lundi 11 février 2013
L'HOMME AU MASQUE DE FER: TROISIEME PARTIE: CHAPITRE II LE TEMPS DES PÉRILS
À quelques jours de là, un cavalier, âgé de quarante à
quarante-cinq ans environ, à la petite moustache grisonnante,
droit en selle et cambré comme un jeune homme, galopait à
toute allure sur la route qui conduisait de Paris à Saint-
Germain.
Le chevalier de Castel-Rajac dut s’interrompre, car son
cheval, fatigué par une course longue et rapide, venait de
broncher. D’un énergique rappel de bride, le Gascon l’empêcha
de tomber sur les genoux et le força à se redresser. Puis,
silencieusement, il continua sa route.
Ce n’était plus avec l’entrain qu’il mettait autrefois que le
gentilhomme allait rejoindre sa belle amie. Que s’était-il donc
passé ? Quelle catastrophe avait bouleversé leur existence
jusque-là si paisible ?
La veille même, ainsi qu’il le faisait presque journellement,
Henry, devenu un charmant jeune homme de vingt-trois ans, à
la fière allure et aux traits virils, avait manifesté le désir de
monter à cheval.
Excellent écuyer, le fils de la reine Anne d’Autriche
parcourait de longues distances, par champs et par bois,
trouvant dans cet effort physique un dérivatif aux études plus
ou moins austères qu’il poursuivait avec son précepteur.
Ce jour-là, précisément, le soleil brillait dans un ciel sans
nuages. Il ferait bon dans la forêt. Le jeune homme sauta en
selle et piqua des deux.
En quelques instants, il fut hors de vue du château de
Chevreuse. Le village se trouvait à quelque distance. Il lui
tourna carrément le dos, et se dirigea vers la forêt.
Ce fut enfin le couvert, les branches feuillues des grands
arbres qui étaient pour lui des amis.
Il mit son cheval au trot, afin de pouvoir mieux jouir de la
délicieuse fraîcheur du lieu. Un ramage d’oiseaux se faisait
entendre, étourdissant ; une mousse épaisse, où les sabots de sa
monture enfonçaient profondément, garnissait le sol d’un
somptueux tapis naturel.
Tout à coup, sa bête fit un écart. Le jeune prince aperçut
alors un homme couché au pied d’un chêne.
Henry avait bon coeur. Il crut le malheureux blessé, et
s’approcha.
– Qu’avez-vous, brave homme ? questionna-t-il. Êtes-vous
souffrant ? Puis-je quelque chose pour vous ?
– J’ai été attaqué par des bandits, geignit l’inconnu. Ils
m’ont frappé…
Ému à l’idée que l’inconnu pouvait souffrir, et désirant lui
porter remède, Henry mit pied à terre et s’approcha de l’homme
afin de l’examiner.
Mais dès qu’il fut près de lui, le « blessé », se jetant aux
jambes du cavalier, les emprisonna, l’empêchant de faire un
pas. Au même instant, plusieurs individus sortaient de derrière
les troncs d’arbres qui les dissimulaient et se précipitaient sur
leur victime avant que celle-ci ait le temps de tirer son épée.
Henry se trouva assailli, désarmé par cette bande de furieux.
Alors, deux hommes s’approchèrent. L’un d’eux était un
gros homme, à l’aspect rude, mais franc. C’était M. de Saint-
Mars, gouverneur de la forteresse de l’île Sainte-Marguerite, qui
avait été mandé d’urgence à Paris. Il avait l’air peu satisfait et se
tourna vers son compagnon pour lui exprimer son
mécontentement.
– Voilà de la vilaine besogne, monsieur, et qui ne me plaît
guère ! dit-il avec sa franchise d’ancien soldat. Cette attaque
ressemble furieusement à un guet-apens. Je n’aime pas cela !
– C’est évidemment regrettable, mais nous n’avions pas le
choix des moyens ! répliqua le chevalier de Durbec.
Il tenait à la main un engin bizarre. C’était un masque,
mais un masque de fer, percé de deux trous pour les yeux, un
autre pour le nez, un autre pour la bouche.
Cachant mal sa joie, il s’approcha rapidement du jeune
homme toujours immobilisé, et lui appliqua cet engin sur le
visage.
Henry eut beau clamer son indignation et sa fureur, le
masque était mis et bouclé.
– Vous me rendrez raison de cette violence ! s’écria le fils
adoptif du chevalier gascon. Pour quel motif me traitez-vous
ainsi ?
– Monsieur, répondit Durbec avec une politesse exquise
qui dissimulait mal son triomphe, nous avons des ordres et les
exécutons !
– C’est indigne ! Je n’ai commis aucun crime !
– Nous ne pouvons vous donner aucune explication !
Cependant, le masque fermé, les soldats, tout en
maintenant toujours énergiquement leur prisonnier, lui
permirent de se relever. Ils le dirigèrent vers un carrosse qui
attendait dans une allée parallèle, et l’y firent monter.
Aussitôt, on verrouilla soigneusement la portière, non sans
que M. de Saint-Mars et Durbec lui-même soient montés tenir
compagnie au prisonnier.
La voiture se mit en branle, entourée par l’escorte des
cavaliers qui avaient accompli cet enlèvement et qui ne se
doutaient nullement qu’ils emmenaient vers une captivité
perpétuelle le frère illégitime de Sa Majesté Louis XIV.
L’équipage sortit de la forêt, et prit la route du sud. Ce fut
un vrai voyage, car le carrosse dut traverser toute la France pour
rejoindre l’île Sainte-Marguerite, qui paraissait offrir, tant par
son isolement maritime que par les solides fortifications de son
château, toutes les garanties de sécurité qu’exigeait la garde
d’un prisonnier d’État.
Colbert avait donné l’ordre de tuer le jeune Henry s’il
parvenait, chose d’ailleurs invraisemblable, à se débarrasser de
son masque, et avait ordonné, néanmoins, de traiter l’homme
au masque de fer avec les plus grands égards.
Aussi, pendant tout le voyage, fut-il, de la part de ses deux
compagnons, l’objet des attentions les plus grandes.
Ce fut pourtant en vain que le jeune homme, à plusieurs
reprises, tenta de savoir pourquoi il était victime de ce
traitement aussi barbare qu’imprévu.
– Nous ne pouvons rien vous dire ! telle fut la réponse qu’il
obtint.
– Cependant, on n’arrête pas les gens sans leur en fournir
le motif ! gronda le jeune homme ! Et pourquoi ce masque !
Ôtez-le ! Il me gêne !
– Monsieur, répondit Durbec de sa voix doucereuse, ce que
vous me demandez-là est tout à fait impossible ! Je dois même
ajouter que si vous manifestez, au cours de ce voyage, la
moindre envie de nous quitter, ou si vous cherchez à intéresser
des étrangers à votre sort par une façon quelconque, nous
n’hésiterons pas à vous tuer. Nous en avons reçu l’ordre formel !
Cependant, tandis que le carrosse fermé galopait ainsi sur
la route de Marseille, emportant le fils de la reine vers une
destination qu’il ne soupçonnait pas encore, d’autres
événements se passaient au château de Chevreuse.
Le cheval d’Henry, habitué aux caprices de son maître,
s’était mis tranquillement à brouter les jeunes pousses ;
toutefois, lorsque Henry eut été transporté dans le carrosse et
que celui-ci eut disparu au grand galop de ses quatre chevaux, la
bête avait paru inquiète. Après avoir poussé deux ou trois
hennissements d’appel, voyant que personne ne revenait, elle
s’était décidée à reprendre tout doucement le chemin de
l’écurie.
Lorsqu’on s’aperçut, à Chevreuse, que le cheval revenait
seul, il y eut un moment d’affolement. Pour que sa monture
revienne sans Henry, il fallait que celui-ci ait été victime d’un
accident !
Le précepteur du jeune prince, l’abbé Vertot, dès que le
jardinier vint le prévenir de ce qui se passait, ordonna des
recherches, fort inquiet, et persuadé que son élève était victime
d’une chute. À son idée, il devait être resté par là, évanoui sans
doute, et privé de secours.
Il tint à se joindre lui-même aux chercheurs, malgré son
âge. Il savait quelle responsabilité il avait, vis-à-vis de la
duchesse et du chevalier de Castel-Rajac.
Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent les champs et la
forêt, qu’ils interrogèrent ceux qu’ils rencontrèrent. Nul ne put
leur donner un renseignement.
Cependant, au moment où ils commençaient à désespérer
de le trouver, ils avisèrent deux petites bergères qui se
souvenaient parfaitement avoir vu Henry pénétrer dans le bois
et qui purent même leur indiquer par quel chemin.
Les gens du château et l’abbé se dirigèrent aussitôt vers cet
endroit. Il avait plu la nuit, et les traces de fer du cheval étaient
aisément reconnaissables.
Ils arrivèrent de la sorte jusqu’au lieu de l’attentat. Le
jardinier se pencha, examina les herbes, foulées, piétinées, et il
s’exclama :
– Monsieur l’abbé, regardez donc ! Voici les roues d’un
carrosse ! On dirait qu’il y a eu lutte !
Les indices étaient évidents. L’abbé essuya son front baigné
de sueur.
– Que Dieu le protège ! murmura-t-il. Le malheureux
enfant a été enlevé !
Ils revinrent au château en toute hâte. Au passage, les
bergères, interrogées de nouveau, affirmèrent avoir remarqué
un carrosse clos qui était sorti au grand galop de la forêt,
entouré d’une escorte de soldats armés.
L’enlèvement se confirmait.
La petite troupe, consternée, rentra en grande hâte au
château.
Dès qu’ils furent arrivés, l’abbé s’assit à son écritoire, traça
un billet pour Castel-Rajac, le scella, et appela un domestique
qu’il savait dévoué au chevalier :
– Colin, dit-il, cours à Paris sans perdre un instant. Tu
remettras ce billet de toute urgence à M. le lieutenant de Castel-
Rajac ! En ces circonstances, lui seul peut faire quelque chose !
Le valet, un jeune gars déluré, ne se fit pas répéter la
commission.
Il fit si bien diligence qu’il arriva à Paris dans le minimum
de temps. Il courut au Louvre, et demanda à parler d’urgence à
M. le chevalier de Castel-Rajac.
Celui-ci accourut, pressentant un malheur.
Dès qu’il eut parcouru la missive, sa figure se crispa. Il
proféra un sonore : « Mordiou ! » et courut chez
M. de Guissancourt.
– Capitaine, dit-il d’une voix altérée, je vous prie de me
donner congé tout de suite. Un événement grave vient de se
passer chez moi, on me mande d’urgence.
– Allez, lieutenant, répondit l’officier, qui savait que
Gaëtan ne solliciterait pas une permission durant son service
sans un motif important.
Castel-Rajac ne se fit pas répéter l’invitation. Il courut
chercher sa monture, et revint à francs étriers avec le jeune
valet.
Dès qu’il fut arrivé, l’abbé Vertot lui confirma ce qu’il lui
disait dans sa lettre, et les explications que Colin lui avait déjà
fournies.
– Les misérables ! gronda-t-il en tortillant nerveusement sa
moustache. Oh ! mais cela ne se passera pas ainsi ! je le sauverai
ou je le vengerai !
Une seule chose importait avant tout : mettre la duchesse
au courant.
Et c’était cette nouvelle que Gaëtan allait porter à Saint-
Germain à Mme de Chevreuse.
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