ils se
levèrent tous d’un même mouvement pour l’acclamer. Sans
doute supportaient-ils mieux la boisson que les soldats de
M. de Saint-Mars, car Gaëtan, qui n’était pas sans avoir quelque
inquiétude à ce sujet, constata avec satisfaction qu’ils tenaient
fort bien en équilibre sur leurs jambes.
Tout de suite, de sa belle voix, il lança :
– En selle !
Suivi par sa troupe de faux mousquetaires, il s’en fut dans
une cour intérieure où une vingtaine de chevaux étaient
attachés. Dans un coin, l’homme au masque de fer, enveloppé
d’un long manteau, conversait avec les deux amis de son père
adoptif.
Lestement, le lieutenant aux mousquetaires grimpa sur un
joli cheval blanc qui piaffait d’impatience. Henry s’installa en
croupe derrière lui et tous les autres personnages, y compris
Jean Martigues, qui revenait en courant et tout essoufflé
d’embrasser encore une fois sa bonne amie, sautèrent sur les
autres montures et la cavalcade s’enfonça dans la nuit.
Lorsque Castel-Rajac et ses amis arrivèrent à la frontière
italienne, il faisait grand jour. Le chevalier commença par faire
régler sa troupe par Assignac et Laparède, promus aux fonctions
d’officiers payeurs généraux. Il y ajouta même une gratification
supplémentaire, ce qui lui valut des hourras qui menaçaient de
se prolonger outre mesure ; mais Gaëtan, qui avait hâte de
délivrer Henry de son masque de fer, se hâta de les interrompre
d’un geste énergique et d’engager ses mousquetaires d’occasion
à rallier Cannes dans le plus bref délai.
Ceux-ci ne se le firent pas dire deux fois, et, commandés
par Assignac et Laparède, qui étaient chargés de récupérer leurs
costumes et leurs armes, ils piquèrent des deux et s’en furent
dans une sorte de galop d’allégresse.
Demeuré seul avec Henry, Castel-Rajac, qui semblait très
ému, fit manoeuvrer, avec la petite clef que lui avait remise
M. de Saint-Mars le mécanisme secret du masque, qui
s’entrouvrit aussitôt pour se diviser en deux parties et retomber
lourdement sur le sol.
Sans prononcer un mot, les deux hommes s’étreignirent
longuement.
Puis, Castel-Rajac dit :
– Mon fils… car, tu me permets bien de t’appeler encore
ainsi ?
– Oui, mon père, et je vous le demande même en grâce.
– Je vais maintenant te dire la vérité sur ta naissance.
– Je la connais.
– Qui te l’a révélée ?
– Personne ! C’est de moi-même qu’a jailli la lumière. Mais
mon père véritable, ce sera vous, toujours !
Et avec une nuance de mélancolie, dans laquelle n’entrait
aucune amertume, il ajouta :
– Quant à ma mère, si vous la voyez, vous lui direz que je
ne veux emporter d’elle que le souvenir des baisers qu’elle m’a
donnés quand j’étais enfant. De même, que je suis trop
respectueux des droits de mon frère le roi pour jamais me
dresser contre lui, j’ai trop souci de l’honneur de la reine, notre
mère, pour revendiquer auprès d’elle la place même obscure
d’un enfant illégitime.
» Fort et fier des principes dans lesquels vous m’avez élevé,
j’entends faire ma vie suivant les lignes que vous m’avez tracées,
non pas en aventurier, mais en gentilhomme, et tout en
m’engageant à ne jamais porter les armes contre mon pays, je
veux consacrer tout ce que vous avez mis de bon en moi au
service des nobles causes. Il n’en manque point sur cette terre. »
Et, ployant les genoux, il ajouta :
– Maintenant, bénissez-moi, mon père !
Castel-Rajac posa sa main robuste sur l’épaule d’Henry.
Puis, il lui dit :
– Tu viens, mon enfant, de reconnaître au-delà de ce qu’il
valait le bien que j’ai pu te faire. Oui, je te bénis de tout mon
coeur affectueux, de toute mon âme dans laquelle tu ne cesseras
de vivre et je te dis : sois le chevalier sans peur et sans reproche
que tu m’annonces et Dieu, j’en suis sûr, t’en récompensera.
Le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche se releva et, d’un
élan il se jeta entre les bras du valeureux Gascon. Ce fut une
nouvelle étreinte, après laquelle Castel-Rajac dit à Henry :
– Voici une bourse bien garnie, qui va te permettre de
gagner la ville de Gênes. Là, tu te rendras via Macelli, tu
demanderas le signor Humberto Joffredi ; c’est lui qui est
chargé de procéder à ton établissement qui doit être et sera celui
d’un jeune gentilhomme riche et de bonne race.
– Père, je n’ai aucun désir d’argent.
– C’est la volonté de ceux qui t’aiment et tu n’as pas le droit
de t’y soustraire. Tu choisiras toi-même le nom que tu veux
porter.
– Ce sera le vôtre, père. Il n’en est pas un autre pour moi
qui soit plus noble et plus sacré. J’espère que je m’en montrerai
digne.
– Allons, au revoir, mon cher Henry.
– Oui, au revoir et à bientôt, n’est-ce pas ?
– Sois tranquille, je ferai tout pour me retrouver souvent
avec toi !
Ils se serrèrent les mains vigoureusement. Henry se dirigea
à pied vers un village dont on voyait les toits rouges se profiler
sous le ciel bleu à travers les arbres. Castel-Rajac le regarda
jusqu’à ce qu’il eût disparu. Comme un soupir douloureux lui
échappait, il fit :
– Mordious, est-ce que, par hasard, je manquerais de
courage ? Ce serait la première fois de ma vie.
Et, remontant en selle, il éperonna son cheval, tout en
disant :
– Je crois que j’ai bien tenu mon serment ! Ma chère Marie
va être contente !…
Au milieu de sa joie, Castel-Rajac conservait cependant une
certaine inquiétude. En effet, il était sans nouvelles de
M. de Durbec et il se demandait ce que celui-ci avait bien pu
devenir. Comme il se doutait qu’il manigançait dans l’ombre
quelques sombres intrigues, et bien qu’il fût tout à fait
tranquille au sujet d’Henry, il se demandait si cet oiseau de
malheur n’allait pas s’apercevoir de la substitution du
prisonnier et chercher noise à cet excellent gouverneur que le
Gascon avait entraîné un peu malgré lui dans cette aventure.
Gaëtan était d’un tempérament trop généreux et trop
chevaleresque, pour ne pas se préoccuper du mal qui pouvait
arriver par sa faute à un homme qui lui avait rendu un aussi
grand service.
Aussi, dès son arrivée à Cannes, après avoir été rendre
compte à la duchesse de Chevreuse et à sa charmante nièce,
Mme de Lussey, du succès de son entreprise et délivrer lui-même
le mouchard qu’il avait enfermé dans la cave, Castel-Rajac
s’était embarqué pour l’île Sainte-Marguerite, et, après avoir
parlementé avec le sous-officier de garde qui, les yeux troubles
et la bouche pâteuse, ne semblait pas entièrement remis de ses
libations de la veille, il avait réussi à se faire introduire auprès
de M. de Saint-Mars.
Ainsi que nous allons le voir, les pressentiments de Castel-
Rajac étaient fondés. En effet, dès que le gouverneur l’aperçut, il
s’écria :
– Vous, chevalier, c’est la Providence qui vous envoie !
Depuis votre départ, il s’est passé ici deux graves événements,
qui vous placent, vous et moi, dans la posture la plus fâcheuse.
– Pas possible ? fit le Gascon avec toutes les apparences de
la plus parfaite sécurité.
– Tout d’abord, M. de Marleffe s’est énergiquement refusé
à se laisser adapter le masque de fer. Comme je ne pouvais
mettre personne dans la confidence, il m’a donc été impossible
à moi seul de le contraindre.
– N’ayez aucun souci à ce sujet, déclara Castel-Rajac.
Laissez-moi faire et je vous garantis que, dans un quart d’heure,
l’opération sera terminée.
– Il y a plus grave encore !
– Quoi donc ?
– Un émissaire de Colbert vient d’arriver.
– Est-ce que, par hasard, ce ne serait pas un certain
M. de Durbec ?
– Lui-même !… Muni de pleins pouvoirs du ministre, il m’a
déclaré qu’il voulait voir l’homme au masque de fer en secret et
hors de toute présence. J’ai pu gagner du temps, en prétextant
que mon prisonnier était gravement malade et qu’à la suite
d’une nuit d’insomnie, j’avais dû lui administrer un narcotique
sous l’action duquel il était encore plongé. Mais, déjà par trois
fois, M. de Durbec m’a fait demander si l’homme au masque de
fer était réveillé et je crains qu’il ne finisse par exiger que je lui
ouvre la porte de son cachot.
Castel-Rajac eut un sourire plein de finesse et d’ironie.
Puis, il demanda :
– Où se trouve M. de Durbec ?
– Dans la chambre dite du prince, qui est réservée aux
visiteurs de marque.
– Voulez-vous m’y conduire, mon cher gouverneur ? Je
vous assure que c’est indispensable.
– Cependant…
– Je vais vous rassurer d’un mot. Je vous donne ma parole
que, lorsque j’en sortirai, M. de Durbec aura renoncé à son
projet de visiter l’homme au masque de fer et se gardera même
de vous poser aucune question au sujet de votre prisonnier.
Si formidable que lui apparût cette double assertion,
M. de Saint-Mars n’adressa aucune objection à son
interlocuteur, tant celui-ci, qu’il avait vu à l’oeuvre, lui inspirait
une confiance illimitée. Aussi s’empressa-t-il de le conduire
dans la pièce que M. de Durbec, qui commençait à soupçonner
que quelque chose de louche se passait dans le château, s’était
mis à arpenter nerveusement.
Pour la quatrième fois, Durbec allait mander le
gouverneur, lorsque la porte s’ouvrit toute grande. Le chef de la
police secrète de M. Colbert reconnut, sous sa défroque de
pêcheur, M. de Castel-Rajac qui, les mains derrière le dos, la
figure resplendissante de bonne humeur, s’avançait vers lui, en
disant :
– Ce cher monsieur de Durbec !…
La porte s’était refermée et le Gascon, qui continuait
toujours à s’avancer vers son adversaire, les mains toujours
derrière le dos, lui lançait :
– Comme on se retrouve ! C’était d’ailleurs fatal, car, mon
cher de Durbec, depuis vingt-trois ans, nous avions un compte à
régler. Avouez que je ne vous ai pas beaucoup tracassé. J’ai
attendu mon heure, elle a sonné, allons-y !
– Ah çà ! monsieur, s’exclama Durbec, je ne comprends
pas.
Castel-Rajac continua :
– Je sais bien qu’au bout de vingt-trois ans il est permis
d’avoir des défaillances de mémoire. Eh bien, moi, je vais la
rafraîchir, votre mémoire. L’affaire du château de Montgiron,
vous vous rappelez ?…
– Oui, je me souviens… en effet, de cette nuit où, après
avoir failli me tuer, vous avez massacré, vous et vos amis, une
dizaine des gardes du cardinal.
Et, tout en plongeant ses yeux dans ceux de son
interlocuteur, M. de Castel-Rajac martela :
– Et vous avez voulu faire assassiner lâchement la duchesse
de Chevreuse !
Instinctivement, Durbec recula d’un pas. Castel-Rajac fit :
– Si je ne vous ai pas demandé raison plus tôt de cette
infamie, c’est parce que, pour des raisons que vous n’avez pas à
connaître, cela m’était interdit. Mais je m’étais bien promis que,
tôt ou tard, vous me paieriez cette canaillerie et plusieurs autres
sur lesquelles je n’ai besoin d’insister. Comme par exemple celle
de vous acharner après un malheureux enfant qui n’a commis
qu’un crime, celui de naître. Vous saisissez, n’est-ce pas,
monsieur de Durbec ?
D’un geste brusque, l’ancien espion de Richelieu tirait son
épée du fourreau. Mais Castel-Rajac, qui prévoyait ce
mouvement, d’un bond se jeta de côté et, brandissant un
couteau de chasse assez long qu’il cachait derrière lui, il s’écria :
– À nous deux, monsieur l’assassin !
Et, tout en fonçant sur son adversaire, il lui dit :
– Tu me croyais sans arme, bandit, mais tu vas voir si mon
couteau ne vaut pas ton épée.
Après avoir paré le premier coup que Durbec cherchait à
lui porter, Castel-Rajac, d’un coup sec d’une force irrésistible, le
désarma. Et, d’une voix retentissante, il lui cria :
– Papillon de malheur, je vais te clouer à la muraille !
Mais, au moment où il allait transpercer la poitrine de
l’espion, celui-ci s’écroula comme une masse sur le sol, où il
demeura inanimé. Gaëtan se pencha vers lui et, constatant qu’il
était mort, grommela :
– Mordious, le diable me l’a pris avant que j’aie eu le temps
de l’occire !
Courant à la porte, il appela le gouverneur, qui était resté
derrière la porte.
– Ce n’est pas moi, fit-il, qui l’ai mis à mal, c’est lui qui
vient de mourir tout seul et probablement de peur. Voilà
comment nous sommes, en Gascogne… Tandis qu’il refroidit,
allons nous occuper de notre faux monnayeur !
Malgré le trouble dans lequel l’avaient plongé les nouveaux
événements, M. de Saint-Mars, incapable de résister à la
véritable tornade que créait autour de lui le bouillant Gascon,
conduisit ce dernier jusqu’au cachot de M. de Marleffe. C’était
une pièce humide, froide, obscure et véritablement infecte. Tout
de suite, Castel-Rajac dit au prisonnier, qui était affalé sur un
banc de pierre :
– Vous vous plaisez donc ici, monsieur ?
– Non ! protesta Marleffe. Je m’y déplais fort, au contraire.
– Vous trouvez donc la chère excellente ?
– Elle est exécrable.
– Les vins délicieux ?
– Je ne bois que de l’eau et encore est-elle saumâtre !
– Que diriez-vous si, tout à coup, on vous transportait dans
une chambre confortable avec vue sur la mer, si on vous servait
trois fois par jour un repas délectable et si M. le gouverneur du
château de l’île Sainte-Marguerite mettait à votre disposition les
meilleurs crus de sa cave ?
– Monsieur, répliqua le prisonnier, j’ignore qui vous êtes,
mais je vous prie de ne pas vous moquer de moi. Je suis un
malfaiteur, c’est vrai, mais j’expie cruellement mes crimes et
vous devriez avoir pitié de moi.
Castel-Rajac reprit :
– Je ne me moque nullement de vous et je vous parle en
toute sincérité. Il ne tient qu’à vous de passer de ce régime si
dur auquel vous êtes assujetti à celui que je viens de vous
décrire.
– Que dois-je faire pour cela ?
– Accepter qu’on vous applique sur le visage ce masque de
fer que vous avez refusé de porter.
Et, s’adressant au gouverneur, qui était resté sur le seuil, il
fit :
– Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, mon cher
gouverneur ?
– Entièrement d’accord.
– Et si je refuse ? dit Mariette.
Gaëtan, qui sentait la partie gagnée, insista :
– Vous êtes condamné à la détention perpétuelle. Eh bien,
vous resterez toute votre existence dans ce cachot.
– Alors, j’accepte, se décida le prisonnier.
– J’ajouterai simplement, fit Gaëtan, que, lorsque vous
recevrez la visite de personnes venues pour vous interroger,
vous refuserez obstinément de leur répondre, quelles que soient
ces personnes et les questions qu’elles pourront vous poser.
Sinon, vous serez immédiatement renvoyé dans cet endroit d’où
je me suis efforcé de vous faire sortir.
– C’est entendu, je me tairai, affirma le faux-monnayeur
qui, maintenant, était prêt à tout pour reconquérir, à défaut de
liberté, le bien-être qui allait lui rendre moins dure une captivité
qui ne devait finir qu’avec lui-même.
Cinq minutes après, affublé du masque de fer qu’il devait
garder jusqu’à sa dernière demeure, le faux-monnayeur était
conduit par M. de Saint-Mars dans la chambre qu’occupait
Henry et où il devait rester jusqu’au jour où M. de Saint-Mars,
nommé gouverneur de la Bastille, ainsi que le lui avait prédit
Castel-Rajac, emmena avec lui son prisonnier qui ne devait
mourir qu’en 1706, dans cette prison d’État, emportant avec lui
le secret de l’homme au masque de fer.
Nous ajouterons simplement que les deux Castel-Rajac se
couvrirent l’un et l’autre de gloire, le père, en prenant part à
toutes les grandes victoires de la première partie du règne de
Louis XIV, et le fils en allant combattre les infidèles, nouveau
croisé qui ajouta au nom de Castel-Rajac un lustre d’honneur et
de gloire. Il revint en France en 1694, et Louis XIV auquel, après
la mort d’Anne d’Autriche, Castel-Rajac, devenu maréchal de
France, avait révélé toute la vérité, le nomma gouverneur de la
province du Languedoc où il mourut très âgé, entouré de ses
enfants et de ses petits-enfants, dont pas un seul ne se douta
jamais qu’ils avaient du sang d’Anne d’Autriche dans les veines
et que le Roi Soleil était leur oncle…
FIN
lundi 4 mars 2013
L'HOMME AU MASQUE DE FER: TROISIEME PARTIE:CHAPITRE IV LE FRÈRE DU ROI
L’homme au masque de fer s’était réfugié dans un silence
non point de résignation, mais de dignité. Et il s’était efforcé
d’éclaircir lui-même une énigme que M. de Durbec et
M. de Saint-Mars ne voulaient pas lui expliquer.
Alors, il revécut par la pensée toutes les phases de son
existence. Par un effort prodigieux de mémoire, le fils de
Mazarin et d’Anne d’Autriche en arriva à reconstituer, jusque
dans leurs plus petits détails, toutes ses années depuis qu’il
avait l’âge de raison. Une fois en possession de tous les faits qui
formaient sa vie, l’un domina tout : sa ressemblance avec le roi,
qui ne lui avait pas échappé, et au sujet de laquelle, à plusieurs
reprises, il avait interrogé son père, ou du moins celui qu’il
croyait l’être.
Mais le chevalier lui avait toujours répondu : « C’est un
effet du hasard. » Et Henry s’était toujours contenté de cette
explication sommaire, qu’il estimait cependant décisive, tant il
croyait l’homme qui l’avait élevé, incapable non pas du moindre
mensonge, mais de la plus légère inexactitude.
Maintenant, un doute germait en lui avec une persistance
sans cesse croissante, et il entrevoyait la vérité comme à travers
une brume.
Se rappelant aussi des visites que lui avait faites, au cours
des premières années où il se trouvait au manoir de Chevreuse,
une dame qui lui parlait avec tant de douceur et le serrait
tendrement dans ses bras, et qu’un jour il avait reconnu au
milieu d’un brillant cortège pour la reine Anne d’Autriche, il en
arrivait non plus à se demander : « Si elle était ma mère ! »
Mais à se dire : « Je suis son fils ! »
Alors, le coeur de plus en plus serré, il songeait qu’en ce cas
le chevalier de Castel-Rajac ne pouvait être son véritable père,
car, en grandissant, bien que le chevalier ne lui eût fait aucune
confidence et qu’il ne se fût jamais permis de lui adresser la
moindre question indiscrète, Henry n’avait pas été sans se
rendre compte des liens si puissants et si tendres qui unissaient
la duchesse de Chevreuse à Castel-Rajac. Et, logiquement,
sainement, il en concluait que le chevalier ne pouvait être que
son père adoptif. Alors, quel était le véritable ? Ce ne pouvait
être Louis XIII, puisque, en effet, Henry était né un an avant
Louis XIV et, si sa légitimité n’avait pas été impossible à établir,
il eût été proclamé héritier de la couronne.
Si donc on l’avait fait disparaître, si la reine, par
l’intermédiaire de son amie Mme de Chevreuse l’avait confié au
chevalier de Castel-Rajac et avait demandé à celui-ci de lui
donner son nom et de lui servir de père, c’était parce qu’il fallait
cacher à tout prix sa venue au monde, c’était parce qu’il était le
fils de l’adultère !
S’expliquaient ainsi les paroles que Richelieu avait
adressées à Castel-Rajac en prenant congé de lui dans la grande
salle du château de Pau, paroles que lui, Henry, n’avait jamais
oubliées, tant elles avaient laissé dans son esprit une impression
ineffaçable.
À moins que son père ne le délivrât, et il en était sûr, il était
condamné à vivre et à mourir dans son cachot.
Cette ressemblance l’avait à tout jamais perdu. Pourtant,
Dieu sait qu’il n’avait jamais eu l’intention d’en tirer le moindre
profit, et qu’il se trouvait heureux de la vie que son père lui avait
faite. Il ne demandait qu’à suivre ses traces, à être un soldat
comme lui, à verser son sang pour celui dont il était la réplique
vivante, pour son frère que, même maintenant, au fond de sa
misère, il ne demandait qu’à aimer, car il se disait :
– Il n’est pas possible que ce soit lui qui ait voulu cela. Saitil
même si j’existe ?
Et, avec une clairvoyance qui montrait combien il était
resté maître de sa conscience et de ses esprits, il ajoutait :
– Ce sont ceux qui l’entourent qui ont dû se rendre
coupables de ce forfait. Et pourquoi, grand Dieu ?… Pourquoi
me craignent-ils ? Parce qu’ils ne me connaissent pas. Mais si je
les voyais, je leur dirais qu’ils n’ont rien à redouter de moi, que
je suis prêt à m’éloigner, que je n’ai aucune ambition et que, ne
voulant pas être le témoignage vivant de la faute d’une mère, je
suis prêt à m’en aller loin, très loin, et ne jamais reparaître.
C’était dans ces dispositions d’âme qu’Henry, un jour,
plongé dans un mutisme dont rien ne semblait devoir le faire
départir, après être arrivé à Cannes, avait franchi dans une
barque, en compagnie de M. de Saint-Mars, de M. de Durbec et
de son escorte, la faible distance qui sépare de la côte le
délicieux petit archipel méditerranéen dont fait partie l’île
Sainte-Marguerite.
Tout de suite, on l’avait conduit dans la prison qui lui était
destinée.
Ce n’était pas à proprement parler un véritable cachot,
mais plutôt une vaste salle qui avait servi, autrefois, de cabinet
au gouverneur. Les murailles, dont on apercevait les grosses
pierres, que ne recouvrait aucun enduit, étaient d’une épaisseur
telle qu’elles semblaient à l’abri même de l’artillerie. Deux
fenêtres assez larges et assez hautes, mais garnies de barreaux
de fer d’une solidité à toute épreuve, donnaient sur la mer. Les
meubles en bois, d’une simplicité presque rudimentaire : table,
chaises, escabeaux, un lit garni d’une simple couverture de laine
brune formaient tout l’ameublement.
M. de Saint-Mars présenta ensuite au prisonnier Jean
Martigues, le pêcheur qui devait lui servir de valet.
Toujours sans prononcer un mot, Henry accueillit ces
explications. On eût dit qu’il avait fait le voeu de ne plus
prononcer une parole. Trois jours s’écoulèrent, pour lui
monotones, interminables. Ne mangeant que le strict
nécessaire, car on eût dit qu’une force intérieure le poussait à
vivre, le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche usait son temps
soit à lire les quelques livres que M. de Saint-Mars lui apportait
lui-même, et lui reprenait, non sans avoir soigneusement vérifié
s’il n’y manquait pas un feuillet, soit en passant de longues
heures devant la fenêtre de son cachot à contempler la mer,
tantôt plus bleue que le ciel, calme comme les eaux d’un lac
italien, tantôt agitée, démontée et venant battre de ses vagues
furieuses les rochers rougeâtres sur lesquels reposaient les murs
de la citadelle.
Lorsque, longtemps, très longtemps après, – il y avait bien
un an qu’il était ainsi captif, – par un beau jour de printemps où
la mer et le ciel n’avaient jamais été d’un plus bel azur, où les
rayons du soleil miroitaient sur les flots et où une brise légère
gonflait les voiles qui sillonnaient l’horizon, un soupir
d’espérance dilata sa poitrine.
Il venait d’apercevoir, en effet, passant tout près de lui, sur
une barque de pêcheurs, trois hommes dans lesquels, bien qu’ils
fussent habillés en matelots, il reconnut les silhouettes bien
caractéristiques du chevalier de Castel-Rajac, de M. d’Assignac
et de M. de Laparède.
Ignorant qu’on avait rapporté au gouverneur le plat qu’il
avait lancé un jour à ce pêcheur à travers les barreaux de sa
prison, il se figura que son appel avait dû parvenir jusqu’au
chevalier et que, dès que celui-ci l’avait entendu, il était accouru
le délivrer. Il ne douta pas un seul instant que celui-ci ne parvînt
promptement à l’enlever à ses geôliers. Aussi se décida-t-il à
attendre les événements qui se préparaient avec une confiance
totale envers son sauveur.
Comme la barque passait une seconde fois encore plus près
de l’île, la porte de son cachot s’ouvrit et livra passage à
M. de Saint-Mars, que suivait Jean Martigues, apportant le
repas du prisonnier. Henry quitta aussitôt la fenêtre et s’en fut
s’asseoir devant sa table.
M. de Saint-Mars, qui avait renoncé à adresser la parole à
Henry – car celui-ci avait continué à persister dans son
mutisme, – se contenta de déposer devant lui un nouveau livre
et de reprendre celui qu’il avait apporté quelques jours
auparavant. Après s’être légèrement incliné, il s’en fut, laissant
seul le captif et son serviteur.
Celui-ci, qui n’avait jamais parlé à Henry, pas plus que
celui-ci, d’ailleurs, ne lui avait jamais fait entendre le son de sa
voix, déposa sur la table un plateau qu’il tenait à la main. Il
allait se retourner, comme il le faisait habituellement, dans l’un
des angles de la pièce, lorsque, à sa grande surprise, d’un geste
impérieux, le prisonnier le retint sur place.
– Mon ami, dit-il, veuillez prévenir M. le gouverneur que
les ressorts de mon masque sont dérangés, et qu’il m’est
absolument impossible de faire honneur au repas qu’il
m’envoie.
Jean Martigues demeura un instant sidéré d’entendre cet
homme muet jusqu’alors lui parler pour la première fois.
Se méprenant sur la cause de son attitude, Henry reprit :
– Vous ne m’avez donc pas compris, mon ami, ou bien
avez-vous reçu des ordres tels que vous jugiez impossible de me
rendre ce service ?
Martigues, qui était un sot, mais pas un mauvais homme,
répondit :
– Monsieur, excusez-moi, je croyais que vous étiez privé de
l’usage de la parole… Mais je vais prévenir tout de suite M. le
gouverneur.
Et il ajouta, plein d’une pitié sincère :
– Ah ! si cela ne dépendait que de moi, il y a longtemps que
je vous l’aurais enlevé, ce masque ! Ce doit être si dur de vivre
là-dessous, surtout pour un homme jeune comme vous. Moi, je
n’aurais jamais eu votre courage.
» Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais n’avoir
jamais fait entendre aucune plainte et avoir gardé en vous
toutes les douleurs que vous devez souffrir, ça prouve que vous
avez beaucoup de courage ! »
À ces mots, Henry se sentit envahi d’une émotion indicible.
C’était la première fois, depuis son enlèvement, qu’il entendait
vibrer à ses oreilles une parole de compassion, et cela juste au
moment où il venait d’acquérir la certitude que Gaëtan
travaillait à sa délivrance avec ses amis.
Décidément, la Providence ne l’avait pas abandonné.
Jean Martigues reprenait :
– Excusez-moi, monsieur, je vais prévenir tout de suite
M. le gouverneur.
Il s’en fut aussitôt.
Dès qu’Henry eut perçu le bruit des verrous et des chaînes
qui indiquait que Martigues venait de l’enfermer, il se précipita
vers la fenêtre, afin de revoir la barque qui portait ses futurs
libérateurs.
Il l’aperçut, cette fois, à quelque distance de l’île. Elle
rejoignait la côte dans la direction de Cannes.
Henry se dit :
« Ils sont venus simplement me dire qu’ils étaient là. Je les
attends. »
Il retourna vers la table et, lorsque le gouverneur reparut, à
son vif étonnement, il trouva son prisonnier en train de prendre
son repas.
D’un ton pincé, il dit à son prisonnier :
– Or çà, monsieur, vous me faites mander pour que je vous
change votre masque, mais je m’aperçois que celui-ci fonctionne
à merveille.
M. de Saint-Mars, qui portait à la main un masque
absolument pareil à celui qui dissimulait la figure du prisonnier,
fit, d’un ton toujours acerbe, bien qu’empreint d’une certaine
déférence :
– Je regrette, monsieur, que, pour une première fois que
vous ayez daigné reprendre la parole, ce soit pour me causer un
inutile dérangement.
Tout en reposant sur la table le verre qu’il s’apprêtait à
porter à sa bouche, Henry répliqua d’un ton ferme :
– Monsieur le gouverneur, excusez-moi, mais ce
mécanisme, qui s’était détraqué, vient de se rétablir de luimême.
M. de Saint-Mars, qui ne pouvait moins faire que
d’accepter cette explication fort plausible, reprit, cette fois, avec
amabilité :
– Je ne puis que me féliciter de cet accident qui me permet
de rompre un silence qui, jusqu’alors, m’a été profondément
pénible.
– Monsieur le gouverneur, reprit Henry, j’ai pour principe
de ne parler que lorsque j’ai quelque chose à dire… et, comme je
n’avais rien à vous dire, je me taisais.
– Pourtant, objecta M. de Saint-Mars, je vous avais mis
bien à votre aise, puisque je vous ai prévenu que, si vous aviez
quelques réclamations à m’adresser, je les écouterais toujours
avec bienveillance, et que je ferais en sorte de leur donner
satisfaction dans le domaine du possible.
D’un ton ironique, le fils adoptif de Gaëtan reprenait :
– Monsieur le gouverneur, je n’aurais qu’une réclamation à
vous faire, mais vous ne pourriez y donner suite.
– Dites toujours, fit M. de Saint-Mars.
– Ce serait de me rendre la liberté.
– Vous avez raison, monsieur, il ne faut point y compter.
– Alors, conclut Henry, il y a bien des chances, monsieur le
gouverneur, pour que vous n’entendiez plus d’ici longtemps le
son de ma voix.
Jugeant inutile d’insister, M. de Saint-Mars s’inclina. Le
jeune homme, à travers les trous de son masque, lui jeta malgré
lui un regard de défi. M. de Saint-Mars se retira, laissant le
captif achever son déjeuner et savourer le beau rêve d’espoir qui
mettait déjà du soleil dans son âme endeuillée.
*
* *
Le même soir, vers dix heures, dans une maison isolée
située aux alentours de Cannes, à l’entrée de la route en lacets
qui conduisait, à cette époque, jusqu’à la hauteur de Théoule, et
un peu en arrière du village de La Napoule, un grave
conciliabule était tenu entre Mme de Chevreuse et le chevalier
Gaëtan.
Tous deux se trouvaient dans une pièce de faible
dimension, assez sommairement meublée, dont la porte était
fermée par un verrou à l’intérieur, et dont les deux fenêtres
étaient recouvertes d’épaisses tentures.
M. de Castel-Rajac, qui avait vraiment très belle allure sous
son costume d’officier de mousquetaires, se tenait debout, la
main sur la garde de son épée, le regard énergique et le sourire
aux lèvres.
Mme de Chevreuse, que l’assurance de son chevalier
semblait rassurer, lui disait :
– Alors, vous êtes décidé à renouveler vos exploits du
château de Montgiron ?
– Parfaitement ! répliqua le Gascon d’un air décidé.
– N’est-ce point vous mettre en rébellion directe contre le
roi, auquel vous avez fait serment de fidélité ?
– C’est possible, mais, ma belle amie, j’avais fait,
auparavant, un autre serment, celui de défendre, quoi qu’il
arrive, envers et contre tout, mon fils d’adoption. C’est le seul
qui compte, car, lorsque j’ai fait le second, je ne pouvais pas
prévoir qu’il serait en contradiction avec le premier.
» Ma bonne foi est donc évidente. D’ailleurs, je ne serais
nullement surpris que le roi, lorsqu’il saura la vérité, non
seulement me pardonne d’avoir mis fin à une infamie commise
en son nom et dont il ne pouvait avoir eu connaissance, mais
que, lorsque je lui aurai dit et prouvé que son frère n’a
aucunement l’intention de lui disputer une couronne à laquelle
il n’a aucun droit, mais qu’il veut vivre dans son ombre comme
le meilleur et le plus fidèle de ses sujets, Sa Majesté, qui nous a
déjà tant donné de preuves de son intelligence et de sa noblesse
d’âme, ne tende la main au fils de sa mère. »
Remarquant que Marie de Rohan ne semblait pas partager
son optimisme, Castel-Rajac poursuivait :
– On dirait que vous êtes encore inquiète !
– Mais non !
– Mais si ! Vous effraierais-je avec ce projet qui, pourtant,
me semble le seul réalisable, si nous voulons vraiment sauver
Henry ?
– Non, répondit la duchesse avec fermeté, non, mon ami,
vous ne me faites pas peur. Je vous admire, au contraire, de
toutes mes forces, car votre loyauté est telle que vous la prêtez à
tous avec une générosité imprudente. Voilà pourquoi, si je n’ai
point peur de vous, j’ai peur pour vous, et cela me déchirerait le
coeur s’il vous arrivait malheur au cours de cette si redoutable
aventure.
» N’est-ce point moi qui en serais la cause, puisque c’est
moi qui, jadis, vous ai amené cet enfant que, si généreusement
et si noblement, vous avez pris sous votre sauvegarde ? »
Et, avec une profonde mélancolie, Mme de Chevreuse
ajouta :
– Combien, aujourd’hui, je regrette d’avoir cédé aux
instances de la reine.
– Ne dites pas cela, interrompit vivement Castel-Rajac. En
agissant de la sorte, non seulement vous m’avez prouvé dans
quelle estime vous me teniez, mais vous m’avez encore donné
l’occasion d’accomplir un acte qui sera l’honneur et l’orgueil de
ma vie : façonner un coeur, former une âme, créer de toutes
pièces un vrai gentilhomme et lui forger de mes mains cette
armure morale qui le met à l’abri de toutes les bassesses et de
toutes les turpitudes de ce monde ! »
Comme des larmes apparaissaient dans les beaux yeux de
la duchesse, Castel-Rajac s’avança vers elle et, l’attirant dans ses
bras, il lui dit :
– Ne pleurez pas. Marie. Je le sens, je vaincrai et, bientôt,
demain, cette nuit, peut-être, je vous ramènerai celui qu’on
m’avait volé, je vous restituerai le dépôt que vous aviez remis
entre mes mains et, après avoir mis en sûreté celui que je
persiste et persisterai toujours à considérer comme mon fils,
vous pourrez retourner près de votre amie et lui dire que, vous
aussi, vous avez tenu votre serment.
– Ah ! mon ami, s’écria la duchesse en enlaçant Gaëtan, je
vous devrai plus que la vie !
À peine avait-elle prononcé ces mots qu’une petite porte en
tapisserie, qui se trouvait tout au fond de la pièce, s’ouvrit,
livrant passage à une jeune femme fort élégante et d’une rare
beauté.
C’était la comtesse de Lussey, une nièce de la duchesse de
Chevreuse, à qui appartenait la maison où Marie de Rohan et
Castel-Rajac avaient reçu la plus cordiale hospitalité.
Mme de Lussey avait pour la duchesse, sa marraine, une
affection profonde, car elle lui devait la dot qui lui avait permis
d’épouser un jeune seigneur méridional et charmant. Aussi
avait-elle été enchantée en l’absence de son mari, appelé à
Marseille pour affaires de famille, de lui ouvrir toute grande sa
demeure.
Quoiqu’elle eût en sa nièce une confiance absolue,
Mme de Chevreuse s’était bien gardé de communiquer à celle-ci
le motif de son voyage en ces régions lointaines. Elle lui avait
simplement laissé entendre qu’elle accomplissait une mission
secrète en compagnie du lieutenant aux mousquetaires Gaëtan
de Castel-Rajac. Mme de Lussey n’en avait pas demandé
davantage.
Après avoir fait signe de la main à la duchesse et au
chevalier de ne pas broncher et de garder le silence, elle
s’avança jusqu’auprès d’eux et leur dit tout bas :
– Il y a une heure environ, un cavalier est arrivé ici. Il était
porteur d’un ordre signé du roi, enjoignant quiconque de le
recevoir et de l’héberger avec les honneurs d’un représentant de
Sa Majesté. Il se nomme, ainsi que je l’ai lu sur son sauf–
conduit, le baron Tiburce d’Espagnac. Il est d’ailleurs fort laid,
suffisamment ridicule, et ne ressemble pas plus à un
gentilhomme que le bedeau de ma paroisse ne ressemble au
pape.
» Je dois vous dire qu’il m’a inspiré tout de suite la plus
légitime méfiance. Maintenant, j’en suis certaine, ainsi que vous
allez le voir, ce M. d’Espagnac est tout simplement un policier
qui, à l’aide d’un faux blanc-seing, s’est introduit dans ma
maison pour vous surveiller et tâcher de surprendre vos secrets.
» En effet, après m’avoir raconté qu’il était brisé de fatigue
et qu’il désirait se reposer, il a prié qu’on le conduisît dans la
chambre que je lui destinais.
» Tout d’abord, je lui ai demandé pourquoi il avait choisi
ma maison de préférence à une autre. Il m’a déclaré que c’était
uniquement parce qu’elle était la seule dans tout le pays où il
avait remarqué de la lumière.
» Cette réponse, des plus saugrenues, et qui tendrait à
prouver que ce jeune policier n’est pas d’une très grande finesse,
a éveillé mes soupçons et je me suis promis, aussitôt, d’observer
soigneusement le personnage.
» M’étant cachée derrière un paravent dans le couloir sur
lequel donne sa chambre, je l’ai vu bientôt entrouvrir sa porte,
se glisser dehors, son épée nue sous le bras, et gagner la salle à
manger, qui communique avec le salon par cette porte. Je lui ai
donné le temps de bien s’y installer. Alors, grimpant sur un
escabeau et regardant à travers un petit carreau placé au-dessus
de la porte de la salle à manger qui donne dans le vestibule, je
l’ai vu, toujours son épée sous le bras et l’oreille collée contre
cette porte, en train d’accomplir son ignoble métier de
mouchard.
» Voilà pourquoi je me suis empressée de vous prévenir. »
Mme de Lussey avait parlé assez bas pour ne pas être
entendue par l’indiscret espion, et assez distinctement,
cependant, pour que ni sa marraine ni le chevalier ne perdissent
une seule de ses paroles.
Lorsqu’elle eut terminé, Mme de Chevreuse la remercia d’un
regard qui en disait plus long que tout un discours, puis, tout
doucement, colla son oreille, non point contre la porte à deux
battants, derrière laquelle elle supposait devoir se trouver
encore le prétendu baron d’Espagnac, mais contre une autre
petite porte basse qui, pratiquée dans la boiserie, se confondait
avec elle, et dont l’espion ne pouvait soupçonner l’existence.
Elle écouta un instant. Un grincement très significatif du
parquet l’éclaira sur la situation et, se tournant vers Castel-
Rajac, d’un simple geste, elle lui indiqua la serrure de la porte à
deux battants, tout en se livrant à une mimique des plus
expressives, qui signifiait très clairement :
« Notre mouchard est là, et nous écoute ! »
Un malicieux sourire entrouvrit les lèvres du Gascon.
Tirant son épée du fourreau, il en introduisit la pointe dans le
trou de la serrure et, brusquement, il avança le bras.
De l’autre côté du battant, un cri perçant se fit entendre.
Vite, Castel-Rajac ramena son épée vers lui. Quelques gouttes
de sang en tachaient la pointe. Alors, il bondit sur la porte,
repoussa le verrou, ouvrit l’un des panneaux et, l’épée au poing,
se précipita dans la pièce en disant au policier qui, tout en se
tenant en garde, rompait prudemment vers la sortie :
– Or ça, monsieur le faquin, que faites-vous ici ?
Effaré, le faux d’Espagnac continuait à rompre, mais le
Gascon engageait son fer avec le sien et lui disait :
– Ne croyez pas, monsieur le drôle, que je vais avoir
l’honneur de vous blesser une seconde fois. Je ne me bats
qu’avec de vrais gentilshommes.
D’un coup sec, il désarma le mouchard, qui semblait
n’avoir que des notions d’escrime fort approximatives. Et,
l’empoignant aussitôt par le col de sa chemise il fit, en le
secouant comme un prunier :
– Pauvre imbécile ! Je ne félicite pas ceux qui t’ont envoyé
à mes trousses. Quand on veut remplir l’emploi de coquin, on
commence par être moins bête.
Et, s’adressant à Mme de Lussey qui, avec
Mme de Chevreuse, pénétrait dans la salle à manger il lui dit :
– Vous aviez raison, madame, cet homme est un
mouchard ; mais il ne me suffit pas de lui avoir fait une
estafilade qui va lui permettre, maintenant, de porter une
boucle d’oreille. Je veux encore le mettre hors d’état de nuire,
sans toutefois lui ôter la vie. Pouvez-vous m’indiquer, madame,
un endroit où je pourrais l’enfermer, sans qu’il puisse s’évader ?
– Très facilement, chevalier, dans la cave !
D’Espagnac, qui s’appelait, en réalité, Pierre Motin, et était
bien un agent de la police secrète que Colbert venait de
réorganiser et de placer sous la direction de M. de Durbec, eut
un mouvement d’effroi.
Castel-Rajac, qui le tenait toujours à la gorge, lui dit :
– Monsieur, estimez-vous donc heureux que je ne vous
étrangle pas comme un poulet.
Et, se tournant vers la maîtresse de maison, il lui dit :
– Veuillez, madame, me fournir les moyens d’immobiliser
ce drôle jusqu’à ce que nous n’ayons plus à redouter ses
indiscrétions.
Mme de Lussey sortit aussitôt pour revenir quelques
instants après avec une corde assez mince, mais très résistante,
et un gros torchon de cuisine en toile grise.
Après avoir ligoté et bâillonné Pierre Motin, qui, en proie à
une frayeur considérable, n’avait pas manifesté la moindre
velléité de résistance, Castel-Rajac, conduit et éclairé par
Mme de Lussey, emporta dans ses bras, aussi facilement qu’il
l’eût fait d’un enfant, l’émissaire de M. de Durbec, saucissonné à
un tel point qu’il ne pouvait ni proférer un cri ni esquisser le
moindre geste. Après l’avoir enfermé dans une cave qui ne
possédait pour toute ouverture qu’un soupirail garni de solides
barreaux et qu’une porte en chêne fort épaisse et pourvue d’une
serrure qui eût été digne de fermer un cachot de la Bastille ou…
de l’île Sainte-Marguerite, Gaëtan remonta dans la salle à
manger, où Mme de Chevreuse était restée seule.
Au même moment, un coup de sifflet aigu s’élevait au
dehors. Aussitôt, Castel-Rajac dressa l’oreille et, comme un
second coup succédait au premier, il fit entre ses dents :
– Le signal, tout va bien, je n’ai plus qu’à les rejoindre !
Se tournant vers Mme de Chevreuse et Mme de Lussey, il leur
dit :
– Attendez-moi jusqu’au point du jour. Si, à ce moment, je
ne suis pas revenu, c’est que…
Il s’arrêta, dominant l’émotion qui s’était subitement
emparée de lui ; puis, reprenant instantanément toute sa belle
énergie et sa merveilleuse bonne humeur, il s’écria en adressant
à Mme de Chevreuse un sourire dans lequel il fit passer toute son
âme :
– Mais je reviendrai !
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