lundi 18 février 2013
L'HOMME AU MASQUE DE FER: TROISIEME PARTIE:CHAPITRE III OÙ CASTEL-RAJAC PART EN CAMPAGNE
La duchesse de Chevreuse ne logeait pas au château de
Saint-Germain, résidence principale de la cour. Elle avait
préféré, afin de garder plus aisément cette liberté à laquelle elle
tenait tant, demeurer dans un hôtel particulier de la ville où elle
pouvait recevoir qui bon lui semblait.
Ce jour-là, après avoir rendu sa visite quotidienne à son
amie la reine Anne d’Autriche, Marie de Rohan, qui avait
conservé presque intégralement son éclatante beauté et
entièrement son charme, son esprit et sa grâce, était rentrée
chez elle et s’était retirée dans un petit boudoir où elle avait
l’habitude d’écrire à ses amis.
Installée devant un petit bureau, elle avait adressé une
première missive à l’une de ses cousines de province, lorsqu’on
lui annonça que M. le lieutenant de Castel-Rajac sollicitait
l’honneur d’être reçu par elle.
Surprise par cette visite à laquelle elle ne s’attendait guère
et pressentant une catastrophe, elle donna l’ordre de faire entrer
aussitôt le chevalier.
Dès que celui-ci parut sur le seuil, tout de suite, la
duchesse, devinant la vérité, s’écria :
– Henry ! n’est-ce pas ?
– Disparu, fit simplement Gaëtan, dont la voix s’étrangla.
Tandis que Mme de Chevreuse s’effondrait sur un siège, le
mousquetaire articula :
– Il a certainement été enlevé hier au cours d’une
promenade, qu’il faisait en forêt.
S’efforçant de se ressaisir, Mme de Chevreuse reprit :
– Ce que je redoutais est arrivé. La ressemblance était trop
frappante et c’est ce qui a perdu ce malheureux.
» Quand je pense, qu’hier encore, j’adjurais la reine
d’éloigner Henry ! Il était fatal que sa ressemblance avec le roi
attirât sur lui l’attention des gens.
» Tant que le cardinal de Mazarin a vécu, j’étais tranquille,
je savais qu’il ne permettrait pas que l’on touchât à son fils et
que sa toute-puissante sauvegarde mettait à l’abri ce
malheureux jeune homme de tout attentat et même de toute
persécution.
» Mais, Mazarin mort, il fallait bien s’attendre à ce que l’on
cherchât à anéantir cette réplique vivante du roi ! Pourvu qu’ils
ne l’aient pas assassiné. »
À ces mots, Gaëtan eut un frémissement de tout son être.
– S’il en était ainsi, s’écria-t-il, il serait bientôt vengé !
– Calmez-vous, mon ami, reprit la duchesse. Plus que
jamais nous allons avoir besoin de toute notre présence d’esprit,
de tout notre sang-froid, pour déjouer l’intrigue qui a coûté la
liberté à notre cher Henry ; car, plus j’y songe, moins je crois
que ses ennemis ont osé le tuer. Selon moi, ils se sont emparés
de lui, l’ont emmené et l’ont enfermé dans une citadelle.
– Pourquoi ? Pourquoi ? interrogea Castel-Rajac, dont
l’immense douleur se lisait sur le visage.
– Raison d’État, répliquait la duchesse.
– Raison d’État ?
– Oui. Certains ont pu redouter qu’une ressemblance aussi
extraordinaire ne provoque un jour quelque coup d’éclat, en
dressant tout à coup, en face du roi, un frère rival, dont les
factieux, qui n’ont point désarmé, eussent fait leur chef.
– Voilà, s’écria le Gascon, une chose que je n’aurais jamais
imaginée.
– C’est parce que, mon ami, déclara Mme de Chevreuse,
vous vous êtes toujours tenu à l’écart de la politique et que vous
êtes si droit, si franc et si loyal, que vous ne pouvez penser au
mal.
– Milledious ! ragea le Gascon. Pouvoir passer mon épée au
travers du corps de celui qui a conçu un tel forfait et des gredins
qui l’ont exécuté !
– Prenez garde, ami, avertit la duchesse. Oui, prenez garde,
car vous seriez obligé, peut-être, de frapper trop haut.
– Que voulez-vous dire ? s’exclama le père adoptif d’Henry.
– Pour l’instant, ne m’interrogez pas.
– Le roi, laissa échapper Gaëtan.
– Silence !
– Mais non, dit le Gascon, le roi… admettons qu’il eût
appris la vérité, est incapable d’un acte de félonie.
– J’en suis convaincue, moi aussi, appuya
Mme de Chevreuse.
– Alors, qui ?
– Vous connaissez Colbert ?
– Alors, vous croyez…
– Ce ne peut être que lui…
– Ce grimaud aux yeux torves et aux sourcils
broussailleux…
– Qui a l’étoffe d’un grand ministre et qui ne tardera pas à
le devenir.
» Vous allez voir, mon ami, que ce n’est point sur des
impressions plus ou moins vagues que j’accuse Colbert d’avoir
fait enlever le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche, le demi-frère
de son roi, mais sur un fait précis, qui ne peut que renforcer ma
conviction et décider la vôtre. »
Et la duchesse fit avec force :
– Ces jours derniers, j’ai vu sortir du cabinet de M. Colbert,
un homme que vous connaissez bien et qui, comme vous et moi,
est au courant du secret de la naissance d’Henry.
– M. de Durbec ?
– Oui !…
– Alors, il n’y a pas d’hésitation possible ! Marie, vous avez
deviné la vérité. Je sais ce qu’il me reste à faire.
– Quoi donc ?
– Je vais aller de ce pas trouver M. de Durbec et le sommer
de me dire ce qu’il a fait d’Henry.
– Il ne vous dira rien.
– Alors je le tuerai.
– Mauvais moyen, mon cher Gaëtan, car vous aurez détruit
ainsi votre seule source d’information.
– Mais, bouillonna littéralement le Gascon, puisque vous
prétendez qu’il ne dira rien !
– Oui, si vous employez la menace, pas, si vous employez la
ruse. Au cours de votre existence, vous m’avez déjà souvent
prouvé que vous saviez vous servir aussi adroitement de cette
arme que vous utilisez vaillamment votre épée.
– Marie, comme toujours, vous avez raison. J’étais fou de
douleur et de rage, mais n’est-ce pas effroyable de penser qu’on
m’a volé mon fils ? Après vous, Marie, c’est l’être que j’aime le
mieux au monde.
– Vous pouvez dire : avant moi, mon cher Gaëtan, je ne
serai pas jalouse.
– Ah ! Marie, Marie, s’écriait Castel-Rajac en attirant sa
maîtresse dans ses bras.
Puis, d’une voix redevenue toute vibrante d’énergie la plus
magnifique, le chevalier s’écria :
– Ne pensons plus à nous. Ne songeons plus qu’à lui. Il me
vient une idée.
– Dites ! s’écriait Marie de Rohan, qui avait toute confiance
dans la fertilité d’invention du Gascon.
– Si je me déguisais de telle façon qu’il serait impossible à
l’oeil le plus exercé de me reconnaître et si je m’attachais à
suivre M. de Durbec, ne pensez-vous pas que j’arriverais à
surprendre certains renseignements qui nous mettraient sur la
voie de la vérité ?
– J’en suis persuadée ! déclara la duchesse.
– Dès à présent, je vais me mettre en chasse, dit le
chevalier. Je suis en congé pour huit jours. Il faudrait vraiment,
si je n’arrivais pas dans ce délai à un bon résultat, que Dieu fût
contre nous, et cela n’est pas possible.
La duchesse s’écria :
– Vous ne pouvez vous imaginer, mon ami, combien je suis
heureuse de vous entendre parler ainsi.
Gravement, Castel-Rajac reprit :
– J’ai juré de défendre et, au besoin, de sauver Henry, je
tiendrai mon serment jusqu’au bout.
– Allez, mon ami, encouragea la duchesse, car je devine
que vous avez grande hâte d’entrer en campagne.
– Certes !
– Un mot, cependant.
– Je vous en prie.
– Faites que la reine n’apprenne pas la disparition d’Henry,
car elle ne serait pas assez forte pour cacher sa douleur, et les
manifestations auxquelles elle se livrerait ne pourraient que
compromettre définitivement celui que nous voulons arracher à
ses geôliers.
– Comptez sur moi, affirma Gaëtan. J’espère bien, d’ici
peu, vous apporter la bonne nouvelle.
Et, après avoir serré tendrement son amie dans ses bras, il
partit, tout son être tendu vers la délivrance de celui auquel il
avait donné toute son âme.
Le généreux Gascon allait, cette fois, se heurter contre le
néant.
M. de Durbec était introuvable.
Discrètement, Castel-Rajac s’informa de lui. On lui
répondit qu’il avait été chargé d’une mission auprès du roi de
Perse…
Et ce ne fut qu’au bout d’une longue année qu’il reparut à
la Cour.
Deux soirs après, dans le grand parc qui s’étendait alors
autour du château de Saint-Germain, le chevalier de Durbec,
qui venait d’avoir un long entretien avec Colbert, se promenait
pensivement dans une allée lorsque, tout à coup, il fut abordé
par un individu, vêtu en laquais.
Sans prononcer une parole, l’individu présenta à
M. de Durbec un bijou vulgaire, sorte de broche en argent, en
forme d’éventail, attachée au bout d’une chaînette de métal.
M. de Durbec, tout en demeurant impassible, dit à mi-voix,
afin de ne pas être entendu des quelques seigneurs qui se
promenaient aux alentours :
– Suivez-moi à une distance de vingt pas, jusqu’à ce que je
m’arrête. Alors, seulement, vous me rejoindrez.
Immédiatement, il se dirigea vers la terrasse qui s’élevait
en bordure de la forêt. Il marcha jusqu’à ce qu’il n’aperçût plus
autour de lui aucune ombre indiscrète, puis, il s’immobilisa à la
lisière d’une allée.
Observant ses instructions, l’inconnu le rejoignit aussitôt.
Durbec, qui semblait désireux de s’assurer d’une sécurité
absolue, dit à l’homme :
– Allons encore un peu plus loin, cela sera plus prudent.
Ils s’enfoncèrent sous bois. Ils arrivèrent jusqu’à une
clairière.
– Ici, nous serons tranquilles, fit M. de Durbec.
S’adressant au laquais, qui observait toujours envers lui
une attitude déférente, il fit :
– Maintenant vous pouvez parler.
L’homme déclara :
– Je suis envoyé près de vous par M. de Saint-Mars, le
gouverneur de l’île Sainte-Marguerite, qui m’a chargé de vous
rendre compte du fait très grave qui vient de se passer là-bas.
» Échappant à la surveillance rigoureuse dont il est sans
cesse l’objet, le prisonnier que vous savez a réussi à tracer
quelques lignes de son écriture avec un couteau sur une assiette
d’argent, et a jeté l’assiette par la fenêtre vers un bateau qui était
presque au pied de la tour.
» Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, a ramassé
l’assiette et l’a rapportée au gouverneur. Celui-ci, étonné, a
demandé au pêcheur :
» – Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette ? Et
quelqu’un l’a-t-il vue entre vos mains ?
» – Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur, je viens de la
trouver, personne ne l’a vue.
» M. de Saint-Mars a retenu cet homme jusqu’à ce qu’il fût
bien informé qu’il ne l’avait jamais lue et que l’assiette n’avait
été vue de personne.
» – Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne pas savoir
lire.
» En effet, voici les mots qui avaient été tracés sur l’assiette
par le prisonnier :
» Que celui qui trouvera cet objet prévienne mon père que
je suis prisonnier dans le château de l’île Sainte-Marguerite, et
que je le supplie de venir me délivrer. – HENRY DE CASTELRAJAC.
» Conformément aux prescriptions qu’il avait reçues de la
bouche même de M. de Colbert, M. le gouverneur m’a
immédiatement ordonné de me rendre à Paris et de brûler les
étapes, afin de vous rendre compte de cet incident et de vous
demander de bien vouloir lui faire savoir quelles mesures il
devra prendre, désormais, à l’égard du prisonnier. »
M. de Durbec, que ces révélations semblaient vivement
contrarier, réfléchit un instant, puis il dit :
– On lui a bien adapté ce masque de fer que j’avais
imaginé ?
– Oui, monsieur.
– L’expérience a prouvé qu’il ne pouvait se l’enlever luimême
?
– Absolument.
– Les ressorts d’acier qui lui laissent la liberté de manger
avec le masque sur le visage fonctionnent normalement ?
– Oui, monsieur, mais, au cas où ils se détraqueraient,
M. le gouverneur s’est procuré un masque absolument
semblable à celui-ci et, de ce côté, aucune surprise n’est à
craindre.
– Le prisonnier est toujours gardé au secret le plus absolu ?
– Oui, monsieur.
– Qui le sert ?
– Un homme tout à fait sûr. Un ancien pêcheur de la côte
en qui nous pouvons avoir d’autant plus confiance qu’il sait très
bien que s’il nous trahissait, il le paierait immédiatement de sa
vie.
– Comment s’appelle cet individu ?
– Jean Martigues.
– Vous n’avez pas autre chose à me dire ?
– Non, monsieur, j’attends vos instructions.
– Je n’en ai pas à vous donner. L’affaire est assez
importante pour que je les apporte moi-même à M. le
gouverneur de Sainte-Marguerite. Je partirai dès demain.
– Les routes ne sont pas très sûres, et deux hommes
déterminés valent mieux qu’un, si brave soit-il. Voulez-vous me
permettre de vous accompagner ?
– J’accepte votre offre, déclara Durbec. Et, maintenant,
séparons-nous, car il est inutile qu’on nous voie ensemble.
Depuis mon retour, je me suis aperçu que j’étais filé par un
espion, sans doute aux gages du chevalier de Castel-Rajac ; voilà
pourquoi, ce soir, j’ai pris toutes les précautions en vue
d’assurer à notre entretien le secret le plus absolu.
– Où vous trouverai-je, demain, monsieur ?
– En bas de la côte de Saint-Germain, devant l’auberge du
Franc-Étrier.
– À quelle heure ?
– Au premier coup de l’Angélus du matin.
Ils s’éloignèrent sans rien ajouter. Lorsqu’ils furent à une
certaine distance, dégringolant du chêne sous lequel avaient été
tenus les propos que nous venons de rapporter, un homme
sauta à terre.
C’était Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac.
Le chevalier, qui avait conservé toute l’agilité de sa
jeunesse, avait, ce soir-là, réussi à pister son ennemi sans attirer
sur lui son attention. Il l’avait vu s’engager sous bois avec
l’émissaire de M. de Saint-Mars. Alors, il s’était faufilé jusqu’à
l’un des arbres de la clairière, au centre duquel il avait réussi à
parvenir et à s’installer, surprenant ainsi le secret que, depuis de
longs mois, il brûlait de connaître.
Maintenant, il n’en demandait pas davantage. Pour lui, le
principal était fait. Et, tout en regagnant le château de Saint-
Germain, il se disait :
– Ah ! les misérables, ils ont osé mettre sur son beau visage
un masque de fer. Eh bien ! non seulement je lui arracherai ce
masque, à ce cher et noble enfant, mais je l’arracherai, lui aussi,
à ses bourreaux !
lundi 11 février 2013
L'HOMME AU MASQUE DE FER: TROISIEME PARTIE: CHAPITRE II LE TEMPS DES PÉRILS
À quelques jours de là, un cavalier, âgé de quarante à
quarante-cinq ans environ, à la petite moustache grisonnante,
droit en selle et cambré comme un jeune homme, galopait à
toute allure sur la route qui conduisait de Paris à Saint-
Germain.
Le chevalier de Castel-Rajac dut s’interrompre, car son
cheval, fatigué par une course longue et rapide, venait de
broncher. D’un énergique rappel de bride, le Gascon l’empêcha
de tomber sur les genoux et le força à se redresser. Puis,
silencieusement, il continua sa route.
Ce n’était plus avec l’entrain qu’il mettait autrefois que le
gentilhomme allait rejoindre sa belle amie. Que s’était-il donc
passé ? Quelle catastrophe avait bouleversé leur existence
jusque-là si paisible ?
La veille même, ainsi qu’il le faisait presque journellement,
Henry, devenu un charmant jeune homme de vingt-trois ans, à
la fière allure et aux traits virils, avait manifesté le désir de
monter à cheval.
Excellent écuyer, le fils de la reine Anne d’Autriche
parcourait de longues distances, par champs et par bois,
trouvant dans cet effort physique un dérivatif aux études plus
ou moins austères qu’il poursuivait avec son précepteur.
Ce jour-là, précisément, le soleil brillait dans un ciel sans
nuages. Il ferait bon dans la forêt. Le jeune homme sauta en
selle et piqua des deux.
En quelques instants, il fut hors de vue du château de
Chevreuse. Le village se trouvait à quelque distance. Il lui
tourna carrément le dos, et se dirigea vers la forêt.
Ce fut enfin le couvert, les branches feuillues des grands
arbres qui étaient pour lui des amis.
Il mit son cheval au trot, afin de pouvoir mieux jouir de la
délicieuse fraîcheur du lieu. Un ramage d’oiseaux se faisait
entendre, étourdissant ; une mousse épaisse, où les sabots de sa
monture enfonçaient profondément, garnissait le sol d’un
somptueux tapis naturel.
Tout à coup, sa bête fit un écart. Le jeune prince aperçut
alors un homme couché au pied d’un chêne.
Henry avait bon coeur. Il crut le malheureux blessé, et
s’approcha.
– Qu’avez-vous, brave homme ? questionna-t-il. Êtes-vous
souffrant ? Puis-je quelque chose pour vous ?
– J’ai été attaqué par des bandits, geignit l’inconnu. Ils
m’ont frappé…
Ému à l’idée que l’inconnu pouvait souffrir, et désirant lui
porter remède, Henry mit pied à terre et s’approcha de l’homme
afin de l’examiner.
Mais dès qu’il fut près de lui, le « blessé », se jetant aux
jambes du cavalier, les emprisonna, l’empêchant de faire un
pas. Au même instant, plusieurs individus sortaient de derrière
les troncs d’arbres qui les dissimulaient et se précipitaient sur
leur victime avant que celle-ci ait le temps de tirer son épée.
Henry se trouva assailli, désarmé par cette bande de furieux.
Alors, deux hommes s’approchèrent. L’un d’eux était un
gros homme, à l’aspect rude, mais franc. C’était M. de Saint-
Mars, gouverneur de la forteresse de l’île Sainte-Marguerite, qui
avait été mandé d’urgence à Paris. Il avait l’air peu satisfait et se
tourna vers son compagnon pour lui exprimer son
mécontentement.
– Voilà de la vilaine besogne, monsieur, et qui ne me plaît
guère ! dit-il avec sa franchise d’ancien soldat. Cette attaque
ressemble furieusement à un guet-apens. Je n’aime pas cela !
– C’est évidemment regrettable, mais nous n’avions pas le
choix des moyens ! répliqua le chevalier de Durbec.
Il tenait à la main un engin bizarre. C’était un masque,
mais un masque de fer, percé de deux trous pour les yeux, un
autre pour le nez, un autre pour la bouche.
Cachant mal sa joie, il s’approcha rapidement du jeune
homme toujours immobilisé, et lui appliqua cet engin sur le
visage.
Henry eut beau clamer son indignation et sa fureur, le
masque était mis et bouclé.
– Vous me rendrez raison de cette violence ! s’écria le fils
adoptif du chevalier gascon. Pour quel motif me traitez-vous
ainsi ?
– Monsieur, répondit Durbec avec une politesse exquise
qui dissimulait mal son triomphe, nous avons des ordres et les
exécutons !
– C’est indigne ! Je n’ai commis aucun crime !
– Nous ne pouvons vous donner aucune explication !
Cependant, le masque fermé, les soldats, tout en
maintenant toujours énergiquement leur prisonnier, lui
permirent de se relever. Ils le dirigèrent vers un carrosse qui
attendait dans une allée parallèle, et l’y firent monter.
Aussitôt, on verrouilla soigneusement la portière, non sans
que M. de Saint-Mars et Durbec lui-même soient montés tenir
compagnie au prisonnier.
La voiture se mit en branle, entourée par l’escorte des
cavaliers qui avaient accompli cet enlèvement et qui ne se
doutaient nullement qu’ils emmenaient vers une captivité
perpétuelle le frère illégitime de Sa Majesté Louis XIV.
L’équipage sortit de la forêt, et prit la route du sud. Ce fut
un vrai voyage, car le carrosse dut traverser toute la France pour
rejoindre l’île Sainte-Marguerite, qui paraissait offrir, tant par
son isolement maritime que par les solides fortifications de son
château, toutes les garanties de sécurité qu’exigeait la garde
d’un prisonnier d’État.
Colbert avait donné l’ordre de tuer le jeune Henry s’il
parvenait, chose d’ailleurs invraisemblable, à se débarrasser de
son masque, et avait ordonné, néanmoins, de traiter l’homme
au masque de fer avec les plus grands égards.
Aussi, pendant tout le voyage, fut-il, de la part de ses deux
compagnons, l’objet des attentions les plus grandes.
Ce fut pourtant en vain que le jeune homme, à plusieurs
reprises, tenta de savoir pourquoi il était victime de ce
traitement aussi barbare qu’imprévu.
– Nous ne pouvons rien vous dire ! telle fut la réponse qu’il
obtint.
– Cependant, on n’arrête pas les gens sans leur en fournir
le motif ! gronda le jeune homme ! Et pourquoi ce masque !
Ôtez-le ! Il me gêne !
– Monsieur, répondit Durbec de sa voix doucereuse, ce que
vous me demandez-là est tout à fait impossible ! Je dois même
ajouter que si vous manifestez, au cours de ce voyage, la
moindre envie de nous quitter, ou si vous cherchez à intéresser
des étrangers à votre sort par une façon quelconque, nous
n’hésiterons pas à vous tuer. Nous en avons reçu l’ordre formel !
Cependant, tandis que le carrosse fermé galopait ainsi sur
la route de Marseille, emportant le fils de la reine vers une
destination qu’il ne soupçonnait pas encore, d’autres
événements se passaient au château de Chevreuse.
Le cheval d’Henry, habitué aux caprices de son maître,
s’était mis tranquillement à brouter les jeunes pousses ;
toutefois, lorsque Henry eut été transporté dans le carrosse et
que celui-ci eut disparu au grand galop de ses quatre chevaux, la
bête avait paru inquiète. Après avoir poussé deux ou trois
hennissements d’appel, voyant que personne ne revenait, elle
s’était décidée à reprendre tout doucement le chemin de
l’écurie.
Lorsqu’on s’aperçut, à Chevreuse, que le cheval revenait
seul, il y eut un moment d’affolement. Pour que sa monture
revienne sans Henry, il fallait que celui-ci ait été victime d’un
accident !
Le précepteur du jeune prince, l’abbé Vertot, dès que le
jardinier vint le prévenir de ce qui se passait, ordonna des
recherches, fort inquiet, et persuadé que son élève était victime
d’une chute. À son idée, il devait être resté par là, évanoui sans
doute, et privé de secours.
Il tint à se joindre lui-même aux chercheurs, malgré son
âge. Il savait quelle responsabilité il avait, vis-à-vis de la
duchesse et du chevalier de Castel-Rajac.
Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent les champs et la
forêt, qu’ils interrogèrent ceux qu’ils rencontrèrent. Nul ne put
leur donner un renseignement.
Cependant, au moment où ils commençaient à désespérer
de le trouver, ils avisèrent deux petites bergères qui se
souvenaient parfaitement avoir vu Henry pénétrer dans le bois
et qui purent même leur indiquer par quel chemin.
Les gens du château et l’abbé se dirigèrent aussitôt vers cet
endroit. Il avait plu la nuit, et les traces de fer du cheval étaient
aisément reconnaissables.
Ils arrivèrent de la sorte jusqu’au lieu de l’attentat. Le
jardinier se pencha, examina les herbes, foulées, piétinées, et il
s’exclama :
– Monsieur l’abbé, regardez donc ! Voici les roues d’un
carrosse ! On dirait qu’il y a eu lutte !
Les indices étaient évidents. L’abbé essuya son front baigné
de sueur.
– Que Dieu le protège ! murmura-t-il. Le malheureux
enfant a été enlevé !
Ils revinrent au château en toute hâte. Au passage, les
bergères, interrogées de nouveau, affirmèrent avoir remarqué
un carrosse clos qui était sorti au grand galop de la forêt,
entouré d’une escorte de soldats armés.
L’enlèvement se confirmait.
La petite troupe, consternée, rentra en grande hâte au
château.
Dès qu’ils furent arrivés, l’abbé s’assit à son écritoire, traça
un billet pour Castel-Rajac, le scella, et appela un domestique
qu’il savait dévoué au chevalier :
– Colin, dit-il, cours à Paris sans perdre un instant. Tu
remettras ce billet de toute urgence à M. le lieutenant de Castel-
Rajac ! En ces circonstances, lui seul peut faire quelque chose !
Le valet, un jeune gars déluré, ne se fit pas répéter la
commission.
Il fit si bien diligence qu’il arriva à Paris dans le minimum
de temps. Il courut au Louvre, et demanda à parler d’urgence à
M. le chevalier de Castel-Rajac.
Celui-ci accourut, pressentant un malheur.
Dès qu’il eut parcouru la missive, sa figure se crispa. Il
proféra un sonore : « Mordiou ! » et courut chez
M. de Guissancourt.
– Capitaine, dit-il d’une voix altérée, je vous prie de me
donner congé tout de suite. Un événement grave vient de se
passer chez moi, on me mande d’urgence.
– Allez, lieutenant, répondit l’officier, qui savait que
Gaëtan ne solliciterait pas une permission durant son service
sans un motif important.
Castel-Rajac ne se fit pas répéter l’invitation. Il courut
chercher sa monture, et revint à francs étriers avec le jeune
valet.
Dès qu’il fut arrivé, l’abbé Vertot lui confirma ce qu’il lui
disait dans sa lettre, et les explications que Colin lui avait déjà
fournies.
– Les misérables ! gronda-t-il en tortillant nerveusement sa
moustache. Oh ! mais cela ne se passera pas ainsi ! je le sauverai
ou je le vengerai !
Une seule chose importait avant tout : mettre la duchesse
au courant.
Et c’était cette nouvelle que Gaëtan allait porter à Saint-
Germain à Mme de Chevreuse.
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